* Extrait de : Gnomon, 64, 1992, 418-422.
Le livre de H.-U. von Freyberg est consacré à une question qui préoccupe depuis longtemps les spécialistes de l’Antiquité : comment les échanges de marchandises entre l’Italie et les provinces ont-ils évolué sous le Haut-Empire, et quelles ont été les causes et les conséquences de leur évolution ? Mais il entreprend de la traiter en économiste, et non point en historien ou en archéologue. S’aidant des conseils d’Antiquisants tels que Susan Treggiari (avec laquelle il a travaillé à l’Université de Stanford), il essaie de maîtriser toute la documentation disponible, avant de s’interroger sur la manière dont la théorie économique peut parvenir à en rendre compte. Son livre est donc à la fois “historique” et “économique”, et il adresse à ce propos un double avertissement. Aux historiens, il demande de comprendre que le détail l’intéresse moins qu’un cadre d’ensemble susceptible d’être interprété à la lumière des concepts économiques. Quant aux économistes, il les prie de ne pas se choquer qu’il applique ces concepts à l’Antiquité, car la théorie économique est suffisamment intemporelle et abstraite pour concerner toutes les époques de l’Histoire, si du moins on l’utilise à bon escient.
Peut-on parler d’investissements ou de croissance à propos du monde romain antique ? Le commerce y joue-t-il, à côté de l’activité agricole prédominante, un rôle suffisant pour qu’il vaille la peine d’en étudier l’évolution et les effets ? Von F. est soucieux d’éviter toute modernisation abusive ; mais, contre les thèses de A. H. M. Jones et de M. Finley, à son avis trop statiques et réductrices, il s’oriente vers celles de K. Hopkins ou, pour le vin, de A. Tchernia, qui accordent plus de place au commerce. Si le montant, même approximatif, des denrées transportées ou commercialisées n’est pas connu, le volume de celles qui passaient des provinces en Italie ou d’Italie dans les provinces n’était sûrement pas négligeable. Province par province, von F. dresse un rapide tableau des produits ainsi exportés. Il en conclut que la balance commerciale de l’Italie était déficitaire dès le début de l’Empire et que ce déficit commercial ne fit que s’aggraver par la suite.
Après deux paragraphes sur les droits de douanes et les prix des transports, qui, ni les uns ni les autres, ne lui semblent assez pesants pour faire obstacle au commerce, il entreprend d’interpréter cette évolution des transferts de marchandises.
À partir de la micro-économie, la théorie du commerce extérieur montre pourquoi des marchandises ou des services sont échangés entre deux régions ou pays. Les souhaits d’échange qui se correspondent d’une région à l’autre mettent en cause des différences de prix, de préférences des consommateurs, de qualité des produits. Les différences de prix résultent elles-mêmes de différences dans l’abondance et la productivité des facteurs de production ; certaines des régions de l’Empire, par exemple, étaient mieux pourvues en terres qu’en force de travail, tandis que c’était l’inverse pour d’autres. Selon von F., ces éléments expliquent que des échanges se soient développés entre l’Italie et les provinces ; mais ils ne suffisent pas à rendre compte de l’évolution de ces échanges et du déficit commercial de l’Italie.
C’est ainsi qu’intervient la théorie des transferts de capitaux, qui n’est pas en soi plus “vraie” que la précédente, mais que von F. tient pour plus adaptée aux situations romaines et au problème qu’il a posé. Même s’il n’existait à Rome ni monnaie fiduciaire ni monnaie scripturale, il ne faut pas minimiser à l’excès le rôle de la monnaie. Quelle en était la valeur métallique ? Sur ce point capital, de nouveau, von F. est amené à faire un choix : il se rallie aux thèses de Sture Bolin (1958), selon lequel le contenu métallique des pièces d’or et d’argent ne valait en gros que 75 % de leur cours officiel. Ces thèses, qui n’ont jusqu’ici convaincu que peu de numismates (surtout en ce qui concerne l’or), tiennent une place dans sa démonstration, car elles montrent que l’État romain avait intérêt à frapper de plus en plus de nouvelles pièces. D’autre part, l’économie des provinces, à mesure qu’elle se monétarisait, exigeait de plus en plus d’espèces. Celles-ci provenaient d’Italie, et, en dépit des apparences, ce déplacement de monnaie vers les provinces signifiait, pour celles-ci, une perte de pouvoir d’achat, il signifiait un transfert de capitaux des provinces vers l’Italie. De même pour les impôts et prélèvements, principalement payés par les provinces et (nouveau choix important de von F.) surtout payés en espèces. Le montant des dépenses civiles et militaires de l’État, qu’il s’efforce de chiffrer assez précisément, va lui aussi dans le même sens, ainsi que les transferts de capitaux privés. Bref, dès le début de l’Empire et jusqu’à l’époque des Sévères, tout concourait à assurer un continuel transfert de capitaux et de pouvoir d’achat, des provinces vers l’Italie. Dans la troisième partie de son livre, von F. veut montrer que ces transferts n’étaient pas sans influence sur la production et les échanges.
