Introduction
Les premières études sur Cernunnos débutent au XVIIIe siècle, avec la découverte en 1711 sous la cathédrale Notre-Dame de Paris des bas-reliefs appelés aujourd’hui le pilier des Nautes. Avec ses bois de cerf sur la tête, ce personnage est stylistiquement atypique et certaines incertitudes alimentent encore les controverses. La première lettre de son nom est, semble-t-il, une restitution, tout comme sa posture sur le pilier des Nautes, car la partie inférieure du registre n’a jamais été retrouvée. Quant à sa fonction, cela reste toujours un mystère, aucun texte antique ne nous informe sur sa place dans la religion gauloise. La littérature sur Cernunnos est très abondante et témoigne indirectement de l’intérêt que les chercheurs lui ont porté durant ces trois derniers siècles. Les premières interprétations formulées dès le XVIIIe siècle peuvent paraître aujourd’hui fantaisistes, trahissant à cette époque le manque de connaissance du monde celte. Indéniablement, la quantité et la variété des hypothèses, parfois très intuitives, ne facilitent pas l’étude du dieu aux bois de cerf. Cet article a pour objectif de remonter aux origines de l’historiographie de Cernunnos afin d’examiner comment chercheurs, antiquaires ou amateurs ont appréhendé ce personnage et indirectement conditionné la vision que nous en avons aujourd’hui.
La découverte des bas-reliefs du pilier des Nautes
En 1708, à la fin de son règne, Louis XIV entreprend des travaux dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Une partie de ces aménagements concerne les fondations sous le chœur de la cathédrale. Dans son édition de mai 1711, le Mercure Galant1, journal mondain de l’époque, informe ses lecteurs d’une formidable découverte deux mois auparavant sous la cathédrale. En mars 1711, cinq blocs de pierre décorés de bas-reliefs ont été retrouvés à “15 pieds de profondeur dans les fondements d’un vieux mur”. Sur l’un d’eux est gravée une dédicace faite à Tibère par la confrérie des Nautes, une corporation de bateliers de la tribu des Parisii. L’auteur de l’article donne une brève description des autres blocs et les noms des différents personnages inscrits sur les bandeaux supérieurs de chacune des représentations, dont Cernunnos, “un vieillard ayant deux grosses cornes à la tête”. Le Mercure Galant indique que deux antiquaires de l’Académie Royale des Inscriptions étudient ces monuments : il s’agit de P.-B. Moreau de Mautour et C.H. Baudelot de Dairval, dont les rapports sont respectivement déposés à l’Académie le 7 juillet et le 17 juillet 17112. L’avertissement au début du rapport de P.-B. Moreau de Mautour, indique qu’un académicien “très versé dans la connaissance des antiquités” lut, le 4 avril 1711, une dissertation sur la récente découverte. Aucune information n’est mentionnée concernant l’identité de cet académicien. Cependant, les deux rapporteurs confirment le mois de la découverte, à savoir mars 17113. La date de la découverte des monuments sous la cathédrale fut précisée en 1727 dans l’ouvrage La religion des Gaulois de J. Martin. L’auteur fait état d’une correspondance entretenue avec C.H. Baudelot de Dairval lui indiquant le jour exact, à savoir le 16 mars 17114. Jusqu’en 1724, les pierres sont entreposées dans le petit cloître derrière la cathédrale Notre-Dame. Par la suite, elles sont données par les chanoines à l’Académie Royale des Inscriptions où elles sont conservées jusqu’à la Révolution. Ensuite, elles font partie des collections du Musée des Monuments Français, puis du Louvre, avant d’être rapatriées en 1822 aux Petits Augustins (anciennement Musée des Monuments Français). En 1843, elles sont acheminées au palais des Thermes, actuel Musée de Cluny5, où elles demeurent encore aujourd’hui.
La restitution du pilier des Nautes
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les antiquaires identifient les bas-reliefs retrouvés sous la cathédrale comme des autels distincts. Il faut attendre 1896 et les conclusions de H. Lehner, alors directeur du Musée de Trèves, proposant que ces blocs s’assemblent pour former un pilier votif6.
D’après la restitution proposée par J.-P. Adam7, le monument s’élevait à plus de 5,20 m de hauteur et se divisait en quatre niveaux historiés, chacun composé de deux blocs (fig. 1). Les niveaux un, deux et quatre sont incomplets, seul le troisième est connu dans sa totalité.
