La circulation des pratiques et des acteurs entre les mondes de l’art et ceux de la recherche universitaire fait l’objet de publications s’intéressant au travail créateur dans différents mondes sociaux1, aux porosités contemporaines entre arts et sciences2, au développement d’une « recherche-création » étudiée tout autant qu’elle est accompagnée dans son développement. Sont explorés et analysés les contours et enjeux épistémologiques, les méthodologies utilisées jusqu’au partage de protocoles et outils d’enquête issus de la recherche scientifique, les possibilités ouvertes par une hybridation art et sciences sociales3. Collecter, documenter, recueillir des entretiens, rassembler un matériau préparatoire à la création, « faire du terrain » : nombreux sont les artistes à travailler en convoquant les savoir-faire et les mots de l’enquête sociologique ou ethnographique, pratiques et mots qui font d’ailleurs débat chez les chercheurs eux-mêmes : le « terrain », auxquels font désormais référence des chercheurs en anthropologie, sociologie, géographie ou encore sciences de gestion, ne recouvre pas nécessairement les mêmes définitions, expériences et modes d’analyse4.
Cette contribution, prenant la forme d’un récit ethnographique, s’intéresse précisément au partage d’un terrain, à différents moments et par différents matériaux. En 2020, je suis sollicitée par Élodie Gézou, contorsionniste et directrice artistique de la compagnie AMA pour m’emparer d’un matériau qu’elle a méticuleusement rassemblé à l’occasion du montage de Cadavre Exquis, pièce « pour une interprète et douze metteurs en scène » ()5. Son projet, empruntant aux surréalistes et à l’autofiction, vise à documenter, depuis sa propre expérience, l’activité des interprètes de cirque dans leurs interrelations avec les metteur·euses en scène. Tout au long du processus de création, Élodie Guézou a conservé prises de notes, photographies, croquis, mails, conversations sur des réseaux sociaux… Sollicitée une fois la pièce créée, je me suis impliquée de différentes manières, des premiers entretiens exploratoires jusqu’au développement d’un projet de recherche porté conjointement avec Élodie Guézou. En faire l’ethnographie est l’occasion d’interroger les formes et modalités du travail artistique dans le « partage de l’œuvre »6, comme celles du travail collaboratif dans le « partage d’un projet de recherche » entre une artiste de spectacle vivant et une chercheuse, socio-anthropologue. Il s’agira dans cette contribution d’interroger les enjeux de cette recherche partagée et de contribuer à l’analyse de la place occupée par les sciences sociales et leurs acteur·rices dans le travail artistique et dans les écritures contemporaines plus spécifiquement.
Une pièce de cirque comme point de départ
Cadavre Exquis est un spectacle-performance construit à la manière du jeu inventé par les surréalistes : à chaque metteur ou metteuse en scène (un « circographe », une créatrice visuelle, un metteur en scène de théâtre, un réalisateur…), cinq minutes à écrire à partir de contraintes imposées. Chacun connaissait les dernières secondes de la séquence précédente et avait à sa disposition des objets (costumes, table, lampe) et quelques éléments de scénographie. La pièce « pour une interprète et onze metteurs en scène » dure un peu plus d’une heure et commence de la manière suivante : lorsque les spectateurs arrivent, Élodie est déjà sur scène, sur un plateau presque nu, prenant des airs de lieu de travail, de répétition. Elle accueille les spectateurs en s’adressant directement à eux, par ces mots :
Bonsoir à tous […]. Je m’appelle Élodie et je travaille comme interprète depuis mes 19 ans. J’ai 32 ans. Récemment, je me suis amusée à faire le compte, et au total, j’ai été dirigée par 78 metteuses et metteurs en scène. C’est comme avoir eu 78 employeurs. Donc à 78 reprises, j’ai dû modeler mon corps, adapter mon image, apprivoiser ma personnalité à chaque fois dans un seul et unique but : me mettre au service de leur idée, de leur propos, ou de leur esthétique. Et croyez-moi, ça fait beaucoup quand même 78 ! Depuis toujours j’ai voulu créer mon propre spectacle, offrir aux spectateurs ce que j’avais à exprimer, moi, sans être limitée par le fait de porter la parole d’une metteuse ou d’un metteur en scène. […] Dans ce Cadavre Exquis, les metteuses et les metteurs en scène ont tous reçu les mêmes règles du jeu. Chacun devait créer sa partie de 5 minutes en ne connaissant seulement que les 10 secondes de la proposition précédente. Donc ce que vous allez voir, ce soir, ce n’est pas vraiment un spectacle, c’est une expérience d’interprète au travail d’un jeu, au travers du « je » – J.E. Prenez-le comme une étude sociologique des conditions de l’interprète.
Dans l’objectif de documenter ce qui caractérise l’activité de l’interprète – et de l’interprète formé au cirque en particulier –, Élodie Guézou a procédé à un collectage de matériaux hétérogènes. Il ne s’agissait toutefois pas, comme on l’observe dans de nombreux projets de création, d’une enquête inspirée des méthodes ethnographiques ou sociologiques fournissant matière pour le projet artistique. Le collectage était parfois spontané (des photographies et des prises de notes ordinaires de l’artiste au travail méticuleusement conservées dans de multiples carnets), d’autres fois très préparé, et toujours classé, avec l’idée de livrer aux spectateur·ices des éléments complémentaires à ce qui sera donné à voir au plateau. Dès le montage du projet de création, avait été envisagée une exposition de fin de représentation. Le choix des metteurs en scène sollicités (appelés « joueur·ses » dans cette création) était important. Outre les effets d’une légitimité conférée par des « noms » présents sur la liste (comme Mohamed El Khatib ou Yann Frisch par exemple), noms rassurant certainement de possibles partenaires coproducteurs et programmateurs d’une première création pour la compagnie, les onze artistes rassemblé·es venaient d’horizons artistiques très différents. Élodie Guézou a ainsi constitué un corpus expérientiel, révélant peu ou prou la diversité de son propre parcours d’« interprète multiple », de la comédie musicale au théâtre de rue, en passant par l’opéra et la photographie. On sait l’importance du corps dans la pratique ethnographique7. Convoquant une diversité d’expériences de travail, par les univers artistiques et cultures professionnelles rassemblés, Élodie Guézou a donné à voir, autant qu’elle a éprouvé par corps ces différentes manières d’être interprète lorsqu’on est artiste de cirque (contorsionniste, chanteuse, performeuse). Outre la finalité artistique du projet, le spectacle et le projet de documentation-exposition associé s’intéressent à la dimension matérielle de l’activité, aux relations sociales, au travail, aux interactions ordinaires. En éprouvant et montrant ces onze moments d’Élodie mise en scène, la pièce interroge « la condition d’interprète », par la « rencontre provoquée, une expérience se jouant des projections identitaires »8, conférant à ce travail un caractère proto-ethnographique9, pour reprendre le qualificatif proposé par Howard Becker au sujet du travail de Georges Perec.
Une ethnographie à rebours
En février 2020, la pièce est presque terminée. Je suis sollicitée pour travailler sur les traces alors compilées du processus de création. J’hésite dans un premier temps : je connais très peu la compagnie et m’inquiète de ne pas avoir pu accéder au terrain pour y mener des observations directes. Sans qu’il s’agisse d’un « refus de terrain », j’éprouvais le sentiment de sa disparition lors de mon entrée en jeu. La pièce est créée et présentée le 5 mars 2020, à Cherbourg, dans le cadre du Festival Spring. Je n’assiste pas à la représentation. Quelques jours plus tard, le confinement est annoncé et je rappelle Élodie Guézou pour travailler avec elle. Nous nous sommes vues le 1er juin 2020, à la sortie du confinement, pour un premier échange et un premier entretien. Élodie Guézou m’avait avant cela transmis via un espace numérique partagé tous les documents numérisés qu’elle avait conservés. Ces informations en « morceaux de réel » Olivier de Sardan Jean-Pierre, op. cit.[/efn_note] saisies par d’autres que moi, et qu’on me confiait avec confiance et désir de partage, ont ensuite constitué dans l’enquête une partie des données sur lesquelles s’est appuyé le travail de recherche. On y trouve des photographies prises par un photographe professionnel. Il avait été sollicité pour garder une trace esthétisée du travail mené, en documentation artistique. Ont aussi été conservés des dessins, des croquis, des descriptions textuelles, des conversations WhatsApp, des captations vidéo faites pour « regarder ce que cela donne » lors des résidences de création ou pour fixer ce qu’il y a à reproduire.
À la suite du premier entretien de juin 2020, nous nous sommes revues au mois d’octobre suivant, à l’occasion de l’accueil de la compagnie AMA dans mon université pour une semaine de résidence de réécriture de la pièce. Il s’agissait de la retravailler pour qu’elle réponde davantage aux conventions attendues d’un spectacle, et soit finalement moins « brute » que ce qui avait pu apparaître comme une « performance » quelques mois plus tôt à Cherbourg. Pour cela, Élodie Guézou avait convié une comédienne en « regard extérieur », et retravaillait avec son régisseur général et sa chargée de production et diffusion. Nous avons alors fait un second entretien, en début de résidence : je souhaitais alors me positionner en tant que chercheuse, observatrice certes participante, mais à côté du plateau, discrète dans les gradins. On sait l’importance qu’a la place du chercheur sur son terrain et l’influence qu’elle peut avoir sur la recherche menée10. Les objectifs n’étaient alors pas encore précisément définis, et j’avais envie de ne pas me contenter d’« ouvrir le document »11. Il fallait aller au-delà du matériau confié dans le nuage numérique. Élodie Guézou avait elle aussi envie de m’impliquer ailleurs, notamment dans le travail de réécriture, me demandant régulièrement mon avis, me faisant participer aux échanges avec son équipe. Elle me connaissait en tant que praticienne amatrice (j’anime un atelier chorégraphique), et je participe occasionnellement à des activités d’expertise pour des aides à la création. La chercheuse et son double étaient déjà là12.
Après ce premier temps de découverte et de tentative de fixation de nos positions respectives – cela bougera par la suite –, un premier travail de classement et de valorisation des traces a été engagé. L’exposition imaginée par Élodie a fait l’objet d’une réécriture par deux étudiant·es de l’Université de Rouen13. L’exposition Question de point de vue s’intéresse à une forme de rhétorique de la trace. Elle a été présentée au Carré Magique de Lannion où Cadavre Exquis était programmé en juin 2021, puis à la Maison de l’Université de Rouen en mars 2022, cette fois-ci indépendamment du spectacle. Souhaitant prolonger cette première forme de collaboration, un projet de recherche, construit conjointement, a progressivement été formalisé. Portant sur les interprètes de cirque au travail dans leur relation avec les metteurs en scène, il a été soutenu par le ministère de la Culture (la Direction générale de la création artistique) dans le cadre de l’appel à projets recherche en théâtre, cirque, marionnette, arts de la rue, conte, mime et arts du geste. Pour la compagnie, émergente, l’obtention de ce financement est d’importance. Il confère une autre légitimité dans l’espace du cirque contemporain, local et national ; il est aussi valorisant, même si le financement est modeste, dans celui de la recherche universitaire. Cet appel à projets existe depuis 2019, et offre une possibilité de développer, depuis l’activité artistique, des projets de recherche, notamment dans un contexte de soutien institutionnel plus marqué à la recherche-création. Sont financés des projets portés par des artistes, des compagnies ou des établissements d’enseignement artistique. Ici, les questions portées par la compagnie AMA, formulées depuis le processus de création de Cadavre Exquis et la conservation du matériau premier de l’enquête, ont été mises en forme et retravaillées dans un dossier dont les caractéristiques, comme son évaluation, ont largement à voir avec celles du monde académique scientifique. Mon laboratoire et des institutions culturelles (le CNAC, Centre national des arts du cirque, et La Brèche, Pôle national cirque en Normandie) ont également soutenu cette candidature.
Enquêter ensemble : problème social et problématique sociologique
En acceptant de travailler à partir des traces du processus de création, j’avais envisagé d’analyser un dispositif d’écriture collective organisée par une interprète maîtresse du jeu, et ses effets sur le travail des uns et des autres, de l’une avec les autres. L’objectif d’Élodie Guézou, notamment lorsque notre collaboration s’est déployée à travers la rédaction du projet de recherche était aussi ailleurs : valoriser la dimension créative et singulière du travail de l’interprète, dans un contexte contemporain de sacre de l’auteur14. L’actualité du secteur, au moment du dépôt de notre projet, a également pesé sur l’objectif de caractériser l’activité de l’interprète lorsqu’il ou elle est artiste de cirque. En effet, le cirque contemporain français était alors agité par des accusations de plagiat à l’encontre d’un circassien metteur en scène de renom. La question n’est pas nouvelle dans les arts vivants, mais dans un genre encore relativement jeune et longtemps animé par des désirs d’écritures collectives15, le travail engagé sur les interprètes de cirque prenait une autre dimension. Dans le cirque contemporain, la répartition du travail créatif entre interprète et metteur·euse en scène est souvent présentée par les artistes comme spécifique, notamment du fait de spécialisations techniques qui rendraient le travail nécessairement singulier dans la recherche de virtuosité et d’exceptionnalité technique16. Le développement de la notion de « répertoire » pour le cirque contemporain, le déplacement de la virtuosité et de sa signification, le fait de travailler « pour » ou de solliciter un metteur en scène/en piste et des dramaturges redéfinissent les rapports sociaux à l’œuvre et peuvent induire des conflits de légitimité.
C’est par l’enquête, l’expérience partagée d’un terrain au sens méthodologique de l’observation et du recueil d’informations, que nous nous sommes accordées. De la documentation mise en partage a ensuite été élaborée un dispositif d’enquête multifocale. Aux premiers documents archivés et exposés à l’issue du spectacle, aux premières observations menées lors de la résidence de réécriture, d’autres matériaux ont été ajoutés : j’ai mené des entretiens que je qualifierai d’explicitation avec Élodie. Elle n’a pas voulu me confier ses carnets de création, ses prises de notes trop intimes. Je lui ai alors proposé de les parcourir, retraversant par leur lecture les différents moments du processus de création. Des entretiens semi-directifs avec les metteur·euses en scène de Cadavre Exquis ont ensuite été menés, principalement en visioconférence, dans les interstices de tournées chargées et de déplacements fréquents. Finalement, se rejouaient avec moi dans l’enquête les difficultés rencontrées par Élodie Guézou lors du montage de la pièce. Si son projet initial était de disposer de cinq jours avec chaque metteur·euse en scène, certain·es ont été difficiles à saisir sur une telle durée, pourtant très courte, et dans les lieux initialement prévus. Une autre difficulté s’est manifestée lorsqu’il s’est agi d’interroger un metteur en scène fâché par les transformations apportées à sa séquence/numéro juste avant la Première. Élodie Gézou m’a plusieurs fois interrogé « est-ce indispensable ? », cela l’était pour moi qui m’intéressais aux interactions, à l’implication des uns et des autres dans un processus de création collective, aux vécus et aux enjeux d’un tel dispositif, pouvant aller jusqu’aux conflits d’auctorialité.
La recherche est véritablement devenue collaborative, lorsque nous avons travaillé ensemble les outils. Nous avons conjointement effectué des observations au CNAC à l’automne 2021 avec des étudiants de la 35e promotion, à l’occasion de la reprise d’Espèces, pièce de cirque de Christophe Huysman créée en 2002. Nous avons ensemble mené des entretiens collectifs avec les étudiants, après nous être accordées sur les thématiques à aborder. Nous avons rassemblé d’autres artistes-interprètes17 à l’occasion d’une table ronde ()18. Enfin, Élodie Guézou a réalisé des pastilles vidéo à partir d’entretiens de récits d’expériences d’interprètes de cirque ou formés au cirque ()19.
Progressivement, de l’identification de problèmes sociaux (celui du manque de reconnaissance et de légitimité des interprètes, celui des formes de domination exercées par les metteur·euses en scène, celui du code de la propriété intellectuelle qui n’est pas toujours connu et appliqué, voire applicable), le projet s’est élargi pour considérer la multiplicité des expériences, des manières de collaborer, de qualifier les relations professionnelles, les rôles et les pratiques de chacun.e. Mon travail a consisté classiquement à déplacer la question, du problème social vers un problème sociologique comme y invite Howard Becker. Ce dernier rappelle d’ailleurs que les sociologues peuvent identifier les problèmes, rarement les solutionner :
[…] in fine, nous devons reconnaître que, même si nous voyons comment remédier aux situations à la satisfaction de tout un chacun, nous sommes rarement dans une position propice au développement « de solutions au problème ». Ce sont d’autres personnes, éloignées de la recherche académique, qui ont le pouvoir de faire bouger les choses.20
Ethnographies gigognes, autofiction et sciences sociales
Au final, les différents moments d’enquête menés pour et depuis Cadavre Exquis s’apparentent à des ethnographies plurielles21 : celle menée par Élodie Guézou lors du processus de création ; la nôtre, ensemble sur le terrain ; la mienne, avec mes propres carnets et notes d’observations. L’expression « ethnographies gigognes » est sans doute plus appropriée, tant les emboîtements sont nombreux, depuis le collectage d’Élodie Guézou, jusqu’à cette ethnographie de l’enquête proposée ici. Les formes de restitution (spectacle, exposition, pastilles vidéos, publications) nous ont amenées à confronter nos manières de faire et nos cultures professionnelles. Comme l’écrit H. Becker :
Chacun de ses mondes a « ses méthodes admises » pour procéder, et ceux qui s’en écartent prennent un risque pour leur carrière et leur réputation. On reprochera aux créateurs de verser dans la sociologie – les critiques se sont plaints que Georges Perec écrivait comme un sociologue, que l’œuvre de Hans Haacke était de la sociologie plutôt que de la sculpture. Et les chercheurs en sciences sociales qui recourent à des méthodes ou des manières inhabituelles seront accusés de ne pas être « scientifiques ».22
Les lignes bougent dans la multiplication des collaborations et partages d’expériences entre artistes et chercheurs en sciences sociales.
En partant de Cadavre Exquis, il s’agissait d’étudier la manière dont se construit une œuvre à partir du travail de l’interprète lorsqu’il ou elle est artiste de cirque. La pièce autofictionnelle est présentée comme « une étude sociologique ». Avant de monter sa compagnie, Élodie Guézou avait travaillé en tant qu’interprète pour Mohamed El Khatib, auteur et metteur en scène formé à la sociologie. Il développe un théâtre aux confins du réel et du fictionnel, du vrai et du faux, et fait partie des onze metteur.euse. s en scène de Cadavre Exquis.
Sur scène, l’autrice/interprète (Élodie Guézou) devient personnage (Élodie), jouant avec les possibilités de la représentation théâtrale, avec les conventions de l’espace du jeu et d’un « double fictionnalisé »23. Les « représentations », au sens commun et théâtral du terme, qui ont été proposées dans la pièce d’Élodie Guézou et à partir d’elle (une contorsionniste, femme, artiste de cirque…) sont autant d’entrées possibles pour parler du social, dans une démarche « tout contre » celle des sciences sociales. La question de l’authenticité, si souvent convoquée par les artistes de cirque, dans la réalité du faire et de la prise de risque, se trouve doublée d’un travail à partir du réel dans une forme autorisant – là se situe le propre du théâtre, dont Élodie Guézou se revendique aussi – distance, détours, ajouts, réécritures. La compagnie AMA se positionne désormais comme un « cirque du réel » et sur la plaquette de présentation de sa prochaine création, comme sur le site internet de la compagnie, est désormais située ma contribution : « collaboration sociologique ».
Les outils des sciences sociales sont présents dans le processus de création à différents endroits et moments, produisant une documentation permettant de nourrir la pièce par un réel collecté, du « faire traces » à la mise en scène des expériences vécues. Ma participation au projet de recherche a progressivement redéfini la place occupée sur le « terrain », dans le partage des questionnements et outils jusque dans l’accompagnement discret des projets artistiques de la compagnie ()24. L’écriture d’un carnet de recherche, enfin, engage artiste et chercheuse dans une réflexivité nécessaire à la « traduction du réel », traduction autorisant pour autant des incursions fictionnelles dans les mises en récit analytiques ethnographiques ou artistiques.
Notes
- Menger Pierre-Michel, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard-Seuil, 2009.
- Formentraux Jean-Paul (dir.), Art et science, Paris, CNRS, 2012.
- Grésillon Boris, Pour une hybridation entre arts et sciences sociales, Paris, CNRS, 2020.
- Olivier de Sardan Jean-Pierre, « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquêtes, 1, 1995, p. 71-109.
- URL : https://www.youtube.com/watch?v=-NdmZ1xxOIA.
- Sauvageot Anne, Le partage de l’œuvre. Essai sur le concept de collaboration artistique, Paris, L’Harmattan, 2020.
- Mauss Marcel, « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie. Paris, PUF, 1950 [1934] ; Fournier Laurent-Sébastien et Gilles Raveneau, « Anthropologie des usages sociaux et culturels du corps », Journal des anthropologues, 112-113, 2008, p. 9-22 ; Sizorn Magali, « Expérience partagée, empathie et construction des savoirs. Approche ethnographique du trapèze », Journal des anthropologues, 114-115, 2008/3-4, p. 29-44.
- Note d’intention de la pièce, voir URL : https://compagnieama.com/portfolio/cadavre-exquis/
- Becker Howard, « Georges Perec’s Experiments in Social Description », Ethnography, 1, 2001/2, p. 63-76.
- Cefaï Daniel (dir.), L’engagement ethnographique, Paris, EHESS, 2010 ; Ghasarian Christian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive, Paris, