* Extrait de : M. Reddé, éd., De l’or pour les braves ! Soldes, armées et circulation monétaire dans le monde romain, Ausonius Scripta antiqua 69, Bordeaux, 2014, 11-21.
“De l’or pour les braves” : au centre de ce volume, comme du colloque dont il constitue la publication, on rencontre toutes les questions touchant à la rémunération des diverses composantes de l’armée, aux procédures et aux circuits de distribution de la solde, aux paiements en nature et aux retenues, aux donativa, au personnel chargé de ces paiements, à la provenance des fonds. Mais ces questions ne peuvent s’envisager sans qu’on s’interroge en même temps sur les émissions monétaires, sur la pénétration monétaire dans les diverses régions de l’Empire et, plus généralement, sur la circulation monétaire. Ce volume est donc à la fois consacré à l’armée et à la monnaie, qui y sont étroitement mêlées.
L’historiographie de la hiérarchie militaire, des légions et des corps auxiliaires, de l’armement, de la vie militaire dans les camps et en campagne est très riche. Elle a traditionnellement joué un grand rôle en histoire romaine, et les articles qui, dans ce volume, sont consacrés à ses divers aspects montrent combien cette tradition est vivante et continue à être productive. Toutefois, c’est plutôt sur les questions monétaires que je vais faire quelques remarques dans cette sorte d’entrée en matière. Ce choix s’explique en partie par l’orientation habituelle de mes recherches, mais aussi par la nature de la monnaie, qui permet de mettre en relation la vie politique, administrative, fiscale et financière de l’empire romain avec son évolution sociale et économique. Comme l’a remarqué D. Wigg-Wolf au début de son article, la monnaie est l’instrument par excellence qui part du domaine public, “officiel”, pour s’introduire dans le domaine privé de la vie quotidienne, avant de revenir aux pouvoirs publics, notamment par le biais de l’impôt. La monnaie est donc, en un sens, une traduction matérielle de l’unité de la construction sociale, aussi bien dans les cités et États antiques qu’à des époques plus récentes.
Quant à la circulation monétaire et à l’utilisation de la monnaie, deux grandes approches sont notamment possibles. L’une des deux consiste à multiplier les observations sur les monnaies de sites et les trésors et à essayer de tirer des conclusions de ces observations. C’est une approche délicate, d’autant que ni les trésors ni les monnaies de sites ne constituent un reflet fidèle, une “photographie” de la circulation monétaire à l’endroit concerné et à l’époque considérée. Les monnaies de sites et les trésors sont toujours, d’une manière ou d’une autre, le résultat d’une sélection, que cette sélection soit due ou non à l’action humaine, et qu’elle se soit produite dans l’Antiquité, ou plus récemment, ou à plusieurs époques à la fois. À Pompéi, par exemple, l’idée que les trouvailles de monnaies sur le site soient un reflet fidèle de la circulation monétaire en 79 p.C. n’est absolument pas exacte, quoiqu’elle ait d’abord été énoncée par L. Breglia, et quoiqu’elle soit périodiquement reprise1. La même idée est souvent mise en avant pour d’autres sites ou pour d’autres trésors, cas dans lesquels elle est également inexacte. Aucun trésor, aucun groupe de monnaies de site, n’est une “photographie” de la circulation ambiante. Même si cette caractéristique des trouvailles numismatiques (et, d’ailleurs, de tous les autres documents historiques) complique le travail du numismate et de l’historien, c’est aussi ce qui fait l’intérêt de ces documents : quelle est la spécificité de chacun d’entre eux ? La notion de contexte, sur laquelle insistent à juste titre H.-M. von Kaenel, F. Kemmers et D. Wigg-Wolf, mais aussi un bon nombre d’autres numismates, permet de dégager cette spécificité. Plus le contexte est connu et analysé, et plus les trouvailles numismatiques sont susceptibles de fournir d’informations, comme l’ont déjà montré, dans d’autres publications, les numismates que je viens de nommer2, et comme le montrent les articles de ce volume. À mesure que les sites et les trésors publiés et étudiés sont plus nombreux, cette méthode inductive, qui part de la documentation numismatique disponible sur chaque terrain pris individuellement, conduit à des conclusions de plus en plus précises et intéressantes3.
