* Extrait de : Index, 13, 1985, 529-540.
Les remarques qui vont suivre concernent l’époque cicéronienne et les deux premiers siècles de l’Empire. Elles ne sauraient être appliquées telles quelles ni à l’époque hellénistique, ni au IIIe siècle p.C. et à l’Antiquité tardive1.
Elles portent sur l’enrichissement et l’ascension sociale des banquiers et financiers, sur les rapports entre enrichissement et ascension sociale, et sur les représentations qu’en proposent les auteurs latins. Elles seront regroupées en cinq points :
- De quelles possibilités d’ascension sociale les manieurs d’argent de métier (c’est-à-dire les argentarii, les coactores, les coactores argentarii et les nummularii) disposaient-ils ?
- Ces possibilités étaient-elles plus ou moins importantes que celles dont bénéficiaient les membres d’autres métiers, par exemple les pistores, les fullones, les unguentarii ou les sutores ?
- Cette ascension sociale, quand elle se produisait, résultait-elle d’un enrichissement préalable ? Non, si l’on en croit les textes latins disponibles.
- D’autres indices amènent pourtant à penser, malgré le silence des textes latins, qu’il y avait eu enrichissement, et que cet enrichissement résultait de la pratique du métier bancaire.
- Pourquoi les textes ne signalent-ils jamais cet enrichissement et ne rangent-ils jamais les métiers bancaires et financiers parmi les principaux moyens de s’enrichir ? Cela s’explique à la fois par le fonctionnement de l’ascension sociale et par les représentations que s’en faisaient les sénateurs et chevaliers.
Les textes dont je vais parler se répartissent en deux groupes bien distincts. Les uns évoquent le passé de familles sénatoriales ou équestres : à propos d’un chevalier ou d’un sénateur (qui parfois est devenu empereur), ils mentionnent les métiers et activités de ses ancêtres et soulignent l’ascension sociale de sa famille. Sauf exception, ils ne parlent pas d’enrichissement. Les autres énumèrent au contraire les principaux moyens de s’enrichir, et ont une portée générale ; ils ne s’intéressent pas à l’ascension sociale.
Dans les textes du premier groupe, il est souvent question des métiers bancaires. Mais en même temps que des métiers bancaires, ces textes parlent volontiers d’autres métiers : ceux des boulangers, des foulons, des cordiers, des parfumeurs, etc. C’est pourquoi je ne me limite pas toujours aux quatre métiers bancaires et financiers. En les comparant à d’autres métiers, il est plus facile de saisir de quelles possibilités d’ascension sociale disposaient leurs membres, et combien ils étaient intégrés au monde des métiers urbains.
Conduite par une hiérarchie de groupes dont les inscriptions permettent assez facilement de connaître la composition (ordre sénatorial, ordre équestre, aristocraties municipales), la société romaine, surtout au Haut-Empire, constitue un champ d’étude privilégié pour qui s’intéresse à l’ascension sociale.
L’ascension sociale ou mobilité sociale peut prendre deux formes. La première est plus marquée : l’individu accède à un groupe supérieur (par la considération qu’on porte à ce groupe, par son poids social et économique, par son influence politique) à celui auquel il appartenait auparavant. La seconde plus douteuse : l’individu demeure dans le même groupe, mais s’y affirme davantage et occupe désormais dans le groupe une position supérieure.
Chacune de ces deux formes d’ascension sociale est attestée dans le cas des manieurs d’argent de métier.
Les argentarii, coactores, coactores argentarii et nummularii connus par des inscriptions de la fin de la République ou du Haut-Empire sont plus de 150. Aucun d’entre eux n’est qualifié de sénateur ou de chevalier ; aucun d’entre eux n’est désigné comme appartenant à une aristocratie municipale. Mais les fils de deux d’entre eux sont qualifiés de chevaliers romains par la ou les inscriptions qui les concernent. L’un des deux, l’affranchi impérial Tiberius Claudius Secundus Philippianus, a été coactor au cours de la seconde moitié du Ier siècle p.C. Son fils, Tiberius Claudius Secundinus, est le premier chevalier romain enfant connu ; il est mort à l’âge de neuf ans, probablement au cours des années 80 p.C.2. Le second est Aulus Egrilius […], qui exerçait à Ostie le métier de coactor ou celui de coactor argentarius3.