Au-dessus du piédestal, la partie conservée du premier niveau mesure 0,47 m de hauteur sur 0,89 m de largeur et d’épaisseur. Sur chacune des faces est figuré un couple dont l’identification est incertaine du fait de l’érosion.
Le second niveau, plus petit en largeur et en épaisseur (0,75 m), serait celui de la dédicace8. Sur la face à droite de l’inscription des Nautes sont représentés les bustes de trois hommes armés avec une lance en main droite et un bouclier en main gauche. Le bandeau supérieur est illisible, contrairement au bas-relief à droite portant la mention “EVRISE”. La représentation est très similaire à la précédente mais ici, les personnages portent une barbe et celui à droite tient un grand anneau. Les personnages de ces deux bas-reliefs ont été identifiés comme étant les Nautes des Parisii. La dernière face contient l’inscription “SENANT”, en dessous de laquelle figurent trois personnages très érodés vêtus d’une toge.
Le troisième niveau est composé de deux blocs et mesure au total 1,10 m de hauteur sur 0,74 m de largeur et d’épaisseur. Le bas-relief situé au-dessus de la dédicace représente un homme barbu et debout, vêtu d’une toge reposant sur son épaule gauche. Sa main gauche porte une lance et la main droite mutilée repose sur la tête d’un aigle. La mention “IOVIS” sur le bandeau supérieur permet d’identifier ce personnage à Jupiter. À droite, le second bas-relief représente un homme de profil penché en direction d’un arbre qu’il saisit de la main gauche, tandis que la main droite brandit une serpette. Le bandeau supérieur porte l’inscription “ESVS”. Au premier plan de la troisième face figure un arbre derrière lequel se tient un taureau. Une grue est posée sur la tête du bovidé et deux autres sur son dos, au-dessus est inscrit le nom “TARVOS TRIGARANVS”. Le dernier registre représente un homme debout, sa main droite tient une tenaille et la main gauche porte un marteau contre le torse. Le bandeau supérieur porte la mention “VOLCANVS”.
La partie conservée du quatrième et dernier niveau mesure 0,47 m de hauteur sur 0,75 m de largeur et d’épaisseur9. Sur le bas-relief situé au-dessus de celui de Jupiter figure le buste d’un personnage barbu et vêtu d’une tunique. La zone sous le menton est fortement érodée. La tête est ornée de bois de cerf dans lesquels est fiché de part et d’autre un torque à section rectangulaire (fig. 2). Le nom “[.]ERNVNNOS” est inscrit sur le bandeau supérieur. Le bas-relief à sa droite représente le buste d’un homme barbu de profil. La main gauche tient une forme serpentine et l’autre main brandit un foudre ou un poignard. L’inscription supérieure est très érodée : seules les lettres “SMER” sont lisibles. Les deux registres suivants sont ceux des Dioscures. Sur le premier est figuré le buste d’un homme en armure. Dans la main gauche, il tient une lance et sa main droite repose sur la tête d’un cheval. Le bandeau supérieur porte l’inscription “CASTOR”. Le dernier registre est très érodé, mais très similaire au précédent. Bien que l’inscription soit illisible, il a été identifié comme étant Pollux.
Dès le XVIIIe siècle, les chercheurs identifient quatre représentations d’influence gauloise : Tarvos Trigaranus, Esus, Cernunnos et ce personnage faisant face à la forme serpentine dont l’inscription a été retranscrite par la suite en Smertrios10.
“[.]ERNVNNOS” : les incertitudes sur le nom
du dieu aux bois de cerf
L’examen de l’inscription située au-dessus du personnage aux bois de cerf sur le pilier des Nautes révèle l’absence de la première lettre : seules les lettres “[.]ERNVNNOS” sont lisibles11.
