* Extrait de : B. Théret, éd., La Monnaie dévoilée par ses crises, vol. 1, Crises monétaires d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Éditions de l’EHESS, 2007, 103-129.
Qu’appelle-t-on “crise” ? L’emploi du mot suppose de prendre quelques précautions, notamment dans le cas de l’Antiquité grecque ou romaine. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’une crise économique, financière ou monétaire ne présente pas du tout les mêmes caractéristiques à l’époque romaine et à notre époque. En écoutant des exposés et en lisant des textes sur les crises des XIXe-XXe siècles, on mesure à quel point les situations, les contextes et même la nature des crises sont différents.
En outre, depuis deux ou trois décennies, le mot “crise” n’a pas bonne presse dans les débats internes à l’histoire romaine. En matière économique et sociale, l’idée de crise est souvent critiquée et refusée, surtout en France. C’est une réaction contre certains courants marxistes qui étaient sans cesse à la recherche de la “crise du système esclavagiste”, – et qui, d’ailleurs, n’ont jamais été dominants dans notre discipline, sauf peut-être en Italie. C’est surtout une réaction contre une vision catastrophiste du IIIe siècle p.C. et de l’Antiquité tardive. Beaucoup trouvent la notion de crise trop globale. Ils estiment que parler de la “crise du IIIe siècle p.C.”, c’est supposer l’existence d’une longue période de déclin, de décomposition et de mutations multiples, qui aurait en même temps frappé tous les domaines de la vie sociale et économique, alors que, dans beaucoup de secteurs et de régions, il n’existe pas de preuves d’une situation aussi grave.
Si j’emploie le mot “crise”, c’est donc dans un sens extrêmement général de “dysfonctionnement”. Et, pour essayer d’éviter les assimilations hâtives, je m’efforcerai, dans chaque cas, de décrire, de façon très concrète, le détail des phénomènes.
Aux époques qui nous intéressent, disons entre le IIIe siècle a.C. et le début du IIIe siècle p.C., on observe différentes sortes de crises et de périodes de forte tension. Il y a évidemment des crises politiques et des guerres civiles. Il y a aussi des crises d’approvisionnement, et notamment d’approvisionnement en céréales. Ces crises d’approvisionnement ne se produisent pas au même moment dans toutes les régions de l’Empire, et elles sont particulièrement graves quand elles touchent la ville de Rome elle-même, à cause de l’importance de sa population. Mentionnons trois ou quatre exemples : en 74 a.C., l’édile Marcus Seius fut amené à organiser des ventes de blé à prix réduit ; en 19 a.C., le prix du blé était particulièrement cher à Rome1 ; en 32 p.C., le blé suscite de nouveau un fort mécontentement, mais Tacite, qui en parle2, ne le met nullement en rapport avec la crise financière de 33 ; en 41, sous Claude, une autre crise frumentaire se produisit3.
Il y a en outre des crises fiscales, des protestations devant l’impôt. Au début du règne de Tibère, c’est le cas en Achaïe et en Macédoine (15 p.C.), puis en Judée et en Syrie (17 p.C.4). À certaines périodes, on soupçonne encore des crises de la production agricole, par exemple à cause de la surproduction (surproduction du vin sous Domitien, à la fin du Ier siècle p.C.) ou par suite d’un manque de main d’œuvre paysanne (penuria colonorum au début du IIe siècle p.C., à l’époque de Pline le Jeune). Ces crises agricoles, il est vrai, sont moins clairement visibles dans les textes que d’autres types de crises (par exemple que les crises politiques), et les historiens modernes ne sont pas unanimes – loin de là – à en reconnaître l’existence. Quoi qu’il en soit, il est certain que les crises financières ou monétaires paraissent se produire de façon largement autonome par rapport à l’évolution de la production agricole, de la production manufacturière et du commerce. Est-ce seulement une apparence due aux hasards des documents disponibles ? Je ne le crois pas.
La documentation nous conduit à nous centrer sur les crises monétaires et financières italiennes, et surtout à Rome et dans l’Italie centro-méridionale. Mais il ne faudrait pas oublier que d’autres crises, par exemple d’endettement, se sont produites ailleurs, et pas nécessairement aux mêmes dates. À Rome et en Italie centrale, il y a eu une crise d’endettement en 193-192 a.C., mais Caton avait eu à faire face à une crise de ce genre en Sardaigne, en 198 a.C., alors qu’il en était le gouverneur5. Une autre se produisit en Étolie et en Thessalie en 173 a.C. Le gouverneur de la province, Ap. Claudius Pulcher, allégea les dettes et rééchelonna leurs échéances, en fixant pour les remboursements des versements annuels6. Les crises italiennes avaient une importance particulière, à cause de l’importance de la ville de Rome, de ses élites et du commerce assurant son approvisionnement. Mais elles ne frappaient pas nécessairement tout le tour de la Méditerranée.
En matière financière, on peut classer en trois catégories les crises qu’a connues l’époque romaine. Les deux premières, les crises des paiements et les crises d’endettement, étaient des dysfonctionnements dans les transactions privées. Les unes étaient d’abord des crises d’endettement, mais elles avaient vite de très fâcheuses conséquences sur les paiements. D’autres débutaient par un blocage des paiements, mais elles devenaient rapidement des crises d’endettement. Ou bien les deux phénomènes se manifestaient en même temps (il est souvent impossible de parvenir à une chronologie fine). Ni les unes ni les autres n’étaient directement causées par des difficultés financières et budgétaires des pouvoirs publics. Au contraire, on soupçonne en certains cas que l’insuffisance des dépenses de l’État avait contribué à les déclencher ou à les aggraver.
Ces crises d’endettement et des paiements n’atteignaient pas les fondements mêmes de la cité et de l’édifice social romain, mais elles étaient durement ressenties par les contemporains. Par l’analyse précise des dysfonctionnements et des remèdes mis en œuvre, de telles crises, même si leur gravité n’était que relative, peuvent nous permettre, il me semble, de comprendre la logique de la société considérée et le rôle joué par la monnaie. J’essaierai notamment de montrer que leurs caractéristiques confirment largement ce qui a été écrit dans La Monnaie souveraine7. Elles ont été fréquentes en Italie centro-méridionale et dans la ville de Rome, notamment au Ier siècle a.C. et au Ier siècle p.C. Il y en a eu une dans les années 91-81 a.C., une entre 64 et 62 a.C., une autre entre 49 et 46 a.C. et une encore en 33 p.C.8. Je ferai dans ce chapitre une étude détaillée de celle des années 64 à 62 a.C. et je donnerai des indications plus rapides sur celle des années 49-46 a.C.
La troisième catégorie est celle des grandes crises monétaires. On en dénombre essentiellement deux, celle de la deuxième guerre punique et celle des IIIe-IVe siècles p.C. Elles ont bouleversé de fond en comble le système monétaire. Dans leur déclenchement, les difficultés financières de l’État ont joué un rôle très important. Au chapitre suivant, J.-M. Carrié étudiera en détail la crise des IIIe-IVe siècles p.C. J’aborderai donc exclusivement ici celle de la deuxième guerre punique. On verra que, s’étant déroulée pendant les années les plus noires de la guerre contre Hannibal, elle a atteint les fondements mêmes de la cité et a profondément transformé la société romaine.
Habituellement, l’édit du préteur et les édits des gouverneurs de provinces énonçaient des règles de droit privé. Ces règles s’appliquaient à toutes les transactions financières, quels qu’en fussent les agents. Mais elles ne s’appliquaient pas indifféremment à tous les habitants de l’Empire ; les pérégrins (ceux qu’on appelait aussi les alliés sous la République) n’étaient pas nécessairement soumis aux mêmes règles que les citoyens romains. Prenons l’exemple de la crise d’endettement de 193-192 a.C. : comme les lois romaines sur le prêt à intérêt ne s’appliquaient pas aux alliés (c’est-à-dire aux hommes et femmes libres non citoyens romains d’Italie), des créances avaient été mises aux noms des alliés, nous dit Tite-Live9. Le détail de la manœuvre n’est pas facile à interpréter. Quoi qu’il en soit, elle permettait de tourner la réglementation romaine, même quand le débiteur et le vrai créancier étaient tous deux des Romains. Il fut décidé par une loi que désormais cette réglementation s’appliquerait aussi aux Latins et aux alliés.
En temps normal, les pouvoirs publics intervenaient très peu dans les affaires des financiers privés, sinon par le biais du fonctionnement habituel de la justice. Et, vu l’absence d’un bureau d’enregistrement des contrats, ils n’avaient sans doute pas le moyen de connaître le détail de toutes les dettes contractées. Lors des recensements, les citoyens déclaraient leurs dettes et leurs créances ; mais gardait-on la trace, dans les documents du cens, du détail de chaque prêt, avec le nom de l’autre contractant ? Une seule fois, nous voyons la cité ou l’Empire romain chercher à avoir une vision d’ensemble de toute une catégorie de dettes : en 192 a.C., dans le cadre de l’épisode que je viens d’évoquer. Pour y parvenir, la cité fit faire aux alliés des déclarations comportant l’ensemble des sommes qu’ils avaient prêtées à des Romains. Alors seulement, la cité se rendit compte de l’ampleur du mal.