Cinq manieurs d’argent ayant connu une ascension sociale comparable sont attestés par des textes littéraires. Ce sont : a) le père d’Horace qui était coactor ; Horace entra dans l’ordre équestre4 ; b) le grand-père paternel de Vespasien, Titus Flavius Pétron, qui était coactor argentarius à Réate au cours de la seconde moitié du Ier siècle a.C. Le père de Vespasien, Titus Flavius Sabinus, n’a pas, selon S. Demougin, accédé à l’ordre équestre, mais Vespasien et son frère sont devenus chevaliers puis sénateurs5 ; c) le grand-père paternel d’Auguste, un argentarius selon certains, dont le fils est devenu sénateur6 ; d) le grand-père maternel d’Auguste, un nummularius selon certains, dont la fille a épousé un sénateur7 ; e) le père d’Auguste, quoiqu’on sache de façon sûre qu’il a été sénateur8.
Aucun texte, aucune inscription ne nomme un manieur d’argent de métier qui ait lui-même, ou dont les fils ou petits-fils aient appartenu à une aristocratie municipale.
Quelles observations faire sur les cas individuels ainsi présentés ?
Première observation : il est important que certains soient transmis par des textes littéraires, et d’autres par des inscriptions. Dans les textes littéraires, les origines des grands hommes donnent lieu en effet à des topoi rhétoriques et à une polémique politique tellement marquée que Suétone éprouvait, pour les informations de cette espèce, une grande méfiance. Les textes littéraires informent sur les représentations auxquelles donnait lieu l’ascension sociale, sur l’idéologie de l’ascension sociale. Mais si l’on désire étudier la réalité sociale de l’ascension, les inscriptions constituent comme le signe et la preuve de la vraisemblance ou de l’invraisemblance des textes littéraires. C’est pourquoi je ne tiens pas compte du cas du père d’Auguste, Caius Octavius, particulièrement atypique ; au nom d’une représentation de l’ascension sociale que je vais expliciter dans la suite de cette communication, Suétone considérait comme invraisemblable qu’il ait été argentarius avant de devenir sénateur ; c’est aussi ma conclusion9.
Une demi-douzaine d’exemples. En apparence c’est peu. Il est évident que les fils de la très grande majorité des argentarii et coactores ne devenaient pas chevaliers. Mais il ne faut pas trop minimiser la portée de ces six exemples, dont deux sont connus par l’épigraphie. Très hiérarchisée, la société romaine n’interdisait pas l’ascension sociale, de l’un à l’autre des statuts et ordres qui la composaient. Un manieur d’argent de métier n’accédait pas lui-même à l’ordre équestre ou à l’ordre sénatorial. Il le pouvait d’autant moins que souvent il était né esclave (mais, réserve faite du cas de Caius Octavius, les manieurs d’argent ingénus que nous connaissons, ne sont pas, eux non plus, devenus sénateurs ou chevaliers)10. Mais il pouvait aspirer à une promotion différée en la personne de son fils : le fils, dans certains cas favorables, était en mesure d’accéder à l’ordre équestre, – peut-être même, qui sait, à l’ordre sénatorial. Notons aussi que les banquiers de dépôt n’obtiennent pas plus fréquemment d’ascension sociale que les financiers non-banquiers. Les argentarii et coactores argentarii étaient des banquiers de dépôt : ils recevaient des dépôts, ouvraient des comptes, effectuaient des paiements, prêtaient l’argent des dépôts. Les coactores n’ont jamais été des banquiers ; c’étaient des encaisseurs. Quant aux nummularii, ils n’ont commencé à recevoir des dépôts et à prêter l’argent des dépôts qu’au IIe siècle p.C. Coactores et nummularii, certes, pouvaient prêter de l’argent comme tout un chacun, mais à titre privé, en dehors de leur activité professionnelle. Or si le grand-père de Vespasien était un banquier (coactor argentarius), Tiberius Claudius Secundus et le père d’Horace, eux, étaient des coactores ; quant à A. Egrilius […], on ignore s’il s’agissait d’un encaisseur ou d’un encaisseur-banquier (coactor argentarius). Tous les indices disponibles montrent que ceux qui pratiquaient la banque n’avaient pas plus d’avantages ou d’espérances que les simples encaisseurs ou essayeurs de monnaies. Du point de vue de la richesse et de leur position sociale, tous les métiers financiers se trouvaient sur le même plan. Dernière observation : on dit souvent que la mobilité verticale était plus importante à l’époque des guerres civiles, qu’à des époques stables, telles que celle d’Auguste. Ce n’est certainement pas faux, et P. Sorokin remarque qu’en général la mobilité verticale tend à s’accroître en de telles circonstances, parce que les crises et les guerres accélèrent, de diverses façons, le renouvellement des groupes supérieurs de la hiérarchie sociale11. Néanmoins, si les guerres civiles ont aidé Horace à entrer dans l’ordre équestre, notons que l’ascension sociale de la famille de Vespasien s’est faite sous Auguste et les Julio-Claudiens, celle de Ti. Claudius Secundus sous Néron et Vespasien, celle d’A. Egrilius […] au IIe siècle p.C. Quant à l’éventuelle ascension sociale des deux grands-pères d’Auguste, elle est antérieure aux guerres civiles de l’extrême fin de la République. On discerne donc, à travers ces cas individuels, des– constantes, qui se maintiennent d’un régime à l’autre, aux époques calmes comme aux époques troublées.