Mais, pour l’étude de la monnaie, aussi bien que pour celle des questions économiques en général et pour la démographie, une autre approche, beaucoup plus globale, s’est développée entre les années 1970 et les années 1990. Cette approche a surtout été pratiquée par certains de nos collègues britanniques, notamment autour de l’Université de Cambridge. Elle est “déductive” parce qu’elle s’efforce de parvenir à des résultats sans partir nécessairement des données de l’“évidence” documentaire, mais en construisant des “modèles” et en établissant de nouvelles données par le biais du raisonnement et du calcul, parallèlement à celles qu’on observe directement dans les documents (et c’est cette dimension déductive qui a le plus surpris et même choqué). Mais elle est en même temps quantitativiste et conceptuelle.
Si j’essaie d’introduire au thème de ce colloque à partir de cette seconde approche, ce n’est pas parce que je la considère comme meilleure que l’autre ; d’ailleurs, dans mes propres recherches, j’ai toujours, ou presque toujours, suivi la démarche “inductive”, et non pas la “déductive”. Je ne la considère pas non plus comme meilleure que les études militaires de nature institutionnelle. Mais, dans le cas précis de ce colloque et de ce volume, elle me paraît susceptible, du fait de sa dimension conceptuelle, de situer les problèmes de la solde et des monnaies servant au paiement de la solde dans un cadre plus large, et d’aider à poser quelques questions plus globales sur la gestion des recettes et dépenses de l’Empire et sur les pratiques monétaires liées à la vie administrative romaine.
J’ai critiqué à plusieurs reprises cette démarche globale, déductive et quantitativiste et manifesté à son égard beaucoup de scepticisme4. Un des principaux défauts que je lui ai reconnus réside dans les données chiffrées auxquelles elle aboutit. Ces données sont en apparence présentées par leurs auteurs avec beaucoup de modestie et de prudence. Ou bien ils prétendent les tenir pour des minima, des maxima ou des “fourchettes”, et non pas pour des chiffres solides et valables pour eux-mêmes. Ou bien ils les présentent comme le résultat provisoire de raisonnements hypothétiques. Mais, souvent, on s’aperçoit par la suite que ces données se trouvent, chemin faisant, transformées en mesures au moins probables ou même certaines, et qu’elles vont servir de points d’appui pour déboucher sur d’autres données. Les marges d’erreur, énormes dès le début, se trouvent ainsi multipliées au cours de la suite des diverses démarches. Ces objections, qui continuent à me convaincre, ont aussi été formulées par d’autres historiens ou archéologues, ainsi que des objections comparables5.
Mais je pense que, malgré ces objections, elle n’est pas inutile. Elle me semble stimulante et féconde de plusieurs façons. D’une part, elle amène à se poser des questions auxquelles la documentation disponible ne permet pas de répondre, et qu’elle ne conduit même pas à poser. Toutefois, le fait que la documentation ne permette pas de répondre à ces questions a pour conséquence que le bien-fondé du “modèle” ainsi construit ne pourra pas être vérifié ; cet intérêt de la méthode s’accompagne donc immanquablement, en histoire ancienne, de défauts majeurs. Si, en économie, les “modèles” ont vocation à être vérifiés, en histoire ancienne, au contraire, ils peuvent rarement être vérifiés, étant donné l’état de la documentation.
