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C’est quoi un vieux ? C’est qui une vieille ?
Manifeste pour une vieillesse sans fard : pop-up à destination des grandes personnes

par

et illustré par Timothé Bouflet

Introduction à un album en annexe de l’ouvrage illustré
par Timothé Bouflet et écrit par Agnès Pecolo et Frédérique Drillaud

Le Manifeste pour une vieillesse sans fard proposé est un plaidoyer pour une approche contemporaine inclusive des âges de la vie. Il vise à interroger les statuts prêtés à nos « vieux » et au lien intergénérationnel, particulièrement mis en exergue lors de la pandémie. En questionnant la stigmatisation, l’exclusion et la marginalisation d’une partie des citoyens autant que les articulations entre fractures et conflits, solidarité et complicité intergénérationnelles, la COVID-19 nous rappelle l’importance de nos liens aux autres et la nécessité de cesser les lectures caricaturales et artificielles des générations, de leurs enchaînements et de leurs interrelations.

Masques de survie et impensés violents, c’est par là que commença notre inclinaison pour un manifeste qui s’est construit autour d’une double racine, toujours située du côté des « moins que », des « sous » adultes : celle ancrée au tout début de la vie avec le souci des plus petits d’entre nous et celle à sa toute fin, du côté des plus vieux d’entre nous. Dimension existentielle et orientation intergénérationnelle nous ont réunies autour d’un ardent désir de parler des liens et de leur soin, au sein d’un album conçu pour « les grandes personnes ». Celui-ci s’ouvre sur un éclairage de la complémentarité et de l’interdépendance des cycles de vie, permettant de saisir combien vouloir dessiner les contours d’un « vieux » est sans issue. Il raconte ensuite l’importance de penser nos ressemblances plus que nos différences en pointant les parallèles, les symétries et les échos que l’on peut trouver entre les différents âges de la vie, plus spécifiquement aux deux bouts de l’échelle de la vie. Le manifeste se referme enfin sur la question de la mort posée comme un effet-miroir sur la vie, comme une rupture qui fait lien. Au fil de sa conception, le crayon d’un artiste a habillé les mots de deux chercheuses. Ses illustrations parlent à leur manière du temps qui passe… Cet album à trois voix prône une conception de la vie inclusive et relationnelle, un compagnonnage sur le chemin de nos vies, respectueux de chacun, quel que soit son âge. La transmission est au cœur de cet album élaboré, critiqué, nuancé, dessiné grâce au concours de trois générations. Il est le résultat d’une véritable conversation intergénérationnelle, enrichie par une triple temporalité au sein d’une contemporanéité commune.

Une pandémie révélatrice d’exclusion

Le 1er décembre 2019, le patient zéro de ce que l’on nomme mille fois par jour, la COVID-19, est identifié dans la province du Hubei, en Chine centrale.

Et parce que les plus âgés en meurent, très vite on les isole. Et parce que la jeunesse fait n’importe quoi, très vite on la tacle, avant de se raviser pour la plaindre. Après les accusations – c’est la faute aux vieux qui ont bien assez vécu et qui néanmoins exigent que l’on s’enferme, c’est la faute aux jeunes qui ont osé faire la fête malgré le danger, en toute inconscience – viendra l’heure de la complainte des vulnérabilités physiques et morales, des précarités sociales et économiques, conjuguées sous l’œil des médias. Nombre de reportages nous diront alors combien cela n’est pas drôle d’être condamnés à vivre seuls et enfermés en « chausson-pyjama » à 20 ans comme à 80 ans. On amalgame bien sûr, on oublie comme d’habitude que jeunesse et vieillesse ne sont que des mots. L’hétérogénéité et les inégalités sont flagrantes dans le vécu d’un confinement, selon que l’on soit coincé dans 20 m² ou en résidence secondaire au bord de l’eau. Les adultes et les enfants, pourtant privés de sorties eux aussi, passent un peu à la trappe de l’ « alerte isolement » pour représenter l’étouffement d’une exiguïté, étincelle de toutes les violences. On évoquera leur mal-être par le biais des lourdeurs de l’apprentissage et du travail collectif à la maison. Et que dire de la naissance ? Comment faire connaissance avec ses proches déformés dans un monde masqué ? Demi-visage sans sourire qui étouffe les baisers. Et que dire de mourir ? Comment accompagner son proche lorsque les visites en institution sont limitées ou tout simplement interdites ?

