Introduction
L’intention de ce travail est de se concentrer sur un cas de correspondance diplomatique, recueillie par le Ṣubḥ al-aʻšá fī–ṣināʻati l-inšā’ d’al-Qalqašandī, afin d’explorer les rouages du processus diplomatique à travers les acteurs impliqués et la signification des textes pour les souverains qui se sont engagés dans cette communication royale, c’est-à-dire comment ils représentent à travers eux leurs aspirations à la domination et leur vision politique du monde.
On peut se demander comment étudier ces problèmes sur la base de lettres qui, bien qu’elles recèlent plus de secrets qu’on ne le pense à l’origine, n’ont pas été compilées par le secrétaire égyptien al-Qalqašandī pour leur valeur de témoignage ou pour la compréhension des processus diplomatiques de son temps, et qui sont donc plutôt maigres quant aux informations qu’elles offrent sur les autres personnages impliqués dans le processus en dehors des sultans ou sur les circonstances dans lesquelles elles ont été échangées.
Il est vrai, cependant, que le texte des lettres lui-même fournit des informations très intéressantes sur les discours impériaux sur la région, qui seront discutés plus loin dans ce travail. Les éléments extratextuels sont également frappants, comme l’organisation de l’ouvrage d’al-Qalqašandī, qui est similaire à celle que l’on retrouve dans d’autres manuels de chancellerie et qui a d’ailleurs déjà été étudiée dans d’autres travaux. La structuration en épigraphes et annexes de la correspondance mamelouke avec les différents sultans et puissances étrangères suit une organisation du monde établie par les secrétaires de chancellerie, membres de la ḫāṣṣa (élite) intellectuelle de l’État mamelouk, et correspond à leur vision idéologique d’un ordre mondial divisé en sphères d’influence sous le prisme du discours de puissance de leur souverain.
Cependant, s’il est vrai que notre objectif est d’aller au-delà d’une analyse textuelle et extratextuelle qui nous offrirait une analyse discursive des lettres, et que nous voulons enquêter sur le processus diplomatique et les différents acteurs impliqués, nous sommes obligés de présenter le contexte historique dans lequel ces lettres émergent, en lisant les sources historiques et la bibliographie sur les événements entourant l’époque de la correspondance, et surtout de reconstruire le parcours et les circonstances par lesquelles les lettres sont arrivées d’une cour à l’autre. De cette façon, nous pouvons avoir un aperçu plus détaillé du déroulement d’un épisode diplomatique particulier et de sa fonction pour les différentes personnalités impliquées.
Après avoir exposé le contexte de cette correspondance, nous reviendrons au travail sur le texte, à l’analyse et à la description des lettres. Tout d’abord, les lettres apparaissant non datées et ordonnées sans critère temporel dans le Ṣubḥ, nous avons donc établi une relation entre elles et leur avons attribué une date approximative.
Une fois cela fait, nous avons identifié leurs sources et recherché les voies de transmission possibles du texte, ainsi que les références à ces échanges dans d’autres sources, qui complètent les informations sur l’échange.
Enfin, le résultat de ce travail a été de synthétiser toutes ces informations, en revenant au contenu du texte : ce qui est utile pour notre connaissance de la diplomatie, quels événements il décrit, comment le contenu des lettres se rapporte à ce que disent d’autres sources, et – aspect très important – le discours du pouvoir qui se dégage de ces textes émanant de milieux proches du pouvoir (ils ont été écrits par les secrétaires des deux souverains), et la manière dont ce discours s’articule1.
La correspondance diplomatique
dans le Ṣubḥ al-aʻšá et les souverains occidentaux
La fonction du texte dans la chancellerie mamelouke :
éducation et modèle pour les secrétaires
Le Ṣubḥ al-aʻšá fī-ṣināʻati l- inšāʼ de l’historien et secrétaire égyptien Abū l-ʻAbbās al-Qalqašandī est un des grands exemples de la littérature dite “de la composition ornée” (inšāʼ) dans laquelle on trouve d’abondantes données historiques et géographiques, des leçons de grammaire et de style, ainsi que des connaissances pratiques sur la composition de documents officiels2, notamment les missives royales entre le sultan mamelouk et les souverains du Maghreb sur lesquelles nous travaillons. Les 14 volumes de cette œuvre ont fait l’objet d’une série d’éditions au début du XXe siècle, dont celle du tome 7 de Dār al-Kutub al-Sulṭāniyya qui nous intéresse, imprimée au Caire en 19153. C’est à la fin de ce volume, dans l’appendice (ǧumla) II, que nous trouvons le texte sur lequel nous fondons notre travail.
Un autre facteur à prendre en compte est le type de sources sur lesquelles nous travaillons, déjà présenté brièvement, mais il faut ajouter qu’il s’agit d’un manuel de chancellerie. Les manuels de chancellerie, ouvrages d’inšā’ ou munši’āt, constituent un type de littérature encyclopédique dans lequel sont rassemblés une quantité énorme et variée de données et de documents dans le but de former théoriquement le secrétaire de chancellerie dans les multiples domaines que son travail peut nécessiter. Pour al-Qalqašandī, il s’agissait de la partie la plus importante de l’apprentissage du secrétaire4, et pour bien faire son travail, un secrétaire devait avoir une vision correcte de la position des différents souverains islamiques dans l’ordre mondial post-califal, dont nous parlerons plus loin.
L’appendice mentionné plus haut est composé de plusieurs lettres échangées entre les sultans mamelouks et mérinides, complétées par des ajouts de l’auteur. Il s’agit de lettres entrantes (reçues par la chancellerie mamelouke) et de lettres sortantes (émises par la chancellerie mamelouke). Il existe au total cinq lettres, trois échangées entre Abū l-Ḥasan le Mérinide et al-Nāṣir Muḥammad b. al-Qalāwūn le Mamelouk, une du Mamelouk al-Ašraf Šaʻbān (1363-1377) au Mérinide ʻAbd al- ‘Azīz Ier (1366-1372), et une dernière de Faraǧ Ibn Barqūq (r. 1399-1412). Plus précisément, nous travaillons sur les trois lettres d’Abū l-Ḥasan et al-Nāṣir.