D’autre part, une telle démarche présente une autre qualité : elle attire l’attention de l’historien sur le fait que certaines propositions, qui paraissent vraisemblables ou même probables quand on les traite isolément, sont incompatibles quand on les confronte les unes aux autres. Un exemple très illustratif de telles incompatibilités, exemple que W. Scheidel a mis en évidence, concerne le nombre des femmes esclaves et la reproduction de la population servile : si l’on retient qu’il y avait dans le monde romain très peu de femmes esclaves, il est impossible de conclure à une forte population d’esclaves. Les deux observations semblent séduisantes. Ni l’une ni l’autre n’est prouvée par la documentation, mais ni l’une ni l’autre n’est a priori irrecevable. Elles sont pourtant incompatibles l’une avec l’autre. En effet, la permanence d’une abondante population d’esclaves (30 à 40 % en Italie sous le règne d’Auguste et 15 à 20 % dans l’ensemble de l’Empire) implique une forte reproduction naturelle des esclaves à l’intérieur de l’Empire, ce qui n’est possible qu’avec un nombre considérable de femmes esclaves6.
En outre, cette vision quantitativiste et conceptuelle a le mérite de révéler plus clairement l’impossibilité de certaines observations fournies par les textes anciens. Il est certain que les textes anciens ne sont pas toujours crédibles, puisqu’il leur arrive de se contredire. Cette approche peut aider l’historien ou l’archéologue à mieux percevoir les absurdités de certaines observations véhiculées par les textes anciens. À cet égard, K. Hopkins cite l’exemple des revenus de l’État ptolémaïque en Égypte au milieu du Ier siècle a.C. : Strabon, citant Cicéron, avance le chiffre de 300 000 000 sesterces. Si on confronte ce chiffre avec les probabilités concernant les revenus de l’empire romain à cette époque, il n’apparaît pas soutenable, il apparaît comme trop élevé7. Or, le revenu fiscal de l’ensemble de l’empire romain ne peut être évalué (très approximativement, certes) que par une mise en relation logique de plusieurs types d’informations fournies par la documentation et par un raisonnement élaboré à partir de ces informations.
Ajoutons en passant que le domaine de la démographie présente un cas à part, en ce qui concerne ces méthodes “déductives”, à cause de la façon dont la démographie a construit, au cours du XXe siècle, des tables de fonctionnement démographique visant à classer toutes les situations de reproduction des populations ayant existé à travers l’Histoire. On comprend que B. W. Frier, puis plus récemment et de façon plus radicale, W. Scheidel, aient pratiqué cette approche. Mais notre propos, ici, ne porte pas sur la démographie8.
C’est K. Hopkins qui a été le partisan le plus cohérent et le plus convaincu de cette Histoire déductive, conceptuelle et quantitative, notamment caractérisée par la présence de “modèles”. D’autres l’ont pratiquée aussi, ou s’y sont intéressés de très près, mais de façon moins persistante et moins provocatrice que K. Hopkins.
L’article de K. Hopkins le plus emblématique de cette orientation est très probablement celui de 1980, “Taxes and Trade in the Roman Empire”. Il s’y consacre, à un niveau global, macroéconomique, à la consistance du surplus (différence entre l’ensemble des biens produits et la quantité indispensable à la reproduction pure et simple de la population) et à sa répartition – notamment à sa répartition entre l’élite et l’État. En outre, en relation avec cette première question, il en pose une autre : celle des relations entre l’Italie et les provinces. Sur ces questions, il a ensuite repris et développé ses thèses dans un article de 1995-1996, “Rome, Taxes, Rents and Trade”9. Quoi qu’on pense des conclusions de K. Hopkins, ce second article est très intéressant, parce qu’il y entreprend de répondre aux critiques qui lui ont été adressées, et y explicite sa méthode de façon plus pédagogique. Entre temps, avait paru un livre de H. U. von Freyberg, qui complète d’une certaine manière, du point de vue économique, ce que K. Hopkins avait écrit sur les relations entre l’Italie et les provinces, en accordant un rôle central à la fiscalité et aux dépenses militaires10. Ce livre, qui a, certes, d’incontestables défauts, parce qu’il parcourt trop rapidement de très amples sujets, et sur une période de deux siècles et demi, est cependant stimulant, et il a beaucoup intéressé à l’époque plusieurs Antiquisants, dont E. Lo Cascio et moi-même11. Les “modèles” de K. Hopkins et de H. U. von Freyberg ne donnent pas lieu, selon moi, aux mêmes critiques12, mais ils vont dans le même sens, et méritent, dans le cadre de cette entrée en matière, d’être envisagés ensemble, comme relevant du même type de tentatives.
Au cours des Ier et IIe siècles p.C., il y a évidemment eu des changements, mais, si beaucoup d’évolutions institutionnelles ont été bien identifiées et étudiées, les évolutions économiques et celles qui portent sur des quantités demeurent très difficiles à saisir. Par exemple, la population de l’Empire a-t-elle ou non augmenté entre le règne d’Auguste et le milieu du IIe siècle p.C. ? Quoique certains en soient convaincus, ce n’est pas du tout sûr. K. Hopkins, lui, se situe au Ier siècle p.C. Quant aux remarques que je vais présenter ici, elles concernent à la fois le Ier et le IIe siècles p.C., surtout jusqu’au règne de Marc-Aurèle.
Pour le Ier siècle p.C., K. Hopkins, dans son article de 1995-1996, évalue cette population de l’Empire à soixante millions d’habitants – chiffre qui a souvent été proposé. Dès le moment où K. Hopkins a écrit ses articles, toutefois, certains pensaient à une population plus nombreuse, même pour le début de l’Empire ; il explique pourquoi il ne retient pas une telle hypothèse13. Par la suite, depuis les années 1990, E. Lo Cascio a considéré que la population italienne était nettement plus nombreuse qu’on ne le croyait jusque-là14 ; et la même évolution tend à se produire en ce qui concerne la population des Gaules. Si de telles évaluations étaient confirmées, y compris pour d’autres régions de l’Empire, le total de soixante millions d’habitants devrait être fortement revu à la hausse, même pour le début du Principat. Mais mon objectif n’est pas de traiter ici de ce problème démographique15. Je n’en parle qu’à cause du rôle que ces données quantitatives jouent dans le “modèle” de K. Hopkins.
K. Hopkins considère la quantité d’équivalent blé nécessaire à la survie d’un individu, environ 250 kg d’équivalent blé par an. En multipliant par le nombre d’individus et en ajoutant les semences, il aboutit à un montant présumé du Produit intérieur brut minimum (“minimum Gross Domestic Product”) de l’Empire. Ce montant est un minimum, évidemment, puisqu’une certaine partie de la population se trouve bien au-dessus du minimum vital ; et naturellement il ne signifie pas que les Romains ne mangeaient que du blé ! Ce montant minimum, selon K. Hopkins, s’élève à 20 millions de tonnes d’équivalent blé, ce qui équivaut, si l’on retient un prix moyen de 3 sesterces par modius de blé, à une somme de 9000 millions de sesterces, 9 milliards de sesterces. Enfin, il se résout à présumer que le Produit intérieur brut réel était supérieur d’un tiers ou de la moitié à ce P.I.B. minimum.
Les marges d’erreur qu’impliquent de telles conjectures sont énormes, comme je l’ai déjà remarqué plus haut. K. Hopkins en est d’ailleurs conscient, mais il est convaincu qu’il n’est pas inutile de manier de tels chiffres, pour replacer les détails que nous livre la documentation textuelle, archéologique, numismatique ou épigraphique dans le cadre macroéconomique de l’Empire et dans l’ensemble de ses finances publiques. En outre, il pense, en fonction de ce qu’il nomme la théorie du “Red Indian Wigwam”, que les montants ainsi calculés se renforcent les uns les autres : un chiffre peut être complètement erroné si on le prend à part, mais, mis tous ensemble, ils gagnent de la plausibilité à être confrontés les uns aux autres16.
