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Début de l’histoire…

C’est en lisant le livre d’Henri Gaillac sur les maisons de correction que j’ai appris l’existence d’un pénitencier pour enfants à Bordeaux, le pénitencier Saint-Jean1.

L’histoire commence le jour où Charles Lucas décide de se rendre à Bordeaux en 1836. Il a 32 ans. Breton issu d’une famille de notables, Charles Lucas devient avocat à 22 ans. L’année suivante il remporte deux concours2 ouverts sur la question de la légitimité et de l’efficacité de la sanction capitale. Sa présentation s’intitule : « Du système pénal et de la peine de mort ». Son ouvrage sera traduit en plusieurs langues, ce sera le début de sa notoriété. Il reçoit le prix Montyon de l’Académie française en 1928 pour un autre ouvrage : Le Régime pénitentiaire en Europe et aux États-Unis, ce qui lui vaut sa nomination à l’Institut de France. Il est nommé par Guizot inspecteur général des maisons centrales de détention et des diverses prisons du royaume, avec la mission spéciale d’inspecter ces établissements sous le point de vue de la réforme morale3. Cette même année 1830, il fait parvenir à la Chambre des députés une pétition où il réclame la mise en place de deux réformes : l’abolition de la peine de mort et son remplacement par le régime pénitentiaire. Ce sera le combat de toute sa vie. Il a été un des artisans de la fondation à Paris du patronage pour les jeunes libérés de la Seine en 1833. Il est alors considéré comme une des personnalités les plus en vue dont on ne saurait se passer de l’avis concernant la question de la réforme des prisons.

L’idée du pénitencier pour enfants naît du défaut du système d’incarcération pratiqué à l’époque où les enfants n’étaient pas séparés des détenus adultes dans les prisons bien que la Société Royale des prisons créée le 9 avril 1819 ait vainement tenté à Bordeaux d’instituer des quartiers spéciaux et que, depuis le 25 décembre 1819, un arrêté du ministre de l’Intérieur prévoyait dans son article 6, cette séparation4. La promiscuité dans les maisons de correction et les prisons était un scandale national.

Sortir les mineurs délinquants des prisons pour adultes sera une des préoccupations du mouvement philanthropique. Dans sa circulaire du 3 décembre 1832 le comte d’Argout5 prend acte que « la séparation des diverses classes de prisonniers présentée par les lois et recommandée par plusieurs instructions, n’a jamais été effectuée d’une manière complète et permanente » et de l’impossibilité où se trouvait alors l’administration de leur affecter des établissements spéciaux. Devant l’échec de l’État, l’initiative privée est avantageusement positionnée et encouragée6.

Fig. 1. Charles Lucas.
Fig. 1. Charles Lucas.

Charles Lucas : avocat à Paris à partir de 1825, puis, de 1830-1865, inspecteur général des prisons, président du Conseil des inspecteurs généraux des services administratifs au ministère de l’Intérieur, Membre de l’Institut, élu en 1836 à l’Académie des sciences morales et politiques. Il est, avec Bérenger de la Drôme, l’un des fondateurs du Patronage des enfants libérés de la Seine. Il fonde en 1847 la Colonie agricole pénitentiaire du Val d’Yèvre destinée à accueillir des délinquants de 8 à 20 ans qui fermera en 1924. Il la dirigea jusqu’à ce qu’il fût atteint de cécité en 1865. Il meurt à Paris en 1889.

En lisant l’article de Léon Faucher7, paru dans La Gironde en septembre 1833, relatant sa visite au Fort du Hâ on apprend que 10 enfants y sont détenus au milieu de 160 prisonniers civils dont 24 femmes, 72 prévenus ou condamnés militaires, 3 détenus pour dettes et 4 aliénés.

Fig. 2. Le château du Hâ (dessin d'Élie Vinet, 1550)
Fig. 2. Le château du Hâ (dessin d’Élie Vinet, 1550)

Le château du Hâ. Prison d’État en 1793, puis départementale, les travaux de démolition du fort du Hâ commencèrent en 1845 en vue de la construction du nouveau palais de Justice et de la future prison du Hâ. L’inauguration des bâtiments neufs construits par l’architecte Joseph-Adolphe Thiac eut lieu le 19 novembre 1846. La nouvelle prison a été conçue sur le modèle du système pénitentiaire pennsylvanien en vigueur aux États-Unis (enfermement total des prisonniers dans des cellules individuelles).
Après la Seconde Guerre mondiale, la forteresse devient prison départementale jusqu’à sa destruction en 1969. De ce chef d’œuvre d’architecture civile et militaire, il ne reste plus aujourd’hui que deux tours classées à l’inventaire historique. En 1972, l’École nationale de la Magistrature est construite sur l’ancien emplacement du château forteresse.