L’organisation du monde par la dynastie mamelouke
L’annexe II, où figure le texte sur lequel nous travaillons, ne se trouve pas isolée dans l’ouvrage mais classée avec d’autres documents correspondant aux échanges diplomatiques avec des États islamiques occidentaux de l’époque, à savoir Grenade, Tlemcen et Tunis, sous une rubrique intitulée makatabāt mulūk al-Maġrib. Malgré la division politique du Maghreb, les voyageurs, les pèlerins et les affaires de l’Occident dans son ensemble constituaient un tout pour l’administration mamelouke.
Cette organisation de l’espace par la chancellerie mamelouke n’est pas le fruit du hasard ou d’une quelconque similitude entre les musulmans occidentaux aux yeux des Égyptiens, mais d’une organisation du monde islamique basée sur les zones d’influence du sultanat mamelouk. À l’époque d’al-Qalqašandī, l’élite intellectuelle islamique ne considérait plus qu’il existait un seul empire (mamlaka) de l’Islam, mais que la chute du califat de Bagdad avait conduit à l’émergence de plusieurs royaumes (mamālik), et que, du point de vue mamelouk, ceux-ci étaient organisés selon des critères géographiques (iqlīm) et d’importance par rapport au Caire5. Il s’agissait de reconnaître les opportunités d’un nouveau leadership qui s’étaient présentées après les invasions mongoles, tout en respectant l’ordre naturel du monde idéal qui était si cher aux sages, tels que lettrés de chancellerie, oulémas et géographes.
Si la raison de l’organisation spatiale est claire, puisqu’il est évident que le royaume d’Abū-l Ḥasan se situe dans l’Occident islamique, il semble que notre auteur sache reconnaître dans le texte des lettres un certain nombre d’éléments qu’il lui semble important de rassembler. Si les futurs secrétaires, qui constituent le public cible de l’ouvrage d’al-Qalqašandī, doivent être au clair sur la position centrale et l’universalité du pouvoir mamelouk par rapport au reste des mamālik islamiques, cela ne les empêche pas d’être conscients des prétentions des autres pouvoirs sur leurs régions (iqlīm), voire sur l’ensemble de la communauté des musulmans (umma). Il est vrai que, dans la période qui suit la conquête du pouvoir par les Mamelouks et pendant plusieurs décennies, l’Occident islamique sera d’une importance considérable pour le sultanat basé au Caire. Il n’est donc pas superflu d’être conscient de ces prétentions universalistes, même si elles se heurtent à celles du sultan mamelouk, comme nous le verrons.
Cette importance de l’Occident islamique est liée, en particulier, aux routes de pèlerinage vers les villes saintes de l’Islam, qui, en cette période de profonde instabilité dans les terres centrales de l’Islam, sont devenues une source de légitimité et d’opportunités pour les dynasties qui se partagent la primauté du leadership islamique6. Cependant, bien que les Égyptiens semblent dominer ce jeu la plupart du temps, le plus intéressant est l’intention des hiérarques mecquois d’obtenir d’autres patronages que celui des Mamelouks7.
C’est là qu’intervient l’importance des leaderships d’une région jusqu’ici largement périphérique, le Ġarb al-Islām, qui ont plusieurs occasions de concrétiser leurs prétentions universalistes au cœur de l’Islam. Pour le pouvoir mamelouk, les mamālik occidentaux oscillent entre la possibilité d’être un rival digne de ce nom dans la compétition pour la reconnaissance des villes saintes, notamment les Ḥafṣides au milieu du XIIIe siècle, et d’autres moments de véritable subordination au Caire8. Cependant, il y a eu d’autres épisodes, comme l’échange diplomatique sur lequel nous travaillons, où une puissance occidentale a pu projeter un plus grand pouvoir sur le monde islamique, et les lettres semblent refléter ce dialogue entre les différents discours de légitimité et d’universalité parmi les souverains de l’Islam.
Ainsi, nous pouvons mieux comprendre l’organisation des informations fournies dans ce cas par le Ṣubḥ al-aʻšá, et pourquoi la question du pèlerinage semble être si importante dans la correspondance qui nous occupe.
Le monde dans lequel ces lettres apparaissent :
un Islam acéphale, des possibilités ouvertes
pour les nouvelles dynasties
Avec la disparition du califat de Bagdad et des Almohades, la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle ont vu émerger un Islam très différent de celui qui existait juste avant.
La question de la direction politique et religieuse de l’umma était à cette époque plus ouverte, ce qui a conduit à l’émergence de nouvelles possibilités pour le développement de la diplomatie entre les États islamiques. En l’absence d’un calife largement reconnu, les différentes puissances de la région pouvaient choisir de soutenir une direction ou une autre en fonction des circonstances. La possibilité pouvait même s’ouvrir d’une reconnaissance régionalisée et collégiale, comme le suggère Ibn Ḫaldūn dans son œuvre – mais de manière sans doute irréaliste9. Cette question a certainement joué un rôle important dans les relations et les stratégies diplomatiques et se reflète dans les différentes sources de l’époque.
Cela se voit clairement dans l’ouverture de possibilités de direction de dynasties qui, a priori, n’avaient pas leur place dans l’Islam antérieur : si Salaḥ al-Dīn ne peut reconnaître les Almohades comme chefs de l’Islam occidental, ce n’est pas le cas des chérifs de La Mecque entre les XIIIe et XVe siècles, qui embrassent le patronage des Mamelouks, des Raṣsoulides et des Ḥafṣides. Dans une situation similaire se trouvent les Nasrides de Grenade, qui oscillent entre la reconnaissance des prétentions califales des Ḥafṣides, des Mérinides et des Abbasides du Caire10. Dans cette nouvelle ère post-califale, ce qui donne la légitimité aux dynasties semble être moins leur descendance du Prophète que leur capacité à défendre les musulmans par le ǧihād et à garantir les routes de pèlerinage vers La Mecque et Médine11. Rappelons que le pèlerinage n’est pas seulement un pilier de l’islam, mais aussi l’occasion de la mobilité de l’élite intellectuelle et le tissu à travers lequel s’opère l’échange de biens et d’idées au sein de l’umma. Cela ramène à la façon dont les Mamelouks se sont emparés de la primauté parmi les royaumes islamiques, ainsi qu’aux diverses manières dont certaines puissances occidentales ont tenté de la contester.
