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Cahors : exemple d’une ville continentale
dotée de trois ponts et d’une voie d’eau (XIIIe-XIVe siècles)

Cahors est établie dans la partie orientale d’une boucle façonnée par la rivière Lot, un méandre souvent qualifié d’isthme ou de presqu’île puisque la rivière dessine une langue de terre légèrement pincée dans sa partie supérieure. Mais loin d’y être à l’étroit, l’agglomération possède une ossature spatiale reposant sur le croisement de deux axes routiers d’orientation nord-sud et est-ouest. Cet héritage morphologique conserverait une origine antique même si la tradition historiographique fait naître la ville médiévale au VIIe siècle. Pour entretenir des relations de proximité et d’autres plus lointaines depuis Cahors, par des tracés locaux et des itinéraires inter-régionaux, il faut obligatoirement « gagner l’autre rive » au moyen de bacs et de passages à gué. Ce nœud de voies routières, incluant la traversée de la rivière, a toujours été essentiel pour Cahors au point qu’aux XIIIe et XIVe siècles, les acteurs du pouvoir urbain décident de remplacer gués et bacs par des ponts de pierre munis de tours fortifiés. Si ces ouvrages monumentaux cristallisent et sécurisent les relations organiques ville-campagne, nous verrons qu’ils participent également au plan de défense de la cité comme au prestige des acteurs du pouvoir urbain : l’évêque-comte et l’oligarchie consulaire. Car en effet, des cadurciens dotés d’un fort esprit d’entreprise forment une classe marchande de plus en plus dominante. Soudés par des intérêts communs, ils tirent leur force de leurs réseaux de solidarités familiales et communautaires au sein de leur ville mais aussi dans des colonies fondées sur le pourtour méditerranéen à Montpellier et à Marseille, sur la façade Atlantique à La Rochelle et à Lisbonne et même outre-Manche, à Londres et à Bruges. À partir du moment où Bordeaux devient le principal centre d’exportation tourné vers l’Angleterre, Cahors se dote d’une voie d’eau navigable. Si ce nouvel outil est la réponse la plus simple pour pouvoir continuer à prendre part au grand commerce, nous verrons alors que cette cité cherche à trouver un moyen d’adaptation pour maintenir la place qu’elle occupe à l’interface d’un système de villes-centres-de-marché s’adonnant au grand commerce. Ainsi, l’étude de l’organisation distributive du méandre de Cahors nous permet de proposer une approche anthropologique. Nous observerons en quoi elle est le reflet des ambitions des cadurciens hors de leur ville d’attache mais aussi, un témoignage des relations permanentes entre la ville et son arrière-pays. 

Cahors, exemple d’une cité continentale au puissant dynamisme économique et politique (milieu du XIIe – XIIIe siècle)

Cahors est une ville continentale enclavée dans sa presqu’île depuis le haut Moyen Âge. Elle est éloignée de plus de 400 km de la façade atlantique et de près de 350 km des côtes méditerranéennes. Pourtant, malgré son éloignement des grands ports maritimes, cette ville sut développer sa croissance économique au point de voir son nom figurer dans un manuel de commerce italien rédigé au XIIIe siècle1. Nous allons tout d’abord observer les phénomènes ayant motivé la force économique cadurcienne et contribué au rayonnement de cette cité à l’échelle des grands centres de marchés européens du Moyen Âge.