L’ascension sociale limitée, qui s’effectue à l’intérieur même du groupe d’origine (dans notre cas, la plèbe urbaine, ou les affranchis de cette plèbe urbaine), n’est attestée que par les inscriptions, mais de façon beaucoup plus fréquente.
Treize manieurs d’argent de métier ont occupé des fonctions dans le culte impérial, étant Augustaux, sévirs, sévirs augustaux, etc.12. Deux d’entre eux étaient magistrats de collèges13 et deux autres, même, patrons de collèges14. Quatre d’entre eux ont obtenu des postes d’appariteurs (lictor, viator, accensus)15. On retrouve là tout ce qui constituait, déjà aux yeux de T. Mommsen, les signes distinctifs de “l’aristocratie de la population affranchie16”.
En outre, deux argentarii affranchis ont, à l’extrême fin de la République ou dans les premières décennies de l’Empire, épousé des ingénues. Chose rare à cette époque, si l’on en croit G. Fabre, et qui montre l’importance sociale relative de ces hommes17.
Les textes littéraires qui concernent les ancêtres des grands hommes et racontent l’ascension sociale de leur famille ne font aucune différence entre les métiers financiers et d’autres métiers, tels que ceux des boulangers (pistores, furnarii, qui furnariam exercent), des foulons (fullones), des parfumeurs (unguentarii), des commerçants (mercatores), des cordonniers (sutores), etc. Jamais ils ne suggèrent que les métiers financiers permettent davantage d’ascension sociale que ces autres métiers.
Ainsi, l’arrière-grand-père maternel d’Auguste est censé avoir été parfumeur et boulanger et son grand-père maternel, boulanger ou essayeur-changeur18 ; le père d’Horace, encaisseur ou salsamentarius19 ; le grand-père maternel de Pison, qui se nommait Calventius, mercator et praeco20. Deux des trisaïeuls paternels de Vitellius étaient l’un un cordonnier, l’autre un boulanger21. Le père de M. Aurelius Scaurus avait été charbonnier et lui-même songea, dans sa jeunesse, à pratiquer la banque22. Le consul P. Alfenus Varus de Crémone avait, disait-on, exploité une cordonnerie23 etc. Sans m’interroger sur la vraisemblance de chacune de ces informations, je note que tous les métiers urbains, ou presque, sont logés à la même enseigne. Un spécialiste de n’importe lequel d’entre eux peut (en certains cas exceptionnels) donner le jour à des chevaliers, voire même, selon ces textes, à des sénateurs24.
Si l’on se tourne vers les inscriptions, une hiérarchie assez nette apparaît pourtant.
Au Haut-Empire, les negotiatores ou negotiantes et certains autres métiers du grand commerce (par exemple, celui des diffusores olearii) sont, et de très loin, en tête de l’ascension sociale. Plusieurs de ces négociants, qui déjà échappent aux limites du monde des métiers, sont des aristocrates municipaux25. L’un d’entre eux faisait même partie de l’ordre équestre26.
Mais après ces negotiatores d’époque impériale, les manieurs d’argent viennent en bonne place. En effet, aucun fils de fullo, de mercator, de pistor, de sagarius, de sutor, d’unguentarius, de vascularius, de vestiarius, n’est, sauf erreur, qualifié de chevalier romain par aucune inscription. Et une seule inscription désigne comme un aristocrate municipal le fils d’un homme qui a pratiqué l’un de ces métiers27.
Entre les textes qui parlent d’ascension sociale et les inscriptions disponibles, il y a donc un double décalage. Ces textes ne disent rien de la supériorité des negotiatores et negotiantes, pourtant incontestable au vu des inscriptions. Et ils ignorent la hiérarchie, il est vrai moins marquée, dont les inscriptions témoignent entre les autres métiers urbains. Dans cette hiérarchie, les manieurs d’argent occupent une place de choix.
Comment expliquer ce décalage ? À la fois, nous le verrons, par la structure des hiérarchies sociales à Rome et par la façon dont les sénateurs et chevaliers, auteurs de presque tous les textes littéraires, regardent le monde des métiers urbains.
Quand un fils ou un petit-fils d’argentarius, de nummularius, de boulanger ou de parfumeur devient chevalier, faut-il en conclure qu’il y a eu enrichissement préalable, et que cet enrichissement résulte de la pratique du métier ? Si l’on en croit les textes disponibles, non.