C’est dans la période agitée qui suit la chute de Bagdad (1258-1268), peut-être en raison de l’instabilité politique des principaux protecteurs et exportateurs de pèlerins vers le Hedjaz (Irak, Syrie et Égypte), que le chérif de La Mecque, Abū Numayy, accorde la bayʻa aux Ḥafṣides, assurant ainsi la protection et un flux sécurisé de pèlerins dans un contexte de grande instabilité orientale. Il s’agissait d’un arrangement mutuellement bénéfique, car les Ḥafṣides (et plus tard les Mérinides) étaient suffisamment éloignés pour ne pas interférer dans les affaires de La Mecque, contrairement aux Mamelouks et aux Ilkhanides. Pour les Maghrébins, il s’agit de bénéficier d’un prestige et d’une légitimité élevés au sein de leur territoire et vis-à-vis des autres États maghrébins, obtenant ainsi une reconnaissance orientale dont même les Almohades n’avaient pas bénéficié12.
La possibilité pour le sultan ḥafṣide Muḥammad Ier (r. 1249-1277) d’hériter de l’ensemble de l’empire almohade et de se présenter comme calife orbi et urbi s’effrite au moment où Baybars effectue le pèlerinage à La Mecque et, dans un habile mouvement, accueille les réfugiés abbassides au Caire. Comme nous le verrons, il y aura des tentatives ultérieures pour reprendre le patronage de La Mecque, bien que la tendance soit à la prédominance des Mamelouks. Ce moment marque également un tournant dans la légitimité de la dynastie mamelouke, qui a trouvé le moyen de survivre à l’anarchie qui lui avait donné naissance et même de devenir prédominante en tant que premier des souverains islamiques de la région13.
Un autre épisode de l’influence maghrébine à La Mecque, plus proche de celui qui nous occupe ici, est celui au cours duquel le chérif Labīda b. Abī Numayy, en 1304, offrit au sultan mérinide Abū Yaʻqūb Yusūf (1286-1307) sa baʻya en proclamant son nom dans la mosquée. Le chérif rend même visite au souverain de Fès, offre au Mérinide une tunique tissée à partir du tissu de la Kaʻba et reçoit un soutien financier substantiel de la part du Mérinide14.
Cela nous amène à Abū l-Ḥasan, le puissant souverain du Maghrib al-Aqṣá, qui, ayant réussi à sauver les musulmans andalous de la pression chrétienne, ayant éliminé l’obstacle abdelwadide sur la route terrestre vers l’Orient et ayant sauvé in extremis les Ḥafṣides de Tunis dans une situation de grande faiblesse, se tourne vers le sultan mamelouk au moment de sa plus grande gloire pour lui narrer ses succès. Probablement à la fin de sa campagne à Tlemcen en 1337, loin de sa patrie et après avoir libéré l’Ifrīqiya de la menace de Tlemcen, ayant gagné le respect des oulémas et même la légitimité des Almohades par son mariage avec la fille d’Abū Yaḥya de Tunis, Abū l-Ḥasan envoie une série d’ambassades pour montrer le pouvoir qu’il a acquis en Occident, sa piété en tant que muǧāhid victorieux et ses actes justes en tant que défenseur des musulmans qui peuvent désormais utiliser en toute sécurité la route terrestre vers l’Est. Pour l’illustrer, il permet à une femme de sa dynastie, veuve de son père, d’emprunter la voie jusqu’alors dangereuse, et envoie avec elle un somptueux Coran en guise de legs pieux (ḥabūs/waqf) à déposer auprès des deux sanctuaires (al–Ḥaramayn) et des lettres, sur le contenu desquelles nous nous attarderons plus loin, le proclamant roi des rois d’Occident et chef des Almohades, ou moins subtilement, chef politique et religieux de l’Islam occidental.
Après la rencontre en question, à la fin du XIVe et au début du XVe siècle, les Hafsides semblent retrouver une partie de l’influence en Orient qu’ils avaient au début de leur dynastie et le flux d’ambassades et d’échanges avec les Mamelouks augmente. Ils ont même donné asile à des chérifs réfugiés de La Mecque. Il est frappant de constater que cette accélération du rôle actif des Ḥafṣides à l’étranger correspond à une période de redressement du pouvoir dynastique15.
Ainsi, au vu de tous ces épisodes où la diplomatie se mêle à la légitimité politico-religieuse des dynasties et à la mobilité vers l’Orient, il convient de s’interroger sur la relation possible entre la capacité diplomatique, la question du pèlerinage et, pourquoi pas, les voyages en quête de savoir (riḥla fī ṭalab al-ʻilm) de l’élite intellectuelle occidentale, dans la mesure où la projection du pouvoir de l’État était un enjeu central des stratégies politiques des royaumes islamiques occidentaux pour légitimer leurs discours dynastiques. Pour nous, l’un des éléments les plus importants qui donne un sens à la période entre la chute des Almohades et la disparition des quatre principales dynasties islamiques du Ġarb al-Islam est cette possibilité d’exprimer des aspirations à l’hégémonie à travers des mécanismes tels que la diplomatie ou la reconnaissance de leurs titres califaux par d’autres. C’est un jeu connu des quatre dynasties du Garb al-Islām qui se reconnaissent entre elles alternativement comme les véritables successeurs de la légitimité almohade sur la base de leur meilleure ou moins bonne situation politique, ou selon les besoins du moment n’hésitent pas à rechercher le soutien mamelouk en reconnaissant le califat abbasside en exil au Caire.
Le texte de la correspondance diplomatique
Résumé du texte
Dans cette section, nous nous proposons de résumer le texte dans lequel se trouvent les missives et d’en extraire les principales informations. L’annexe II du Ṣubḥ commence par une identification du souverain mérinide de l’époque, ʻAbd al-ʻAzīz II (1393-1396), ainsi qu’une généalogie de ce personnage. Suit une contextualisation à partir du Taʻrīf d’al-ʻUmarī sur le sultanat de Fès et ses frontières, qui mentionne spécifiquement le caractère combatif mais pieux de la dynastie16, l’interventionnisme en al-Andalus et la prédominance politique du souverain mérinide sur l’Occident islamique (wa-huwa al-yaum malik mulūk al-ġarb)17. Se trouve ensuite inséré l’en-tête d’une missive – elle-même tirée du Taʻrīf – qui commence par les titres des deux souverains et les formules de politesse habituelles. Le corps du document contient des descriptions héroïques de l’action du sultan mérinide dans sa lutte contre l’infidèle et ses ennemis, ainsi qu’une série de références aux pèlerins qui passent désormais en toute sécurité sur le chemin de La Mecque et qui, selon la lettre, transmettent les heureuses nouvelles de l’Occident à l’Orient18. Cette lettre diplomatique est envoyée par Abū l-Ḥasan et adressée à al-Nāṣir Muḥammad b. Qalāwūn, et elle est suivie d’une seconde lettre, du Mamelouk al-Ašraf Šaʻbān (1363-1377) au Mérinide ʻAbd al-ʻAzīz Ier (1366-1372), que nous n’inclurons pas dans notre étude.
Al-Qalqašandī insère ensuite ce que nous considérons comme la réponse de Muḥammad b. Qalāwūn à la deuxième lettre d’Abū l-Ḥasan enregistrée dans le Ṣubḥ19, dont la partie la plus intéressante est celle que nous évoquerons dans une autre sous-section à propos des titres par lesquels commence la missive. Cependant, cette lettre contient certains événements qui nous aident à la dater, comme les références à la veuve d’Abū Saʻīd, et d’autres éléments qui nous aident à identifier les lettres et à les relier les unes aux autres, que nous aborderons également dans une prochaine sous-section.
Plus loin, nous trouvons la lettre qu’Abū l-Ḥasan a envoyée avec la somptueuse ambassade mentionnée par les sources. Ce fragment, qui fait l’éloge des actions du sultan mérinide lors de la campagne de Tlemcen susmentionnée20, présente un grand intérêt pour nous. Il évoque et glorifie également l’aide apportée à la demande du sultan d’al-Andalus21 (Muḥammad IV, 1325-1333, non cité nommément) contre les chrétiens et raconte en détail la campagne dans la péninsule22, les batailles contre l’infidèle et une série d’informations à caractère logistique, comme la répartition du butin ou la fourniture de destriers aux muǧāhidīn23. Il mentionne la cause de l’intervention dans la guerre24, qui est la rupture de la paix de Teba du 19 février 1331 signée entre Castille, Grenade et Aragon, qui ne dura pas plus d’un an25. La lettre décrit comment les combats ont repris, ce qui a conduit à de nouveaux appels au ǧihād et à la demande d’aide des Andalous, et raconte comment certains châteaux ont été pris26.
Ces combats pourraient faire référence à l’offensive nasride d’octobre de la même année au cours de laquelle ils mirent le feu à Guadimar27, tandis que les appels aux ǧihād doivent être une référence à l’entrevue entre Muḥammad IV et Abū l-Ḥasan à Fès durant l’été 133228 et à la mobilisation des hommes en armes des deux États, en particulier des volontaires. La prise des châteaux évoquée pourrait correspondre à la campagne lancée par le sultan de Grenade contre Cordoue alors qu’Abū Mālik assiégeait Gibraltar. Il est dit dans ce récit qu’il a défendu le peuple de Grenade en temps de crise et que ce fait est “une fierté islamique” (ʻizza islāmiyya)29, ce qui pour nous est très éclairant dans la mesure où il représente la voix directe de la dynastie mérinide avec laquelle elle instrumentalise la défense de l’islam et la lutte contre l’infidèle et, une fois de plus, comment elle fait de cette dernière la source de sa légitimation et de son prestige face aux autres souverains islamiques.
Le texte mentionne également un chrétien (Līfūn), un “tyran majeur” (ṭāgiyatu-hum al-akbar)30 qui doit être Alphonse XI, et termine son récit par une description de la paix à laquelle il ajoute des phrases pieuses en guise de justification31. Enfin, cette lettre relate comment le souverain mérinide se retire d’al-Andalus après avoir accompli sa mission et retourne au Maghreb. En conclusion, il exprime son souhait que l’Islam garde “les bannières de Muḥammad hautes et splendides”32.
La version d’Al-Qalqašandī et ses sources
Ces missives se trouvent dans le deuxième appendice du volume VII du Ṣubḥ al-aʻšá33. La première source reconnue utilisée par al-Qalqašandī est le Taʻrīf34 d’al-ʻUmarī, dont il extrait la première lettre d’Abū l-Ḥasan. L’autre ouvrage cité dans ce fragment par l’auteur est le Taṯqīf35 d’Ibn Nāẓir al-Ğayš36, secrétaire et écrivain mamelouk sous le règne du sultan al-Ašraf Šaʻbān. Nous trouvons également intéressant que le texte du Kitāb al-‘ibar d’Ibn Ḫaldūn se réfère aux mêmes événements – notamment les informations sur la femme accompagnant l’ambassade et sur le Coran d’Abū l-Ḥasan – que la lettre d’al-Nāṣir, bien que la formulation soit assez différente, de sorte que si Ibn Ḫaldūn avait eu accès à ces sources, celles-ci se seraient trouvées considérablement remaniées dans son œuvre37. De plus, cette ambassade est également enregistrée dans le Musnad38, donc une autre source de transmission est possible.
Malgré tout, nous rappelons que les lettres, bien qu’insérées dans le Ṣubḥ par al-Qalqašandī, sont originellement recueillies par le Taʻrīf d’al-’Umarī, donc chronologiquement il est possible que ce texte ait pu être utilisé par Ibn Ḫaldūn. À son tour, nous savons qu’al-Qalqašandī, dans ses notes d’introduction à un appendice ultérieur39 (no IV) sur Muḥammad V de Grenade, utilise le texte d’Ibn Ḫaldūn40, qu’il ne cite pas, bien que nous ne trouvions pas dans le cas présent d’utilisation littérale de cette source dans les lettres avec lesquelles nous avons travaillé.
Reconstruction de l’échange
Nous voudrions à présent reconstituer, grâce à des informations textuelles provenant du Ṣubḥ al-aʻšá et d’autres sources, le processus par lequel les lettres ont été utilisées dans leurs ambassades respectives d’un souverain à l’autre, les détails du moment historique dans lequel elles ont été rédigées et qui nous permettent d’identifier les allusions à l’échange dans les sources, et les brèves informations dont nous disposons sur les individus qui ont participé à ce processus.