Nous en arrivons maintenant à un autre chapitre, celui de la fiscalité et de la dépense publique. C’est un chapitre beaucoup plus proche des thèmes de ce volume, puisqu’il touche à la mise en circulation de la monnaie. En même temps, les quantités concernées, en ce cas, sont un peu plus solides, à commencer par le montant des impôts et celui des dépenses de l’empire romain. Ces quantités ont fait l’objet de recherches approfondies d’assez nombreux chercheurs, et elles s’appuient sur des sources antiques certes peu loquaces, mais tout de même pas totalement silencieuses. R. Duncan Jones a retenu que le montant du budget romain était compris entre 670 et 800 millions de sesterces par an au milieu du Ier siècle p.C.
K. Hopkins s’y est également intéressé, et il va jusqu’à 900 millions de sesterces, pour la même époque17. Première conclusion, donc : le montant des impôts de l’Empire était très bas, par rapport aux chiffres auxquels nous sommes habitués pour des périodes plus récentes. Par rapport au P.N.B. “réel”, quelque chose comme 6 ou 7 %, guère davantage, et peut-être même moins. Par ailleurs, les dépenses militaires sont de loin, et sans aucun doute possible, le premier poste de dépenses de l’Empire, et un accord relativement large les situe aux alentours de 450 ou 500 millions de sesterces par an (c’est-à-dire entre 55 et 70 % des dépenses de l’Empire ?).
De nouveau dans une approche quantitativiste, K. Hopkins s’est beaucoup attaché aux conséquences de la fiscalité et de la dépense publique, et il a élaboré des distinctions qui se trouvent au cœur de son “Taxes and Trade Model”. Pour les deux premiers siècles de notre ère, il distingue trois types de régions : les provinces militarisées, qui paient l’impôt sur l’exploitation des terres et reçoivent en contrepartie une partie des crédits militaires de l’Empire ; l’Italie, qui ne paie pas d’impôt sur l’exploitation des terres, et qui reçoit, en plus de crédits militaires, davantage de crédits civils que les provinces ; enfin, les provinces non militarisées, qui paient l’impôt et ne reçoivent pas de crédits militaires. K. Hopkins et, d’une manière en partie semblable, H. U. von Freyberg ont expliqué par cette distinction entre trois catégories de régions l’évolution des productions. Si des provinces comme la Gaule Narbonnaise, la province d’Asie, l’Afrique proconsulaire et la Bétique vendent leur vin, leur huile, leur céramique, etc., dans les diverses régions de l’Empire, alors qu’auparavant elles recevaient des produits italiens, c’est, selon eux, parce qu’ayant à verser d’importantes sommes d’argent à l’Empire, qui les dépensait ailleurs, elles étaient amenées, en contrepartie, à exporter des produits. Il serait trop long d’analyser le détail des schémas qu’ils ont élaborés, mais ces schémas nous conduisent directement aux problèmes posés par la dépense militaire, et notamment au paiement de la solde.
Tout en étant quantitativistes, tout en cherchant à établir des données chiffrées dont certaines n’avaient jamais fait l’objet d’enquêtes précédemment, des travaux comme ceux de K. Hopkins me semblent, tout compte fait, au moins aussi intéressants, et même plus intéressants, par le cadre conceptuel social et économique qu’ils présentent que par ces données chiffrées. Par ce cadre d’ensemble, ils aident à réfléchir à l’approvisionnement en monnaie et à la dépense publique. Il faut admettre comme principe général que le pouvoir central ne peut approvisionner en monnaie que par la dépense. Il est presque certain que la frappe libre n’était pas autorisée dans le monde romain ; nous n’avons aucune trace convaincante d’une telle pratique. Les particuliers ne pouvaient pas aller aux ateliers monétaires pour faire frapper des métaux précieux leur appartenant.