Et puis il y a l’association, limpide, de toutes ces misères à cette « saleté de virus ». Comme si tout allait bien avant, la COVID-19 a bon dos, omettant qu’elle ne fait que crier ce qui pêchait déjà, qu’exacerber les lacunes – des services et politiques publics, des statuts prêtés à nos vieux et à nos jeunes –. Elle intensifie les difficultés de ceux qui n’ont plus d’ailes pour les protéger, car déjà partis du nid, de ceux qui n’ont plus d’ailes pour voler, car usées par le temps. Ce sont toujours les plus fragiles qui payent le plus lourd tribut des crises sanitaires, sociales ou économiques. Et plus une personne est vulnérable, plus fortes sont nos obligations à son égard, qu’elle soit nourrisson ou vieillard, qu’elle ait la vie devant elle ou derrière elle, le présent exige d’être vécu.

Enfin, il y a ce ton, cette façon de s’adresser aux jeunes comme aux vieux sur un mode infantilisant. N’est-ce pas détestable de les prendre pour ce qu’ils ne sont plus ? Des enfants ?

Les ravages d’une pandémie interrogent moins le compte des morts que la stigmatisation et la marginalisation d’une partie des citoyens qu’elle entraîne. Hier, il y a 40 ans, le SIDA discriminait les homosexuels (la « peste gay »), aujourd’hui la COVID-19 réprimande à la lumière d’un âgisme regrettable. Mais malgré les discours médiatiques veillant à pointer du doigt des relents égoïstes, la solidarité domine dans les faits comme souvent, et notamment au sein d’une jeunesse soucieuse de ses grands-parents et respectueuse des gestes barrières. Classiquement, à fractures et conflits intergénérationnels de papier, répondent soutien et complicité intergénérationnelle de famille. Une fois de plus, les clivages sont moins générationnels que sociaux et territoriaux. Mais décidément, monter les âges les uns contre les autres est plus pratique en ce que cela évite d’interroger d’autres inégalités.

Finalement, la question n’est pas qui va ou qui fait le plus mal, mais ne sommes-nous pas tous mis à mal ? Et la réponse n’est pas l’exclusion de certains et la dénonciation d’autres, mais l’entraide et l’inclusion. Cette crise nous interpelle tous sur le sens de la vie et de la mort, sur l’importance de nos liens aux autres dans l’abord de l’une comme de l’autre. Mourir seul, est-ce admissible ? Vivre isolé n’est-ce point intolérable ? Être privés de lien social, au nom de la lutte contre la mort, c’est acter la mort sociale d’un fragment de vie qui s’évapore et que l’on ne pourra jamais rattraper, car après, on sera mort, car après, on sera adulte. Prendre soin de ces bouts de vie qui restent au sénile, comprendre le juvénile sidéré dont la vie s’est figée, sont des signes essentiels d’humanité.

Des liens intergénérationnels à repenser

Avec la COVID-19, nous touchons du doigt un évènement historique qui sera générationnellement rattaché à la jeunesse d’aujourd’hui, supposée plus réceptive aux mouvances contemporaines, mais qui aura dans les faits, marqué toutes les générations en vie – soit potentiellement cinq générations. Telle une guerre, chacun la vit, mais différemment selon sa position dans le cycle de vie, selon son engagement idéologique (adhésion ou non aux théories conspirationnistes nourries par l’incertitude et l’angoisse). Ainsi, l’époque impacte à tout âge. Au cœur de l’histoire en train de se faire, que sait-on de l’avenir de cette génération déjà nommée « génération COVID » ? Notons qu’il y a peu, on la qualifiait de « génération Charlie », un diagnostic pas plus gai, symptôme d’une période manifestement chaotique. Mais que sait-on vraiment de son devenir ?

C’est dans la rétrospection que se fabrique une génération et non dans l’aveuglement d’un présent confus qui nous empêche d’en comprendre le sens et la direction. Le présent n’est pas historique, le présent est prosaïque. On a beau jeu de juger les égarements de nos aînés, une fois habillés de la fin de l’histoire. Il faut être suffisamment adulte (voire vieux) pour se retourner et voir ce qui a significativement marqué sa génération au point de lui attribuer un petit nom. Il est incroyablement actuel pourtant, de parler de jeunesse (voire d’enfance) en tant que génération et non en tant que jeunes… On confond l’effervescence d’un cycle de vie qui, pour se construire, vise depuis toujours à tuer ses aînés, et un corps sociohistorique situé qui fut jeune à un moment donné et porte les marques d’une certaine époque qui l’a façonné.

Nul besoin dès lors de juger la jeunesse du moment irresponsable, écervelée, dévoyée, en perdition, au regard de celle d’hier. Elle s’adapte tout simplement et adopte codes et traits d’un espace-temps particulier, cultivé par les adultes du moment. Elle navigue au mieux entre cette puissance générationnelle et l’empreinte culturelle de son milieu qui lui enjoignent toutes deux, des comportements brodés entre filiation et tribus, des attitudes sensiblement distinctes de celles de ses pères, mais aussi de ses pairs. Les millenials ne sont pas à appréhender comme les individus dépeints avec force de caricatures lors de publications aux accents artificiellement générationnels. Ils sont seulement nés à la jointure de deux siècles et ont été chargés, comme toute nouvelle génération, de réinventer le monde, au sein d’une ère mutante qui va les sculpter différemment des cohortes antérieures. On est en général l’homme de son temps, l’homme d’un seul temps.