Mais les crises d’endettement ou des paiements qui touchaient Rome, l’Italie ou les provinces étaient fréquentes. Même si, en temps ordinaire, les pouvoirs publics ne concevaient guère d’intervenir dans la vie financière, sauf pour fixer des garde-fous (qui n’étaient pas toujours appliqués), les temps extraordinaires venaient vite, et ils nécessitaient des interventions, étant donné les conséquences de telles crises. Ces conséquences pouvaient même être très indirectes, car le prêt à intérêt était lié à tous les aspects de la vie sociale. Selon Appien, par exemple, beaucoup de prêteurs à intérêt, en 133 a.C., étaient opposés à Tibérius Gracchus, parce que leurs créances étaient garanties par des hypothèques sur les terres publiques qu’il projetait de reprendre à leurs occupants10.
L’État disposait, selon moi, de cinq moyens pour remédier à une crise d’endettement, qui ont tous été utilisés à un moment ou à un autre, et qui correspondent à des options politiques différentes :
- le pur et simple refus de tout aménagement des dettes, assorti de la répression des éventuels soulèvements (c’est l’attitude de Cicéron en 63 a.C.) ;
- diverses mesures visant à faciliter le paiement des dettes sans abolir ni le capital ni les intérêts : par exemple diminution non rétroactive du taux d’intérêt et rééchelonnement des échéances des dettes, comme cela avait été fait, selon Tite-Live, en 348-347 a.C.11 ;
- le versement de fonds publics à titre de dons, de prêts gratuits ou de prêts à intérêts réduits ;
- l’attribution aux créanciers de certains biens des débiteurs ou l’organisation publique des ventes de patrimoines (la première mesure pouvant être plus favorable aux débiteurs que la seconde) ;
- l’abolition partielle ou totale des intérêts ou du capital des dettes (à Rome, l’abolition totale des dettes n’a jamais été décidée ; mais il y a eu des réductions d’intérêts et des abolitions partielles).
Les mesures financières de portée générale, prises en temps de crise, n’étaient appliquées que très temporairement. Quand César décida, pour remédier à la crise des paiements qui sévissait en 49, que personne ne devrait conserver plus de 60 000 sesterces en argent liquide, il souligna que cette loi n’était pas nouvelle, mais reprenait une autre loi déjà en application12. Lors de la crise de 33 p.C., Tibère remit lui-même en vigueur une loi de César, qui n’avait jamais été abrogée, mais était depuis longtemps tombée en désuétude, car, écrit Tacite, l’intérêt privé passe avant le bien public13. Et, par laxisme, on cessa très rapidement d’appliquer les mesures prises par le sénat en 33 p.C.
Remarquons enfin que ces crises des paiements et d’endettement n’interviennent pas à la suite d’un changement de définition de la monnaie, et ne paraissent pas non plus avoir directement provoqué de changement de définition. Pour régler une crise d’endettement, par exemple avec des objectifs sociaux, les pouvoirs publics n’avaient certes aucune raison d’exclure par principe une manipulation monétaire. Dans la crise très complexe du début du Ier siècle a.C. (entre 91 et 81 a.C.), il y a eu un nouveau changement de définition de l’as, devenu désormais semi-oncial. Certains ont interprété ce changement comme une mesure en faveur des débiteurs. S’ils avaient raison (ce qui n’est pas du tout acquis), il s’agirait là d’un cas exceptionnel. De manière générale, pour régler ces crises de paiements et d’endettement, les pouvoirs publics, plutôt que de se livrer à des manipulations monétaires, mettaient en circulation davantage de monnaies, soit temporairement (comme dans le cas des prêts accordés par Tibère en 33 p.C.), soit à titre définitif (quand des émissions plus nombreuses étaient frappées, quand l’État dépensait davantage ou faisait remise d’arriérés d’impôts, comme ce fut le cas sous Hadrien et Marc Aurèle).
La conjuration de Catilina (64-62 a.C.) : le déroulement de la crise
On peut considérer que cette conjuration dura un an et demi – entre le milieu de 64 et le début de 62 a.C. – mais sa phase proprement insurrectionnelle ne dépassa pas quelques mois, entre octobre 63 et janvier 62. Cicéron, qui était consul en 63, ne cessa d’insister sur son extrême gravité, à l’époque même de la conjuration et, par la suite, jusqu’à la fin de sa vie ; il prétendait que les conjurés voulaient détruire complètement l’État romain. Une telle formulation est certainement excessive. Dans les quatre discours qu’il prononça au moment même des événements, au Sénat ou devant le peuple, et qu’il rédigea et publia par la suite (les Catilinaires), Cicéron dramatisait la situation à l’extrême pour mobiliser l’élite et l’opinion. Comme la répression de cette conjuration est devenue son grand titre de gloire, il en parla souvent dans d’autres œuvres et s’employa à en tirer le meilleur parti politique possible. Mais Salluste, pourtant peu favorable à Cicéron, insiste aussi sur la gravité de l’affaire14. Il a choisi d’en écrire l’histoire, ce qui prouve qu’il lui accordait une importance toute particulière ; et il l’appelait le bellum Catilinarium, la guerre de Catilina, la guerre civile de Catilina.
Si l’on s’en tient aux aspects sociaux et militaires les plus visibles, elle fut certainement moins sanglante que les guerres civiles des années 80 a.C. Mais elle conduisit à exécuter cinq importantes personnalités, dont un ancien consul qui exerçait en 63 la préture, Publius Cornélius Lentulus, et quelques milliers de Catiliniens périrent à Pistoia au début de 62 (entre 3 000 et 10 000 ?). Elle fut donc bien plus dramatique que la crise monétaire de 33 p.C., qui se déroula sans effusion de sang.
Catilina, sénateur de très ancienne famille, et ancien partisan convaincu de Sylla, avait exercé la préture. Il se présenta aux élections de juillet 64, pour le consulat de l’année 63, en même temps que Cicéron et que quelques autres. Vers le début de juin, il réunit une sorte d’état-major de campagne comprenant, selon Salluste15, au moins onze sénateurs, quatre chevaliers et “de nombreux notables des colonies et municipes”. Certains des sénateurs de ce groupe étaient de grands personnages : Publius Cornélius Lentulus, l’ancien consul de 71 chassé du Sénat en 70 a.C. et qui, par la suite, fut réélu préteur pour 63 ; et deux anciens candidats au consulat pour 65, qui avaient été élus, mais dont l’élection avait été cassée en vertu de lois sur la brigue électorale, Publius Autronius Paetus et Publius Cornélius Sylla (un neveu de l’ancien dictateur). D’autres membres de l’élite sénatoriale lui étaient favorables, mais sans s’engager autant. Le bruit courut par exemple que le fameux Crassus le soutenait discrètement (Crassus et Pompée, à cette date, étaient les deux hommes politiques les plus influents de Rome, et ils étaient bien entendu rivaux ; César n’avait pas encore l’influence qu’il acquit trois ou quatre ans plus tard ; il avait 36 ans et c’était une étoile montante. Pompée, lui, en 64, guerroyait en Méditerranée orientale contre Mithridate, et ne revint à Rome qu’après la fin de la conjuration, à la fin de l’année 62).
Si l’on en croit Salluste, Catilina insista, auprès de ce groupe de partisans convaincus, sur le contraste entre, d’une part, leur propre pauvreté et leur endettement, et d’autre part, la richesse et la morgue de l’oligarchie au pouvoir (les pauci potentes), qui, du fait de ses charges politiques, profitait toujours de l’argent versé en tribut par les souverains étrangers ou, à titre d’impôt, par les ressortissants de Rome16. Il leur promit des tabulae novae, c’est-à-dire l’abolition des dettes. En même temps, il leur parla déjà de prise du pouvoir, de proscription des adversaires, de butin tiré de la guerre. Si l’on en croit Salluste, Catilina semblait donc, dès juin 64, préparer une insurrection, tout en se présentant aux élections ; mais cela, il ne le disait évidemment pas en public aux électeurs.
Il y a des discussions sur la signification de tabulae novae, expression qui, prise au pied de la lettre, désigne l’établissement de nouveaux registres financiers ou de nouvelles reconnaissances de dettes. C’est un slogan concernant l’abolition complète des dettes résultant de prêts d’argent (et seulement de ces dettes-là ; le paiement des loyers, par exemple, n’est pas aboli par de telles tabulae novae). Très populaire dans la plèbe de Rome, il rencontrait évidemment une très forte hostilité chez les prêteurs d’argent et tous les créanciers. Cette abolition des dettes pouvait être obtenue par le vote d’une loi. Une telle loi, si Catilina avait été élu et l’avait fait voter, aurait-elle aboli aussi, pour l’avenir, le prêt à intérêt ? Je ne le pense pas. C’était une manière de remettre les compteurs à zéro, de régler une situation devenue insupportable. Le slogan fut utilisé à plusieurs reprises à la fin de la République (par exemple par Marcus Caelius Rufus en 48 a.C.). Mais jamais de telles tabulae novae ne furent instituées à Rome. Cependant, en 86 a.C., les trois quarts des dettes furent abolis, ce qui était très proche d’une abolition totale.