Pour Léon Faucher, « Le château du Hâ est une véritable prison du Moyen Âge… ». Voici ce qu’il écrit :

[…] Les prévenus et les condamnés sont en partie confondus. La séparation entre les détenus civils et détenus militaires n’existe que pour la forme ; ils communiquent ensemble à toutes les heures du jour. La ligne de démarcation qui distingue l’aristocratie des pistoliers8, c’est une balustrade en bois plantée dans un coin de la grande cour. Une cour spéciale est réservée pour les condamnés à la réclusion et aux fers ; on y a relégué un fou furieux qui a plus besoin de douches que de chaînes et deux enfants que l’on envoie, par manière de punition, s’instruire à l’école des forçats. Dans le quartier des femmes, on a fait un mélange des prévenues, des condamnées, des prostituées, des aliénées et des détenues par mesures administratives, sous la garde de deux sœurs de charité.
Dans cette anarchie permanente, la population se renouvelle, le foyer de corruption ne s’éteint pas […]9

Son témoignage concerne aussi les enfants incarcérés :

Ils sont toujours logés à la Poivrière. Les bâtiments ont vieilli. Le quartier des enfants est une autre espèce de cachot. Ils ont pour se promener une cour étroite près d’une étable à porcs et pour dormir un donjon percé de quatre ouvertures dans l’intérieur duquel règne un lit de camp vermoulu. Ils n’évitent la vermine qu’en étendant de la paille sur le carreau. Quant au froid, ils ne l’évitent pas ; autant leur vaudrait de coucher en plein air. La nuit comme le jour les jeunes sont livrés à eux-mêmes et l’on s’étonne de leur corruption précoce ! Pourtant ces figures annoncent l’intelligence, toutes pâles qu’elles soient de souffrance et de débauche. Il y avait là plus d’un naturel heureux que l’éducation eut développé. Mais quelle éducation que celle des prisons ! On ne leur donne ni travail ni enseignement : la plupart ne savent pas lire, ils vivent là comme ils vivaient sur le pavé où on les a pris, dans l’ignorance et dans l’oisiveté. Leur unique occupation est de lancer des pierres dans les cours voisines pour exciter les cris et se donner la joie de quelque désordre10.

Il faut noter qu’à cette époque est reconnue l’idée au niveau même du gouvernement, que l’indigence est une des causes indéniables des crimes et des délits. Le ministre de l’Intérieur de Gasparin, Pair de France, écrit en 1837 dans son rapport au Roi : « L’indigence entre malheureusement pour beaucoup dans la statistique des causes qui portent aux crimes et aux délits ; l’absence des liens de famille et de défaut d’éducation du premier âge n’en est pas une des causes les moins actives11. »

Dans son ouvrage sur la réforme des prisons12 Charles Lucas écrit qu’il vient à Bordeaux « avec le désir d’y déterminer l’organisation d’un pénitencier de jeunes détenus. » Il est reçu par le Préfet François de Preissac, et par le maire, Joseph-Thomas Brun, qui bien qu’animés des meilleures intentions, lui disent que « ni le département ni la ville ne possédaient un local disponible. » Le comte de Preissac lui conseille d’aller voir l’archevêque, le cardinal de Cheverus. Voici le compte rendu que fait Charles Lucas de cette rencontre :

Cet ecclésiastique précédemment avocat à la cour royale de Paris avait vu dans les corridors de sainte Pélagie13 de malheureux enfants livrés à l’infâme corruption des prisons. Aussi au simple exposé du plan et du but d’un pénitencier de jeunes détenus, son esprit s’anime, son cœur s’échauffe ; il y a du trop-plein dans cette âme angélique. Il m’interrompt pour me dire : « Monsieur Lucas ! j’ai deux maisons à Bordeaux. Visitez-les et choisissez pour cette belle œuvre celle qui vous paraîtra le mieux appropriée pour cette destination pénitentiaire »14.

François-Jean de Preissac né le 22 décembre 1778 à Montauban et décédé le 6 mai 1852 à Montauban. Après une carrière militaire qu’il termine comme colonel, il est conseiller général et député de Tarn-et-Garonne de 1822 à 1831, siégeant d’abord dans la majorité puis basculant dans l’opposition. Il est signataire de l’adresse des 221 et se rallie à la Monarchie de Juillet. Il est préfet de la Gironde de 1830 à 1833 et de 1836 à 1838. Il est pair de France de 1831 à 1848.

Joseph-Thomas Brun maire de Bordeaux de 1831à 1838. Riche négociant. Il installera la mairie au Palais Rohan en 1836.

Le choix d’une maison est fait avant la fin du jour : les locaux de l’ancien couvent de la Chartreuse15. Mais ils sont en si mauvais état que l’abbé Dupuch propose un autre lieu d’installation dans l’ancienne maison de la Magdeleine rue Lalande16 qui était occupée par la communauté des religieuses du Sacré-Cœur (dont il était l’aumônier) lesquelles souhaitaient déménager à Caudéran. C’est ainsi qu’il loue leur local de la rue Lalande pour un loyer de 1 400 francspar an avec un bail de 12 ans17. Ce que ne dit pas Charles Lucas c’est que ce choix s’avérera être catastrophique car ces locaux étaient, eux aussi, inadaptés pour le projet envisagé. Ce manque de lucidité de la part d’un homme aussi averti s’explique sans doute par l’empressement « politique » qu’il avait à réaliser un pénitencier pour les jeunes détenus.

Peu de temps après le choix de la « maison », sur la recommandation de Mgr de Cheverus, le « digne » abbé Dupuch acceptait à titre gracieux la direction du pénitencier Saint-Jean. Ce choix était loin d’être dû au hasard. L’abbé Dupuch s’était fait remarquer par les nombreuses actions qu’il avait engagé aux côtés de l’archevêque en faveur des « petits savoyards » (Mgr d’Aviau le nommera « aumônier des petits savoyards ») ; des salles d’asiles pour suppléer les mères pauvres auprès de leurs jeunes enfants ; pour les jeunes orphelins après le drame du 23 mars 1836 à La Teste où 78 pêcheurs partis dans les chaloupes de la péougue, la grande pêche de Carême, périrent noyés dans une tempête, laissant 161 orphelins ; pour 20 d’entre eux il ouvre une maison de refuge 67 chemin-Neuf-de-Toulouse (aujourd’hui route de Toulouse, chemin des Orphelins)18. Toutes ces œuvres étaient rassemblées dans une organisation appelée « la Petite Œuvre », fleuron de l’action catholique menée dans le diocèse, subdivisée en plusieurs branches dirigées par des comités où l’on retrouvait tous les philanthropes de la capitale girondine.19

Fig. 3. L’abbé Antoine-Adolphe Dupuch.
Fig. 3. L’abbé Antoine-Adolphe Dupuch.

Antoine-Adolphe Dupuch est né à Bordeaux le 20 mai 1800 et mort le 11 juillet 1856. Il devient d’abord avocat avant de rejoindre l’Église où il est ordonné prêtre en 1825. Il exerce une activité charitable importante et s’occupera notamment de l’œuvre des « petits savoyards » avant que le pape Grégoire XVI ne le nomme premier évêque d’Alger en 1838. Mais sans doute faut-il retenir l’initiative que l’abbé Dupuch avait prise en faveur de la moralisation de la jeunesse. Certes avant sa prêtrise il avait fait ses études de droit à Paris et exercé pendant deux ans la profession d’avocat à Bordeaux. Mais ses préoccupations n’étaient pas du côté juridique. Sa mission était avant tout de sauver des âmes et de faire entrer ces marginaux au sein de l’Église et de la communauté catholique.

Son biographe, l’abbé Pioneau20 écrit :

L’abbé Dupuch fonda pour les jeunes personnes un atelier où de pieuses maîtresses devaient leur apprendre ou leur faire apprendre un état convenable à leur sexe et à leur condition. Placées sous une surveillance active tous les jours de la semaine, elles se réunissaient encore le dimanche dans l’atelier. Là elles prenaient d’honnêtes récréations entremêlées de prières et d’instructions religieuses et, par ce moyen, on les préservait de la fréquentation des assemblées mondaines si funestes à l’innocence. Et pour les jeunes gens l’abbé ouvrit pour eux des ateliers chrétiens où ils pourraient apprendre un état sans perdre leurs vertus. Quarante chefs d’ateliers conçurent le projet de s’associer pour s’engager tous ensemble à mener une vie chrétienne, à faire observer la religion dans leurs ateliers, et à n’y recevoir que des ouvriers qui voulussent la pratiquer. Ils se chargèrent de surveiller les jeunes gens pendant la semaine, et les dimanches de les réunir dans un vaste local qui leur fut cédé, où se trouvaient tous les jeux propres à récréer la jeunesse ; de sorte que, par cet ensemble de saintes œuvres, « il est vrai de dire que, depuis le berceau jusqu’àl’âge mûr, la religion conduit le pauvre par la main, le tient sous son égide, le forme pour le temps et pour l’éternité ».21

Étaient également concernés d’anciens prisonniers et des filles repenties pour lesquels il pensait fonder pour les accueillir deux maisons et mettre en place un comité formé :

  • d’ecclésiastiques avec les abbés : Barrès vicaire général, Gourmeron chanoine et archiprêtre de Saint-André, Boudon chanoine honoraire secrétaire de l’archevêché, Promis aumônier des prisons, Lacroix et lui-même ;
  • et des membres de la société civile avec MM Faye avoué, Nicolas avocat, Grangeneuve notaire, Dupuch fils négociant, de Ravignan, Jules de Pineau.

L’abbé Hamon, nommé supérieur du grand séminaire de Bordeaux en 1826, qui avait dû connaître l’abbé Dupuch, dit de lui dans la biographie qu’il a consacré au Cardinal de Cheverus : « cet apôtre de la charité, toujours prêt à voler partout où il y avait des misères à soulager, des douleurs à consoler22. » On imagine alors aisément que Mgr de Cheverus pour diriger le pénitencier proposé par Charles Lucas ait, sans hésiter, pensé à l’abbé Dupuch et que ce dernier ait accepté cette proposition qui venait élargir et compléter un champ d’intervention qu’il avait commencé à investir. La mission de l’abbé était avant tout de sauver des âmes et de faire entrer ces infortunés au sein de l’Église et de la communauté catholique, sans se soucier des préoccupations et des contingences gestionnaires, d’autant qu’avec les catholiques de l’époque il manifestait une foi inébranlable dans la Providence divine en ayant qu’une réponse lorsqu’il était face à un problème financier difficile à résoudre : « la Providence y pourvoira ».

Le souci de Charles Lucas tout à la joie d’avoir obtenu « une maison » pour installer le pénitencier était plutôt de savoir qui serait le collaborateur de l’abbé Dupuch à la direction du pénitencier en qualité d’aumônier. L’abbé Georges, neveu du cardinal de Cheverus, chargé comme vicaire général de proposer à son oncle des candidats à cette place d’aumônier, ne proposa qu’un nom : le sien. Charles Lucas fait le commentaire suivant :

Grande fut la surprise et l’affliction de Monseigneur l’archevêque ainsi qu’il nous l’a dit à nous-mêmes. Il n’épargna aucun effort pour combattre une pareille résolution, mais elle fut ce qu’elle devait être inébranlable parce qu’une énergique vocation l’avait dictée. Dès lors qu’il voyait sous ses yeux s’élaborer ce pénitencier de Saint-Jean dans lesquels se personnifiait le souvenir et se réalisait l’un des vœux les plus chers de son oncle, Monsieur l’abbé Georges avait senti qu’il ne pouvait désormais plus dignement honorer à la fois son saint ministère et la vertueuse mémoire de M. de Cheverus qu’en devenant l’aumônier du pénitencier de Saint-Jean.

L’attitude de Mgr de Cheverus à l’égard de son neveu (Jean-Baptiste-Amédée George de la Massonnais) est évoquée par l’abbé Hamon (qui écrit sous le pseudonyme de Huen Dubourg) :

Il avait pour lui la tendresse d’un père pour son enfant, mais toutefois il ne fit en sa faveur aucune concession à la voie du sang et de l’amitié. Il voulut [après qu’il soit nommé prêtre à Bordeaux en 1829] qu’il fut simple vicaire de paroisse, assujetti à toutes les obligations de cette place, sans aucune distinction.
Et quand le chapitre de la métropole lui demanda de le nommer au moins chanoine honoraire, ce fut inutilement considérant que son neveu n’avait pas encore assez travaillé pour mériter cette distinction. Et quand son oncle lui proposa le grand-vicariat, c’est son neveu qui refusa… 
Finalement l’abbé George après avoir refusé la coadjutorerie de Montauban fut nommé évêque de Périgueux en août 1840…23

Fig. 4. Jean de Cheverus (Gilbert Stuart, 1823).
Fig. 4. Jean de Cheverus (Gilbert Stuart, 1823).

Jean de Cheverus, de son nom complet : Jean-Louis-Anne-Magdeleine Lefebvre de Cheverus, né le 28 janvier 1768 à Mayenne et mort le 19 juillet 1836 à Bordeaux, est un cardinal, archevêque de Bordeaux. Il est issu d’une vieille famille de robe originaire de la Mayenne. Ordonné prêtre, le 18 décembre 1790. Prêtre insermenté, il fuit en Grande-Bretagne. Il est appelé par l’abbé Matignon à venir à Boston en Amérique en 1796. Il est sacré évêque à Baltimore le 1er novembre 1810 où il occupa son évêché pendant 12 ans. Il rentre en France en 1823 et est nommé évêque de Montauban.
À la mort du cardinal du Bois de Sansay, il est nommé archevêque de Bordeaux en 1826, et pair de France.

Ainsi, si l’archevêque de Cheverus était un homme remarquable par son humilité, sa simplicité, son désintéressement, la franchise de son caractère, cela ne l’empêchait pas de manifester une certaine intolérance et fermeté dans les principes et une sévérité tant vis-à-vis de lui qu’avec les autres : il n’était pas question de favoriser un privilège de situation pour ses proches.

Avant même d’être nommé directeur du pénitencier, si l’abbé Dupuch se préoccupait surtout des enfants de la misère24, il pensait également aux enfants relevant des tribunaux (on ne parle pas encore de délinquants) :

[…] ces autres infortunés enfants sans asile, sans vêtements sans pain, sans aucune éducation, peut-être sans père ni mère, qui se cachent dans les obscurs réduits de nos rues, de nos propres habitations, qui préludent dans nos campagnes et jusque sur nos places publiques, jusque dans nos temples jusque dans l’enceinte de nos tribunaux, à la funeste et détestable profession qu’ils exerceront bientôt…25
Entassés à Bordeaux dans le donjon de la Tour du Hâ, couchés sur un peu de paille, privés de tout secours religieux, ils tombaient pour la plupart dans un tel état d’abrutissement qu’à peine remis en liberté ils reprenaient le chemin de la prison pour y expirer les nouvelles fautes plus graves encore que les premières26.

Les enfants risquent de devenir des fléaux pour la société et sa « fortune ». Il s’agit d’empêcher que la prison soit l’école du crime. La propriété est inquiétée par ces criminels en germe. Il faut préserver la richesse de la bonne société et de l’ordre social :

[…] ces pauvres enfants que nous voulons sauver, que nous voulons arracher, pendant qu’il en est encore temps, à la prison, aux noirs cachots aux bagnes infamants peut-être à l’échafaud. Et les sauver, prenez-y garde, c’est sauver tous ceux qu’ils auraient pervertis […] c’est sauver la fortune, la tranquillité publique […]27
Ces mots soulignent que l’œuvre de charité est avant tout préventive. L’abbé Dupuch n’oublie pas de rappeler que « dans quelques années, rendus à la vertu et l’honneur, ils [les enfants] deviendraient d’honnêtes ouvriers, de bons citoyens, de braves défenseurs de la patrie », en ajoutant que « les jeunes détenus trouveraient de l’instruction, du travail, un état. Là, ils apprendraient à connaître, à servir, à craindre et surtout, à aimer Dieu ».

L’abbé Dupuch insiste sur le caractère spirituel de son projet. Nommé directeur du pénitencier rue Lalande, cette maison devint alors sa résidence ; et dans son admirable dévouement, il voulut vivre en quelque sorte de la vie de ses chers prisonniers, se soumettant à leur régime alimentaire, et n’ayant d’autre couche que leur pauvre lit de sangle28. En tout cas pour M. Charles Lucas, la réussite de ce projet revêtait une importance toute particulière comme il le disait dans cette lettre adressée à l’abbé Dupuch : « Si vous réussissez votre maison deviendra le drapeau de toutes les autres. Nous le planterons partout ; ce sera le commencement du problème de la réforme pénitentiaire enfin résolu29. » Et dans l’enthousiasme de la création de cet établissement pour les garçons, l’abbé Dupuch créa pour les filles un nouvel établissement auquel il donna le nom de pénitencier Sainte-Philomène qu’il confia aux religieuses du Bon-Pasteur d’Angers, « des mains pures et consacrées par la religion ». Et de plus, sachant qu’au sortir soit des pénitenciers, soit des prisons, hommes et femmes étaient exposés à retomber dans le crime, parce que, repoussés de la société, souvent même de leurs familles, ils manquaient d’asile, d’argent et de travail, il ouvrit deux maisons de refuge, l’une sous le patronage de sainte Madeleine, l’autre sous celui de saint Vincent-de-Paul où les libérés des deux sexes devaient trouver, non seulement des moyens d’existence, mais encore des secours précieux pour leur régénération morale30. Il ne restera directeur que très peu de temps, puisque le 28 octobre 1838 il sera sacré évêque à la cathédrale de Bordeaux et nommé, par le pape Grégoire XVI, évêque d’Alger, ville qui venait juste alors d’être érigée en évêché. Avant son départ, d’après Pioneau, l’abbé Dupuch engagé pour une somme de 20 000 francs doit remettre « tout le temporel d’une administration à laquelle il ne pouvait plus suffire ». Évidemment cela soulève la question de la compétence gestionnaire de l’abbé que Charles Lucas avait peut-être sous-estimée.