Les textes relatifs à l’ascension sociale parlent rarement d’enrichissement. S’ils en parlent, ils n’attribuent pas cet enrichissement à la pratique d’un métier, mais à d’autres activités.
Quant aux nombreux textes qui énumèrent les moyens de s’enrichir, ils ne font aucune allusion ni aux métiers bancaires, ni aux autres métiers cités ci-dessus.
Prenons des exemples de ces deux groupes de textes.
Parmi les cas d’ascension sociale, celui d’Horace est particulièrement net. Horace évoque plusieurs époques de la vie de son père et de la sienne, plusieurs moments de leur ascension sociale. L’époque où son père était encaisseur à Venosa. La possession de terres. L’arrivée à Rome, alors qu’il aurait pu fréquenter l’aristocratie municipale de Venosa. Le train de vie dispendieux que son père et lui adoptèrent à Rome, pour tenir un rang qui n’était pas vraiment le leur28. Mais où se situe l’enrichissement qui permet cette ascension ? Nulle part. Le coactor, comme le praeco, ne touche qu’une maigre commission. Quant aux terres, que son père a probablement acquises dans le courant de sa carrière, c’est peu de chose ; Horace n’est pas de ceux qui font le tour de leurs domaines à cheval. Une scholie des Satires surenchérit sur le poète, en qualifiant le métier d’encaisseur de humile ac turpissimum genus quaestus29. La formule contient le mot quaestus, certes, mais dans un tel contexte qu’elle ne suggère pas qu’un coactor puisse vraiment s’enrichir. Quant à Suétone, dans sa Vie d’Horace, c’est plutôt à la carrière militaire du poète qu’il semble attribuer son ascension sociale30.
Est-ce parce qu’il s’adresse à des hommes aussi éminents que Mécène qu’Horace évite de parler de l’enrichissement de son père ? Peut-être. Mais son cas n’est pas isolé, ni parmi les descendants des banquiers, ni parmi ceux des hommes d’autres métiers. Suétone ne précise pas quelles activités ont enrichi la famille de Vespasien31. Quant à Vitellius, ce ne sont pas ses deux trisaïeuls paternels, l’un savetier et l’autre boulanger, qui se sont enrichis aux dires de Suétone, mais son bisaïeul, qui s’est occupé de sectiones et de cogniturae32. Selon une scholie d’Horace, Alfenus Varus, qui avait été sutor à Crémone, parvint ensuite au Sénat et même au consulat, mais grâce à sa science juridique acquise de Sulpicius33. Le sénateur Ventidius Bassus, consul en 43 a.C., aurait été commerçant en bêtes de somme et en voitures après la guerre sociale, pour gagner sa vie, victum quaerere. Mais le texte d’Aulu-Gelle, qui contient toute une biographie du personnage34, ne dit pas que ce commerce l’ait enrichi. Il attribue son succès au fait qu’il a fait la connaissance de César ; et, s’il a rencontré César, c’est parce que ces bêtes de somme et véhicules étaient notamment fournis à l’État. Ventidius n’était donc pas un simple commerçant, mais un publicain. Aulu-Gelle a une nette conscience de l’ascension sociale de Ventidius Bassus. Il remarque à son propos qu’autrefois ces cas de très forte ascension sociale étaient plus fréquents : multos in vetere memoria altissimum dignitatis gradum ascendisse ignobilissimos prius homines et despicatissimos. Mais il n’attribue pas cette ascension sociale à un enrichissement préalable. D’ailleurs s’il songeait à l’enrichissement, cet enrichissement résulterait davantage des publica que du commerce privé.
Le seul texte où la banque professionnelle soit mise en relation avec un enrichissement effectif est le passage du Curculio de Plaute auquel E. Gabba faisait allusion le premier jour du colloque35. Le banquier Lycon reconnaît que les argentarii n’ont guère l’habitude de rendre l’argent des dépôts. C’est là un thème très fréquent dans toute l’Antiquité gréco-romaine. Dans ce passage, un autre thème vient agrémenter ce topos : Lycon a besoin d’argent ; s’il rend l’argent des dépôts, il sera endetté ; car il ne suffit pas de gagner de l’argent, encore faut-il le conserver, l’économiser ; sinon, on finit par mourir de faim36.
Ce passage de Plaute est le seul où le métier d’argentarius soit présenté comme un moyen de s’enrichir. Ce n’est pas un hasard s’il date d’une période antérieure à celle que j’envisage ici. Notons toutefois que l’enrichissement du banquier Lycon n’en est pas vraiment un, puisqu’il dépense au fur et à mesure tout l’argent gagné.
Et les textes de portée générale qui, à la fin de la République et sous le Haut-Empire, énumèrent les moyens de s’enrichir ? Aucun d’eux ne mentionne les métiers bancaires et financiers. Quels moyens de s’enrichir indiquent-ils le plus souvent ?
D’une part, les publica, et toutes les activités plus ou moins liées à l’État et à la vie politique, l’éloquence, la guerre et la carrière militaire, l’activité des divisores, etc. D’autre part, des moyens privés tels que la captation des testaments. Enfin, le grand commerce maritime et le prêt d’argent (exprimé par des mots tels que fenus, fenerari, kalendarium, etc.). Est-ce que les banquiers eux-mêmes ne prêtaient pas de l’argent ? Si, bien sûr. Mais le prêt d’argent souvent pratiqué par des non-banquiers était, dans le monde antique, soigneusement distingué des métiers bancaires, et il n’y a pas lieu de les confondre. Suétone, au début de la Vie de Vespasien, précise bien que si le grand-père de Vespasien, Titus Flavius Pétron, était coactor argentarius à Réate, son père, Titus Flavius Sabinus, avait pratiqué le fenus chez les Helvètes37. D’autres sources de revenus, telles que l’agriculture ou l’exploitation desmines, sont parfois présentées comme des moyens de s’enrichir. L’exercice des métiers bancaires et financiers, lui, n’est jamais cité à ce titre.
Prenons trois exemples connus de ces textes relatifs à l’enrichissement, le premier de Cicéron, et les deux autres de Sénèque. Dans le VIe Paradoxe des Stoïciens, dont a parlé E. Narducci, Cicéron énumère les façons dont des sénateurs comme Crassus cherchaient à s’enrichir (à vrai dire sans perspective d’ascension sociale, puisqu’ils étaient au sommet de la hiérarchie). Il distingue ces moyens de ceux qui permettent à certains particuliers de se constituer honorablement un patrimoine, honeste rem quaerere. Ces particuliers se livrent à trois espèces d’activités : mercaturas facere (le commerce), publica sumere (les publica), operas dare38. Quoi qu’on entende par cette dernière expression (selon C. Nicolet, il s’agirait de salariés importants dans des sociétés de publicains, et je pense qu’il a raison), on voit qu’il n’est question ici ni de métiers bancaires ni d’autres métiers, mais de commerce et d’opérations privées en relation avec l’État. Dans la lettre 101 à Lucilius, Sénèque, parlant du chevalier Cornélius Sénécion, qui connaît à la fois l’art d’acquérir et celui de conserver l’argent (quaerendi et custodiendi scientia), fait encore allusion aux publica et aux placements ou aux investissements en capitaux sur terre et sur mer39. Enfin, dans la lettre 119 à Lucilius, il est encore question de devenir riche et très vite : (…) quomodo fieri dives celerrime possis et de nouveau sont cités le grand commerce et les publica. Dans d’autres textes de Sénèque on trouverait aussi le prêt à intérêt, mais pas la banque professionnelle40.
Selon les textes disponibles, donc, certains ancêtres de sénateurs ou de chevaliers ont été banquiers, parfumeurs ou boulangers ; mais rien ne porte à penser que leur métier leur ait permis de s’enrichir et ait ainsi contribué à leur ascension sociale.
Faut-il s’arrêter à cette interprétation des choses ? Non.
Tout d’abord, les vraisemblances ne plaident pas en sa faveur. L’accession à l’ordre équestre ne suppose-t-elle pas la possession d’une certaine fortune ? d’où peut-elle provenir, sinon du métier pratiqué ? Les vraisemblances, il est vrai, risquent d’être trompeuses, surtout dans le cas d’affranchis, dont certains auraient pu profiter de dons importants de leur patron, ou de son héritage.
Mais un certain nombre d’indices confirment qu’une partie au moins de l’enrichissement de ces banquiers résultait de la pratique de leur métier.
Tous les banquiers, certes, ne s’enrichissaient pas. On sait que le futur pape Callixte, esclave d’un affranchi impérial et nummularius, a fait de très mauvaises affaires sous le règne de Commode41. À l’époque cicéronienne, M. Fulcinius, dont il est question dans le Pro Caecina, n’a pas dû, lui non plus, très bien réussir42.