Nous sommes confrontés à trois hypothèses concernant le “C” de Cernunnos. Tout d’abord, il pourrait s’agir d’une restitution. Cependant, à la lecture des deux rapports de 1711, il est frappant de constater que le “C” de Cernunnos semble accepté d’office. Les dessins des bas-reliefs dans les deux rapports indiquent clairement la première lettre (fig. 3 et 4). De plus, ni C.H. Baudelot de Dairval ni P.-B. Moreau de Mautour n’indiquent se livrer à une restitution, alors que pour la face voisine, celle de Smertrios, les deux auteurs se risquent à des propositions malgré les mutilations. Si restitution il y eut, il est difficile d’en connaître l’origine. S’agit-il de cet académicien “très versé dans la connaissance des antiquités” mentionné par P.-B. Moreau de Mautour dans son rapport ? De l’abbé Chevalier, qui fut chargé d’entreposer les pierres dans le petit cloître de Notre-Dame12 ? Ou encore de G. Hauberat, l’architecte du roi, qui était présent lors de l’extraction des pierres13 ?
La seconde hypothèse est relative à l’évolution de l’état de conservation des bas-reliefs. Sur les gravures du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, le “C” est toujours clairement représenté et aucun texte à l’époque ne mentionne son absence. La première gravure conforme avec les érosions observables aujourd’hui est celle de V. Duruy en 187914 mais il faut attendre 1899 et les travaux de O. Hirschfeld pour avoir une retranscription minutieuse du bandeau supérieur avec le “C” absent15. Malgré l’affirmation de P.-M. Duval selon laquelle l’état de conservation des bas-reliefs n’a pas changé depuis leur découverte16, il n’est pas exclu que des dommages aient pu être occasionnés sur les pierres après 1711 et de ce fait, les premiers observateurs auraient bel et bien vu un “C”, qui aurait disparu par la suite.
La troisième hypothèse provient de M. Lejeune17. D’après ses observations, symétriquement il devrait y avoir deux lettres manquantes au début de l’inscription, cependant il se peut que le centrage des lettres n’ait pas été la préoccupation du lapicide. Ainsi, il peut manquer une ou deux lettres, ou bien même aucune.
Malgré les représentations mises au jour au XIXe siècle comme nous le verrons par la suite, nous n’avons à l’heure actuelle aucune autre attestation du nom Cernunnos, ou d’une déclinaison proche, accolée à l’image d’un personnage aux bois de cerf. À défaut, les chercheurs se sont évertués à référencer les dénominations voisines de Cernunnos. Malheureusement elles sont rares : on en dénombre quatre principalement. La première est mentionnée sur une tablette en bronze retrouvée à Steinsel au Luxembourg : “Au dieu Cerunincus, Soltrius Pruscus s’est acquitté de son vœu de bon cœur et de bon droit”18. La seconde inscription a été mise au jour à Dobrteša Vas en Croatie : “Consécration à l’auguste Carvonia pour le salut de Gaius Atilius Julianus”19. La troisième inscription est beaucoup plus longue et provient de Brad en Roumanie ; elle indique un “Jupiter Cerneni” et un collège funéraire20. Enfin, la dernière inscription recensée a été découverte à Montagnac dans l’Hérault et mentionne un “Alletinos fils de Carnonos”21. Bien que ces quatre mentions paraissent proches du nom Cernunnos, rien ne permet d’affirmer qu’elles ont un lien avec le personnage aux bois de cerf représenté sur le pilier des Nautes.
Les études et restitutions stylistiques du XIXe siècle
Au XIXe siècle ont été mises au jour de nombreuses représentations gauloises. Bien que ces découvertes soient souvent fortuites, elles ouvrent la porte à de nouvelles études stylistiques et permettent la création des premiers inventaires.
Parmi les découvertes les plus emblématiques, l’une est imposante : il s’agit de l’autel de Reims, mis au jour en 1837. Ce bas-relief, mesurant 1,25 m de hauteur sur 1,10 m de largeur, provient de travaux réalisés dans l’actuelle rue Vauthier-Le-Noir à Reims (Marne). Ceux-ci ont également livré des fragments d’amphores, de vases, et des monnaies de Tibère, Vespasien et Antonin le Pieux22. Sur cet autel figurent deux personnages debout de chaque côté, identifiés comme étant Apollon à gauche et Mercure à droite. Ces deux divinités encadrent un personnage central. Ce dernier est assis en tailleur sur un podium, il porte une barbe et au cou un torque torsadé. Ses mains tiennent un sac d’où se déverse un flot de monnaies. En contrebas, deux animaux se font face, un cerf à droite et un taureau à gauche entre lesquels s’écoule le flot de pièces. La tête du personnage central était coiffée de bois de cerf, dont on distingue très nettement leurs traces en négatif. Déjà en 1859, dans les travaux de l’Académie nationale de Reims, C. Loriquet formulait l’hypothèse selon laquelle l’autel de Reims portait une représentation de Cernunnos23.
