La traduction du double langage est sans doute l’une des tâches les plus ardues du traducteur. Perte de sens, trahison ou encore intraduisibilité, sont des termes communément employés pour qualifier cette opération qui s’avère bien délicate. Jacqueline Henry – qui a mené de nombreuses études sur le travail du traducteur, notamment la traduction des jeux de mots – nous dit à ce sujet :
[…] quand on constate que le Petit Robert 1, dans l’article consacré à l’adjectif traduisible, donne pour unique illustration de l’emploi de ce terme l’énoncé « Ce jeu de mots n’est guère traduisible », et que dans le Petit Larousse illustré, à intraduisible, l’exemple fourni est « jeu de mots intraduisible », on se rend compte que la notion de jeu de mots intraduisible, après être devenue un cliché, tend maintenant vers le figement.1
Pourtant, les jeux de mots sont omniprésents dans la langue. Nous les retrouvons non seulement dans le langage quotidien, dans le discours médiatique, mais également dans la littérature ou encore au cinéma. Alors comment le traducteur – ce maillon invisible entre deux langues et deux cultures – peut-il relever un tel défi, celui de trouver dans une autre langue une équivalence sémique, phonique et parfois même graphique ?
La question liée à la traduction des jeux de mots s’avère fort intéressante dans la mesure où elle soulève bien des interrogations : les jeux de mots sont-ils (in)traduisibles ? Cette première question nous invite à réfléchir sur le sens du mot « (in)traduisibilité ». Faut-il privilégier le sens ou la forme ? La traduction des jeux de mots offre-t-elle davantage de possibilités lorsque les deux langues – la langue de départ et la langue d’arrivée (désormais LD et LA) – appartiennent à la même famille, comme l’espagnol et le français ? Signalons que ce questionnement vaut non seulement pour la traduction des jeux de mots, mais également pour la traduction en général.
Nous nous intéresserons plus particulièrement à la question de l’albur mexicain, un jeu du langage chargé de connotations bien souvent sexuelles, caractéristique des quartiers populaires de la ville de Mexico. La réflexion relative à la traduction de l’albur comprend en réalité deux grandes questions : l’une, liée à la difficulté de traduire dans une autre langue un jeu de mots, et l’autre, liée au caractère cru des expressions appartenant à ce double langage. Pour ce qui est de la première question, quelles sont les possibilités qui s’offrent au traducteur pour rendre l’albur dans la langue française ? Par ailleurs, confronté à un registre de langue populaire, voire à des propos vulgaires, le traducteur peut être tenté de ménager le lecteur de la LA en jouant la carte de l’atténuation, un choix qui entraînerait inévitablement une perte de sens.
Pour mener à bien cette réflexion, nous nous appuierons sur le roman ¡Pantaletas! du Mexicain Armando Ramírez, dans lequel la duplicité langagière est particulièrement utilisée par l’auteur qui n’hésite pas à jouer avec les mots pour dresser un tendre portrait des zones marginales de la capitale mexicaine. Après avoir proposé une définition de l’albur, nous présenterons une étude de cas pratiques, en analysant d’une part, les difficultés posées par la traduction de certaines tournures et d’autre part, en proposant des pistes de réflexion.
L’albur mexicain : considérations générales
Remontons tout d’abord aux racines étymologiques du mot albur. D’après Joan Coromines2, ce terme – qui provient de l’arabe al-buri, dérivé lui-même du nom de la ville égyptienne Bura – apparaît dans la langue espagnole au XIVe siècle (1330), avec la signification suivante : « Pez de río semejante al mújol (1330). » 3
Plusieurs autres acceptions apparaissent au fil du temps : 1) Carte à jouer ou encore 2) hasard comme l’indique la définition suivante4 (Coromines, 2008 : 18-19) : « 1) Carta que saca el banquero y que puede hacer ganar a éste o al jugador (fin s. xvi) y luego 2) contingencia a que se fía el resultado de una empresa. »
Le Diccionario de la lengua española (DLE) établi par la Real Academia Española (RAE) – version actualisée 2020 – nous propose les définitions suivantes : 1) Poisson ; 2) Hasard, éventualité ; 3) Cartes à jouer ; 4) Aventure amoureuse (Mexique et Nicaragua) ; 5) Jeu de mots pris à double sens (Mexique et République dominicaine) ; 6) Mensonge, rumeur (Porto Rico) :
1. m. Mújol.