Mais le plus souvent, les textes et inscriptions relatifs aux manieurs d’argent de métier suggèrent une certaine aisance financière, ne serait-ce que par rapport au reste des plèbes. Apulée présente par exemple un nummularius au nom prédestiné, Chryseros, propriétaire d’abondantes richesses, que d’ailleurs il dissimulait pour échapper aux officia ac munera publica43. L’importance des tombes et la superficie des concessions funéraires fournissent aussi des indications. À Saintes, L. Maurin note que le nummularius M. Vipstanius Sabinus a dû vivre “dans une grande aisance, si l’on en juge par le luxe qui l’accompagna dans la mort” ; il était enterré dans un mausolée44. La tombe de l’argentarius pompéien L. Ceins Serapio n’était pas négligeable non plus. À Rome, les concessions funéraires d’un encaisseur, d’un argentarius et d’un nummularius se classent, par leurs dimensions, dans le premier quart, ou même le premier cinquième, de toutes celles dont les dimensions nous sont connues45. À Ostie, la concession d’Aulus Egrilius Hilarus fait partie du premier quart de toutes celles qui y sont connues46. Quant à l’aisance de Lucius Caecilius Jucundus et à ses limites, je renvoie à ce que j’en ai dit dans l’étude que je lui ai consacrée47. Enfin, les charges publiques qu’ont occupées un nombre notable de manieurs d’argent sont une indication de leur prospérité financière, puisque certaines d’entre elles au moins impliquaient le versement de sommes d’argent et l’accomplissement d’actes évergétiques.
S’il est impossible de chiffrer aucune fortune de manieur d’argent de métier, les indices disponibles suggèrent, dans la majeure partie des cas, une relative aisance. Il serait illogique de ne pas voir dans l’enrichissement qu’avait procuré le métier de leur père, l’origine de l’ascension sociale d’un Horace, d’un Titus Flavius Sabinus ou d’un Tiberius Claudius Secundinus. Cet enrichissement n’est pas fait pour étonner ; il résulte des profits bancaires et des commissions financières de ces hommes.
S’il en est ainsi, comment s’expliquer que les textes latins s’abstiennent toujours de le dire ? Je vais, pour terminer, essayer de répondre à cette question.
Elle autorise plusieurs réponses, mais je voudrais montrer qu’au plan de la situation sociale et économique aussi bien qu’à celui des représentations, elle est liée à la façon dont se produit l’enrichissement à Rome. La pratique des métiers bancaires requiert un temps d’apprentissage (qui rend le travail d’un banquier ou d’un artisan plus cher que celui d’un paysan)48, mais elle n’exige pas la propriété d’importants capitaux ; le métier constitue donc, si les choses tournent bien, un premier stade de l’enrichissement, permettant une première ascension sociale, jusqu’à un niveau qui correspond, du point de vue des sommes possédées, à celui des aristocraties municipales. Le prêt d’argent (pratiqué dans certaines conditions), un certain nombre d’autres opérations financières, les publica (ou l’exercice de fonctions importantes dans les sociétés de publicains), le grand commerce exigent davantage de disponibilités. Sénèque montre, certes, que ces disponibilités peuvent être empruntées (opus erit tamen tibi creditore)49, mais l’emprunt ne se fait que si le créancier reçoit des garanties. En contrepartie, ces activités, si elles ne supposent pas déjà la propriété d’un véritable patrimoine aristocratique (terres, maisons, troupeaux, esclaves, objets précieux) permettent ensuite, en cas de réussite, d’en acquérir un. Elles sont susceptibles de fournir les conditions matérielles nécessaires (mais non suffisantes) à l’entrée dans l’ordre équestre ou l’ordre sénatorial. À l’inverse, les métiers bancaires, pas plus que celui de boulanger ou de foulon, ne le permettent directement. Aussi arrive-t-il que l’enrichissement et l’ascension sociale se fassent en plusieurs générations. Le grand-père de Vespasien, Titus Flavius Pétron, a été coactor argentarius, tandis que son père, Sabinus, a été publicain (ou employé important des publicains) en Asie et a pratiqué le prêt à intérêt chez les Helvètes. Ce n’est qu’après cette seconde phase d’enrichissement que la famille accéda à l’ordre équestre, puis à l’ordre sénatorial. Pour diverses raisons, Horace a brûlé les étapes, et c’est bien ce qu’il écrit quand il évoque la vie que son père lui faisait mener à Rome50 ; Tiberius Claudius Secundus aussi, probablement parce qu’il disposait d’une aide impériale.