La seconde représentation marquante est la statuette découverte fortuitement en 1840 à Étang-sur-Arroux (Saône-et-Loire)24 et conservée au Musée de Saint-Germain-en-Laye. Ce petit bronze de 0,11 m de hauteur est en très bon état de conservation et livre une multitude de détails. Le personnage est vêtu d’une tunique et porte un torque à son cou. Il est assis en tailleur sur un coussin et tient entre ses mains un sac rempli de monnaies. Au-dessus des pièces repose un torque encadré par deux poissons à tête de bélier. Le personnage est barbu et on note un début de tricéphalie. En effet, au-dessus de l’oreille gauche apparaît un demi-visage et une protubérance est présente à l’arrière du crâne. Cette dernière fut interprétée comme un autre visage fortement dégradé. Une autre particularité est la présence de deux trous symétriques sur chaque côté au sommet du crâne. Il s’agirait de l’attache des cornes qui étaient fixées par des tiges en fer. Des traces d’oxydation ont été observées à l’intérieur de ces cavités25.
En 1864, un bas-relief est mis au jour lors de travaux de restauration de l’église de Vendœuvres (Indre). Il mesure 0,48 m de haut, sur 0,61 m de large. Selon A. Bertrand, la pierre semble avoir été retaillée pour la faire rentrer dans une construction nouvelle26. Malgré l’absence de contexte archéologique, son style et sa facture suggèrent que ce bas-relief fut réalisé au Ier ou IIe siècle p.C. Au centre figure un personnage juvénile assis en tailleur, sa main gauche serre l’ouverture d’un sac sur lequel repose la main droite. Il est vêtu d’une tunique et porte un torque à son cou. Sa tête est couronnée de ramures de cerf maintenues, de part et d’autre, par deux jeunes personnages reposant chacun sur un grand serpent.
À travers l’étude de l’autel de Saintes27, A. Bertrand recense plusieurs caractéristiques stylistiques récurrentes telles que l’attitude accroupie, les cornes, le torque, la triade, la tricéphalie, la bourse et le dragon à tête de bélier. Concernant la posture en tailleur, d’après A. Bertrand celle-ci est bien trop originale pour être issue de l’imagination d’un artiste gaulois, sous-entendant que ce dernier a forcément été influencé par un modèle étranger. L’auteur évoque une pose “bouddhique”, attitude hiératique particulière à l’Orient, berceau des premières populations indo-européennes. Cette hypothèse d’une influence orientale est renforcée par la vingtaine d’autels recensés contenant un svastika, symbole que l’on retrouve en Inde. En 1883, R. Mowat propose une restitution de la partie manquante du Cernunnos du pilier des Nautes28. Au regard des proportions et des inventaires existants, il explique que le seul moyen de faire figurer Cernunnos en entier sur cette face est qu’il soit assis en tailleur. Par ailleurs, l’auteur réfute l’idée émise par A. Bertrand selon laquelle Cernunnos aurait une origine stylistique orientale, il propose que sa posture ne soit plus qualifiée de bouddhique, mais tout simplement de gauloise. La retentissante mise au jour du chaudron de Gundestrup le 28 mai 1891 conforte cette proposition de restitution. Découvert dans une tourbière du Jutland au Danemark, le chaudron se compose de douze plaques rectangulaires formant les bords intérieurs et extérieurs du récipient et d’une plaque circulaire pour le fond29. Les plaques d’argent sont ornées de personnages et scènes mythologiques dont la signification nous échappe encore. Parmi ces figurations, l’une d’elles attire l’attention des chercheurs. On observe un homme assis en tailleur portant dans sa main droite un torque torsadé, en plus de celui qu’il porte au cou. Dans sa main gauche, il tient un serpent à tête de bélier. Il est vêtu d’une tunique et sa tête est coiffée de bois de cerf. Les similitudes de ce personnage assis en tailleur sont flagrantes avec les représentations identifiées comme étant des Cernunnos. En 1904, G. Dottin fut l’un des premiers à mettre en avant cette analogie30.
Les interprétations sur la fonction de Cernunnos
de 1711 à nos jours
Chercheurs et antiquaires n’ont pas attendu la découverte du chaudron de Gundestrup pour s’aventurer dans l’interprétation de ce mystérieux personnage. Les premières hypothèses au début du XVIIIe siècle marquent les prémices d’une longue série de propositions parfois surprenantes.
Dans son rapport de 1711, P.-B. Moreau de Mautour compare “le vieillard aux deux cornes” avec ce qu’il observe dans les autres religions de l’antiquité31. Selon lui, les Égyptiens avaient leur Jupiter Hammon, les Grecs leur Bacchus cornu, ainsi que les Arcadiens leur dieu Pan. Pourquoi les Gaulois n’auraient-ils pas un équivalent ? Ainsi, P.-B. Moreau de Mautour suggère que Cernunnos serait le pendant gaulois du Bacchus romain et du Dionysos grec. Dans un second temps, il émet une tout autre hypothèse qui fut fréquemment reprise par la suite. En s’appuyant sur les textes antiques mentionnant les fleuves et sur les représentations de l’Achéloüs, du Nil, du Rhin et du Tibre, il considère qu’il pourrait s’agir du dieu de la Seine.
De son côté, C.H. Baudelot de Dairval traduit le mot Cernunnos comme le “maître du lieu” ou “bon et excellent père”, ce qui le conduit à considérer ce personnage comme un équivalent gaulois du dieu Pan32. Au premier abord, cette divergence avec P.-B. Moreau de Mautour peut paraître minime, d’autant plus que ce dernier évoque lui aussi le dieu Pan. Pourtant, cela marque le début des premières polémiques sur cette épineuse question de la fonction de Cernunnos.
Les hostilités débutent avec le chercheur allemand G.W. Leibniz. Pour ce farouche opposant de C.H. Baudelot de Dairval33, Cernunnos est un Bacchus gaulois célébré en février34. Il est rapidement rejoint par son disciple et ami J.G. von Eckhart, qui propose cependant une variante : Cernunnos en tant que Bacchus ne serait pas associé au vin, mais à la cervoise dont, semblait-il, les Gaulois raffolaient35.
Le débat prend une tout autre tournure avec les travaux de J. Martin en 1727. Après avoir examiné l’ensemble des recherches antérieures, il réfute les hypothèses de ses prédécesseurs. Selon lui, si Cernunnos avait une proximité avec Bacchus, il s’agissait d’un Bacchus plus ancien, nommé Sabazius. Ce dernier était représenté avec des cornes et aurait introduit la domestication du bœuf. Il évoque aussi la possibilité d’un Cernunnos dieu Faune, en référence à un passage de l’Énéide de Virgile indiquant que le dieu Faune était vénéré par les Nautes et les matelots36. L’hypothèse finalement retenue par J. Martin est cependant bien plus originale : Cernunnos serait le dieu des chasseurs. À l’époque, chercheurs et érudits n’identifiaient pas les deux objets figurés dans les bois du Cernunnos des Nautes comme des torques. C.H. Baudelot de Dairval distinguait de probables couronnes d’or37, pour B. de Montfaucon ce serait des anneaux38. De son côté, J. Martin voit des colliers de chiens de chasse offerts à la divinité afin de la remercier du gibier obtenu. Le culte de Cernunnos serait donc lié au monde de la chasse et organisé autour de rituels d’offrandes. Étrangement, cette nouvelle interprétation a reçu un accueil très favorable de la part du grand public. Ainsi, avant la fin du XIXe siècle, que ce soit dans l’imaginaire collectif ou dans les tentatives d’études académiques, on observe principalement quatre hypothèses sur la fonction de Cernunnos. La première persiste à le percevoir comme un Bacchus gaulois39. Pour la seconde, il s’agit du dieu Pan40. La troisième hypothèse, considérant Cernunnos comme une divinité topique des Parisiens41, ressurgit sporadiquement. Enfin, selon la dernière hypothèse et bien qu’elle puisse paraître surprenante de nos jours, ce personnage cornu serait le dieu des chasseurs, un aspect qui fut largement diffusé dans la littérature populaire42 et parfois même scientifique43. Par association, ce dieu des chasseurs règne sur les forêts et ses richesses, introduisant indirectement cette idée fréquemment reprise par la suite selon laquelle Cernunnos serait une divinité associée à la nature.
À la fin du XIXe siècle, R. Mowat avance une autre interprétation de la fonction de Cernunnos44. Ce dieu serait le Dis Pater évoqué par César, dont seraient issus les Gaulois d’après les traditions transmises par les druides45. R. Mowat indique que ce Dis Pater avait une chapelle à proximité de l’autel de Saturne situé à l’ouest du Champ de Mars à Rome. Il s’agirait d’une entité chthonienne, destinée à protéger les richesses qui lui sont confiées. Par ailleurs, toujours selon R. Mowat, ce Dis Pater serait similaire au Jupiter Cerneni mentionné dans l’inscription décrivant un collège funéraire en Roumanie46.
L’apport de R. Mowat dans l’étude de Cernunnos est indiscutable et aura de multiples répercussions. Outre sa contribution dans la restitution du dieu aux bois de cerf sur la partie inférieure du pilier des Nautes, son interprétation sur la fonction de cette divinité a séduit bon nombre de chercheurs jusqu’au milieu du XXe siècle47. Bien que de nombreuses divinités masculines gauloises aient été elles aussi assimilées à Dis Pater48, celui-ci fut souvent accolé à Cernunnos. De plus, ce Dis Pater était un gardien des richesses, faisant écho au dieu des chasseurs et des forêts évoqué par J. Martin. Selon R. Mowat, il s’agirait aussi d’un dieu psychopompe et chthonien, ce qui projette ce personnage dans une tout autre dimension, celle du monde des morts et des richesses souterraines. C’est précisément ce que l’on retrouve peu de temps après en 1884 dans les écrits de H. d’Arbois de Jubainville49.
La découverte du chaudron de Gundestrup en 1891 conforte indirectement les intuitions des chercheurs. La représentation de Cernunnos sur la plaque d’argent donne l’impression d’un personnage contrôlant la nature. Progressivement, on assiste à un recul des anciennes hypothèses telles que Cernunnos/Bacchus gaulois, Cernunnos/dieu Pan ou encore Cernunnos/dieu des chasseurs – si ce n’est la furtive réapparition d’un Cernunnos considéré comme une divinité fluviale avec les travaux de C. Jullian50.
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, certains chercheurs commencent à prendre leurs distances avec cette analogie entre Cernunnos et Dis Pater. L’objectivité du témoignage césarien, souvent questionnée, permet de douter de la pertinence d’étudier la religion gauloise à travers le prisme de la culture romaine51. Cette remise en question touche aussi l’idée selon laquelle Cernunnos serait un dieu psychopompe. Peu à peu, on ne retient que deux aspects propres à la fonction de Cernunnos, celle d’un dieu de la nature et d’un dispensateur de richesses.
Les approches de P.-M. Duval et É. Thévenot s’inscrivent dans cette tendance. Dans le célèbre ouvrage Les dieux de la Gaule de P.-M. Duval, l’analogie Cernunnos/Dis Pater est absente. En revanche, P.-M. Duval déduit de l’étude des caractéristiques animales du cerf que les bois du cervidé sont un symbole de force “qui vit, meurt et renaît au rythme de la nature végétale”52. Par ailleurs, l’attitude de Cernunnos sur les diverses représentations suggère un contrôle sur le monde animal. Cette divinité serait donc étroitement liée à la nature et à la succession des saisons. Pour ce qui touche aux origines de ce personnage atypique, et bien qu’il mentionne les travaux de P. F. Bober53, le discours de P.-M. Duval rappelle étonnamment celui de A. Bertrand. L’auteur reprend l’expression “pose bouddhique” et voit dans les représentations tricéphales un “procédé d’intensité” destiné à augmenter la puissance d’un dieu, une particularité stylistique que l’on retrouve en Inde54. Plus prudent que son collègue, É. Thévenot n’a pas proposé d’hypothèses sur les origines de Cernunnos mais lui aussi perçoit ce dieu comme une divinité de la nature et de l’abondance55.
La fin du XXe siècle marque l’émergence de nouvelles approches et des remises en question. L’observation à la lumière rasante réalisée par H. Vertet sur le pilier des Nautes indique que Cernunnos serait coiffé d’un casque sur lequel sont fixés des bois de cerf et des cornes de taureau56. Cette affirmation jette un nouveau regard sur ce personnage, laissant sous-entendre qu’il pourrait s’agir d’un héros ou d’un chef divinisé. L’approche la plus excentrique de cette période est sans nul doute celle de J.-J. Hatt, qui entreprend une tentative de restitution du panthéon gaulois et des rapports complexes entre ces multiples divinités. Sur les représentations identifiées comme étant des attestations de Cernunnos, on constate souvent l’existence d’une figure féminine, soit sur le même registre, soit à proximité du lieu de découverte. Cette présence amène à imaginer un couple divin57. Selon J.-J. Hatt, le Cernunnos du chaudron de Gundestrup serait une métamorphose du dieu Esus qui “brandit le collier de sa femme. Il est cornu parce que son épouse l’a quitté.”58.
Par ailleurs, la variété des représentations de Cernunnos59 conduit à reconsidérer les inventaires existants. Cet aspect se retrouve à travers les travaux de S. Deyts qui évoque une famille de Cernunnos60 comprenant probablement un ensemble plus important de représentations que celui accepté traditionnellement, incluant des statuettes féminines assises en tailleur et coiffées de bois de cerf61. Les recherches de S. Deyts amènent un autre constat, celui de la nécessité de relativiser la symbolique de l’abondance fréquemment accolée à Cernunnos, car celle-ci est très largement représentée sur de multiples divinités durant la période gallo-romaine, que ce soit avec un panier de fruits ou de richesses, une bourse ou encore une corne d’abondance.
Conclusion
Du fait de l’absence de sources littéraires et du manque de contexte archéologique pour un grand nombre de représentations, l’image que nous avons aujourd’hui de ce personnage aux bois de cerf est le fruit d’une longue construction intellectuelle reposant essentiellement sur des analyses stylistiques. À travers leurs études, les chercheurs ont vu en Cernunnos une entité positive, gardienne des richesses et protectrice de la nature. Cet aspect est présent dès le XVIIIe siècle, provenant indirectement de cette étrange proposition formulée en 1727 par J. Martin, voyant en Cernunnos un dieu des chasseurs et par extension un dieu des forêts.
Malgré les multiples tentatives destinées à comprendre la fonction de Cernunnos dans la religion gauloise, de nombreuses incertitudes subsistent et forment encore de nos jours le terreau propice aux controverses. La première lettre de son nom reste une hypothèse, comme la restitution de sa posture sur le pilier des Nautes. De plus, bien que de nombreux chercheurs aient considéré Cernunnos comme un dieu, il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un chef divinisé ou d’un héros mythologique. En effet, le pilier des Nautes ne comporte pas exclusivement des représentations de divinités : les Nautes sont figurés au second niveau et les Dioscures au sommet, jouxtant la seule représentation nominale de Cernunnos connue à ce jour.
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- Moreau de Mautour, P.B. (1711) : Observations sur des monuments d’Antiquité trouvez dans l’église cathédrale de Paris, Paris.
- Mowat, R. (1883) : Remarques sur les inscriptions antiques de Paris : avec des considérations nouvelles sur la mythologie gauloise, Paris.
- Olmsted, G.S. (1979) : The Gundestrup Cauldron, Bruxelles.
- Reinach, S. (1894) : Antiquités nationales : description raisonnée du Musée de Saint-Germain-en-Laye, Paris.
- Sterckx, C. (2005) : Taranis, Sucellos et quelques autres : le dieu souverain des Celtes, de la Gaule à l’Irlande, Bruxelles.
- Thévenot, É. (1968) : Divinités et sanctuaires de la Gaule, Paris.
- Vertet, H. (1987) : “Observations sur le dieu ‘Cernunnos’ de l’autel de Paris”, BSAF, 1985, 1, 163-177.
Notes
- Du Fresny 1711, 56.
- Dates mentionnées dans la partie “approbation” des deux rapports.
- Moreau de Mautour 1711, 2.
- Martin 1727, 45.
- Espérandieu 1907, IV, 3132.
- Lejeune 1988, 158.
- Deyts 1992, 147-149.
- “Tib(erio) Caesare | Aug(usto) Iovi Optum[o] | Maxsumo s(acrum) | nautae parisiac[i] | [p]ublice posier[u] | n[t]” : À Tibère César Auguste, à Jupiter très bon, très grand, les Nautes du territoire des Parisii, ont érigé (ce monument) aux frais de leur caisse commune.
- Espérandieu 1907, IV, 3133.
- Duval 1960, 19-20.
- Lejeune 1988, 167.
- Dans son rapport, Moreau de Mautour indique que les pierres sont entreposées dans le petit cloître de Notre-Dame.
- Baudelot de Dairval 1711, 3.
- Duruy 1879, IV, 30. Mowat confirme lui aussi l’absence du “C” (Mowat 1883, 29).
- CIL, XIII, 3026.
- Duval 1960, 17-19.
- Lejeune 1988, 167-169.
- AE 1987, 772.
- CIL, III, 5115.
- Ibid., p. 925-927.
- D’Arbois de Jubainville et al. 1900, 345-346.
- Espérandieu 1907, V, 3653.
- Loriquet 1859, 61.
- Reinach 1894, 185.
- Bertrand 1880, 8.
- Espérandieu 1907, II, 1539.
- Bertrand 1880.
- Mowat 1883, 29.
- Olmsted 1979, 53.
- Dottin 1904, 20.
- Moreau de Mautour 1711, 23.
- Baudelot de Dairval 1711, 36.
- J. Martin mentionne une violente dispute littéraire entre Baudelot de Dairval et Leibniz au sujet de leurs interprétations respectives des bas-reliefs de Notre-Dame (Martin 1727, 48).
- Leibniz 1717, 79-80.
- Martin 1727, 96.
- “forte sacer Fauno foliis oleaster amaris hic steterat nautis olim venerabile lignum, servati ex undis ubi figere dona solebant Laurenti divo et votas suspendere vestes” (Verg., Aen., 12.766-769).
- Baudelot de Dairval 1711, 37.
- Montfaucon 1719, IV, 425.
- Cappot 1847, I, 64.
- Millingen 1826, 29.
- Dulaure 1829, I, 70.
- Parmi les nombreux exemples dans la littérature populaire, on retrouve notamment :
– “Le Cernunnos se représentoit quelquefois tout en bête, & quelquefois avec un corps d’homme, des cuisses, & des jambes de Cerf, ou d’Elans, & toujours avec de grandes cornes & des longues oreilles, & quand il étoit en corps humain, on lui fasoit tenir des Oiseaux, ou il en avoit perchez sur ses Cornes : tout cela étoit des allégories des différentes faveurs que les Chasseurs recevoient de la Divinité protectrice de leur art.” (Beneton de Perrin 1734, 41-42).
– “il s’avance en invoquant Cernunnos, dieu des forêts et des chasseurs.” (Le Verrier de La Conterie 1845, 23).
– “… du dieu Cernunnos, dieu des chasseurs, également qu’on représente avec une figure humaine ; mais portant, toujours, des cornes de cerf […]. Ce dieu avait, jadis, un autel à Lutèce, sans doute à cause des grands bois, qui couvraient, alors, les deux rives de la Seine.” (Demesse 1897, I, 720). - Lenoir 1800, 131.
- Mowat 1883, 28-34.
- Caes., BGall, 6.18.
- CIL, III, 925-927.
- “it becomes proper to speak of Cernunnos as Dis Pater, the old Italic god of the underworld who corresponds to the Greek Pluto.” (Bober 1951, 13-51).
- Sterckx 2005, II.
- “Cernunnos, suivant nous, est le premier père, le dieu fondamental de la nuit et de la mort, ses cornes sont le croissant de la lune, reine de la nuit. Teutates, Esus et Taranis sont ses fils.” (D’Arbois de Jubainville 1884, 385).
- Jullian 1907, 185-186.
- Cet aspect est déjà présent dans l’ouvrage de Courcelle-Seneuil, où l’auteur reprend une conclusion de S. Reinach : “la serrure de la mythologie gauloise est impossible à ouvrir avec une clef romaine.” (Courcelle-Seneuil 1910, 89-90).
- Duval 1957, 33.
- Dans son article Origin and Transformation of a Celtic Divinity, P.F. Bober réfute l’hypothèse d’une origine orientale de Cernunnos (Bober 1951, 13-51).
- Duval 1957, 44.
- “… un dieu terrien, dispensateur de richesse, apte d’autre part à favoriser la multiplication des êtres vivants dans la nature” (Thévenot 1968, 149).
- Vertet 1987, 170.
- Charrière 1977, 49.
- Hatt 1989, 81.
- Cela se caractérise par des représentations de personnages âgés (pilier des Nautes), ou juvéniles (stèle de Vendœuvres).
- Deyts 1992, 42.
- Gassies 1907, 184-185.