2. m. Contingencia o azar a que se fía el resultado de alguna empresa.
No deja nada al albur.
3. m. En el juego del monte, dos primeras cartas que saca el banquero.
4. m. Méx. y Nic. Aventura amorosa.
5. m. Méx. y R. Dom. Juego de palabras de doble sentido.
6. m. P. Rico. Mentira, rumor.
Les définitions proposées par la RAE laissent apparaître différentes aires géographiques, notamment le Mexique. Observons à présent ce que nous dit le Diccionario breve de mexicanismos au sujet de l’albur 5 : « Juego de palabras de doble sentido, calambur, retruécano. Albur : el albur del matrimonio sólo los tontos lo juegan. (En esta oración, albur significa “contingencia, azarˮ). » Nous retrouvons les deux définitions suivantes (présentes dans le DLE), à savoir : 1) Jeu de mots pris à double sens, calembour, contrepèterie ; 2) Hasard.
Dans l’introduction de son ouvrage intitulé Albures y Refranes de México – signalons au passage la pluralisation du terme, albures et non albur, dans le titre, un aspect sur lequel nous reviendrons plus loin –, Jorge Mejía Prieto nous en dit un peu plus au sujet de l’albur mexicain qu’il définit comme « un produit (un producto) issu non seulement du folklore urbain, mais plus particulièrement du folklore oral de la grande ville » (à savoir, la capitale, Mexico), « un langage populaire », « une forme ludique de défi mental et verbal chargée de connotations sexuelles »6.
Quant à l’origine de cette forme de langage, les avis divergent. Certains spécialistes signalent l’apparition de l’albur dans l’État d’Hidalgo au XVIIe siècle, période à laquelle les Anglais s’établirent dans cette région d’exploitation minière située au nord de la capitale. Les mineurs mexicains cherchaient à communiquer entre eux pour que leurs patrons ne puissent pas les comprendre. D’où l’apparition d’un code, d’un langage à double sens que seuls les travailleurs pouvaient employer. Pour d’autres spécialistes de la question, l’albur aurait vu le jour dans le quartier de Tepito, l’un des plus anciens de la capitale mexicaine, particulièrement marqué par la misère et la violence7.
D’après J. Mejía Prieto, l’albur connaît un véritable essor durant la première moitié du XXe siècle, notamment grâce aux joutes verbales entre les acteurs comiques appartenant au théâtre itinérant (los cómicos de carpa) et le public8. Précisons également qu’une terminologie a vu le jour autour de l’albur : le verbe « alburear » – qui signifie employer des mots à double sens –, « albureador », « albureadora » ou « alburero », « alburera » pour désigner une personne qui aime faire usage des jeux de mots9.
Par ailleurs, l’on peut signaler l’existence d’une véritable culture de l’albur au Mexique. En effet, des concours et festivals d’albur (los concursos y torneos de albures) sont organisés régulièrement, notamment dans l’État d’Hidalgo et dans la ville de Mexico. L’albur possède même ses propres personnages emblématiques, comme Lourdes Ruiz – la reine de l’albur –, la première femme à avoir remporté le tournoi d’albur de la capitale mexicaine, véritable icône de la culture populaire du quartier de Tepito.
Au sujet de la pluralisation du terme (albures), Rodrigo Toscano nous propose l’éclairage suivant. Selon lui, l’albur renvoie à deux modalités de pratique langagière bien distinctes : d’une part, « un albur ponctuel, qui fait rire », et d’autre part, « un albur développé, un jeu, une joute (verbale), qui fait rire davantage et semble viser quelque chose de plus ». Il ajoute : « […] le seul mot albures désigne ces jeux de mots isolés qui n’ont pas de suite et qui sont seulement des éclats passagers […] mais le jeu d’albur cherche en plus avec ses tournures à aboutir à une monstration phallique […] »10. Il existe d’ailleurs une polémique autour de l’albur : condamné par certains pour son caractère sexiste, machiste, visant à dégrader le rôle sexuel de la femme, d’autres le considèrent comme un jeu purement sémantique, un exercice ludique, qui existe uniquement pour faire rire.