Mais, une fois qu’on a dit que seule la dépense publique approvisionnait l’Empire en monnaie, il ne faut pas oublier de nuancer une telle affirmation, comme l’a souligné C. Howgego18. En effet, toutes les dépenses publiques n’étaient pas également indispensables ; certaines distributions et gratifications n’avaient rien d’obligatoire, et les dépenses pour le financement des Jeux et de certains travaux publics ne l’étaient pas non plus. D’autre part, certaines pratiques ne relevaient pas vraiment de la dépense publique, mais contribuaient à l’approvisionnement en monnaie : c’est le cas des prêts gratuits ou à très faible taux d’intérêt (par exemple ceux de Tibère en 33 p.C.) et des remises d’impôts, dont nous connaissons plusieurs exemples. Le pouvoir impérial avait donc une certaine marge de manœuvre pour injecter de la monnaie dans les diverses régions. Avec quels objectifs ? Des objectifs directement économiques, comme a tendance à le penser E. Lo Cascio ? Des objectifs sociaux, et aussi la préoccupation que la circulation monétaire soit fluide et qu’il n’y ait pas de blocage des transactions financières, comme je le pense moi-même19 ? C’est un sujet de débat. Enfin, les banques professionnelles, dans la mesure où elles prêtaient une partie de l’argent qui leur était confié en dépôt non scellé, créaient de la monnaie (même si je ne pense pas qu’elles en créaient beaucoup)20. Cela étant dit, la majeure partie de l’approvisionnement en monnaie provenait de la dépense de l’Empire, et avant tout des dépenses militaires, qui constituaient sans aucun doute le premier poste de la dépense publique.
Si, à titre d’hypothèse de travail, on retient, dans ses grandes lignes, le cadre présenté par K. Hopkins et H. von Freyberg, il faut souligner qu’une partie des monnaies distribuées aux soldats était déjà dans la province en question et provenait des impôts payés dans la province. Je suis pleinement convaincu par les argumentations qui, dans ce volume et dans d’autres recherches, s’efforcent de montrer qu’une partie des monnaies payées aux militaires étaient neuves et qu’une partie des soldes était constituée de monnaies de bronze. Il est incontestable que les monnaies neuves ont une valeur idéologique irremplaçable. Mais, pour des raisons de logique et de commodité matérielle, il paraît impossible de penser que toutes étaient neuves, et que toute la solde était constituée de bronze. Aux époques où toutes les monnaies de Méditerranée occidentale étaient frappées à Rome, de telles pratiques auraient contraint de remporter à Rome l’ensemble des monnaies fournies par les impôts des provinces pour les refrapper, et de transporter d’énormes masses de bronze. Il faut, me semble-t-il, poser qu’une partie seulement des monnaies distribuées par la solde étaient neuves, et qu’une partie seulement de la solde était constituée de monnaies de bronze.
On s’est souvent demandé si les impôts sur les produits de la terre étaient surtout levés en monnaie ou surtout levés en nature, et le problème n’est pas résolu21. Selon K. Hopkins, cette incertitude n’est pas aussi grave qu’on pourrait l’imaginer, parce que les pouvoirs publics étaient conduits, dans certains cas, à acheter des produits, et, dans d’autres cas, à en vendre ; mais a-t-il raison ?
On peut conclure que, dans toute province, une partie des monnaies présentes dans la province provenait des impôts versés par la province. De la même façon, en plus des dépenses militaires, les pouvoirs publics devaient faire face, dans toutes les provinces, à des dépenses civiles, sûrement moins importantes que les premières, mais que nous connaissons très mal et qui n’ont pas été autant étudiées.
Quant au commerce, notons qu’un commerce même très florissant et massif n’entraîne automatiquement ni de très fortes entrées de numéraire dans la province, ni de très fortes sorties. Car les négociants ont davantage intérêt à arriver dans la province avec des marchandises à vendre et à repartir avec des marchandises achetées, et destinées à être revendues ailleurs. Si les affaires du négociant sont actives et prospères, il ne se promène pas à travers la Méditerranée avec des cargaisons de monnaies. Comme le remarque D. B. Hollander, c’est aux extrémités des circuits commerciaux que les monnaies sont utiles, dans les marchés où les marchandises étaient achetées et vendues22. Quoique le commerce nourrisse la circulation monétaire, si les transactions sont réciproques, il n’y a guère de raison pour que les monnaies voyagent beaucoup dans le cadre du commerce.