Comme le rapporte Ibn Ḫaldūn, les sultans mérinides avant Abū l-Ḥasan avaient pour tradition de cultiver des relations diplomatiques avec les souverains orientaux, notamment en vue de s’informer de l’état des lieux saints de l’islam et d’autres questions pieuses41. Nous avons déjà vu les actions de son ancêtre dans le cadre de la politique orientale. Entouré d’une aura de piété après ses expéditions victorieuses en al-Andalus et conscient de son prestige nouvellement acquis après la conquête de Tlemcen, Abū l-Ḥasan envoie une lettre à al-Nāṣir pour lui annoncer ses victoires et l’informer qu’en s’emparant du Maghreb central, il a mis fin à tous les obstacles pour les pèlerins pour atteindre La Mecque. Cette lettre, qui selon Ibn Ḫaldūn est remise par Fāris Ibn Maymūn Ibn ‘Udrār42, est la première des deux lettres sur lesquelles nous travaillons, et elle reflète, selon nous, la volonté du sultan mérinide d’affirmer sa domination politique et sa piété religieuse qui le légitimait comme le plus grand souverain de l’Occident islamique. Il reçoit en réponse de la part d’al-Nāṣir une confirmation de l’amitié traditionnelle entre les deux royaumes, qui ne peut être la lettre entrante sur laquelle nous travaillons, puisque dans celle-ci il y a des références à des événements que nous allons maintenant évoquer. Or, cette réponse est enregistrée par Ibn Ḫaldūn43, mais pas par Al-Qalqašandī .
Suite à ces lettres, Abū l-Ḥasan envoie une ambassade ostentatoire au Caire à laquelle répondra une autre de résonance égale ou supérieure de la part des Mamelouks. Pour cela, le souverain mérinide rédige de sa propre main un Coran qu’il espère faire déposer dans le sanctuaire de La Mecque, magnifiquement incrusté de perles et de rubis, brodé de fils d’or et conservé dans un coffret d’ébène et d’ivoire. L’ambassade aurait été dirigée par d’importants personnages de la cour mérinide tels que les cheikhs ‘Arīf Ibn Yaḥyā’ et ‘Atiya Ibn Muhalhil et le secrétaire Abū al-Faḍl Ibn Abī Madyān, qui emportaient avec eux une grande quantité de cadeaux pour le sultan mamelouk. On y trouve notamment un lamṭ, vêtement en cuir d’antilope, parmi d’autres objets du Maghreb qui ont fait bonne impression en Orient44. Le cortège est accompagné d’une des épouses du défunt Abū Saʻīd qui souhaite faire un pèlerinage à La Mecque, mentionnée dans la lettre d’al-Nāṣir45, tout comme du Coran d’Abū l-Ḥasan, donc la deuxième lettre d’Abū l-Ḥasan enregistrée dans le Ṣubḥ doit être associée à cette ambassade et la seule lettre d’al-Nāṣir devait être la réponse à celle que le Mérinide lui envoyait avec cette délégation46.
Désireux de s’afficher comme un souverain pieux et généreux, le sultan mérinide a décidé d’aider les pèlerins en route pour La Mecque et a offert des cadeaux aux personnalités importantes de l’État mamelouk47. Il semble que les cadeaux aient eu du succès à la cour mamelouke ; aussi al-Nāṣir répondit-il par un geste prodigieux équivalent et accompagna-t-il son ambassade en réponse à celle des Mérinides par le don d’un type de tente inconnu dans l’Occident islamique, qui fut très bien accueilli par les Maghrébins. La fin de l’appendice complète les informations d’Ibn Ḫaldūn en recueillant la lettre du Mamelouk al-Ašraf Šaʻbān (1363-1377) au Mérinide ‘Abd al-‘Aziz Ier (1366-1372) et la correspondance entre les deux États jusqu’à l’époque du sultan Barqūq, dont la source est ici le Taṯqīf d’Ibn Nāẓir al- Ğayš, qui se plaint au sultan de Fès de l’avancée de Tamerlan sur ses frontières48.
Datation
Ces lettres ne sont pas datées dans l’annexe. Nous devons donc établir, en analysant les événements mentionnés et les informations fournies par les sources, leur datation approximative. Ibn Ḫaldūn affirme qu’Abū l-Ḥasan,
“lorsqu’il eut achevé avec le succès que l’on sait ses expéditions contre Tlemcen, réduisit le Maghreb Central et soumit à son contrôle les diverses régions [du Maghreb Extrême]. Sûr de sa supériorité, il adressa une lettre à Muḥammad b. Qalāwūn al-Malik al-Nāṣir, souverain de l’Égypte et de la Syrie, pour lui annoncer sa victoire et l’aplanissement de tous les obstacles que les pèlerins rencontraient sur leur chemin pour effectuer le voyage à La Mecque”49
Par conséquent, la première lettre doit avoir été écrite relativement peu de temps après la conquête de l’État abdelwadide, c’est-à-dire le 30 avril 1337 (28 Ramāḍān 737). La seconde est une lettre de réponse d’al-Nāṣir apportée lors du retour de l’ambassade d’Abū l-Ḥasan au Caire, comme on peut le constater lorsqu’elle indique au Mérinide qu’il a écrit aux gouverneurs des lieux saints pour recevoir le Coran susmentionné écrit de la main d’Abū l-Ḥasan50, précisément envoyé avec cette ambassade, comme l’indique le Kitāb al-ʻibar. Dans le cas de la troisième, s’il s’agit de celle qu’Abū l-Ḥasan envoie au Caire avec sa somptueuse ambassade comme nous l’avons suggéré dans la section d’étude, elle devrait être datée peu de temps après la première, car il est précisé qu’elle fut envoyée de Tlemcen51, le sultan mérinide étant dans cette ville jusqu’en 738 (1377-1378)52, où il chercha à rencontrer Abū Yaḥyā’, sultan de Tunis. De plus, il est peu probable qu’elle soit postérieure car on n’y trouve aucune référence à des événements aussi importants que ceux évoqués et qui se sont produits plus récemment que la campagne de Tlemcen, comme la mort du fils d’Abū l-Ḥasan, Abū Mālik (fin 1339), ou la dernière campagne mérinide dans la péninsule et la bataille de Salado/Tarifa (1340)53.