En 64 a.C., une partie de la plèbe urbaine de Rome (c’est-à-dire le peuple libre de la ville, en partie constitué, certes, de clients plus ou moins parasites de grandes familles, mais aussi de petits boutiquiers, d’ouvriers et d’artisans) était très endettée. Des troubles éclatèrent. Il fallut dissoudre des associations de la plèbe et interdire les cultes des carrefours, et Catilina se présenta aux élections pour le consulat de 63, en tant que champion des endettés, des débiteurs.
Mais il fut battu aux élections. Cicéron, qui était résolument hostile à toute forme d’abolition des dettes, devint consul pour l’année 63, avec un certain Caius Antonius. La première moitié de 63 fut marquée par divers épisodes politiques sur lesquels il est inutile de s’étendre ici, et notamment par un projet de loi agraire auquel Cicéron s’opposa avec succès. Une loi agraire de ce type visait, non pas à redistribuer des terres privées, mais à attribuer gratuitement à des pauvres, notamment des pauvres de la plèbe urbaine, des terres appartenant à l’État (et qui lui apportaient des revenus plus ou moins importants). L’endettement semble s’être également aggravé en 63. Catilina se présenta de nouveau aux élections pour le consulat de l’année 62, et réclama des tabulae novae, ainsi qu’une réforme agraire.
Il fut de nouveau battu aux élections en octobre 63, et passa alors à l’action violente. Le bruit courut qu’il voulait assassiner le consul Cicéron et mettre le feu à la ville de Rome. En outre, les conjurés avaient de nombreux partisans, nous disent Cicéron et Salluste. Certains se trouvaient parmi la plèbe de Rome, d’autres parmi les jeunes gens de l’élite sénatoriale. Ces “jeunes” étaient sous le contrôle légal de leurs pères, en vertu de la patria potestas romaine, mais, en tant que groupe, cette jeunesse dorée exerçait une influence et contribuait à l’atmosphère surchauffée de la ville. Les tensions étaient telles qu’Appien cite le cas d’un “jeune” sénateur qui fut tué par son père parce qu’il était favorable à la conjuration.
Les partisans des conjurés étaient également nombreux parmi les “colons” de Sylla. En 82-79 a.C., après sa victoire dans la guerre civile, Sylla avait installé sur des terres un nombre important de ses anciens soldats, de ses vétérans. Appien donne l’énorme chiffre de 120 000 anciens soldats ainsi installés ; on pense en général à 23 légions, c’est-à-dire entre 80 000 et 100 000 hommes. C’est déjà un très gros total, si l’on songe qu’au cens de 70 a.C. il y avait environ 900 000 citoyens romains en tout. Cela signifie que 10 % des citoyens romains avaient reçu des terres de Sylla, des terres qui, par suite de la guerre civile, avaient été confisquées à leurs anciens propriétaires. Certaines de ces “colonies” et de ces distributions individuelles de Sylla se situaient tout près de Rome, par exemple à Bovillae et à Tusculum, d’autres en Étrurie (à Arezzo et Fiesole, notamment) ou en Campanie (à Pompéi17).
Les milieux populaires mécontents de la ville ne se trouvaient pas toujours d’accord avec les milieux populaires des campagnes. En 100 a.C., par exemple, il y eut de véritables batailles rangées entre les plébéiens de la ville et ceux de la campagne qui étaient venus à Rome pour participer aux assemblées et voter18. Mais, en 63, on constate un accord entre la plèbe urbaine et ces milieux de petits propriétaires paysans, notamment pour revendiquer l’abolition des dettes.
Cicéron fut mis au courant des projets de Catilina par une dénonciation et il en avertit le Sénat, mais sans obtenir de décision (23 septembre). Un mois plus tard, avec l’aide de Crassus qui, à partir de ce moment, ne ménagea plus Catilina, il obtint que le Sénat proclamât la ville en état de sédition (21 octobre) et votât le “sénatus-consulte ultime”. Par ce sénatus-consulte, le Sénat instituait l’état d’urgence et donnait aux consuls des pouvoirs exceptionnels à l’intérieur de Rome et en Italie. Vers cette même date, les vétérans de Fiesole, une des colonies de Sylla, prirent les armes. Cicéron envoya des sénateurs de confiance dans divers endroits de l’Italie et y fit préparer des troupes fidèles. À Rome, les manœuvres et l’inquiétude s’amplifiaient. C’est à cette époque que les paiements se bloquèrent complètement. Les conjurés avaient le projet d’assassiner le consul, mais n’y réussirent pas. Par un discours très violent au Sénat, dont faisait partie Catilina, Cicéron détermina ce dernier à quitter la ville. Il rejoignit en Toscane ses partisans insurgés (8 novembre), ce qui rendait plus facile la répression de la conjuration à Rome même. Catilina fut déclaré ennemi public par le Sénat.
La circulation monétaire s’était comme figée par suite de la crise d’endettement et de la conjoncture politique19. C’était ce que les Latins appelaient l’inopia nummorum, le manque de monnaies. Conscient de la chose, Cicéron interdit le transport de métaux précieux (or et argent) hors d’Italie, et peut-être même leur transport d’une province à une autre20. Certains créanciers l’aidèrent en accordant à leurs débiteurs un moratoire de fait. Ce fut le cas d’un certain Quintus Considius, un sénateur ou un chevalier, qui ne chercha même plus à encaisser les intérêts de ses prêts. Si l’on en croit le chiffre fourni par Valère Maxime, il était créancier de sommes énormes, 15 millions de sesterces en tout21. Si l’on veut avoir une idée de l’importance de la somme, on peut poser que le sesterce valait en gros un euro actuel. Il faut donc penser à quelque chose comme 15 ou 20 millions d’euros. Il n’est pas sûr que cet argent lui ait appartenu dans sa totalité ; il s’agissait probablement d’un intermédiaire de crédit à qui l’on confiait des sommes à placer. Un sénatus-consulte fut pris pour le remercier de son attitude.
Après le mois de novembre, il faut signaler deux événements essentiels. L’un concernait une délégation d’Allobroges qui se trouvait alors à Rome. Eux aussi très endettés (“accablés sous le poids de leurs dettes publiques et privées”22), ils venaient chercher un recours contre la cupidité des gouverneurs de la province de Gaule Transalpine (qui correspondait, très approximativement, aux actuelles régions Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes). Ils se plaignaient que le Sénat leur refusait toute aide. Les conjurés leur firent des avances, qu’ils dénoncèrent au consul Cicéron après bien des hésitations. Celui-ci reçut ainsi des preuves utilisables des projets des Catiliniens, qui préparaient, semble-t-il, un incendie de la ville. Il fit arrêter cinq chefs catiliniens dont le préteur Lentulus qui fut destitué (3 décembre). L’exécution de citoyens romains – et de citoyens romains de cette importance – sans procès, et en vertu de l’état d’urgence, n’allait pas de soi, et César, par exemple, plaida au Sénat contre la peine de mort (il préconisait de les maintenir en résidence surveillée et de les juger après la défaite complète des troupes de Catilina). La mort fut toutefois décidée, et les cinq prisonniers furent exécutés le 5 décembre 63. D’autre part, Catilina et ses partisans furent vaincus et tués par l’armée régulière à Pistoia, en Toscane, au cours de la seconde quinzaine de janvier 62. Cet événement marque la fin de la “conjuration”.
Les causes sociales de la conjuration
Ce mouvement insurrectionnel a son origine dans l’endettement de plusieurs milieux sociaux : les anciens soldats de Sylla devenus petits ou moyens propriétaires de terres, la plèbe de Rome (boutiquiers, artisans, etc.) et une partie de l’élite sénatoriale. Cicéron a écrit que jamais en Italie il n’y avait eu autant de dettes que sous son consulat. À plusieurs reprises, il lie explicitement l’existence de la conjuration à la crise d’endettement. Quand Catilina quitte Rome, par exemple, il s’écrie : “Mais quels hommes il a laissés derrière lui ! et quelles dettes à ceux-là ! et quelle influence ! et quels noms !”23. Et, un peu plus loin, il déclare : “Ni à Rome, ni dans aucun coin de toute l’Italie, il ne s’est trouvé un seul homme accablé de dettes qu’il n’ait enrôlé dans cette incroyable association du crime”24. Salluste insiste également sans cesse sur l’endettement25. Comment expliquer cette situation ?