Mais, si le commerce entre certaines provinces et l’Italie était très déséquilibré en faveur de ces provinces, cette situation ne pouvait pas ne pas avoir d’effets sur les flux monétaires. Pour les rapports commerciaux entre les provinces et l’Italie, quelques probabilités se dégagent. Mais il y a aussi les rapports commerciaux entre les diverses provinces, et ces rapports posent des problèmes particulièrement compliqués. Leurs éléments sont trop enchevêtrés pour qu’on soit actuellement en mesure de leur apporter des réponses claires.
Dans toutes les provinces, il y avait des intérêts patrimoniaux et financiers qui amenaient de la monnaie dans la province ou au contraire en faisaient sortir. Il ne faut oublier ni la gestion du patrimoine impérial et les bénéfices éventuels qu’il produisait, ni les intérêts patrimoniaux et financiers de l’élite, ni les intérêts des publicains et de tous les soumissionnaires. Mais les éléments les plus importants, et qui ne soient pas complètement en dehors de notre portée, sont les dépenses militaires auxquelles est consacré ce volume – ainsi que les impôts, les dépenses civiles de l’État et les transactions commerciales.
Les dépenses civiles de l’État étaient moins importantes que ses dépenses militaires, surtout dans les provinces ; mais à quel point ? R. Duncan Jones s’est efforcé de les chiffrer, et il est parvenu à l’idée qu’elles s’élevaient à environ 10 % des dépenses militaires17. Il s’est appuyé sur les indices disponibles, mais qui sont peu nombreux et très labiles. Le chiffre qu’il avance (75 millions de sesterces par an) ne peut être retenu tel quel, mais l’ordre de grandeur paraît crédible. S’il en est ainsi, si la dépense publique non militaire était faible, et si elle était en gros semblable d’une province à une autre, la physionomie des deux grandes catégories de provinces dans le domaine militaire (les provinces abritant des troupes et celles qui n’en abritaient pas) devait être très différente du point de vue monétaire.
En s’appuyant sur les trouvailles numismatiques faites dans les divers sites des provinces orientales de l’Empire, C. Katsari a conclu que l’armée n’avait pas, dans le système monétaire romain, un rôle aussi important qu’on le croit souvent23. Mais, comme elle en a d’ailleurs conscience, les trouvailles de monnaies sont liées aux divers aspects de la vie quotidienne, et notamment aux transactions commerciales ; le fait que, grâce à la présence de l’armée, beaucoup de monnaies entrent dans la circulation monétaire de la province n’implique pas nécessairement qu’on trouve beaucoup de monnaies dans les camps et les forteresses, ou du moins cela n’implique pas qu’on y trouve toujours beaucoup de monnaies. Une fois entrée dans la circulation, la monnaie a son histoire propre, et cette histoire peut très bien l’éloigner des sites militaires. Même si certains sites militaires sont pauvres en monnaies (mais pas tous), le financement de l’armée joue un rôle de premier plan dans l’approvisionnement en monnaie, et il conduit donc à comparer, du point de vue de la circulation monétaire, les provinces qui abritent des troupes et celles qui n’en abritent pas. Comment la monnaie pénètre-t-elle dans les provinces non militarisées ? À ce sujet, le rôle de l’État est certainement beaucoup moins important que pour les provinces abritant des troupes.