Ces premières considérations nous permettent de mieux cerner le double langage qui se dissimule derrière l’albur. Certes, les jeux de mots reposent sur l’oral, notamment les calembours « qui se prêtent mieux à la parole qu’au texte », comme le fait remarquer J. Henry dans son ouvrage intitulé La traduction des jeux de mots11 mais l’on peut signaler que l’albur est très présent dans la culture mexicaine, aussi bien dans la langue orale qu’écrite. Nous avons choisi de proposer une réflexion sur la traduction de l’albur à partir d’un roman qui, précisons-le, possède une forte dimension orale puisqu’il s’agit d’un récit à la première personne du singulier.
La traduction de l’albur : quelques pistes de réflexion
Le roman ¡Pantaletas! : une histoire d’amour et d’humour façon chilango
¡Pantaletas! Confesiones sentimentales del estudiante Maciosare : ¡El último de los mohicanos! est un roman de l’écrivain, journaliste et chroniqueur mexicain Armando Ramírez (1951-2019), originaire de Tepito, quartier de la capitale mexicaine qui constitue l’arrière-texte de bon nombre de ses ouvrages. A. Ramírez a été rendu célèbre en publiant son premier roman intitulé Chin chin el Teporocho (1971) – adapté au grand écran en 1976 – qui offre au lecteur un récit dont le personnage central, un jeune habitant de Tepito, sombre dans l’alcool et la drogue.
¡Pantaletas! – publié pour la première fois en 2001 – narre les aventures picaresques de Maciosare, un chilango – habitant de Mexico –, qui, après avoir obtenu son diplôme de sociologue, se trouve confronté à la dure réalité du marché de l’emploi et devient vendeur ambulant pour survivre à la crise économique qui frappe son pays. Inspiré par son histoire d’amour avec la Chancla – sa petite-amie aux formes généreuses –, il décide de vendre des sous-vêtements féminins de grande taille dans un marché de la capitale. Cet objet commercial donnera d’ailleurs son nom au roman puisque pantaletas signifie « culottes ». Il s’agit d’un récit empreint d’un grand réalisme dans lequel le portrait des personnages, les situations cocasses qu’ils provoquent, le recours à l’humour, au langage populaire, aux jeux de mots, déclenchent chez le lecteur de nombreux éclats de rire.
Les jeux de mots dans le roman ¡Pantaletas!
Dans le prolongement de la réflexion menée par Pierre Guiraud (1976), Jacqueline Henry propose une classification des jeux de mots fondée sur les opérations pratiquées12.
Tout d’abord, les jeux de mots par enchaînement qui reposent sur un « agencement, une combinaison de choses formant un tout ou une suite ; une liaison ; une connexion d’objets qui sont entre eux dans un rapport mutuel »13. L’on trouve, entre autres, les enchaînements par homophonie, jouant sur des sonorités ; les enchaînements par écho ou encore les enchaînements par automatisme.
Puis, les jeux de mots par inclusion, une seconde catégorie qui comprend : 1) Les jeux par permutation de phonèmes ou de lettres (anagrammes, palindromes, contrepèteries ou codes argotiques comme le verlan) ; 2) Les jeux par incorporation, « mots ou phrases dont les constituants sont répartis dans un texte selon des règles de position données » (les acrostiches, par exemple) ; 3) Les jeux par interpolation qui consistent à « introduire des éléments parasitaires dans un mot ou une phrase », tels que les mots-valises14.
Enfin, les jeux de mots par substitution, une troisième opération qui constitue le principe de base des calembours. J. Henry distingue plusieurs types de calembours : 1) Les calembours sémiques – qui « exploitent le sens multiple des mots » – jouent sur l’opposition concret/abstrait, sens propre/sens figuré, etc., et s’appuient sur des mécanismes tels que la polysémie, la synonymie ou encore l’antonymie ; 2) Les calembours phoniques qui jouent sur une plurivalence phonique des mots ; 3) Les calembours avec allusion qui reposent sur une « référence culturelle implicite à un figement, un proverbe, une citation connue, un slogan » entre autres, et qui supposent un effort de décodage plus important de la part du lecteur ; 4) Les calembours complexes jouant à la fois sur une plurivalence sémique et phonique, ou bien sur différents niveaux d’allusion15.