En situation de taux de change mobiles, ces transferts de capitaux aboutiraient à un ajustement des taux de change. Un tel ajustement est impossible à l’intérieur d’un seul et même État, qui ne possède qu’un système monétaire. Mais comme la balance des paiements doit nécessairement connaître un point d’équilibre, l’excédent des transferts de capitaux, influant sur les termes de l’échange commercial, est indirectement à l’origine du déficit commercial italien. Les prix italiens augmentent, ceux des provinces diminuent. Les provinces sont donc en mesure de produire, dans de meilleures conditions que l’Italie, des marchandises (agricoles ou manufacturières) qui constituaient auparavant les points forts de la balance commerciale de cette dernière. Enfin, von F. montre, par l’analyse économique, pourquoi ce gain de pouvoir d’achat se traduit paradoxalement par un déclin marqué de l’Italie, qui contraste de plus en plus avec la prospérité de certaines provinces. Et il insiste sur le fait que son argumentation resterait tout aussi valable s’il avait recours à une problématique keynesienne, au lieu de rester fidèle à la tradition marginaliste.
Il n’est certes pas le premier à vouloir appliquer à l’histoire ancienne les concepts et méthodes de l’analyse économique, mais il le fait avec une particulière cohérence. L’économiste E. Agliardi (Churchill College, Cambridge), que je remercie vivement, me dit que les outils économiques qu’il utilise ne sont pas nécessairement des plus sophistiqués, mais qu’ils sont correctement maîtrisés et tout à fait adaptés aux exigences spécifiques d’une telle analyse historique. Certains points précis, ajoute-t-elle, pourraient être discutés (par exemple, la manière dont il explique que les provinces se soient précisément mises à exporter les produits qu’auparavant exportait l’Italie, c’est-à-dire le vin, l’huile et la céramique) ; mais ces points ne sont pas au centre de l’argumentation de von F.
Quant aux contenus historiques, il faut d’abord remarquer qu’ayant travaillé avec des anglo-saxons et s’appuyant avant tout sur les œuvres de quelques éminents historiens britanniques (dont K. Hopkins, M. Crawford et P. Garnsey), von F. n’est pas toujours très au courant de la production “continentale” (sauf si elle a été publiée en anglais). Même certains articles ou ouvrages allemands lui échappent parce que ses informateurs anglo-saxons omettent de les citer ! Cette tendance à l’exclusivisme linguistique est grave dans certains domaines, importants pour son propos et où la bibliographie anglo-saxonne est pauvre.
Ce qu’il dit des mines d’Espagne et de l’agriculture reste vague et sans consistance, parce qu’il ne connaît ni l’œuvre de C. Domergue, ni la bibliographie italienne récente sur l’exploitation agricole et l’occupation des sols. En ce qui concerne la banque et la vie financière (dont je suis particulièrement à même de parler), la bibliographie, ancienne ou récente, est avant tout publiée en allemand (G. Billeter, A. Früchtl, L. Mitteis, A. Bürge) ou en français (R. Bogaert, qui a d’ailleurs aussi publié des articles en allemand, et moi-même) ; il ne l’utilise jamais, – ce qui est surprenant dans un livre consacré aux transferts de capitaux ! C’est d’autant plus regrettable que les transferts de capitaux privés, certes très difficiles à repérer et à chiffrer, ont selon moi plus d’importance qu’il ne le dit. Les économistes du XVIIIe siècle (R. Cantillon, par exemple, ou les physiocrates), qui étaient bien placés pour évaluer le poids économique et financier de l’aristocratie, lui accordaient une place tout à fait décisive. Et l’on observe, dans le monde romain, que les régions commercialement les plus prospères sont aussi celles qui possèdent le plus de sénateurs et de chevaliers.
Dans la plupart des domaines qui lui importaient au premier chef, von F. a pourtant su aller à l’essentiel et choisir les titres qui lui fournissaient des informations aisément exploitables, et en général de bonnes informations. C’est le cas pour le bilan des échanges commerciaux et pour les recettes et dépenses de l’État. Il a cherché à dominer une très ample matière, et, dans l’ensemble, il y est parvenu. Il a raison de prévenir l’historien que, dans son livre, le détail compte moins pour lui-même qu’en fonction de sa démonstration. Ne nous arrêtons donc ni à ces insuffisances bibliographiques ni à certaines affirmations très discutables (je ne pense pas du tout que, dès les règnes de Claude et de Néron, l’Empereur se mette à intervenir dans l’économie davantage qu’auparavant ; et il n’est pas sûr que l’autonomie des cités ait été aussi nettement réduite au cours des deux premiers siècles de notre ère).
Mais que penser de la thèse principale du livre ? Si elle est fondée, c’est une clé précieuse que von F. fournit aux historiens pour comprendre l’ensemble de l’économie du Haut-Empire.
Elle est très séduisante dans son principe. En effet, les différences de coût et de productivité ne suffisent pas à expliquer qu’une céramique africaine soit devenue plus avantageuse à Florence ou à Aquilée que l’arétine précédemment fabriquée en Italie. Les archéologues et historiens se heurtent depuis longtemps à cette difficulté, et ils s’efforcent de la contourner en parlant des exigences et des préférences culturelles des consommateurs. Cette stimulante explication par la demande est malheureusement presque toujours invérifiable. Car si nous connaissons la localisation des clientèles les plus importantes (les grandes villes et les armées), nous ne percevons les préférences des consommateurs que par les choix qu’ils opèrent. Sauf exception, nous ignorons de quelles exigences, culturelles ou non, résultent ces choix. Von F., lui, introduit un facteur incontestable, et sur lequel nous disposons d’une documentation relativement précise : les transferts de capitaux dus à l’État. Aussi la thèse principale de son livre mérite-t-elle un large débat, auquel j’essaierai de contribuer.
Elle vaut d’être précisée et davantage confrontée au détail des faits. Il ne faut ni qu’elle passe inaperçue, ni qu’elle reste à l’état de schéma abstrait et en quelque sorte intemporel (à l’intérieur des deux siècles et demi dont traite le livre).
Telle qu’elle est exposée dans le livre, elle présente en effet des défauts auxquels il faut remédier si l’on veut progresser dans la voie empruntée par von F. Le premier tient aux choix qu’il a effectués à l’intérieur même de la bibliographie d’histoire ancienne, et dont j’ai indiqué quelques-uns. Certains d’entre eux sont tout à fait raisonnables ; d’autres sont contestables. C’est le cas de son ralliement aux thèses de S. Bolin, que la plupart des spécialistes rejettent en ce qui concerne l’or. Les implications de ces choix doivent être précisées, et il est important que son argumentation en dépende le moins possible. Reste-t-elle valable si l’on refuse les conclusions de S. Bolin ? Il me semble que oui, mais ce serait à examiner en détail.
Le deuxième défaut est géographique. Si la situation économique de chaque région de l’Empire dépend avant tout des recettes qu’y fait l’État et des dépenses qu’il y engage, il est impossible de traiter globalement de toutes les provinces. Il faut, certes, tenir compte de toutes les provinces (au lieu de laisser de côté, comme le fait von F., la Bretagne, les provinces alpestres et danubiennes, les îles méditerranéennes et la Dacie), mais il faut les étudier séparément, ou du moins les répartir par catégories. Le cas des Germanies, qui reçoivent, du fait de l’armée, beaucoup d’argent de l’État, diffère grandement de celui de la vieille Afrique proconsulaire (si du moins l’on isole cette dernière des régions voisines). Est-ce que la balance commerciale de chacune des provinces correspond, d’après les maigres indices dont nous disposons, à ce qu’on est en mesure d’en attendre en fonction des transferts de capitaux ? Il me semble d’ailleurs que se pose le délicat problème de l’unité économique de l’Italie et de chacune des provinces : peut-on en parler, du point de vue “international” qui nous concerne ici, comme on parlerait des États modernes ?
Une autre objection est chronologique. Même si l’évolution de la balance commerciale est très difficile à déterminer (nous ne sommes bien renseignés que sur quelques produits, et qui comptaient pour peu de chose dans les dépenses des ménages), von F. a raison : la balance commerciale de l’Italie était déficitaire pendant la plus grande partie du Haut-Empire. Mais ce déficit ne paraît dater que des successeurs d’Auguste ; il n’est pas vraisemblable que le commerce italien ait été déficitaire dès les premières décennies du règne d’Auguste.
À ces objections, j’ajoute pour terminer deux questions. La première concerne les transferts de province à province. Sur le plan commercial, ils sont très loin d’être négligeables. Comment l’analyse économique de von F. permet-elle d’en rendre compte ? La seconde question a trait à l’approvisionnement en monnaie. Si S. Bolin a raison, les particuliers ne pouvaient pas apporter librement des lingots aux ateliers d’émission pour recevoir en échange des pièces de monnaie ; ils n’y auraient d’ailleurs eu aucun intérêt. L’État, pour répandre les pièces nouvellement frappées, n’avait donc recours qu’à ses propres dépenses, à des prêts accordés aux particuliers et à des remises de dettes fiscales ou autres, comme il y en a eu, par exemple, sous Hadrien et Marc-Aurèle. L’importance de ces prêts et de ces remises de dettes justifie-t-elle que von F. distingue, dans les transferts de capitaux provoqués par l’État, l’approvisionnement en monnaie et les dépenses de l’État ? La plus grande partie de l’approvisionnement en monnaie ne passe-t-elle pas par les dépenses de l’État ?
Le livre de von F. ne résout donc pas tous les problèmes. Mais c’est une tentative brillante et pertinente, qui mérite d’être prise très au sérieux et dont les historiens et archéologues doivent tenir le plus grand compte pour leurs recherches à venir, en mettant sérieusement à l’épreuve ses diverses hypothèses et conclusions, et en les enrichissant par des analyses plus précises.