Le rayonnement de la cité cadurcienne dû à ses marchands « d’envergure internationale » est un objet d’étude déjà débattu et rebattu par les historiens2. Cependant, il convient de préciser ici que l’historiographie néglige un fait politique important, à l’origine même de la prospérité de Cahors. En effet, pour l’expansion économique de son duché, Henri II Plantagenêt souhaite l’ouverture d’une nouvelle route commerciale3. Son but est de relier le duché d’Aquitaine aux têtes de pont des grands réseaux d’échanges méditerranéens. Pour élargir ses perspectives économiques et territoriales, il ambitionne de prendre Toulouse par la force, cette cité étant dotée d’une voie d’accès vers la ville portuaire de Narbonne4. Il justifie sa position en cherchant à faire valoir les droits héréditaires de sa mère Aliénor, petite-fille du comte Guillaume IV de Toulouse. Mais il ne peut agir seul et, en 1158, il rejoint une ligue formée contre le toulousain par Alphonse II d’Aragon5 et ses vassaux méditerranéens et transpyrénéens6. C’est l’occasion idéale pour attaquer le comté de Toulouse et faire valoir les droits d’Aliénor d’Aquitaine7. À l’été 1159, cette alliance anglo-catalane tente donc d’assiéger Toulouse. Nous savons, grâce à plusieurs chroniqueurs, qu’Henri II n’y parvient pas et qu’il s’empare finalement de Cahors. Si les seigneurs-évêques de Cahors ne sont autre que les vassaux des comtes de Toulouse, dans une autre mesure, Cahors est également desservie depuis l’Antiquité par une ancienne voie tournée en direction de la Méditerranée. Il s’agit de l’axe Cahors-Rodez-Millau-Montpellier. Mais en direction de l’Atlantique, le Plantagenêt doit aussi compter sur la soumission d’autres seigneurs féodaux : les comtes d’Angoulême et leurs vassaux8. Les alliances entre tous ces seigneurs étaient la clé des relations de Cahors avec le duché d’Aquitaine et le pourtour méditerranéen9. Pour ainsi dire, l’intervention anglo-catalane avait ouvert la voie à de nouvelles perspectives économiques en plaçant Cahors au centre d’un nouvel axe commercial. Cette ouverture de Cahors sur l’océan Atlantique devient dès lors un atout pour les Cadurciens cherchant à prendre part à la manne financière occasionnée par le grand commerce puisqu’ils fondent des colonies de marchands et de banquiers dans les villes portuaires de La Rochelle, Bruges, Londres ou encore Lisbonne10. Ils exportent le plus souvent des vins provenant du Portugal et de l’Aunis vers Bruges11 et Londres. Le fret de retour était le plus souvent constitué d’étoffes flamandes et champenoises12. Sur le pourtour méditerranéen ils s’associent aux marchands de Montpellier, Marseille et Saint-Gilles afin d’obtenir des privilèges commerciaux avec la Sicile. Puis ils tentent d’intégrer les grands réseaux d’échanges méditerranéens mais leurs desseins semblent assez vite refrénés par les marchands génois qui imposent l’éviction des Cadurciens des navires allant chercher les produits de luxe provenant d’Orient et d’Extrême orient13. Du point de vue de l’aménagement urbain, nous constatons que Cahors se dote d’un premier pont sur le Lot à la fin du XIIe siècle. Le pont vieux se situait à la pointe méridionale de la cité, cristallisant les relations de Cahors avec le Languedoc et les ports de la Méditerranée. Et à cet égard, dans un manuel de commerce rédigé vers 1279, nous apprenons que cet axe routier, sécurisé par ce premier pont à l’entrée de Cahors, était très fréquenté dès le XIIe siècle par les marchands se rendant de Montpellier à Libourne14.

La prospérité et le rapide enrichissement de ces marchands donne l’avantage à leurs familles restées à Cahors. Vers 1188-1190, la mise en place d’un consulat se superpose à leur réussite professionnelle. Cette institution leur permet alors de s’imposer face à leur seigneur-évêque pour accéder au partage du pouvoir urbain. Mais sans encore le savoir, la fondation de ce consulat va leur permettre de mieux opérer une reconversion de leurs activités dès la seconde moitié du XIIIe siècle, au moment où ils connaissent une dégradation de leur réputation à l’international. En effet, à Bruges, des banquiers lombards remplacent les usuriers cadurciens (dits Cahorsins) dans leurs propres tables de prêt15. Notons encore qu’en 1263, les foires de Champagne sont désormais interdites aux marchands de Cahors16. De plus, avec le rattachement du port de la Rochelle au domaine royal, Bordeaux devient le principal port du duché d’Aquitaine et ses mesures protectionnistes portent préjudice aux réseaux d’échanges des marchands de Cahors établis outre-Manche. Même s’ils ne se détournent pas totalement des activités commerciales ayant fait leur renommée, le climat politique franco-anglais est de plus en plus instable et il n’est pas rare de constater que les douaniers londoniens saisissent le fret appartenant aux Cadurciens sous prétexte qu’ils sont « estrangers en la duchée de Guyenne17 ». Dans ce contexte plutôt défavorable, nous observons leur repli sur Cahors à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle puisque désormais, ces familles oligarchiques font majoritairement prospérer leurs affaires au sein même de leur ville d’attache. Les grands noms de l’aristocratie marchande et consulaire font l’acquisition de domaines ruraux dans un contexte tourné vers l’interrelation ville-campagne : régir les sites de production leur permet de mieux contrôler l’approvisionnement des marchés urbains. Leur intérêt nouveau pour le monde rural trahit très vraisemblablement une intention spéculatrice, celle de jouer avec l’offre et la demande d’un marché urbain dans un but mercantile.