Citons Alice Ferney dans son roman intitulé Les bourgeois, dans lequel elle dresse le portrait, au fil des générations, de la famille nommée Bourgeois (et par ailleurs bourgeoise et catholique), en nous penchant sur le cas d’Henry, le patriarche né en 1895. Voici l’exemple d’une de ses attitudes :

Le chagrin est une chose que l’on tait, ce que l’on ressent n’est pas un sujet de conversation. Telle était sa philosophie, son éducation, la marque en lui de son époque […]. Comme son milieu et sa génération, Henry n’envisageait pas le lien entre l’expression, la libération et la vitalité […]. Il avait idée que les mots en font toujours trop ou pas assez. La pudeur et le silence leur étaient supérieurs et toute chose n’était pas bonne à dire (Ferney, 2020, p. 153).

Nul besoin non plus de juger la vieillesse comme forcément dépassée, usée et réactionnaire ou les baby-boomers comme nécessairement dynamiques, riches et hédonistes. Revenons à notre héros Henry :

Si vieillir c’est devenir moins protagoniste et plus témoin, il observerait ces métamorphoses extérieures sans pratiquer de remaniements intérieurs. Mais il savait jouir des progrès. Une automobile ? Il ne passa pas à côté de cette facilité qui mettait fin aux temps immobiles, ouvrant l’air du mouvement et du bruit (ibid., p.94).

Certes, quelques-uns de nos « anciens » ne souffriront pas les changements, mais beaucoup d’autres pourront les tolérer et les observer avec bienveillance et d’autres encore y picorer voire les embrasser entièrement quoiqu’il en coûte, au risque de sombrer dans la pathétique course contre le vieillissement. On est en général l’homme de son corps, l’homme d’un seul corps.

Retenons que l’antériorité n’a pas plus de légitimité que la fougue du présent, mais elle amène l’épaisseur d’un passé vécu, d’une autre expérience (celle d’hier) et d’un autre regard (élargi par le temps), un regard complémentaire et non forcément rassis ou meilleur. Grandir et vieillir ensemble est précieux. Dernier détour du côté de la famille Bourgeois (très nombreuse puisqu’Henry aura dix enfants) :

Ainsi, ceux des bourgeois qui se déployaient ne prêtaient pas attention à ceux qui se courbaient […]. L’avenir les occupait, le passé n’existait pas encore parce que leur propre passé était minuscule […]. Combien de temps faut-il pour voir le temps ? Il faut avoir passé le sommet. Alors vient l’idée de se retourner. Lorsque le col est franchi, la perspective s’élargit en même temps que le regard gagne en puissance, il devient extraordinairement perçant et avisé (ibid., p. 34).

Ce sont ces regards sur le temps qui passe, à hauteur humaine, ces perceptions des cycles de vie du berceau à la tombe, ces lectures biaisées autant que camouflées et stéréotypées des rapports entre les âges et générations, qui ont allumé notre envie commune d’en parler. D’en parler à la terre du milieu, à ces adultes, fort d’être pour l’heure ceux pour qui le monde est conçu, ceux à qui l’on donne les manettes du pouvoir, ceux qui souvent se voilent la face, confrontés à des douleurs que l’on devine bien sûr, mais que l’on chasse au plus vite. Des douleurs telles que nos vieilles personnes que l’on arrache à leur chez elles : « Une part de lui collait à cette maison et allait se séparer de lui avec elle. Il serait amputé du corps de son passé » (ibid., p. 23).

Bonne lecture !

Merci à Alice Ferney et à notre illustrateur Timothé Bouflet. https://www.artstation.com/sybed

Bibliographie

  • Ferney Alice, 2020, Les Bourgeois, Paris, Actes Sud, Babel.
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    Pessac
    Chapitre de livre
    EAN html : 9791030010787
    ISBN html : 979-10-300-1078-7
    ISBN pdf : 979-10-300-1077-0
    Volume : 25
    ISSN : 2741-1818
    Code CLIL : 3385
    licence CC by SA

    Comment citer

    Agnès Pecolo, Frédérique Drillaud, « C’est quoi un vieux ? C’est qui une vieille ? Manifeste pour une vieillesse sans fard : pop-up à destination des grandes personnes », dans Maria Gabriela Dascalakis-Labreze, Camille Forthoffer, (dir.), Contemporanéité et hybridations des pratiques de la recherche, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 25, 2024, [en ligne] https://una-editions.fr/cest-quoi-un-vieux-cest-qui-une-vieille/ [consulté le 16/09/2024].
    doi.org/10.46608/primaluna25.9791030010787.18
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