Notes

  1. Gaillac Henri, Les Maisons de correction 1830-1945, Paris, Cujas, [1971] 1991.
  2. Voir : « Lucas (Charles, Jean-Marie) », Extraits des notices biographiques et bibliographiques des membres de l’Institut de droit international, Annuaire, t. II, 1879-1880, pp. 831-839. Ce concours est ouvert en 1826 par la Société de la morale chrétienne de Paris et à Genève, par le comte de Sellon sur le système pénal et répressif en général et sur la peine de mort en particulier.
  3. L’inspection des prisons départementales ne datent que depuis sa nomination en 1830. Il dit aussi qu’il a été le seul qui ait été chargé par le ministre de la Marine à visiter les bagnes.
  4. « Les enfants mineurs détenus sur ordre de leurs parents et les jeunes détenus pour autres causes en dessous de 16 ans seront séparés des adultes dans toutes les prisons départementales. » La Gironde fournissait les 6/8e de la population des jeunes détenus en prison au Hâ.
  5. Ministre de l’Intérieur du 31 décembre 1832, en remplacement d’Adolphe Thiers, jusqu’au 4 avril 1834.
  6. « Charles Lucas lui-même fonde en 1843 dans une de ses propriétés près de Bourges une colonie pénitentiaire privée », in Gaillac Henri, op. cit., p. 73.
  7. Faucher Léon, De la réforme des prisons, Paris, Angé, 1838.
  8. Le régime ordinaire de la prison est si dur pour les hommes, que ceux qui ont quelque ressource en payant 8 francs pour le premier mois se hâtent de prendre place à la pistole où il y a 20 lits dans un dortoir pour 36 détenus. Un détenu était dit à la pistole lorsqu’il payait pour avoir des conditions d’emprisonnement plus douces : cellule particulière, draps propres, livres, meilleure nourriture.
  9. Faucher Léon, op. cit., p. 224 à 236.
  10. L’article de Léon Fouché est paru dans le journal La Gironde en 1833. Il y fait une description édifiante.
  11. De Gasparin Agénor, « Rapport au Roi sur les hôpitaux, les hospices et les services de bienfaisance », Paris, Imprimerie Royale, 5 avril 1837, p. 1.
  12. Lucas Charles, De la réforme des prisons, note p. 200. Cette note a été reprise par Lamache Paul, « Des prisons », L’Université catholique, Paris, 1838, t. 6, p. 317.
  13. La prison Sainte-Pélagie a été créée par la « Fondation des filles repenties » en 1662 ; elle fut établie à Paris dans le 5e arrondissement, rue du Puits-de-l’Ermite, en 1665. Destinée aux « filles repenties », elle devint une prison pour « filles et femmes débauchées ». En 1790, Sainte-Pélagie devint maison d’arrêt, puis prison départementale en 1811. Pendant la monarchie de Juillet 1830-1848, ce nom fut synonyme de répression politique. C’est, en effet, dans cette prison, que les hommes politiques condamnés pour délit d’opinion étaient alors enfermés.
  14. Lucas Charles, De la réforme des prisons, op. cit.
  15. En 1610, le cardinal-archevêque François de Sourdis a entrepris l’assèchement du marécage avec l’aide des Chartreux, pour lesquels il fait bâtir le couvent de la Chartreuse dont il ne reste aujourd’hui que la porte à l’entrée du cimetière installé sur cet emplacement à la Révolution.
  16. ADG, Y 269 : Traité de location entre la Supérieure de la communauté des religieuses du Sacré-Cœur et Dupuch, non datée mais, au vu de l’accord, supposée du 20 ou 21 novembre 1836.
  17. ADG 6 V 6, Lettre de Buchou au ministre de l’Intérieur du 5 août 1858.
  18. À cette époque il n’y avait pas d’orphelinat pour les garçons à Bordeaux. Le 3 avril 1836 drame de mer à la Teste : « lou gran’ malur » Les chaloupes des pêcheurs étaient non-pontées. C’est ce qui causa leur perte en cas de coup de vent. En effet, les filets droits et dormants leur servaient de lest et, quand ils devaient fuir devant la tempête en les abandonnant, leurs bateaux devenaient quasiment incontrôlables. Les vagues déferlantes les submergeaient en quelques secondes.
  19. « Rapport sur la situation des établissements dits de la Petite Œuvre », Bordeaux, Faye, 1836. Assemblée de charité tenue à Bordeaux le 4 février 1836 sous la présidence de Mgr de Cheverus.
  20. Pioneau était supérieur du Collège catholique de Sainte-Foy-la-Grande.
  21. Pioneau E. abbé, Vie de Mgr Dupuch (Antoine-Adolphe), premier évêque d’Alger, Bordeaux, Chaunas, 1866, p. 78.
  22. Huen-Dubourg J., Vie du Cardinal de Cheverus, archevêque de Bordeaux, Librairie catholique de Perisse frères, Paris et Lyon, édition de 1841, p. 352 [1837].
  23. Ibid., p. 285 et 319.
  24. Allemandou Bernard, Enfants en marge, enfants de la misère. Bordeaux, 1811-1870, Pessac, MSHA, 2019.
  25. Pioneau E. abbé, Vie de Monseigneur Dupuch, op. cit. Ici Pioneau reprend une « circulaire » de l’abbé Dupuch, que Sébastien Raymond n’a pas retrouvé dans son intégralité, discours prononcé â l’occasion de l’ouverture du pénitencier Saint-Jean. Quelques passages sont repris également dans l’article de Bernard Peyrous.
  26. Ibid., p. 79.
  27. Ibid.
  28. Ibid., p. 81.
  29. Ibid., p. 82.
  30. Ibid., p. 83.
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Livre
EAN html : 9782858926237
ISBN html : 978-285892-623-7
ISBN pdf : 978-285892-624-4
ISSN : 2741-1818
Posté le 23/08/2021
9 p.
Code CLIL : 3389 ; 3649
licence CC by SA

Comment citer

Allemandou, Bernard, “Début de l’histoire…”, in : Allemandou, Bernard, Les pénitenciers bordelais pour enfants. 1838-1870, Pessac, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, collection PrimaLun@10, 2021, 9-18, [en ligne] https://una-editions.fr/debut-de-lhistoire [consulté le 24 juillet 2021].
10.46608/primaluna10.9782858926237.1
Illustration de couverture • En l’absence de documents photographiques des pénitenciers bordelais, cette photo « gardiens et colons » de la colonie agricole pénitentiaires du Val d’Yèvre, créée par Charles Lucas, conservée aux Archives départementales du Cher est un des rares documents permettant d’évoquer la tenue des enfants détenus et de leur gardien (Archives Départementales du Cher 4 F1 7).
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