Une reconnaissance mutuelle des espaces urbains et ruraux renforcée par trois ponts de pierre

Cette conception du rapport de la ville à son arrière-pays est assez peu développée par les historiens médiévistes. Pourtant, l’exemple de Cahors, et plus précisément le lien entretenu par cette ville avec ses proches espaces ruraux, est intéressant. Nous verrons d’une part que la mise en sécurité des deux autres points de franchissement du Lot desservant Cahors va de pair avec les nouveaux investissements productifs des grandes familles oligarchiques. D’autre part, nous observerons en quoi la gestion des équipements publics (les ports traversiers puis les ponts) est mise au service de la distinction et de la réussite sociale des élites dirigeantes. 

Cahors et son Umland (document de l’auteure).
Fig. 1. Cahors et son Umland (document de l’auteure).

Au milieu du XIIIe siècle, la majeure partie des terroirs vivriers cadurciens se situent au nord de la ville infra muros et le long de la route de la vallée vers Figeac, sur la rive droite du Lot en amont de Cahors. Nous notons aussi que l’édification d’un premier pont sécurisant l’axe routier Cahors-Montpellier a favorisé la poursuite urbaine de l’autre côté de la rivière avec le développement du faubourg Saint-Georges. Des Cadurciens de toute condition profitent de la fertilité des affar (parcelles isolées) dédiées au maraîchage et à la céréaliculture. Depuis la ville intra muros, les liaisons vers l’est et l’ouest sont assurées par deux bacs aux ports Bullier et Valentré. Le premier dessert tout d’abord le faubourg de la Orta où les jardins sont principalement dédiés à la viticulture. Mais si l’on chemine le long de la rivière en direction de l’amont, plusieurs membres de l’aristocratie cadurcienne disposent de bories18. Il s’agit de vastesexploitations agricoles où dominent la polyculture et l’élevage. Si chaque borie occupe une superficie de plusieurs dizaines d’hectares, les bourgeois de Cahors détiennent aussi de plus petites cellules d’exploitation nommées mas. En ce qui concerne le port de Valentré, cet équipement permet d’établir deux liaisons routières. La première est un axe nommé la Cadorca reliant Cahors à Agen19, le second chemine en direction de Puy l’Évêque, en aval de la rivière. Le long de ces deux axes, les parcelles sont majoritairement dédiées à la viticulture, même si en direction de l’aval, nous identifions également une importante borie. Cette rapide description de l’arrière-pays cadurcien tend à montrer que la rivière ne constitue pas un obstacle entre Cahors et les zones où les grandes familles fondent leurs plus importantes bories. D’ailleurs, dans la documentation historique, une certaine corrélation s’observe entre la multiplication des mentions ou actes d’achat et de revente des domaines agraires et les négociations entre le consulat et le seigneur-évêque pour l’édification et la gestion deux ponts de pierre en remplacement des bacs aux ports Bullier et Valentré. Cette situation semble sous-entendre qu’au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, la gestion des espaces ruraux et des équipements publics n’est pas antinomique. En évitant la rupture de charge, le consulat œuvre très vraisemblablement pour sécuriser l’acheminement de la production vivrière issue des principales bories et des domaines agraires de la vallée. Et, à cet égard, l’une de ses attributions est de veiller à la qualité des diverses marchandises et denrées entrant dans Cahors. En d’autres termes, de manière coordonnée, les membres du consulat et la bourgeoisie aisée peuvent avoir un contrôle sur les différents maillons de cette chaîne : de la production à l’acheminement jusqu’à la distribution sur les étals de Cahors. Cette situation laisserait alors apparaître en creux un exemple de solidarités familiales motivée par une action commune.