L’endettement d’une partie de l’élite
Les grandes crises d’endettement, comme celle de 64-63, paraissent survenir à chaque fois que l’élite sénatoriale, ou du moins une partie de cette élite, est endettée elle aussi. Il y a vraisemblablement un endettement chronique de la plèbe urbaine et d’un certain nombre de paysans pauvres ou modestes, endettement qui ne devient politiquement dramatique que quand s’y ajoute celui de l’élite. Les sénateurs endettés avaient un patrimoine de terres, de bestiaux, d’esclaves, de maisons et d’objets précieux, et, s’ils ne vendaient pas une fraction de ces biens, ils ne pouvaient rembourser leurs créanciers. En 63, certains d’entre eux, dont Catilina, ne se résolvaient pas à se défaire d’une partie de leur patrimoine ; ils refusaient même, d’un point de vue politique, de s’en défaire, parce que sur ce patrimoine étaient fondés leur dignité et leur rang. Salluste prête à Catilina les phrases suivantes, qu’il aurait écrites dans une lettre (mais, comme on sait, les historiens antiques réécrivaient les lettres et discours qu’ils prêtaient aux héros de leurs œuvres).
“Dans l’impossibilité de tenir mon rang, j’ai pris publiquement en mains, selon mon habitude, la défense des malheureux, non que je ne pusse, par la vente de mes biens, payer mes dettes personnelles (et, quant aux dettes des autres, la générosité d’Aurelia Orestilla [épouse de Catilina] eût mis à ma disposition ses ressources et celles de sa fille, afin de les acquitter) ; mais je voyais comblés d’honneurs des hommes qui n’y avaient aucun droit, tandis que je me sentais tenu à l’écart sur d’injustes soupçons. C’est à ce titre que j’ai conçu l’espoir et formé le dessein, que ma situation justifie amplement, de sauver ce qui me reste de dignité”26.
Quant aux autres riches endettés qui auraient accepté de vendre, dès lors qu’ils cherchaient à le faire, le prix des terres se mettait à baisser21.
Sur le plan individuel l’endettement des sénateurs s’explique parfois par les aléas de leur carrière. Comme la position dans l’élite est en partie conditionnée par les élections dans lesquelles, certes, la “noblesse” de la famille comptait beaucoup, mais à côté d’autres facteurs, un patricien comme Catilina, s’il était battu aux élections prétoriennes ou consulaires, perdait l’occasion de rentrer dans ses fonds, de se refaire une fortune mise à mal par les débuts de sa carrière politique. Si, à chaque stade de la vie publique de cette élite les gains privés et les gains politiques s’enchevêtraient et se complétaient, il semble qu’on puisse, en schématisant énormément, constater l’existence fréquente de trois phases successives : un enrichissement privé, d’abord ; un endettement dû à la carrière politique, et surtout aux campagnes électorales pour les magistratures supérieures, préture et consulat ; enfin, en cas de succès, un nouvel enrichissement, mais plus directement lié aux gains politiques de toutes sortes. Le cas le plus flagrant et le plus extrême est celui de César, qui, après sa préture, avait, paraît-il, 25 millions de sesterces de dettes (c’est-à-dire un montant de dettes plus important que le patrimoine d’une grande partie des sénateurs, entre 25 et 30 millions d’euros actuels), et qui acquit par la suite la plus grosse fortune de l’Empire, ou une des plus grosses. Mais il n’est pas le seul exemple d’un tel schéma. Sylla avait fait entrer au Sénat beaucoup de sénateurs nouveaux, et par la suite le cens de 70 en élimina plusieurs dizaines ; il y eut ainsi, en y ajoutant les battus des élections, un noyau de sénateurs ruinés et aigris qui furent au centre de la conjuration.
Catilina et ses partisans demandaient donc une abolition des dettes, à laquelle le consul Cicéron et la majorité des sénateurs se sont refusés. Des années après, dans son De officiis “Traité des Devoirs”, écrit en 44-43, Cicéron justifie de nouveau le caractère radical de sa politique face à l’endettement :
“Que signifie l’établissement de nouveaux comptes de dettes, sinon que tu achètes une terre avec mon argent, que cette terre, c’est toi qui l’as, et que moi, je n’ai pas mon argent ? C’est pourquoi il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de dettes, ce qui peut nuire à l’État. On peut l’éviter par bien des moyens, mais, s’il y a des dettes, pas de telle façon que les riches perdent leurs biens et que les débiteurs acquièrent le bien d’autrui. Rien en effet ne maintient avec plus de force l’État que la bonne foi (nec enim ulla res vehementius rem publicam continet quam fides), qui ne peut exister s’il n’y a pas nécessité de payer ses dettes. Jamais on n’a agi avec plus de force pour ne pas les payer que sous mon consulat. La chose fut tentée par des hommes de toute espèce et de tout rang, les armes à la main, et en installant des camps. Mais je leur ai résisté de telle manière que ce mal tout entier fut éliminé de l’État (de re publica). Jamais il n’y eut davantage de dettes, et jamais elles ne furent mieux et plus facilement acquittées. En réalité, une fois supprimé l’espoir d’escroquer, la nécessité de payer s’ensuivit27.”
Le passage est suivi de deux phrases violentes dirigées contre César (quoique ce dernier, entre 49 et 44 a.C., n’ait pas, à proprement parler, aboli les dettes, ou n’en ait aboli qu’une toute petite partie) : cela prouve que Cicéron avait pleinement conscience des différences existant entre sa politique face à l’endettement et celle de César.
La “colonisation” de Sylla
La fondation de cités appelées colonies, habitées par des pauvres, par exemple de la ville de Rome, auxquels des terres étaient distribuées, était tout à fait traditionnelle. Les distributions individuelles de terres, dites “assignations viritanes”, elles non plus, n’avaient rien d’original. Et ce n’était pas la première fois que d’anciens soldats quasi professionnels recevaient des terres. Cela s’était produit à la fin de la deuxième guerre punique (201-200 a.C.) ; et Marius l’avait fait entre 103 et 100 a.C. Ces distributions avaient souvent des résultats positifs, mais pas toujours. Dans le cas de Sylla, ce fut un échec, et il n’est pas facile de l’expliquer.
Souvent, les terres distribuées étaient arrachées à l’ennemi au moment de la conquête. Au contraire, à l’époque de Sylla (entre 82 et 79 a.C.), elles provenaient des exterminations et des proscriptions qui accompagnèrent la guerre civile et qui se traduisirent par des confiscations et des expropriations massives28. Les proscriptions étaient des exécutions sommaires légalisées ; il ne s’en produisit que deux fois : à l’époque de Sylla, en 82 a.C., puis après la mort de César, en 43 a.C. Ceux qui avaient le pouvoir publiaient une liste de privilégiés, sénateurs, chevaliers et autres notables, que n’importe qui pouvait tuer légalement et dont les biens étaient confisqués29. La répression ne frappa pas uniquement des particuliers, mais pouvait concerner aussi des cités entières, condamnées à recevoir des vétérans, dans le cadre de distributions individuelles ou de la fondation d’une colonie30.
La colonisation était parfois un échec parce que les colons revendaient rapidement leurs lots à de gros propriétaires. Pour éviter cela, Sylla avait déclaré les lots inaliénables ; mais, après son abdication (79 a.C.) et sa mort (78 a.C.), cette règle ne fut sans doute plus appliquée ; il y avait d’ailleurs probablement des moyens de la contourner. Certains de ces vétérans ont donc quitté leurs terres. Cicéron dit par exemple que, dans les années 60, il n’y avait plus beaucoup de propriétaires dans la colonie syllanienne de Préneste, non loin de Rome. Mais ceux qui restèrent là où ils avaient été installés demeurèrent fidèles à la mémoire du dictateur, comme le montre précisément l’histoire de la conjuration de Catilina, qui trouva dans certaines de ces colonies (surtout Arezzo et Fiesole) ses meilleurs appuis. Étant donné cette situation, les relations entre les colons et le voisinage devaient être très conflictuelles. Le problème des titres de propriété des anciens habitants qui n’avaient pas été tués se posa de façon aiguë. Et le comportement des vétérans (qui venaient en vainqueurs) a pu lui-même contribuer à l’échec de cette colonisation. La fondation d’une colonie était un événement fortement traumatisant pour le tissu social de toute une région (surtout quand cette région n’était pas de tradition latine et avait une culture et une langue propres, comme c’était le cas de l’Étrurie ou des cités osques du golfe de Naples).
Bien que bénéficiaires de ces lots de terre (dont nous ignorons la superficie dans le cas de la colonisation de Sylla), les vétérans n’étaient pas très riches. Le problème des dettes ne se posait pas pour eux de la même façon que pour Catilina ou Lentulus. Salluste a fait figurer dans son récit une lettre qu’il prête à Caius Manlius, un centurion qui commanda aux Catiliniens en Toscane31. Il n’y est pas question d’un patrimoine qu’on pourrait vendre, mais qu’on ne veut pas vendre ! Manlius insiste sur le fait que le patrimoine a déjà été totalement perdu en même temps que la réputation, et qu’ils cherchent à sauver, s’ils le peuvent encore, la liberté de leur corps. Le texte montre que si la servitude pour dettes (définitive et statutaire) était abolie en Italie, en tout cas pour les citoyens romains, il existait encore un travail forcé, provisoire, pour cause d’endettement, jusqu’à ce que le temps de travail compense les sommes d’argent dues. Cette procédure était-elle appliquée habituellement ? Ou bien cela dépendait-il de la personnalité du préteur (magistrat chargé de la justice, dont Manlius dénonce la cruauté) ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, la possibilité d’un tel travail forcé, conçu comme une atteinte à la liberté, même s’il ne se confondait pas du tout avec l’esclavage, existait légalement.