Ces considérations nous invitent à mener une première réflexion sur les jeux de mots et le travail du traducteur. Tout d’abord, cette typologie révèle une grande variété de jeux de mots, mais également la difficulté d’établir un classement définitif. Par ailleurs, une bonne connaissance des opérations pratiquées peut certes apporter des clés au traducteur pour rendre le jeu de mots dans une autre langue, mais il serait faux de penser que pour chaque type de jeu de mots, chaque opération pratiquée, il existe une « recette miracle » ; la traduction n’est pas une équation linguistique. En effet, d’après J. Henry, il convient de prendre en compte d’autres aspects tels que le destinataire, la fonction des jeux de mots ou encore leur poids dans un texte qui peut conduire le traducteur à opter pour des choix très différents.
Intéressons-nous maintenant aux jeux de mots présents dans le roman ¡Pantaletas!. Précisons avant tout que l’étude qui suit ne prétend pas être exhaustive dans la mesure où il existe un nombre important de jeux de mots employés par l’auteur. Nous avons choisi de travailler à partir d’un échantillon représentatif des principales catégories de jeux de mots développées supra.
Nous nous pencherons dans un premier temps sur les jeux de mots par inclusion, plus particulièrement les mots-valises. Ce procédé lexical – qui repose sur un mécanisme d’interpolation, comme nous l’avons mentionné plus haut – est une « création verbale formée par le télescopage de deux ou trois mots existant dans la langue » (Trésor de la langue française). En voici quelques exemples tirés du roman ¡Pantaletas!
(1a) Mi madre nos dejaba ver el programa « El Teatro Fantástico » […]. Ahí estaban
el pínchipe, la pinchecita […].16
(2a) Hasta crees descubrir que te ha estado mirando, cual la preciosa Culieta con el joven Romeo.17
(3a) La intertesticularidad del discurso del método.18 [nous soulignons]
Nous remarquons dans (1a) la fusion des termes príncipe/princesita (prince/princesse) et pinche – juron mexicain qui signifie foutu, sacré, satané –, un procédé employé par le protagoniste pour rebaptiser les personnages du programme télévisé qu’il regardait lorsqu’il était enfant. L’exemple (2a) – qui retrace la rencontre entre le narrateur et sa future petite-amie la Chancla – laisse apparaître l’association du nom propre Julieta – en référence au personnage de William Shakespeare – et du nom commun culo. Enfin, l’énoncé (3a) met en évidence le mot-valise intertesticularidad, association de deux noms communs intertextualidad et testículos, employé ici comme mention attribuée au personnage Maciosare le jour de son examen de fin d’études.
La seconde catégorie de jeux de mots que nous nous proposons d’étudier est sans doute l’une des plus productives du roman : il s’agit des jeux de mots par substitution, plus particulièrement les calembours. Tout d’abord, précisons que l’opposition sens propre/sens figuré constitue le fondement de nombreux calembours sémiques utilisés par l’auteur, notamment lorsqu’il s’agit de décrire l’initiation sexuelle du personnage central du roman. Voici quelques exemples :
(4a) Mujer, pero si es la edad del puro mole de olla y de los taquitos con tuétano ; es cuando lo mero bueno se come a sorbidas.19
(5a) Cójanse cariño.20
(6a) – Échele más chile. […] – Mire señor, si ella me quiere regresará…21 [nous soulignons]
Dans (4a), le calembour sémique est construit à partir du champ sémantique de la gastronomie mexicaine : « el mole de olla » et « los taquitos » – diminutif de tacos – « con tuétano ». Bien évidemment, le lecteur découvre aisément le sens caché de ce jeu de mots : ces deux plats savoureux sont employés métaphoriquement par le père de Maciosare qui incite son fils à s’initier à l’acte sexuel. Nous observons dans l’exemple (5a) la présence du verbe coger dans l’expression « cogerse cariño » (se prendre d’affection pour quelqu’un). Gardons à l’esprit que ce verbe est employé en Amérique latine pour faire référence à l’acte sexuel22. Le dernier exemple de calembour sémique (6a) est extrait d’une conversation entre Maciosare et le père de la Chancla – gérant d’un stand de tacos – qui essaye de convaincre le jeune homme de reconquérir sa fille. Le terme « chile » – qui constitue la base de nombreux jeux de mots à connotation sexuelle dans l’albur – désigne le piment au sens propre et le membre viril au sens figuré.