Selon le cours des événements, la construction d’un nouveau pont sur le Lot est projetée dans un acte daté de 124120. Cette même source documentaire signale l’existence d’un pont vieux dont les droits de péage afférents relèvent des chanoines du chapitre cathédral de Cahors21. D’ailleurs, leur sceau arbore au recto une représentation du pont vieux avec ses trois tours et ses quatre arches.

Sceau du chapitre cathédral de Cahors en 1254 
(d’après AM Cahors, FF 5 (1).
Fig. 2. Sceau du chapitre cathédral de Cahors en 1254
(d’après AM Cahors, FF 5 (1).

Venant compléter les équipements d’accès à la ville, le futur pont neuf doit remplacer le bac22 du port Bullier dépendant de la pleine et entière juridiction de l’évêque de Cahors23. Les consuls ont joué un rôle important dans la supervision de ces travaux. Ils avaient gagé 100 livres à l’évêque tant que ce pont ne serait pas bâti24. Son achèvement est annoncé vers 1249-1250 puisque les consuls outrepassent leur rôle et établissent un droit de péage sans l’accord de l’évêque25. Il est vrai que si les fortifications appartiennent au prélat, leur entretien est soumis à l’entière gestion des consuls26. Ces derniers se sont tout de même arrogé le droit de veiller à l’entrée de la marchandise dans leur ville par ce nouveau pont, en faisant valoir leur rôle dans sa mise en œuvre et en tirant parti de son intégration au plan de défense de la ville. Cette situation aboutit à un cas avéré d’usurpation des prérogatives du seigneur-évêque27. En conséquence, le pont neuf, muni de tours fortifiées, devient un espace où les justiciables condamnés à la prison subissent leur peine28. La mise en valeur de ce site de franchissement est donc à la fois liée à l’application de droits de péage mais aussi à l’effectivité de la justice du seigneur-évêque qui offrait à la vue de tous un symbole de son pouvoir. Il réaffirmait alors son statut face à un consulat au comportement particulièrement transgressif. Mais, le projet d’édification d’un troisième pont sur le Lot au port de Valentré29 tend à satisfaire les desseins inassouvis du consulat qui, en 1307, se saisit de la perte d’influence de l’évêque en sa ville ayant signé un contrat de paréage avec le roi de France Philippe le Bel. Si le prélat se réserve le titre de comte de Cahors, les fortifications d’agglomération appartiennent désormais au roi30. De ce fait, les consuls ne doivent plus s’adresser à l’évêque en ce qui concerne la gestion des équipements défensifs puisqu’ils sont désormais les délégués du roi de France pour Cahors. Ils gagnent alors en autonomie et édifient un troisième pont fortifié sur le Lot en leur seul nom31. Au cours des années suivantes, les consuls s’adressent au souverain afin d’obtenir de lui l’autorisation de créer de nouveaux impôts aux portes de la ville pour achever le pont32. Cette autorisation a été renouvelée cinq fois entre 1313 et 132833 et malgré les efforts des consuls, sa construction s’installe dans la durée. On estime que cet ouvrage n’était pas achevé avant 1385, année au cours de laquelle l’une des tours servant de beffroi est équipée d’une cloche34. Néanmoins, il semblerait que le projet de construction de ce pont ait servi de « plan de communication » aux consuls qui, dès 1338, arborent un sceau consulaire figurant au recto un pont à cinq tours sur six arches.

Leur représentation du pont Valentré avant qu’il ne soit achevé montre qu’ils espéraient très certainement concurrencer l’évêque avec un nombre de tours plus important qu’il y en avait déjà sur les deux autres ponts de la ville. Attributs seigneuriaux par excellence, la présence effective de trois hautes tours sur le pont Valentré semble parachever l’orgueil du consulat cadurcien. Et le soin apporté à la fortification des trois passages sur la rivière tend à montrer que le Lot était même devenu un espace où les rivalités entre les acteurs du pouvoir s’affichaient ostensiblement.

Contre-sceau des consuls de Cahors en 1338 (d’après AM Cahors, BB 8 (1).
Fig. 3. Contre-sceau des consuls de Cahors en 1338
(d’après AM Cahors, BB 8 (1).