Mais passer du monde des métiers, de la boutique et de la tunique à celui des ordres privilégiés, ou même à celui des aristocraties municipales, ce n’est pas seulement une question d’argent. Cela suppose un changement d’attitude dans le travail (ce que j’ai appelé ailleurs le statut de travail)51 et une transformation totale du style de vie. Le patrimoine requis est d’autant plus important qu’il doit permettre à son propriétaire de ne pas travailler de ses mains et de tenir son rang. On sait que Vespasien lui-même eut quelque mal à y parvenir52. En outre, l’intéressé doit transformer sa façon de vivre et notamment sa façon de dépenser, comme le montre admirablement un passage des Métamorphoses d’Apulée53. Un des brigands chez qui a échoué le pauvre âne distingue deux types de maisons qui valent d’être volées, sans être également riches et sans être défendues de la même manière par leurs propriétaires. Au premier type, celui des grandes maisons (domus maiores), appartient celle de Démocharès, grand notable évergète de Platée, et genere primarius et opibus plurimus et liberalitate praecipuus ; elle est pleine de serviteurs mais, aux yeux du brigand, cette espèce de maisons présente des avantages, car “chacun s’y intéresse à sa propre conservation plus qu’aux biens de son maître54”. À l’autre espèce appartient celle du banquier Chryseros (nummularius). Sans être aussi riche que le notable, il mérite d’être volé. Mais il dépense très peu, n’a pas de serviteurs, est très méfiant, et se cadenasse chez lui, couchant sur ses sacs d’or, qu’il dissimule et défend avec la dernière âpreté55. Entre Démocharès et Chryseros, il y a plus qu’une différence de fortune ou de caractère ; il y a une énorme différence de style de vie, une différence de classe sociale.
Du point de vue social et économique, on peut donc distinguer trois cycles d’enrichissement : d’abord, celui du plébéien déjà aisé qui exerce par exemple un métier bancaire et y réussit ; ensuite, l’enrichissement de l’homme d’affaires qui est en passe de devenir chevalier ou sénateur, ou de faire entrer son fils dans l’un des deux ordres privilégiés ; enfin, celui du chevalier ou du sénateur qui continue, tel Crassus ou Cornélius Sénécion, à s’enrichir par tous les moyens dont il dispose. Mais quelque part au milieu de ces trois cycles, il y a le moment où le nouveau riche franchit, d’une manière ou d’une autre, et brutalement ou non, la barrière qui sépare le mode de vie de la plèbe urbaine de celui des aristocraties.
Les textes latins dont nous disposons émanent presque tous des milieux sénatoriaux et équestres, et c’est une des raisons pour lesquelles ils ne présentent pas une égale conscience de ces trois cycles d’enrichissement et de l’ascension sociale que permet éventuellement chacun des deux premiers. Ils traitent longuement des chevaliers et sénateurs qui continuent à s’enrichir, par une tendance perverse que ne justifie aucune ascension sociale (surtout dans le cas des sénateurs) : c’est par exemple le VIe paradoxe de Cicéron. Quant aux “affairistes” en passe de devenir sénateurs ou chevaliers, les textes perçoivent plus ou moins clairement leur enrichissement et leurs possibilités d’ascension sociale. Mais l’enrichissement des banquiers de métier et l’ascension sociale qui peut en résulter leur échappe presque totalement. La pratique des métiers est présentée, non comme le début de l’enrichissement et de l’ascension sociale, mais comme une préhistoire, antérieure à l’époque où la famille émerge dans le monde aristocratique. Aux yeux du lecteur du début des Vies de Suétone, l’ascension sociale des familles de Vitellius ou de Vespasien devient, pour cette raison, mystérieuse : les métiers pratiqués par leurs ancêtres sont présentés comme des antécédents qui aident à mesurer le chemin parcouru, mais la manière dont il a été parcouru n’est jamais expliquée.
Notes
- Entre le milieu du IIe siècle a.C. et le milieu du Ier siècle a.C., les métiers bancaires et financiers se sont sensiblement transformés : apparition de nouveaux métiers et de nouveaux services, réduction des possibilités financières des banquiers (ce qui ne signifie pas que leur rôle économique et social soit désormais moins intéressant à étudier). Le début de l’époque cicéronienne, dont je tiens compte dans cet article, forme une transition entre l’époque hellénistique, dont il n’est pas question ici, et les siècles suivants. Voir à ce propos Andreau 1987.
- CIL, VI, 1605, 1858, 1859, 1860 ; voir Demougin 1980. Dans CIL, VI, 1859, il n’y a pas lieu de restituer [coactor argentarius] ; CIL, VI, 1860 montre que T. Claudius Secundus Philippianus était coactor, et non pas coactor argentarius. Il faut distinguer ce Secundus de l’autre coactor Ti. Claudius Secundus (CIL, VI, 1936), dont le fils se surnomme Secundus (au lieu de Secundinus), appartient à la tribu Quirina (et non à la Palatina) et n’est pas qualifié de chevalier.