Nous pouvons donc établir la relation suivante entre les lettres : une première lettre entrante (tant dans l’appendice que chronologiquement)54 où Abū l-Ḥasan annonce l’ouverture des routes de pèlerinage, laquelle reçoit une réponse qui n’est pas enregistrée dans le Ṣubḥ55. Abū l-Ḥasan envoie ensuite sa fameuse ambassade avec une deuxième lettre (la troisième dans le Ṣubḥ)56. La réponse à cette lettre est celle qui figure en deuxième position dans le Ṣubḥ, mais elle est chronologiquement la troisième et dernière des lettres étudiées, et la seule lettre d’al-Nāṣir sortante de la chancellerie mamelouke dans l’appendice57.
Les acteurs dans les lettres
Comme le suggère le titre de ce travail, notre intention est, outre l’analyse d’un texte diplomatique et la tentative de le comprendre dans sa réalité politique et historique, de faire connaître les personnages qui, d’une manière ou d’une autre, semblent être liés à cet échange, ainsi que leur participation à celui-ci. Cette tâche est un peu plus facile lorsqu’il s’agit des principaux protagonistes du texte, les deux sultans, et nous pouvons même en déduire avec une certaine certitude l’identité des véritables auteurs des lettres, les secrétaires de leurs chancelleries respectives. Pour le personnage le plus marquant de ce texte, la veuve, nous ne pouvons faire que des conjectures. Enfin, il y a un personnage, même si ce n’est pas au sens strict du terme, qui n’est pas sans importance, et nous avons donc décidé de l’inclure dans cette section.
Tout d’abord, nous avons deux grands sultans, Abū l-Ḥasan le Mérinide et al-Nāṣir Muḥammad b. al-Qalāwūn. Nous ne nous attarderons pas sur leurs biographies, car ce n’est pas l’objet de cet article. Il suffit de dire que, dans les lettres, le premier se présente comme un chef musulman exemplaire (amīr al-muslimīn) et ne cache pas ses aspirations à un leadership politico-religieux dans la région. Le second se présente comme le protecteur du califat et reçoit favorablement les émissaires du premier, qui doivent passer par ses terres pour atteindre les Lieux Saints. Il ne nous échappe pas à quel point ce passage par la cour mamelouke de l’ambassade mérinide est obligatoire, réaffirmant ainsi la position centrale – pas seulement sur le plan géographique – du sultanat mamelouk parmi les régions de l’Islam. Et, bien sûr, il prend soin de mentionner son rôle de protecteur des deux sanctuaires et de préciser son bon gouvernement sur les villes de La Mecque et de Médine.
L’auteur des lettres sortantes de la chancellerie mamelouke doit être soit Faḍl Allāh, père de Šihāb ad-Dīn Aḥmad al-ʿUmarī58, soit son frère, puisque le père est le secrétaire en chef (kātib al-sirr) des Mamelouks jusqu’en 1377, date à laquelle il meurt et est remplacé par le frère d’al-ʻUmarī. Qu’ils soient les auteurs de ces lettres est hautement probable, car elles sont compilées par Aḥmad al-ʻUmarī dans son Taʻrīf al-musṭalaḥ bi-l-šārīf, source principale du Ṯaʻqīf d’Ibn Nāẓir al- Ğayš, et les deux auteurs sont les sources principales d’al-Qalqašandī pour la compilation de ces lettres.
Du côté de la chancellerie mérinide, la transmission est plus compliquée. Pendant un temps, nous avons pensé qu’Ibn Riḍwān al-Malaqī, secrétaire et poète, devait être l’auteur des lettres reçues, et nous sommes reconnaissants à Miguel Puerta Vílchez, qui nous a mis sur la piste de ce personnage. Malheureusement, les dates de son entrée au service des Mérinides ne coïncident pas avec celles de la correspondance et nous l’avons donc écarté59. Néanmoins, quel que soit l’auteur des lettres, il fait preuve d’un grand talent littéraire et d’une utilisation abondante de la prose rimée dans son introduction à la première lettre60.
Concernant les éventuels émissaires, ceux qui conduiraient les ambassades et délivreraient les lettres, al-Qalqašandī est silencieux dans ce cas, alors que dans le cas d’une autre ambassade de Muḥammad V de Grenade, il mentionne bien leur réception à la cour mamelouke61. C’est Ibn Ḫaldūn qui nomme le chef de la première ambassade mérinide, Fāris Ibn Maymūn Ibn ‘Udrār, et ceux de la seconde, les šuyūḫ ‘Arīf Ibn Yaḥyā’ et ‘Atiya Ibn Muhalhil, ainsi que le secrétaire Abū al-Faḍl Ibn Abī Madyān. En ce qui concerne la profession des trois premiers personnages, notre hypothèse est qu’il s’agissait de personnes dont le prestige et la connaissance de la religion étaient reconnus (d’où le titre de šayḫ) et qu’elles étaient donc chargées de conduire les caravanes de pèlerins vers les villes saintes. Le secrétaire a peut-être voyagé avec eux pour s’occuper des intérêts d’Abū l-Ḥasan, bien qu’il nous semble étonnant que dans le cas de la première ambassade la présence d’un membre de la chancellerie mérinide ne soit pas spécifiée. Il est donc possible que sa mission soit remplie par des agents extérieurs à celle-ci.
Il faut ensuite évoquer la veuve, dont nous ne connaissons pas le nom. Des veuves d’Abū Saʻīd, nous connaissons la mère d’Abū l-Ḥasan et la mère de son frère Abū ʻAlī ʻUmmar. La première était d’origine abyssinienne62. La seconde était d’origine chrétienne et bénéficiait d’une garde de chevaliers chrétiens dirigée par l’un de ses frères qui soutenait le prince Abū ‘Alī dans sa lutte pour le leadership dynastique contre Abū l-Ḥasan63. Nous ignorons si cette veuve est l’une d’entre elles ou une autre épouse d’Abū Saʻīd. Ce que nous savons, grâce encore à Ibn Ḫaldūn, outre que son intention est faire le ḥaǧǧ, c’est qu’elle a été reçue par le sultan mamelouk. Nous pouvons donc dire qu’elle faisait officiellement partie de l’ambassade.
Enfin, nous en arrivons au Coran, qui représente les aspirations d’Abū l-Ḥasan à se légitimer vis-à-vis des forces vives du Maghreb, en relation avec sa politique de patronage religieux, que nous aborderons dans la section suivante.
Réception du discours du pouvoir
Nous nous proposons pour finir d’essayer de comprendre comment Abū l-Ḥasan élabore dans ces lettres un discours de domination dans la région face à la plus grande puissance de l’Islam méditerranéen, discours connu par les sources qui identifient la volonté du sultan mérinide de se glorifier au détriment des autres souverains64.
Al-Qalqašandī, passant en revue les événements du règne d’Abū l-Ḥasan, reconnaît la situation hégémonique à laquelle il est parvenu par ses conquêtes dans la région, et lui donne donc l’appellation de “roi des rois de l’Ouest” (malik mulūk al-Ġarb)65. Le contrôle des routes commerciales et de pèlerinage vers La Mecque, qui avait assuré sa conquête du Maghreb central, a également servi de cause et de légitimation à la politique de conquête. Cela est clairement énoncé dans la première des lettres d’Abū l-Ḥasan que nous étudions, lorsqu’il expose à al-Nāṣir que, grâce à sa politique de conquête, le passage des pèlerins vers les lieux saints est sécurisé66, ce qui concorde avec Ibn Marzūq qui indique que l’une des principales raisons pour lesquelles il a attaqué Tlemcen (“l’une des meilleures actions [d’Abū l-Ḥasan]”) était que son seigneur était engagé à faire des difficultés aux pèlerins du Maghreb67.
En revanche, la politique d’alliance et de défense en cas de besoin avec les Ḥafṣides, qui – rappelons-le – détenaient la dignité de califes et de qādat al-muwaḥḥidīn68, lui permit de se placer sur un plan de supériorité par rapport à eux. Ceci, ainsi que le prestige qu’il avait acquis grâce au ǧihād andalou, à la protection des pèlerins et à une politique de mécénat des institutions et personnalités religieuses, lui donnait la possibilité de leur disputer le califat et/ou l’imamat69. Contrairement aux Almohades, la légitimité d’Abū l-Ḥasan provenait d’un ǧihād défensif7071, c’est-à-dire d’un discours du pouvoir dans lequel le souverain se présente comme le défenseur des musulmans, tandis que le concept du ǧihād almohade était initialement conçu comme une justification de l’opposition à la domination almoravide72, bien que plus tard ils fassent également usage du ǧihād défensif73.
Il est ainsi important de relever la liste des titres de la première lettre d’Abū l-Ḥasan où l’on trouve, entre autres, l’appellation d’amīr al-muslimīn et de qāʻid al-muwaḥḥidīn74 (titre traditionnellement utilisé, comme nous l’avons dit, par les califes Ḥafṣides et, avant eux, par les Almohades). L’utilisation de la terminologie almohade dans les titres du souverain pourrait relever de la même tendance à substituer la légitimité religieuse des Ḥafṣides par celle des Mérinides que dans la version du Musnad d’Ibn Marzūq conservée à L’Escorial, dans laquelle est consignée l’attribution du titre d’amīr al-mu’minīn à la personne d’Abū l-Ḥasan75. Malgré tout, il convient de noter que, si tout ce discours de puissance sur le plan territorial et politique élaboré par les Mérinides est accueilli et reconnu par la chancellerie mamelouke76, il n’en va pas de même de la légitimité religieuse : dans sa réponse, al-Nāṣir Muḥammad ne reconnaît pas Abū l-Ḥasan comme qāʻid al-muwaḥḥidīn. Le sultan mamelouk ne fait référence à Abū l-Ḥasan qu’en tant qu’amīr al-muslimīn, titre assumé pour la première fois par les Almoravides lorsqu’ils décident de reconnaître le califat abbasside77 et qui implique la reconnaissance de son autorité territoriale sur la zone qu’il contrôle et sur les musulmans qui y vivent, et non l’autre, qui pourrait être identifiée à la dignité califale, puisque le sultan mamelouk est déjà walī du califat abbasside exilé en Égypte78, ce qui est très important pour sa propre légitimité dynastique79. Ses descendants ne seront pas non plus reconnus, comme on peut le constater dans une autre lettre entre Mérinides et Mamelouks, en l’occurrence d’al-Ašraf Šaʻbān (1363-1377) à ‘Abd al-‘Azīz Ier (1366-1372), recueillie par al-Qalqašandī auprès du Taṯqīf.
Ainsi, si nous avons identifié dans les lettres l’utilisation de la terminologie almohado-hafside, l’instrumentalisation du ǧihād en al-Andalus80 et la protection des pèlerins comme des éléments visant à justifier sur le plan territorial et religieux la domination mérinide dans l’Occident islamique, il faut y ajouter la question du mécénat : c’est là qu’intervient le Coran orné, écrit de la main d’Abū l-Ḥasan, qu’il a déposé à La Mecque en tant que ḥabūs (legs pieux et inaliénable). On comprendra mieux l’importance accordée par les lettres81 au Coran dans le cadre de sa politique, consignée dans les sources, de mécénat des mosquées82, zāwīya-s83 et madrasas84 de l’ensemble de son empire, ainsi que le patronage des faqīḥ-s, saints, šuyūḥ et ʻulāmā’ qui exerçaient leurs fonctions dans ces institutions, ou encore la magnanimité dont il fit preuve à l’égard des muftis de Tlemcen lors du pillage de cette ville85. Tout cela visait à attirer les forces sociales du Maghreb représentées par ces secteurs dans la sphère de pouvoir de la dynastie afin de soutenir ses conquêtes86 dans la région et de légitimer sa position de premier parmi les rois du Ġarb al-Islām.
Pour résumer, ces lettres nous semblent constituer un document exceptionnel en ce qu’elles exposent un discours de pouvoir et de domination fondé sur plusieurs niveaux de légitimité, ainsi que sa réception par ce qui est le pouvoir par excellence de l’époque en Méditerranée, l’Egypte mamelouke. Il est intéressant de voir comment certaines positions sont reconnues, notamment celles qui ont trait à la sphère politique, mais pas d’autres qui sont d’ordre religieux.
Conclusions
Comme nous l’avons vu dans la reconstitution de l’échange, la diplomatie est une question qui en traverse beaucoup d’autres, parfois littéralement, car les personnes qui y sont impliquées utilisent les mêmes réseaux de communication que ceux par lesquels s’articulent les relations commerciales et les routes de pèlerinage. Les récits de voyageurs occidentaux en Orient, comme Ibn Baṭṭūṭa, notent qu’à plus d’une occasion, ils ont partagé des parties du voyage avec des personnages chargés de fonctions diplomatiques auprès des pèlerins, des commerçants et autres personnes en déplacement vers les centres orientaux87.
Lorsque les souverains s’y engagent, ils ont en vue la question de leur propre légitimité et l’ordonnancement de leur monde en sphères d’influence dans lesquelles certains sultans prennent le pas sur d’autres, et pour les États, c’est une activité vitale en tant que source de légitimité et d’opportunités politiques pour le pouvoir dynastique.
La diplomatie peut également offrir une opportunité de mobilité spatiale et sociale aux personnages qui se trouvent quelque peu en dehors de la sphère du pouvoir. C’est le cas de notre veuve ou d’Ibn Baṭṭūṭa qui, quelques années plus tard, exerce également des fonctions diplomatiques au service de la cour mérinide.
On voit comment, dans ce cas précis, la diplomatie sert de communication entre les souverains qui s’informent mutuellement de la situation dans leurs domaines : Abū l-Ḥasan communique le succès de ses campagnes en al-Andalus et à Tlemcen à son homologue mamelouk, tandis que ce dernier confirme le bon état des villes saintes. Cet échange sert en outre à légitimer davantage Abū l-Ḥasan, ayant réussi à déposer son Coran à La Mecque, dans son processus d’accumulation de prestige religieux. Le voyage des ambassades permet également d’illustrer la pacification que le Mérinide aurait réalisée dans la région, permettant même à un membre de la maison de son père, la fameuse veuve, d’arriver en sécurité sur une route qui avait été jusqu’alors assaillie par les Abdelwadides, selon le discours dynastique mérinide.
L’échange est encore prétexte à d’autres : ceux des biens et des idées. Ibn Ḫaldūn raconte en détail comment les Maghrébins sont impressionnés par le type de tente que les Mamelouks leur envoient en cadeau. De leur côté, les Mamelouks étaient également à la recherche de biens difficiles à obtenir et pour lesquels ces échanges représentaient une grande opportunité. Plus important encore, ils servent à illustrer et à réaffirmer l’interconnexion des régions de l’Islam en termes de pèlerinage et de leadership politico-religieux.
Sources
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Notes
- Cet épisode diplomatique a été étudié dans le cadre de notre formation pré-doctorale et fait partie de notre projet de thèse de doctorat, dans lequel nous nous proposons d’étudier la diplomatie dans l’Occident islamique entre les XIIIe et XVe siècles, en particulier le fonctionnement des chancelleries des États du Ġarb al-Islām.
- Al-Qalqašandī, éd. Galal Abdelhamid & El-Toudy 2017, 14‑16.
- Al-Qalqašandī 1915.
- Al-Qalqašandī éd. Galal Abdelhamid & El-Toudy 2017, 17.
- Dekkiche 2018, 187‑191.
- Veinstein 2005, 903.
- Chapoutot-Remadi 2018, 545.
- Ibid., 536.
- Dejugnat 2020, 200.
- Castro 2000.
- Chapoutot-Remadi 2018, 540.
- Ibid., 540‑542.
- Ibid., 533‑535.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1112.
- Chapoutot-Remadi 2018, 537‑538.
- Al-Qalqašandī 1915, 386-387.
- Al-Qalqašandī éd. Galal Abdelhamid & El-Toudy 2017, 386.
- Al-Qalqašandī 1915, 387.
- Ibid., 389-395.
- Ibid., 398-399.
- Ibid., 399.
- Ibid., 399‑400.
- Ibid., 403.
- Ibid., 399-400.
- Manzano Rodríguez 1992, 221.
- Al-Qalqašandī 1915, 400-401.
- Manzano Rodríguez 1992, 221.
- Ibn al-Ḫatīb, éd. ‘Āṣī, A. et al-Ḫaṭīb 1978, 94.
- Al-Qalqašandī 1915, 401.
- Ibid., 405.
- Ibid., 406.
- Ibid., 406-407.
- Ibid., 386-411.
- Al-ʽUmarī, éd. Durūbī 1992.
- Ibn Nāẓir al-Ğayš, éd. Vesely 1987.
- Bosworth 2012.
- On peut comparer Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1189 et Al-Qalqašandī 1915, 388.
- Viguera 1977, 52.
- Al-Qalqašandī 1915, 412-416.
- Ibn Ḫaldūn, éd. Šaḥāda 1988, 176.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1189.
- Ibid.
- Ibid.
- Ibid., 1190-1191.
- Al-Qalqašandī 1915, 394.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1190-1191.
- Ibid., 1191.
- Al-Qalqašandī 1915, 407-411.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1189.
- Ibid., 394.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1191.
- Ibid., 1178.
- Manzano Rodríguez 1992, 247.
- Al-Qalqašandī 1915, 387-389.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1189.
- Al-Qalqašandī 1915, 395-407.
- Ibid., 389-395.
- Salibi 2012.
- Puerta Vílchez 2018.
- Al-Qalqašandī 1915, 387.
- Ibid., 416.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1151.
- Ibid., 1152.
- Ibid., 1178.
- Al-Qalqašandī 1915, 387.
- Ibid., 388.
- Ibn Marzuq, éd. Viguera 1977, 318.
- Al-Qalqašandī 1915, 419.
- Manzano Rodríguez 1992.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1181-1182.
- Ibn Marzuq 1977, 322.
- Martínez-Núñez 2004, 216.
- Id. 2015, 137-138.
- Al-Qalqašandī 1915, 389.
- Manzano Rodríguez 1992, 218.
- C’est ainsi que nous comprenons qu’al-Qalqašandī identifie le souverain mérinide comme malik mulūk al-ġarb dans l’introduction de la lettre.
- Wensinck 2012.
- Martínez-Núñez 2004, 205.
- Hassan 2017, 88-89.
- Al-Qalqašandī 1915, 401.
- Ibid., 394.
- Ibn Marzuq, éd. Viguera 1977, 331.
- Ibid., 337.
- Ibid., 335.
- Ibn Ḫaldūn, trad. Cheddadi 2002, 1177.
- Manzano Rodríguez 1992, 219.
- Ibn Baṭṭūṭa, éd. Defremery & Sanguinetti 1968, 15.