Cahors, ville d’étape fluviale (fin du XIIIe siècle)

Si Cahors est une ville particulièrement bien desservie par des itinéraires locaux et interrégionaux, nous notons qu’entre l’achèvement du pont Neuf et la pose de la première pierre du pont Valentré, le seigneur-évêque et le consulat aménagent le Lot pour que les bateaux puissent descendre et remonter son cours. Ils souhaitent ainsi relier la capitale cadurcienne à celle du duché d’Aquitaine en tirant parti de la confluence du Lot et de la Garonne. Nous verrons par quels moyens cette rivière devient à la fin du XIIIe siècle un itinéraire privilégié pour l’acheminement des vins de Cahors (et des autres vignobles de la vallée) vers Bordeaux.

En ce qui concerne le projet relatif à l’aménagement de la voie d’eau, il apparaît dès 1219. Le seigneur-évêque souhaite rendre navigable le Lot et faire de cette rivière une voie fluviale afin de relier Cahors à la localité de Fumel sise à une cinquantaine de kilomètres en aval35. Le prélat révèle de manière tacite sa volonté d’ouvrir et de maîtriser un nouvel itinéraire tout en bénéficiant du professionalisme des marchands de Cahors pour le développement économique des agglomérations castrales riveraines de la rivière relevant de sa temporalité36. Mais il faut tout de même attendre l’année 1284 pour voir la concrétisation de ce projet37. Entre temps, Bordeaux est devenu le principal port du duché d’Aquitaine. Pour que Cahors reste une ville d’étape sur la route reliant la Méditerranée au duché d’Aquitaine, elle doit nécessairement conserver sa place à l’interface de l’Aquitaine ducale et du monde méditerranéen. C’est la raison pour laquelle, le consulat s’empare du projet d’aménagement de la voie d’eau et souhaite relier Cahors, non plus à Fumel, mais à Bordeaux (à plus de 200 km en aval). Cependant, un tel projet nécessite les accords de nombreux intervenants. Les travaux de régularisation fluviale ne peuvent dépasser les limites de la seigneurie temporelle de Cahors sans l’obtention de l’autorisation du duc d’Aquitaine en vertu de ses droits sur les territoires riverains de la basse vallée du Lot ; mais surtout de celle du roi de France car le seigneur-évêque et le duc tiennent de lui la seigneurie temporelle de Cahors et le duché d’Aquitaine. Notons alors que les premières démarches liées aux travaux de navigabilité sont à l’initiative des consuls de Cahors. L’exigence de cette situation leur permet de développer un comportement diplomatique. En effet, forts de leurs aptitudes à la mobilité, ils deviennent de parfaits interlocuteurs entre les différents acteurs du pouvoir pour mener à bien leur projet38. Ils passent également des accords commerciaux avec le sénéchal du duc d’Aquitaine et, en 1287, ils obtiennent de lui l’autorisation d’exporter les vins de Cahors à Bordeaux par route ou par voie d’eau39. La mainmise des consuls, tant dans les négociations avec les représentants du duc d’Aquitaine que dans la planification des travaux d’aménagement de la rivière, nous permet d’estimer l’importance qu’ils accordent à ce projet. Si le Lot apparaît pour la première fois dans l’histoire écrite comme une voie d’écoulement des vins de Cahors, il convient de préciser que les archives prouvent que les bateaux chargés de tonneaux acheminent aussi d’autres marchandises40