Si de tels déséquilibres existaient d’une part entre les provinces et l’Italie, d’autre part entre les provinces abritant des troupes et les autres, d’importants transferts d’argent public étaient inévitables, même si le caractère déconcentré des finances de l’État, sur lequel a insisté D. B. Hollander, en réduisait partiellement l’ampleur24. Comment les pouvoirs publics opéraient-ils ces transferts ? On connaît trois moyens d’y parvenir : les transports matériels d’espèces ; les opérations de compensation ; et la permutatio. La compensation était certainement pratiquée par les pouvoirs publics, même si nous en avons peu de traces, mais elle ne suffisait pas à assurer des transferts d’argent qui avaient tendance à se produire toujours dans le même sens. Quant à la permutatio, c’était une sorte de lettre de crédit permettant de transférer des fonds sans portage d’espèces. Elle était pratiquée par les pouvoirs publics aussi bien que par des particuliers ; mais elle ne semble pas avoir été codifiée, et nous ne savons pas grand-chose sur sa fréquence25. Les trois types de transferts que je viens d’énumérer étaient pratiqués, mais il est impossible de déterminer la place respective de chacun d’eux. Il me semble qu’il ne faut pas minimiser le rôle des transports matériels d’espèces. Il n’était pas plus difficile de transporter des monnaies que des amphores, et de tels transports ne sont pas nécessairement un signe marqué de primitivité (il en existe même de nos jours, et sans doute en plus grande quantité que dans l’Antiquité !).
Ces transferts d’argent, ces transports matériels d’espèces portent à la fois sur des fonds publics et sur des fonds privés. L’argent public et l’argent privé, en règle générale, ne se confondent pas dans le monde romain. Pour la fin de la République, D. B. Hollander, qui distingue dans la circulation monétaire de la fin de la République quatre zones monétaires (selon les contextes dans lesquels la monnaie est utilisée)26, a raison de définir l’une d’elles comme étant gouvernementale. Mais, en même temps, le propre de la monnaie, comme je l’ai dit plus haut, est de passer sans cesse d’une zone à une autre, et du public au privé, ou l’inverse.
Notes
- Andreau 2008b.
- Par exemple dans Kemmers 2006 ; et dans Kaenel & Kemmers, éd. 2009.
- L’article de V. Drost et F. Planet, dans ce volume [Reddé, éd. 2014], me paraît à cet égard particulièrement réussi.
- Andreau 1994, 1995c et 2010, 43-48.
- Voir par exemple Duncan Jones 1989 ; et Lo Cascio 1991. En effet, si R. Duncan Jones et E. Lo Cascio s’intéressent beaucoup, aux aussi, aux quantités, aussi bien en économie qu’en démographie, leur démarche est nettement moins “déductive” que celle de K. Hopkins, nettement plus proche de la documentation ; c’est particulièrement vrai de la démarche de E. Lo Cascio.
- Scheidel 1997 et 1999 ; Andreau & Descat 2006, 94-101.
- Str. 17.1.13 ; Hopkins 1995-1996, 44.
- Voir par exemple Bagnall & Frier 1994 ; et Scheidel 2002, 2004 et 2006.
- Hopkins 1995-1996.
- von Freyberg 1988.
- Andreau 1992a et 1994.
- Andreau 1994.
- Hopkins 1995-1996, 47 et n. 22.
- Par exemple Lo Cascio 1994 et 2001.
- Pour une synthèse récente, Scheidel 2007, 16.
- Hopkins 1995-1996, 42.
- Duncan Jones 1994, 33-46.
- Howgego 1990, 4-11.
- Par exemple Lo Cascio 1980 et 1981 ; et Andreau 1985b.
- Voir à ce sujet Harris 2006 ; Hollander 2007, 53-56 ; et Andreau 2010, 159 (où je modifie en partie mes conclusions antérieures).
- Par exemple Duncan Jones 1994, 187-198 ; et Hollander 2007, 90-97.
- Hollander 2007, 108.
- Katsari 2008.
- Hollander 2007, 101-103.
- L’exposé le plus à jour et le plus précis sur la permutatio se trouve dans Hollander 2007, 39-44.
- Hollander 2007, 13-14 et passim.