Voyons à présent un exemple de calembour phonique. Dans l’extrait (7a), le personnage trouve un emploi dans un musée où il participe à un projet culturel pour le moins « révolutionnaire ». Il compte donc sur un salaire confortable dont il ne verra jamais la couleur. Nous remarquons le jeu phonique suivant : Chic pour Che (Guevara).
(7a) Cuando salí del Museo esa noche me creí un Ernesto Chic Guevara […]. Pero al otro día la cruda existencial se me atravesó. Dos meses trabajando y no me habían pagado.23 [nous soulignons]
Dans un autre passage du roman, nous trouvons un calembour avec allusion qui repose sur le détournement du proverbe « Al que madruga, Dios lo ayuda » (L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt) :
(8a) No te preocupes, al que le chinga Dios lo ayuda.24 [nous soulignons]
Il s’agit d’une phrase prononcée par le père du protagoniste qui encourage son fils à travailler dur pour réussir dans la vie. « Chingar » – verbe très employé au Mexique, appartenant au registre familier, voire vulgaire – signifie ici travailler.
Enfin, l’on trouve plusieurs calembours complexes, jouant à la fois sur une plurivalence sémique et phonique, ou bien sur différents niveaux d’allusion. Par exemple :
(9a) Al anochecer, cuando llegaba a la vivienda de la calle de Sol, era como llegar con Soledad. La pinche Chancla nunca estaba.25
(10a) Yo, la neta, me sentía un cualquier Bill Clinton con su Guajolota Lengüinsky, jugueteando en la sala Oral.26 [nous soulignons]
Nous avons dans (9a) l’association d’un calembour sémique – jeu sur le mot « Soledad », à la fois prénom et nom commun qui signifie « solitude » – et d’un calembour phonique qui repose sur la répétition de la syllabe « sol » –, jeu de mots complexe employé par le narrateur qui déplore l’absence de sa petite-amie. Enfin, l’extrait (10a) laisse apparaître un calembour par allusion fondé sur deux calembours phoniques : le premier, « Lengüinsky », mot-valise formé par le télescopage de « lengua » (langue) et le nom propre « Lewinsky », et le second, « Oral » pour « Oval », en référence au bureau ovale de l’ancien président des États-Unis, un lieu rendu célèbre par le scandale sexuel qui défraya la chronique à la fin des années 90.
Précisons que le roman ¡Pantaletas! n’a pas été traduit en français ; nous allons à présent proposer notre propre traduction des jeux de mots issus du corpus, accompagnée de pistes de réflexion.
Proposition de traduction
Dans son ouvrage, J. Henry estime que le traducteur possède « une grande marge de manœuvre et de liberté recréatrice » pour rendre les jeux de mots dans une autre langue27. Elle établit une typologie reposant sur les stratégies offertes au traducteur pour traduire les jeux de mots. Elle distingue quatre types de traduction28 : 1) La traduction isomorphe qui repose sur une traduction littérale dans le cas où le jeu de mots de la LD peut être rendu à l’identique dans la LA ; 2) La traduction homomorphe, à savoir, la traduction d’un jeu de mots par lequel l’original est rendu par le même procédé dans la LA mais pas par les mêmes mots, une stratégie qui offre de grandes possibilités au traducteur mais qui n’est pas toujours envisageable ; 3) La traduction hétéromorphe qui consiste en la traduction d’un jeu de mots par un procédé différent ; 4) Enfin, la traduction libre, c’est-à-dire la traduction de jeux de mots en non-jeux de mots ou bien la traduction de non-jeux de mots en jeux de mots. Nous reprendrons pour cette quatrième et dernière stratégie la proposition faite par Michaël Mariaule qui préfère parler de non-traduction du jeu de mots et de traduction par compensation29. Voyons ce qu’il en est dans la pratique.