Dans la pratique, en descendant la rivière, les mariniers étaient confrontés à des sinuosités, des bancs de graviers, des rochers, des rapides et des zones où la profondeur d’eau est insuffisante pour la navigation. Le passage des bateaux ne pouvait donc s’effectuer qu’en période de hautes eaux : de novembre à avril voire parfois de septembre à juin si le débit était jugé suffisant. Autre souci majeur, en plus des obstacles naturels, le marinier devait veiller aux chaussées des moulins et aux pêcheries. Ouvrir le Lot à la navigation impliquait donc une bonne appréhension de l’espace fluvial afin d’y apporter de judicieuses corrections et parvenir à réguler son débit notamment dans les zones où la rivière prend naturellement de la vitesse. Si très paradoxalement la documentation consulaire ne fait jamais mention de la zone portuaire servant au traitement du fret, les consuls étaient très attentifs à l’aménagement de la voie d’eau puisque leur mission s’étendait à nouveau au-delà de la juridiction de leur cité. Vers 1290-1292, ils ont même directement fait l’acquisition de plusieurs installations fluviales désignées sous le nom de payssières aux confins du Quercy et de l’Agenais. Il s’agit plus exactement de chaussées conçues pour décomposer la rivière en une série de biefs dans le but de soutenir artificiellement la ligne d’eau. Cela permet de créer une perte d’énergie ; un écoulement torrentiel peut dès lors prendre la forme d’un fort remous. Ces payssières étaient munies d’un système rudimentaire nommé pas. Il servait à faire passer le bateau du bief haut au bief bas et réciproquement à l’aide d’une rampe ou peut-être plus simplement grâce à un seuil aménagé dans le barrage41. Le franchissement des diverses payssières était une étape particulièrement dangereuse en raison de la puissance des eaux de navigation s’engouffrant dans le pas (c’est-à-dire du bief haut vers le bief bas). Les mariniers devaient alors lutter contre la force du courant et éviter à tout prix que le bateau pique du nez, au risque d’un naufrage. À l’inverse, les bateaux qui remontaient le courant devaient être soumis à la pratique du halage. Pour la période 1303-1304, 1130 tonneaux de 900 litres de vins de Cahors entrent au port de Bordeaux. Néanmoins, la production vinaire de toute la vallée du Lot compte un total de 44 871 tonneaux42. Cela signifie que la manne financière occasionnée par le ravitaillement pérenne du marché anglais profitait à toutes les localités nouvellement desservies par la voie d’eau. En d’autres termes, le Lot navigable permettait alors à Cahors, comme aux autres localités riveraines de la rivière, de former un chapelet de villes exportatrices de vins, tirant une partie de leurs revenus de ce commerce.

Aux XIIIe et XIVe siècles, le consulat et le seigneur-évêque de Cahors mènent une politique centrée sur l’amélioration de l’organisation distributive de leur ville. Si le remplacement des ports traversiers par des ponts sécurise les franchissements de la rivière pour mieux relier Cahors à son Umland, Cahors aurait pu se satisfaire du seul pont vieux et conserver ses liaisons fluviales par bacs. Or, au regard des faits qui entourent la construction des ponts neuf et Valentré, ces ouvrages sont aussi des outils de prestige, véhiculant une image de la puissance de ceux qui exercent leur pouvoir de juridiction. Toutefois, la complémentarité entre la ville et ses proches domaines agraires, alors aux mains de la bourgeoisie marchande et consulaire, permet de noter que la réorganisation des franchissements de la rivière par les différents acteurs du pouvoir urbain – et ce malgré leurs dissensions – reflète d’une certaine manière les ambitions communes qui les unissent. En garantissant la sécurité de l’approvisionnement de leur ville, l’évêque et l’oligarchie consulaire tirent leurs revenus du contrôle des marchandises entrant dans Cahors. Tous ont un rôle à jouer :  production dans l’arrière-pays / acheminement sûr (en évitant la rupture de charge et les naufrages) / vérification de la qualité de la marchandise aux portes de la ville / fiscalité urbaine / fixation des prix pour la redistribution dans les marchés et sur les étals de la ville. Si cela va sans dire, ces outils contribuent tout aussi fortement aux relations dynamiques à un échelon interrégional. Cahors était d’ailleurs une ville-étape très fréquentée par les marchands se rendant de Montpellier à Libourne. Dans le même ordre d’idées, les trois ponts sur le Lot sont complétés par les travaux de navigabilité de la rivière et la coordination de ces outils nous oblige à garder à l’esprit qu’ils ne doivent pas être observés indépendamment. En effet, si l’aménagement du Lot s’inscrit dans une volonté de redynamiser les relations de Cahors avec la capitale du duché d’Aquitaine, cette voie d’eau prolonge la route de Cahors à Montpellier. La voie d’eau et le pont vieux sont des outils permettant conjointement de garantir la place que Cahors occupe dans un système de villes-centres-de-marchés à l’interface entre le monde méditerranéen et la façade Atlantique (où l’influence de ses marchands reste tout de même mal assurée depuis le transfert des activités portuaires à Bordeaux). Retenons ici que le projet d’aménagement de la voie d’eau est synonyme de raffermissement des relations économiques entre les marchands de Cahors et le duché d’Aquitaine pour pouvoir notamment continuer à fréquenter Londres « marchandement » (en commerçant). Entre les XIIIe et XIVe siècles, Cahors, ou plus exactement sa communauté de marchands et de consuls, a très fortement contribué au façonnement d’une ville-ponts devenant aussi une ville d’étape fluviale pour ne jamais porter préjudice ni contradiction à tous les réseaux de commerce et de relations établis sur l’axe reliant les ports de la Méditerranée au duché d’Aquitaine.

Notes

  1. Francesco Balducci Di Pegolotti, La pratica della mercatura, circa 1279, éd. Allan Evans, The medieval Academy of America, 8°, liv. 443, Cambridge, 1936.
  2. Yves Renouard, « Les Cahorsins, hommes d’affaires Français du XIIIe s. », Transactions of the Royal Historical Society, Fifth Series, Vol. II, 1961, pp. 43-67. Yves Renouard, « Les relations du Portugal avec Bordeaux et La Rochelle », Revista Portuguesa de História, t. VI, Universidade de Coimbra, Coimbra, 1955. Carlos Wyffels, « Les Cahorsins en Flandres au XIIIe s. », Annales du Midi, t. 103, n°195, 1991, pp. 307-321.
  3. Jean Favier, Les Plantagenêts, origines et destin d’un empire (XI-XIVe s.), Paris, Fayard2005, p. 295.
  4. Ibid. Le tracé de cette voie sensiblement identique à celui du chemin hiérosolymitain dont les étapes nous sont données par l’Anonyme de Bordeaux entre 333 et 334. L’Itinerarium Burdigalense ou L’Itinerarium Hierosolymitanum est une description de l’itinéraire qui a permis au rédacteur Anonyme d’aller à Jérusalem depuis Bordeaux en 333 (et d’en revenir vers 334). René Leconte, « L’itinéraire de Bordeaux à Jérusalem », Actes de l’Académie Nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 4e série, tome XXIV, 1969.
  5. Cet événement correspond à la « grande guerre méridionale » dans laquelle Alphonse II d’Aragon, portant les titres de roi d’Aragon, comte de Barcelone, de Provence et de Roussillon, vicomte de Millau, Carlat et de Grèzes cherche à unifier son royaume au détriment des comtes de Toulouse.
  6. Charles Higounet, « Un grand chapitre de l’histoire du XIIe s. : la rivalité des maisons de Toulouse et de Barcelone pour la prépondérance méridionale », Mélanges d’histoire du Moyen Age dédiés à la mémoire de Louis Halphen, Paris, Presses universitaires de France, 1951, pp. 313-322. Il s’agit des vicomtes de Trencavel, de Narbonne, de Béarn et les comtes de Bigorre.
  7. Didier Panfili, « Une phase de la grande guerre méridionale : Quercy et Toulousain dans la tourmente 1142-1177 », Vivre et mourir en temps de guerre, Quercy et régions voisines, Toulouse, Fédération des sociétés historiques, 2013, pp. 55-65.
  8. Robert Favreau, Le Comté d’Angoulême au début du XIIIe s., Isabelle d’Angoulême, comtesse-reine et son temps (1186-1246), Actes du colloque tenu à Lusignan, 8 au 10 novembre 1996, Civilisation Médiévale, t.5, Poitiers, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 1999, pp. 9-16. Le seigneur d’Aubeterre domine le Périgord ainsi qu’une partie du Bordelais et les Lusignan sont centrés en Bas-Poitou.
  9. Jean Favier, Les Plantagenêts, origines et destin d’un empire (XI-XIVe s.), op. cit.p. 295.
  10. Edmond Albe, « Les marchands de Cahors à Londres au XIIIe s. », BSEL, t. XXXIII, 1908, pp. 31-55.
  11. Le port de Bruges était le grand dépôt de vin de l’Europe du Nord.
  12. La laine était achetée brute en Angleterre et était ensuite revendue lors des foires flamandes et champenoises. Le commerce international flamand était en grande partie un commerce textile en lien avec les grands centres d’industries drapières.
  13. Yves Renouard, « Les Cahorsins, hommes d’affaires français du XIIIe s. », op. cit.
  14. Francesco Balduccio di Pegolotti, La pratica della mercatura, circa 1279éd. Allan Evans, The medieval Academy of America, 8°, liv. 443, Cambridge, 1936.
  15. Carlos Wyffels, Les Cahorsins en Flandres au XIIIe s., op.cit.
  16. BnF, Doat, 118, fol. 140, an 1263.
  17. Public Record Office of United Kingdom, SC 8/208/10382. Plainte de Pierre del Funt, marchand de Cahors, adressée au roi (d’Angleterre et à son conseil) pour l’informer de la saisie de ses tonneaux de vins à Londres alors qu’il bénéficie d’une lettre de sauvegarde l’autorisant à venir manchandement bien qu’il soit estranger en la duchée de Guyenne.
  18. Archives municipales Cahors (AMC), II 4, an 1369.
  19. Jean Lartigaut, « Les chemins de Cahors vers le sud-ouest au XVe s »., BSEL, tome LXXXV, 1964, pp. 13-33.
  20. AMC, DD 41, an 1241.
  21. AMC, FF 10, an 1288.
  22. AMC, DD 2, an 1230.
  23. Ibid. L’évêque perçoit théoriquement un droit de barre sur le pont-neuf.
  24. Ibid.
  25. AMC, FF 3, an 1249.
  26. Archives départementales du Lot (ADL), Te Igitur, n° 416, an 1258.
  27. Les Olim, éd. Beugnot, t. 1, Paris, Imprimerie Royale, 1839, p. 861, n° XXIV. Vers 1271, l’évêque Barthélémy de Roux se plaint au roi ou à son sénéchal des troubles provoqués à Cahors par les abus des consuls. On apprend que les consuls lèvent illégalement un droit de leude au pont-neuf et à d’autres endroits de la ville leur rapportant 3 000 sous.
  28. Marc-Antoine Dominicy, Histoire du pays de Querci, Volume manuscrit, Bibliothèque de la société des études du Lot (3ème partie), n° 446.
  29. ADL, Te Igitur, n° 359, non daté.
  30. Joseph Vaisette, Claude de Vic, Histoire générale du Languedoc, t. 3, Paris, Jacques Vincent, imprimeur des États généraux de la province de Languedoc, 1741, pp. 389-390.
  31. ADL, Te Igitur, fol. 70, an 1306. […] nos consules civitatis Caturci […] concedimus et statuimus et ordinamus pons lapideus fiat nomine nostro […].
  32. AMC, Livre Noir, fol., circa 1310.
  33. AMC, Livre Noir, fol. 301, an 1313 ; fol. 302, an 1314 ; fol. 192, an 1320 ; fol. 288, an 1323 ; fol. 300, an 1328.
  34. Guillaume Lacoste, Histoire générale de la province de Quercy, t. 3, Cahors, 1885, p. 283.
  35. BnF, Doat, vol. 118, fol. 16, an 1219.
  36. Ibid. […]  lo cummunal profeh de la ciutat de Caors et per lo profeh de nostre autre terra et de nostres castels que avem en la ribiera d’Out.[…]
  37. AMC, DD 26, an 1284.
  38. Leur mission est très sensible car ils sont les principaux intermédiaires entre les puissances politiques rivales. 
  39. ADL, Livre Nouveau, tome III, p. 1.
  40. BnF, Moreau, 654 fol. 33, vers 1359-1378. […] naves vino vel aliis mercaturia onerate libere transveantur usque Burdegalas […]
  41. AMC, DD 29, an 1290.
  42. Sandrine Lavaud, « Vignobles et vins d’Aquitaine au Moyen Âge », Territoires du vin, 5, 2013, [en ligne] http://preo.u-bourgogne.fr/territoiresduvin/index.php?id=782
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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9791030008333
ISBN html : 979-10-300-0833-3
ISBN pdf : 979-10-300-0834-0
ISSN : 2741-1818
9 p.
Code CLIL : 3385
licence CC by SA

Comment citer

Javonena, Anne-Charlotte, “Cahors : exemple d’une ville continentale dotée de trois ponts et d’une voie d’eau (XIIIe-XIVe siècles)”, in : Schoonbaert, Sylvain, coord., Des ponts et des villes : histoires d’un patrimoine urbain, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 28, 2023, 45-54, [en ligne] https://una-editions.fr/cahors [consulté le 17/10/2023].
doi.org/10.46608/primaluna28.9791030008333.7
Illustration de couverture • Vue de la ville et du pont de Bordeaux, Ambroise Louis Garneray, ca. 1823 (Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux XL B 99).
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