- CIL, XIV, 4644. L’inscription est lacunaire ; l’appartenance du fils d’Egrilius à l’ordre équestre est probable, non certaine [inscription maintenant complétée dans AE, 1986, 113 : le cognomen d’Egrilius est Onesimus, il est coactor de profession et son fils fait bien partie de l’ordre équestre].
- Hor., Sat., 1.6.86 ; et Suet., Vita Hor., 44.4.
- Suet., Vesp., 1.2.
- Suet., Aug., 2.6 ; et Ps. Cic., Epist. ad Oct., 9.
- Suet., Aug., 4.4.
- Suet., Aug., 3.1 ; et Ps. Cic., Epist. ad Oct., 9.
- Il serait trop long de fournir ici le détail de mon argumentation.
- Quant au grand-père paternel d’Auguste, Suétone juxtapose deux séries de témoignages : les témoignages de ceux qui voyaient en lui un chevalier ; le témoignage d’Antoine, qui l’accusait d’avoir été argentarius. Suétone ne dit pas qu’il a été argentarius et chevalier en même temps, ni qu’il a été argentarius, puis chevalier. Une telle carrière paraît impossible sous le Haut-Empire. À l’époque du grand-père d’Auguste (c’est-à-dire à l’extrême fin du IIe siècle a.C. et au début du Ier siècle a.C.), était-elle possible ? Les argentarii de l’époque hellénistique pouvaient-ils aspirer à accéder eux-mêmes à l’ordre équestre ? Aucun exemple probant ne nous a été transmis.
- Sorokin 1962, 427.
- CIL, V, 5892 ; V, 8212 ; IX, 348 ; IX, 1707 ; IX, 4793 ; XI, 5285 ; XIII, 1963 ; XIV, 405 ; AE, 1909, 80 ; NSA, 1953, 290-291, n. 53 [= AE, 1988, 204] ; Licordari 1974 [= AE, 1974, 123a] ; Ant[iquarium] di Ostia, n. 8226 [= AE,1988, 189] ; et probablement CIL, X, 891 (si le Felix de cette inscription est L. Caecilius Felix, prédécesseur de L. Caecilius Jucundus).
- NSA, 1953 n. 53 [= AE, 1988, 204] ; et Licordari 1974 [= AE, 1974, 123a].
- CIL, V, 5892 ; et VI, 1936.
- CIL, VI, 1859-1860 ; VI, 1923 ; VI, 32296 ; X, 3877.
- Mommsen 1984, 390-391.
- CIL, X, 1915 ; et Castrén 1983, 152, n. 12 ; voir Fabre 1981, 166-169 et 347.
- Suet., Aug., 4.4.
- Suet., Vita Hor., 44.4.
- Cic., Pis., fr. 15.
- Suet., Vit., 2.1.
- De vir. ill. 72.2.
- Porph., Hor. Sat., 1.3.130.
- Cicéron était né, disait-on, dans un atelier de foulon (Plu., Cic., 1) ; et, au IIIe siècle a.C., C. Terentius Varron avait eu pour père un boucher (Liv. 22.25.11).
- CIL, III, 2086 ; VI, 33887 ; X, 5585 ; XIII, 257 ; XIII, 1954 ; XIII, 2448 ; XIII, 11179 ; AE, 1900, 203 ; etc.
- CIL, VI, 29722.
- C. Acellius C.f. Vemens, fils de mercator suarius, est magistrat municipal et praefectus fabrum (CIL, IX, 2128).
- Hor., Sat., 1.4.107-111 et 1.6.
- Porph., Hor. Sat., 1.6.86.
- Suet., Vita Hor., 44.4.
- Suet., Vesp., 1.2.
- Suet., Vit., 2.1.
- Porph., Hor. Sat., 1.3.130.
- Gel. 15.4.
- Pl., Curc., 3.1.380-381.
- Pl., Curc., 3.1.371-383.
- Suet., Vesp., 1.2.
- Cic., Parad., 6.46.
- Sen., Ep., 17-18, 101.1-2 et 4.
- Sen., Ep., 19-20, 119.1 et 5.
- Hippol., Haer., 9.12.1-12.
- Cic., Caec., 4.10-11.
- Apul., Met., 4.9.5.
- Maurin 1978, 224.
- CIL, VI, 9178 et 9188.
- NSA, 1953, 290-291, n. 53 [= AE, 1988, 204].
- Andreau 1974.
- Sur ce point, voir Cantillon [1755] 1997, 10-11 (I, chap. 7).
- Sen., Ep., 19-20, 119.1.
- Hor., Sat., 1.6.75-80.
- Voir Andreau 1982b.
- Suet., Vesp., 4.6.
- Apul., Met., 4.9 sq.
- Apul., Met., 4.13.
- Apul., Met., 4.9.