La proximité des deux langues – française et espagnole – nous offre la possibilité de traduire littéralement les jeux de mots (2a) (3a) (6a) (7a) et (10a) en optant pour une traduction isomorphe :
(2b) T’as même l’impression qu’elle était en train de te mater, telle la belle Culiette avec le jeune Roméo.
(3b) L’intertesticularité du discours de la méthode.
(6b) Mets-y plus de piment.
(6c) Mets-y plus de piquant.
(7b) Ce soir-là, lorsque je suis sorti du Musée, je me suis pris pour Ernesto Chic Guevara.
(10b) J’avais l’impression d’être Bill Clinton avec sa dinde Langwinsky, en train de faire mumuse dans le bureau Oral. [nous traduisons et soulignons]
En revanche, une traduction littérale pour rendre le jeu de mots (4a) n’est pas concevable selon nous. En effet, ce choix entraînerait la perte du jeu de mots ainsi qu’une traduction éloignée de la langue-culture du lecteur cible. L’on pourrait envisager une traduction homomorphe qui permettrait de conserver le même procédé dans la LA, à savoir : un calembour sémique jouant sur l’opposition sens propre/sens figuré, appartenant au champ sémantique culinaire tout en ayant une connotation sexuelle. Voici deux propositions de traduction :
(4b) Enfin, ma chérie, c’est l’âge des douceurs et autres petites gâteries…
(4c) Enfin, ma chérie, c’est l’âge des gourmandises et autres petites gâteries… [nous traduisons et soulignons]
Quant au proverbe détourné (8a), préserver le défigement nous semble possible dans la mesure où le proverbe « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt » a donné lieu à de nombreux détournements en français. Par exemple : « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tard », « L’avenir appartient à ceux qui ont le veto » 30 ou encore « L’avenir appartient à ceux qui travaillent moins ». Il s’agit ici de préserver le registre de la LD en rendant le verbe chingar par un équivalent en français appartenant au langage familier :
(8b) L’avenir appartient à ceux qui bossent tôt.
(8c) L’avenir appartient aux acharnés du boulot. [nous traduisons et soulignons]
Quant aux jeux de mots (1a) (5a) et (9a), ceux-ci soulèvent bien des difficultés pour le traducteur. Dans (1a), il s’agit de reproduire le mot-valise dans la LA tout en conservant le registre de langue (pinche). Deux options pourraient être envisagées :
(1b) Ma mère nous laissait regarder l’émission El Teatro Fantástico. On y voyait ce foutu prince et cette foutue princesse […].
(1c) Ma mère nous laissait regarder l’émission El Teatro Fantástico. On y voyait le prinfe et la prinfesse31 […]. [nous traduisons et soulignons]
Dans (1b), le registre de langue est préservé au détriment du mot-valise (perte du jeu de mots) tandis que dans (1c) une traduction hétéromorphe permet de jouer sur les sonorités et de reproduire un effet humoristique dans la LA même si le registre de langue n’est pas conservé. Au sujet de la notion de perte en traduction, Albert Bensoussan, qui a traduit des romans sud-américains, notamment l’œuvre du Péruvien Mario Vargas Llosa, nous dit : [la traduction] « perdra toujours quelque chose dans l’affaire, mais aussi elle y gagnera toujours un autre petit quelque chose »32.
La difficulté dans (5a) est liée au double sens du verbe coger en espagnol d’Amérique latine : 1) Prendre, saisir, attraper ; 2) Avoir des relations sexuelles (registre vulgaire : baiser, niquer). La langue française dispose de verbes pris à double sens – ayant une connotation sexuelle tout en appartenant au registre familier, voire vulgaire – qui pourraient être employés pour rendre ce jeu de mots. Par exemple : « prendre quelqu’un » (posséder sexuellement) ou « sauter sur » (faire des avances pressantes à quelqu’un) ou « sauter quelqu’un » (posséder une femme), d’après le Trésor de la langue française. Voici deux propositions de traduction :
(5b) Prends-la… en affection.
(5c) Sautez-vous l’un sur l’autre. [nous traduisons et soulignons]
Enfin, la traduction littérale est possible pour rendre (9a) (« Soleil/Solitude ») mais « Solitude » ne correspond pas à un prénom féminin dans la LA, contrairement à « Soledad » dans la langue espagnole. Une autre option possible : le report du prénom « Soledad » dans la LA, sans éclairer davantage le lecteur – l’on évitera la note de bas de page – qui pourra toujours effectuer des recherches s’il ne connaît pas la signification de ce nom propre. Nous proposons ainsi :
(9b) À la tombée de la nuit, quand je rentrais à la maison, rue du Soleil, c’est comme si je me retrouvais avec Soledad. Cette satanée Chancla n’était jamais là. [nous traduisons et soulignons]
Nous l’avons constaté à plusieurs reprises, la proximité des deux langues – l’espagnol et le français – ne facilite pas pour autant la traduction des jeux de mots.
Considérations finales
Cette première approche de la traduction de l’albur dans le roman ¡Pantaletas! a révélé l’existence d’une grande variété de stratégies offertes au traducteur pour rendre les jeux de mots en français. Nous avons pu le constater à travers l’étude du corpus, même si les difficultés n’ont pas pu être toutes surmontées. Mais est-ce bien là le plus important ? Les procédés employés par le traducteur visent-ils une transcription rigoureuse des jeux de mots ou bien s’agit-il de reproduire le même effet dans le texte d’arrivée ?
Les interrogations soulevées dans notre introduction nous invitent à repenser la notion d’équivalence en traduction. Selon Antoine Berman, la notion d’intraduisibilité disparaît lorsque le traducteur s’attache à traduire un texte et non une unité lexicale33, une conception proche de la théorie interprétative de la traduction.
En effet, il ne s’agit pas pour le traducteur de retranscrire « la forme et le contenu de chaque jeu de mots » mais d’opérer des choix pour rendre un « principe » ou un « système »27 afin de préserver le même effet dans le texte d’arrivée. Penser la traduction comme une équivalence et non comme une correspondance ou une équation linguistique permet de lever bien des obstacles, offrant ainsi au traducteur une plus grande liberté dans la recherche d’un équivalent. La créativité – nous l’avons constaté à plusieurs reprises – est l’un des maîtres-mots de la traduction.
Il n’existe donc pas une théorie ou une approche idéale en traduction, mais des choix appelant à être dosés, nuancés en fonction du texte à traduire. Il n’existe pas une, mais des façons de traduire, reposant sur des stratégies à combiner pour un meilleur résultat. Ces conclusions mettent en lumière la grande diversité sur laquelle repose la pratique traductive qui s’avère une discipline particulièrement difficile, mais extrêmement enrichissante.
Bibliographie
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Notes
- Henry, 2000, p. 238-239.
- Coromines, 2008, p. 18-19
- « Poisson de rivière semblable au mulet cabot » [nous traduisons].
- Coromines, ibid.
- Gómez De Silva, 2001, p. 15-16.
- Mejía Prieto, 2009, p. 9.
- Rodríguez Plascencia, 2015.
- Mejía Prieto, ibid., p. 15.
- Gómez De Silva, 2001, p. 15-16.
- Toscano, 2002, p. 171-176.
- Henry, 2003, p. 45.
- Ibid., p. 19-30.
- Guiraud, 1976, p. 39.
- Henry, ibid., p. 21-22.
- Ibid., p. 26-27.
- Ramírez, 2001, p. 21.
- Ibid., p. 33.
- Ibid., p. 97.
- Ibid., p. 39.
- Ibid., 2001, p. 41.
- Ibid., 2001, p. 59.
- « Coger : realizar el acto sexual » (Gómez De Silva, 2001, p. 62).
- Ramírez, ibid., p. 102.
- Ibid., p. 70.
- Ibid, p. 113.
- Ibid, p. 137.
- Henry, ibid., p. 47.
- Ibid., p. 176-192.
- Mariaule, 2008, p. 63.
- Citation de Coluche.
- Je remercie mon collègue et ami Thierry Davo pour m’avoir soufflé cette idée ingénieuse.
- Bensoussan, 1995, p. 28.
- Berman, 1984, p. 301-302.