Dans l’évolution agricole de l’Italie, les effets économiques d’un certain nombre d’événements politiques sont aussi à prendre en considération :
- Après les destructions provoquées par la guerre des Alliés (91-89) et par la guerre civile, et après le calme relatif des années 70, la guerre servile de Spartacus (73-71) a sûrement causé d’autres destructions en de nombreux endroits d’Italie. Pendant les guerres, qu’elles fussent civiles ou extérieures, l’armée vivait en partie sur la population, et ce n’est pas sans conséquences pour celle-ci. En 43 a.C., par exemple, au cours des guerres civiles qui ont suivi la mort de César, Decimus Brutus, sur le point de soutenir un siège dans Modène, fit tuer et saler tout le bétail pour pourvoir à l’approvisionnement en viande. Et Antoine, parti de Brindisi pour l’attaquer, vida les magasins où étaient entreposées les réserves et massacra le bétail sur son chemin32.
- L’action des pirates (qui furent vaincus par Pompée en 67) a causé une baisse des activités commerciales à la fin des années 70 et au début des années 60. L’approvisionnement était très difficile à certains moments, et le prix des denrées, en particulier des céréales, subissait de fortes hausses.
- L’action de Mithridate en Asie Mineure, qui risquait de porter atteinte à la fois aux revenus de l’État et à ceux de citoyens qui y avaient des intérêts, causait une forte inquiétude. Dans son discours sur les pouvoirs de Pompée, en 66 a.C., Cicéron écrit à ce propos : “quand les forces ennemies sont à proximité, même en l’absence d’invasion véritable, les troupeaux sont abandonnés, la culture des terres désertée et les bateaux dorment dans le port”33. C’est au cours de l’été 63 que mourut Mithridate.
Les causes de la crise selon les auteurs anciens
Les auteurs anciens avaient conscience que, dans les crises, et notamment dans les crises d’endettement, peuvent entrer en jeu des facteurs indépendants de la volonté des agents, et qui, à nos yeux, sont économiques (mais le mot économie n’existe pas avec ce sens dans l’Antiquité). Ils ont, par exemple, pleinement conscience que de mauvaises récoltes agricoles peuvent avoir des conséquences sur le prix du blé, et donc produire une crise d’endettement. Les causes “économiques” de telles crises qu’ils individualisent le plus souvent sont soit de mauvaises récoltes, soit des destructions causées par les guerres (extérieures ou civiles), ainsi que le découragement et la crainte qu’elles produisent, soit des facteurs tenant aux comportements économiques de tel ou tel groupe social.
Les comportements économiques néfastes peuvent être ceux d’individus qui ont mal géré leurs affaires34. Il peut s’agir aussi de groupes sociaux, qui, de manière collective, n’ont pas eu les réactions adaptées dans leur métier ou dans la gestion de leurs patrimoines. Mentionnons à ce propos le passage où, parmi les conjurés de Catilina, Cicéron parle des anciens soldats de Sylla35. Ayant reçu des terres et grisés par leur victoire dans la guerre civile, ils ont, dit-il, été victimes d’une sorte de folie des grandeurs et ont voulu jouer aux grands fermiers, en bâtissant beaucoup et en achetant de nombreux esclaves. Ils se sont donc endettés dans leurs exploitations rurales auxquelles ils n’étaient pas habitués, et ne voyaient plus de salut que dans la conjuration.
Quant aux autres facteurs “économiques” des crises, Cicéron en parle ici et là dans d’autres œuvres36, mais jamais à propos de la conjuration de Catilina. Il en va de même chez Salluste et chez Appien. Ce qu’on lit sur la conjuration dans les textes antiques est dominé de façon écrasante par une vision politique de la crise : par l’idée que les causes de l’endettement sont à rechercher dans le milieu politique et sa gestion de l’argent public. Ce qui est mis en relief, ce sont les difficultés d’une partie de l’élite, et ces difficultés sont attribuées avant tout à une gestion anormale et injuste des ressources de l’État. Catilina, dans la réunion secrète de ses partisans en 64, n’incrimine aucunement une conjoncture qui aurait compromis la vente du vin, de l’huile ou des bestiaux produits dans les domaines des endettés, mais l’accaparement des richesses de l’État par une clique restreinte, à l’exclusion du reste de l’élite légitime de la cité. Si l’on reprend ce que dit Cicéron sur toutes les composantes de la conjuration37, on constate qu’à part des condamnations d’ordre purement moral (la conjuration réunit les parricides, les spécialistes de tous les mauvais coups, les joueurs, les débauchés, les adultères, etc.), et à part ce que j’ai cité sur la gestion agraire des colons de Sylla, ce sont des éléments politiques qui dominent : ceux qui veulent de nouveau provoquer une guerre civile pour profiter des confiscations qui s’ensuivront, ceux qui veulent faire main basse sur les ressources de l’État, etc.
Cette façon d’interpréter les événements et de leur trouver des causes résulte de la signification que ces auteurs antiques attribuent à la conjuration et, d’une manière générale, aux principaux épisodes de la vie politique romaine entre les Gracques (133 et 123 a.C.) et la victoire d’Auguste (en 31 a.C.). Pour Salluste surtout, mais pas seulement pour lui, la conjuration de Catilina est un des épisodes qui montrent le mieux le dérèglement de la politique et de la société romaines. Pour Salluste, Catilina est, d’une certaine manière, un modèle : parce qu’il recherche la gloire et la renommée, il est à la fois farouchement fier de ses origines patriciennes et désireux au plus haut point de montrer sa valeur personnelle. Ces valeurs auxquelles adhère Catilina sont positives aux yeux de Salluste. Mais elles sont dévoyées, à cause du goût de l’argent et du plaisir, goût qui se déchaîne sans faire aucun cas de la morale traditionnelle. Les conséquences en sont l’absence de scrupule, la corruption, la cupidité et l’amour du luxe38. L’amour même de la patrie, qui est certain chez Catilina, est détourné parce que, depuis la dictature de Sylla et sous l’influence de cette dictature, il brûle d’exercer un pouvoir absolu, un regnum. C’est cette “irrésistible envie de prendre le pouvoir” (lubido maxuma rei publicae capiundae39) qui le mène et qui se traduit par une action illégale, visant à détruire l’État. Pour cette raison, l’analyse du personnage même de Catilina et des ressorts de la conjuration est instructive sur le rôle de l’argent et de la monnaie, en rapport avec l’État et avec les équilibres sociaux.
Deux conceptions de l’argent
Cette analyse révèle deux logiques de l’argent et de l’enrichissement qui fonctionnent ensemble quoiqu’elles puissent paraître incompatibles, et qui en même temps s’affrontent, mais le plus souvent de façon indirecte. Ces deux logiques nous rappellent, me semble-t-il, ce que j’avais dit à propos du census dans La Monnaie souveraine. À travers la crise, qui a pu paraître très dangereuse, mais qui, en définitive, n’a pas compromis l’épanouissement de la domination romaine sur l’Italie et la Méditerranée, s’expriment deux types de valeurs.
D’une part, la richesse est un préalable ; on ne peut pas devenir sénateur ni même chevalier sans posséder un patrimoine (au moins en partie foncier). Ce patrimoine, qui n’est pas seulement matériel, qui est fait aussi de facteurs sociaux, culturels, etc., disons symboliques, peut être reçu par héritage, à la suite d’une succession. Il peut aussi résulter d’une accumulation d’argent et de l’acquisition de biens. De toute façon, il est nécessaire à l’entrée dans l’élite et au maintien dans l’élite. Celui qui perd ce patrimoine en est exclu. À l’époque de Catilina, cette optique davantage ploutocratique est défendue par Cicéron, qui lui-même est entré dans l’élite sénatoriale parce que ses grands-parents et ses parents avaient amassé le capital matériel et symbolique requis. Catilina est endetté, il ne peut plus tenir son rang ? Qu’il vende une partie de son patrimoine ! Cela signifie pour lui et ses descendants l’exclusion (au moins provisoire) de l’élite.
Mais, dans les biens symboliques requis, il n’y a pas seulement les relations et l’insertion dans un certain nombre de réseaux sociaux, il n’y a pas seulement le courage et la formation militaire, la culture, le style de vie. L’ancienneté, le prestige de l’hérédité font, eux aussi, partie du capital symbolique de l’élite. À côté du principe ploutocratique, il faut prendre en compte un principe aristocratique, au nom duquel Catilina se révolte contre l’État des années 60. Selon Appien, au nom de ce principe héréditaire, il qualifiait Cicéron d’“homme nouveau” (à juste titre, car un consul dont aucun ancêtre n’avait occupé une magistrature importante, une magistrature “curule”, était en effet appelé homo novus). Et il le traitait aussi de “locataire” (inquilinus), parce que Cicéron venait d’Arpinum, et n’était donc pas un vrai Romain comme l’étaient les patriciens.
À ces deux séries de valeurs correspondent deux conceptions de l’argent. Dans un cas, il est naturel que l’argent soit gagné par le biais d’activités privées (quelle que soit la nature de ces activités), en sorte qu’un sénateur qui n’a plus les revenus nécessaires ne peut que se retirer. Dans l’autre, la richesse est à la fois une récompense et une compensation que l’État garantit à ceux qui le servent, en leur assurant une prospérité proportionnelle à leur rang. Si Catilina, qui appartient à une lignée de patriciens, n’est pas assuré de conserver son patrimoine, qui garantit sa place dans la hiérarchie censitaire, alors c’est que l’État ne fonctionne plus comme il devrait fonctionner ; c’est qu’une coterie a mis la main sur l’État.
L’épisode se termine par la défaite de Catilina et par la victoire de Cicéron. Mais cela ne veut pas dire que la cité romaine ait définitivement choisi entre ces deux séries de valeurs. Elles continuent à exister parallèlement. Sous l’Empire, c’est l’empereur qui assure entre elles une régulation : certaines lignées de sénateurs lui demandent, au nom de leur passé et des services qu’elles ont rendus à Rome, de les aider financièrement, pour qu’elles ne quittent pas l’élite. L’empereur n’accepte pas toujours, mais cela lui arrive, et c’est un des gestes que le Sénat apprécie de la part d’un empereur.
Depuis que les familles patriciennes ont cessé de dominer exclusivement la cité romaine, c’est-à-dire, pour être très schématique, depuis le IVe siècle a.C., ces deux types de valeurs coexistent, et aucune des deux ne l’emporte définitivement sur l’autre. C’est pourquoi nous avons vu naguère que le census était à la fois fondé sur un inventaire des patrimoines et sur une prise en considération de la valeur et de la morale personnelles. Aucune de ces deux idéologies n’exclut ni la richesse, ni la valeur personnelle, ni le désir de gloire ; aucune des deux ne souhaite l’affaiblissement du Sénat et de l’aristocratie sénatoriale. Aucune des deux n’est incompatible, en pratique, avec l’existence de plusieurs types de revenus (les revenus tirés du patrimoine privé ; les revenus provenant de la vie politique ; les gains résultant de l’éloquence ou d’autres activités plus ou moins culturelles). Mais elles n’accordent pas le même poids aux lignées et à la mémoire civique de ces lignées ; elles ne se faisaient pas non plus la même conception des rapports entre Rome et les autres cités italiennes maintenant dotées de la citoyenneté romaine.
Y a-t-il eu pénurie de monnaie ?
Il est difficile aussi de comprendre pourquoi l’endettement s’est aggravé à ce point au cours des années 64 et 63, plutôt que quelques années avant ou après cette date. On a souvent pensé que les frappes monétaires de l’État étaient en cause et que ces années 60 subissaient le contrecoup d’émissions insuffisantes au cours de plusieurs décennies. J’ai été longtemps convaincu de cette idée. Il est très difficile de connaître le montant approximatif des monnaies mises en circulation chaque année ; il y a beaucoup de débats sur ce point entre numismates. Les coins ne frappent pas tous le même nombre de monnaies, très loin de là ; cependant, on peut parvenir à calculer une valeur moyenne. D’autre part, on ne sait pas combien de monnaies l’État refondait et refrappait avant de les remettre en circulation. Certains pensent qu’il les refrappait toutes, mais ce n’est guère vraisemblable. Un article récent40 s’est inscrit en faux contre l’idée d’une contraction du stock des monnaies mises en circulation à la fin du IIe siècle a.C. et au cours de la première moitié du Ier siècle, et il me paraît assez convaincant. Même si certaines années ont connu des émissions plus restreintes, le nombre des monnaies s’est presque continuellement accru à cette époque.
Il reste à se poser la question de l’éventuelle contraction du stock monétaire pratiquement disponible, et en particulier la question de la thésaurisation. La baisse du prix des terres, les problèmes de dettes et les troubles politiques devaient pousser certains à conserver l’argent chez eux, même alors qu’ils auraient pu payer leurs dettes ou leurs loyers. Il est significatif que César, en 49, ait interdit de conserver en argent liquide plus de 60 000 sesterces, tout en soulignant que cette loi n’était pas nouvelle, mais reprenait une autre loi déjà en vigueur41.
Il est question, dans l’article de Verboven, d’un autre facteur intéressant (mais dont l’importance est discutable). Les Italiens semblaient acheter davantage de marchandises en Méditerranée orientale qu’ils n’en vendaient dans ces mêmes régions, même si, du côté de la Grèce et de la Thrace, le vin de la côte Adriatique était très diffusé. Cela devait se traduire à certains moments par des flux monétaires vers la Méditerranée orientale, où d’ailleurs les Italiens prêtaient de l’argent, par exemple à des cités – flux monétaires qui revenaient vers l’Italie à titre d’impôts et de sommes extorquées. Or, les guerres contre Mithridate et l’action des pirates ont porté atteinte à ces flux commerciaux et monétaires. Après la défaite des pirates, en 67 a.C., il est certain que le commerce a pu reprendre avec plus d’intensité ; Verboven suppose donc que les flux monétaires qui se sont alors produits ont contribué, au bout de deux ou trois ans, à la pénurie de monnaies disponibles en Italie et au déclenchement de la crise catilinienne. D’où les mesures prises par Cicéron pour interdire dans les ports (à Pouzzoles) la sortie des métaux précieux.
La crise des années 49-47 a.C.
Une crise des paiements et une crise d’endettement un peu analogues se déclenchèrent quatorze plus tard, en 49 a.C., quand éclata la guerre civile entre César et Pompée. À cause de cette guerre, beaucoup de créanciers avaient besoin de rentrer dans leurs fonds. Mais les débiteurs n’étaient pas toujours en mesure de rembourser immédiatement. Ils ne parvenaient pas à vendre des biens immeubles (et, évidemment, ne le souhaitaient pas). Il était donc très difficile de trouver de l’argent. Et cette pénurie de numéraire produisait à son tour une baisse du prix des terres42.
L’attitude de César différa de celle de Cicéron. Comme il l’écrivit lui-même, il veilla à la fois “à faire disparaître ou à diminuer la crainte d’une annulation générale des dettes, suite presque constante des guerres et des troubles civils, et d’autre part à maintenir la réputation des débiteurs”43. À cette fin, il fit nommer des arbitres pour procéder à l’estimation des biens meubles et immeubles à leur valeur d’avant-guerre et pour donner ces biens en paiement aux créanciers. L’objectif était d’obliger les endettés à payer leurs dettes, mais en même temps d’éviter à la fois les ventes aux enchères privées, les procès et les condamnations. Les intérêts déjà payés pouvaient être déduits du capital à rembourser, jusqu’à concurrence d’un quart de ce dernier (ce qui correspondait à l’abolition d’une petite partie des dettes).
D’autre part, César fit venir du blé à Rome, il promit à la plèbe une distribution d’argent et il interdit à toute personne de posséder plus de 60 000 sesterces en liquide. Il mit la main sur le Trésor du Sénat et même sur les offrandes monnayables déposées dans les sanctuaires, à commencer par le temple de Jupiter Capitolin (il était chef de la religion romaine en tant que grand pontife) ; et les frais que représentait la guerre civile l’amenèrent à d’importantes frappes monétaires, en or et en argent.
En 48, la situation n’était pas meilleure malgré ces mesures (en admettant qu’elles aient toutes été prises dès 49). Le préteur Marcus Caelius Rufus, lui aussi partisan de César, prit un peu la suite de Catilina, quinze ans après, en critiquant son collègue, le préteur urbain Caius Trebonius, magistrat chargé du règlement judiciaire des problèmes de dettes et des évaluations de biens. Il proposa une loi qui revenait à abolir la moitié des dettes et à rééchelonner l’autre moitié. Devant l’opposition des autres magistrats, et notamment des consuls, il alla plus loin, et remplaça cette proposition par deux autres : l’une instituait un moratoire d’un an en faveur de tous les locataires, et l’autre abolissait toutes les dettes. Comme des troubles éclatèrent à Rome, le Sénat, acquis à César, n’hésita pas à destituer Marcus Caelius Rufus et à voter le sénatus-consulte ultime. M. Caelius Rufus s’enfuit de Rome, reçut l’aide des Pompéiens, et fut finalement tué dans le sud de l’Italie.
César fut rarement à Rome pendant ces années, occupé qu’il était à combattre les Pompéiens en Orient, en Espagne et en Afrique du Nord. En 47, en son absence, le problème des dettes n’était pas encore réglé, et le tribun de la plèbe Publius Cornelius Dolabella reprit le flambeau de la cause des débiteurs. Il reprit à son compte les propositions de loi de M. Caelius Rufus, et des troubles éclatèrent à Rome. Le Sénat vota de nouveau le sénatus-consulte ultime, et Marc Antoine, “maître de la cavalerie” (il assurait l’intérim du dictateur César à Rome) réprima l’émeute, dans laquelle, semble-t-il, huit cents personnes furent tuées. Dolabella, lui, survécut. De retour d’Orient, César ne rompit ni avec Marc Antoine ni avec Dolabella. Il s’en tint à sa via media entre les positions extrêmes. Ainsi, il décida un moratoire d’un an sur les loyers, mais seulement pour les plus bas. La chronologie des actions de M. Caelius Rufus et de Dolabella est bien connue, mais celle des mesures prises par César est plus difficile à établir de manière sûre ; certaines doivent dater du début de la guerre civile (49 a.C.), et d’autres n’ont au contraire été décidées qu’après les troubles de 48 et de 47 a.C.
La deuxième guerre punique (218-202 a.C.)
Pour étudier les difficultés budgétaires et financières de la cité dans leurs rapports avec l’évolution numismatique et monétaire, la deuxième guerre punique (c’est-à-dire la deuxième des trois guerres qui ont opposé Rome aux Carthaginois) est particulièrement instructive. Mes conclusions s’appuient sur les travaux des principaux numismates spécialistes de la période44.
Vers le milieu du IIIe siècle a.C., l’étalon monétaire était l’as libral (pesant une livre romaine, soit environ 324 g) frappé en bronze. D’après la presque totalité des numismates actuels, le denier n’existait pas encore à cette date. Mais il y avait déjà eu des émissions d’argent, en particulier celles des didrachmes romano-campaniens, dont les plus anciens remontent probablement à la fin du IVe siècle. Quand la deuxième guerre punique se termine en 202 a.C., le système monétaire s’est complètement modifié.
Au début de la guerre, en 218, l’étalon monétaire de bronze était, si l’on en croit P. Marchetti, un as semi-libral (égal au poids de la moitié d’une livre romaine). En 202, c’est l’as oncial qui est en vigueur, c’est-à-dire un étalon de bronze égal à un douzième de livre (environ 27 g). Selon M. H. Crawford, en revanche, l’as était encore libral en 218 et n’est devenu semi-libral que l’année suivante. Les as onciaux ne sont apparus, selon lui, qu’après la fin de la guerre. Que l’on choisisse l’une ou l’autre de ces deux chronologies, l’as a donc perdu, entre le début et la fin de la guerre, cinq sixièmes de son poids. Cette chute semble s’être faite par paliers très rapprochés dans le temps. P. Marchetti date de l’année 217 l’étalon trientaire (égal à un tiers de livre). Puis l’on passerait, selon lui, en 216 à l’étalon quadrantaire, à la fin de 215 ou au début de 214 a.C. à l’étalon sextantaire (2 onces, ou un sixième de livre, environ 54 g) et enfin, en 211, à l’as oncial.
Avant la guerre, des monnaies d’argent étaient frappées, les quadrigats, qui, dès les premières années de la guerre, subirent une perte de poids et de titre. Pour les remplacer, probablement au début de 214, on frappa, en même temps que l’as sextantaire, deux séries de monnaies d’argent : d’une part, le denier de 10 as qui au tout début pesait environ 4,50 g, et ses sous-multiples, le quinaire et le sesterce ; d’autre part, le victoriat de 8 as qui pesait les trois quarts du poids du denier et n’avait pas un aussi bon titre d’argent (entre 75 % et 95 %, alors que le titre du denier était très élevé). Enfin, furent frappées des pièces d’or, de 60, 40 et 20 as.
Cette reconstitution de l’évolution est fidèle, pour le contenu, à ce qu’écrivait Pline l’Ancien dans un passage fameux et souvent cité
“Le poids du bronze, qui était libral, fut réduit pendant la première guerre punique, l’Etat ne pouvant faire face à ses dépenses, et l’on décida que les as seraient frappés au poids sextantaire. Ainsi l’État fit cinq sixièmes de bénéfice et la dette fut éteinte […]. Par la suite, quand Hannibal serrait Rome de près, sous la dictature de Quintus Fabius Maximus [c’est-à-dire en 217], on fit les as au poids d’une once […]. Ainsi, l’État fit un bénéfice d’une moitié”45.
L’évolution est celle que nous avons décrite, mais la chronologie est beaucoup plus haute que celle qu’adoptent la quasi-totalité des numismates actuels. Alors que Pline l’Ancien datait de la première punique (264-241) la plupart des pertes de valeur de l’as, on les date, de nos jours, de la deuxième guerre punique (218-202). Remarquons, quoi qu’il en soit, que Pline établit un rapport direct entre ces manipulations monétaires et les guerres puniques, ces dernières provoquant des dépenses telles que la cité n’aurait pu y faire face sans ces mesures.
Les embarras du Trésor public à cette période sont évidents. Tite-Live en parle abondamment. Mais ils sont fort difficiles à chiffrer. Aux très rares quantités fournies par les documents antiques, les historiens actuels essaient d’ajouter d’autres chiffres. P. Marchetti s’est livré à un travail de ce genre pour les dépenses militaires de la deuxième guerre punique. En fonction des effectifs mis en ligne par Rome, et dont on connaît en général l’importance, il a estimé les dépenses faites pour l’équipement et le ravitaillement des armées et des flottes, ainsi que pour le paiement de la solde ; il a évalué approximativement le montant des recettes obtenues grâce aux impôts, recettes auxquelles s’ajoutait le butin, dont l’importance est souvent connue, etc. Il conclut évidemment à un déficit budgétaire. Les chiffres qu’il avance – 62 millions de sesterces de recettes pour 65 millions de dépenses – sont discutables, mais la réalité du déficit ne l’est pas : ce déficit dépassait même probablement le chiffre de 3 millions de sesterces.
Face à cette situation, en 216, la cité sollicita de Hiéron de Syracuse de l’argent et du blé et elle eut recours, en 215, au crédit de ses fournisseurs, en particulier des publicains. Ils acceptèrent de prêter gratuitement à la cité, pour les fournitures de l’armée d’Espagne, l’argent qu’ils avaient gagné dans les adjudications. Les contrats leur furent adjugés, et Tite-Live remarque que la République fut administrée au moyen d’argent privé (privata pecunia res publica administrata est). Les publicains affermèrent aussi l’entretien des bâtiments publics, en acceptant de n’être payés de leurs fermes qu’à la fin de la guerre46.
En 214, sur ordre du sénat, l’équipement de la flotte fut fourni par une sorte de liturgie qui le confia directement aux contribuables les plus riches, en particulier les sénateurs47. La même année, on renonça à régler immédiatement le prix des travaux publics. La même année encore, l’argent dont disposaient les veuves et les orphelins fut déposé au Trésor public, et Tite-Live précise que ceux-ci, pour régler les achats qu’ils avaient déjà faits et les dépenses engagées, firent appel au questeur (c’est-à-dire au magistrat financier ordinaire).
En 205, pour équiper l’armée de Sicile qui devait porter la guerre en Afrique sous le commandement de Scipion, Rome fit appel aux contributions volontaires en argent et en nature des cités et des particuliers48. La même année, de larges portions du territoire public furent vendues49.
À cette époque, la cité fit donc appel soit aux avances des publicains, soit aux contributions, volontaires ou non, de ses citoyens, quitte à leur rendre plus tard certaines des sommes qu’ils versaient ainsi. C’est ce que M. H. Crawford a appelé le “financement à crédit”. Rome y eut recours à plusieurs reprises entre 216 et la fin de la deuxième guerre punique. En 210, par exemple, elle chercha à recruter des rameurs mais il n’y avait pas assez d’argent dans le Trésor public pour les payer. L’un des consuls demanda aux sénateurs de donner l’exemple, et de remettre à l’État tout ce qu’ils avaient d’or, d’argent et de bronze monnayé. Les sénateurs apportèrent leurs métaux précieux et leur numéraire avec tant d’enthousiasme que les chevaliers et la plèbe eurent à cœur de les imiter. Ces sommes prélevées furent remboursées en trois fois à la fin de la deuxième guerre punique, et la dernière des trois tranches fut réglée en terres, et non en argent50.
Il faut évidemment mettre les manipulations monétaires en rapport direct avec ces difficultés budgétaires. Comme l’écrivait Pline l’Ancien, l’État s’est efforcé de se procurer autant de recettes que possible. Mais il y avait aussi une crise des paiements privés. En 216, c’est per inopiam argenti, à cause du manque de liquidités, qu’une commission de trois magistrats banquiers publics (triumviri mensarii) fut instituée.
Les attributions de cette commission de banquiers publics (composée de sénateurs : l’ancien censeur L. Aemilius Papus, l’ancien consul M. Atilius Regulus et le tribun L. Scribonius Libo) sont mal connues. En 214, ils furent chargés d’indemniser les propriétaires des 8000 esclaves volontaires qui avaient été enrôlés en 216, puis affranchis. Les maîtres des esclaves refusèrent de toucher leur argent avant la fin de la guerre. La commission, en cette circonstance, eut à accomplir un travail de comptabilité. En 210, elle encaissa l’or, l’argent, le bronze versés à la cité par les sénateurs, les chevaliers et la plèbe.
Le plus probable est qu’en ces temps exceptionnels, les trois banquiers publics aient été institués pour servir d’intermédiaires financiers entre le Trésor public et les citoyens romains. Rien n’indique qu’ils aient géré, même en partie, les revenus de l’État. Leur fonction a été avant tout comptable. La cité avait, en ces années-là, des créances et surtout des dettes exceptionnelles, à moyen ou à long terme. Les triumvirs ont joué un rôle dans la tenue des comptes de ces créances et de ces dettes, et, au moment voulu, dans les encaissements et les paiements. C. Nicolet a souligné à juste titre que l’institution de cette commission et un certain nombre d’autres mesures prises à l’époque révélaient une influence du monde hellénistique46.
En 207 a.C., la victoire du Métaure, remportée sur Hasdrubal, a rétabli la situation de Rome. Le climat psychologique changea du tout au tout ; désormais, la phase la plus dramatique de la guerre était terminée. Tite-Live le souligne : comme en temps de paix, les Romains osent de nouveau conclure des transactions, en achetant et en vendant, en prêtant de l’argent et en réglant leurs dettes (res inter se contrahere vendendo, emendo, mutuum dando argentum creditumque solvendo51). Il est étonnant que Tite-Live se limite aux transactions monétaires, sans parler de l’évolution de l’agriculture ou du commerce. Certes, la phrase s’explique par le fait qu’il s’intéresse à l’état d’esprit des Romains, mais il est remarquable qu’il se borne à leurs transactions monétaires, et qu’il ne dise rien ni de leur ardeur au travail ni des résultats de leurs efforts. C’est étonnant, mais significatif d’un certain mode de pensée.
À cette époque, on assiste à un spectaculaire dérèglement du système monétaire, à de très graves difficultés budgétaires de la cité (qui sont à l’origine de ce dérèglement) et aussi à une crise des paiements privés (qui en est en partie la conséquence). Comme je l’ai déjà dit, cette conjonction des trois facteurs budgétaire, monétaire et financier se produit rarement à Rome. Il faut, par la suite, attendre le IIIe siècle p.C. pour la constater de nouveau. Entre-temps, les crises d’endettement et les crises des paiements se produisent à des moments où les finances publiques ne vont pas si mal et où la monnaie est assez stable ou même très stable. Même au Ier siècle a.C., et en dépit de la désorganisation politique et administrative, le système monétaire n’était pas aussi instable que les apparences pourraient le laisser croire52.
Je suis convaincu que la crise monétaire et financière de la deuxième guerre punique était plus grave que les crises d’endettement et des paiements des années 64-62 ou 49-46 a.C., même si le sursaut patriotique face aux Carthaginois a fortement aidé la cité romaine à la surmonter. Mais la documentation disponible pour la fin du IIIe siècle a.C. ne permet guère de percevoir ses ressorts sociaux et proprement financiers. Le rôle de la monnaie et de l’argent, à Rome, s’est probablement transformé à la fin du IIIe siècle a.C. et au début du IIe ; les comédies de Plaute en témoignent indirectement. Mais cette transformation est très difficile à analyser et à comprendre, malgré la relative abondance de la bibliographie numismatique sur ces périodes. La monnaie de bronze en circulation avant la deuxième guerre punique avait la triple fonction d’étalon des valeurs, de moyen d’échange et de réserve de valeur ; et il y avait des problèmes d’endettement bien avant cette époque. Mais la deuxième guerre punique marque peut-être le moment où la monnaie commence à permettre un jeu financier – où se répandent les stratégies sur la monnaie en tant que telle, sur la monnaie produisant d’autres monnaies, indépendamment des biens matériels qu’elle permet d’acquérir. C’est probablement le sens de l’influence hellénistique qu’a perçue C. Nicolet dans son article de 1963, car ces pratiques existaient déjà dans le monde grec. Se développe, à partir de cette époque, une pensée non théorisée sur la circulation de la monnaie et sur les gains monétaires, pensée qui atteint son apogée dans les dernières décennies de la République. La phrase de Tite-Live que j’ai citée ci-dessus témoigne de cette pensée, à l’époque d’Auguste51. Cette évolution aide à comprendre pourquoi, dans les siècles qui suivent, les crises financières ne sont pas liées à des crises de la production ou du grand commerce.
Les crises financières du Ier siècle a.C. et du Ier siècle p.C. ont été moins graves, mais elles mettent assez bien en évidence, me semble-t-il, certains aspects de la circulation monétaire et des activités financières. L’élite a deux sources de revenus principales, la terre et le prêt d’argent, et ses stratégies, malgré leur variété, balancent entre ces deux sources de revenus. Le prix des terres et celui de l’argent sont directement en relation l’un avec l’autre53.
Un autre facteur important concerne le rôle de la cité, de l’État. En principe, l’État n’intervient que très peu dans la vie financière et patrimoniale privée, sinon en fixant quelques règles et en établissant quelques garde-fous (limitation du taux d’intérêt, par exemple). Il a donc en principe un rôle essentiellement répressif, pour éviter un certain nombre d’abus. Mais une partie non négligeable des patrimoines de l’élite venait de l’État, et plus un membre de l’élite était haut placé, plus son patrimoine reposait sur des fonds reçus, d’une manière ou d’une autre, de l’État. L’État se livrait donc à une double redistribution : l’une au profit des pauvres et des anciens soldats qui recevaient par exemple des terres dans des colonies, et l’autre au profit de l’élite qui gérait et servait l’État. Il y avait donc, dans les pratiques et les stratégies financières des derniers siècles avant notre ère et des premiers siècles de notre ère, une double logique financière : une logique entièrement privée et une logique liée à la vie politique et aux interventions de l’État. Cette seconde logique s’affaiblit sous le Haut Empire par rapport aux niveaux qu’elle avait atteints vers le milieu du Ier siècle a.C., mais sans disparaître.
Notes
- Tac., Ann., 2.87.
- Tac., Ann., 6.13.
- Voir Le ravitaillement en blé 1994 ; et Garnsey 1996.
- Tac., Ann., 1.76.4 et 2.42.8.
- Liv. 32.27.3-4.
- Liv. 42.5.7-10.
- Aglietta & Orléan, éd. 1998.
- Sur cette crise de 33 p.C., voir Andreau 2001, 192-193 et 196.
- Liv. 35.7 et 35.41.9-10.
- App., BC, 1.10.30.
- Liv. 7.27.3-4.
- Cass. Dio 41.38.1-2.
- Tac., Ann., 6.16.1.
- Sall., Cat., 4.4.
- Sall., Cat.,17.
- Sall., Cat., 20-21.
- Voir Andreau 1980c ; et Chouquer & Favory 1992.
- App., BC, 1.4.
- Voir Nicolet 1971, 1221-1225.
- Cic., Vat., 12 et Flac., 67.
- Val. Max. 4.8.3.
- Sall., Cat., 40.1 et 4.
- Cic., Cat., 2.4.
- Cic., Cat., 2.8.
- Sall., Cat., 14.2 ; 16.4 ; 24.3.
- Sall., Cat., 35.4-5.
- Cic., Off., 2.84.
- David 2000, 168-181.
- Hinard 1985a et 1985b.
- Andreau 1980c ; et Chouquer & Favory 1992, 37.
- Sall., Cat., 33.
- Brunt 1979, 142-143 ; et Lintott 1968.
- Cic., Leg. Man., 5.
- Cic., Cat., 2.21.
- Cic., Cat., 2.20.
- Par exemple dans le discours sur les pouvoirs de Pompée, Pro lege Manilia qui contient des passages très intéressants sur les rapports existant entre la situation de l’Asie Mineure et la prospérité des affaires à Rome même.
- Cic., Cat., 2.17-23.
- Sall., Cat., 3.3 et 5.8.
- Sall., Cat., 5.6.
- Verboven 1997.
- D.C. 41.38.1-2.
- Voir Frederiksen 1966 ; Howgego 1992 ; et Nicolet 1971.
- Caes., BCiv., 3.1.1-4.
- Burnett 1987 ; Crawford 1974 et 1985 ; Marchetti 1978 ; Thomsen 1978 ; et Zehnacker 1973 et 1979.
- Plin., Nat., 33.44.
- Nicolet 1963.
- Liv. 24.11.7-9.
- Liv. 28.45.13-21.
- Liv. 28.46.4-6.
- Liv. 29.16.3 et 31.13.5-8.
- Liv. 27.51.10.
- Burnett 1987.
- Sur le prix des terres, De Neeve 1985 ; sur ce jeu entre le taux de l’intérêt et le prix des terres, Andreau 2001, 197-204.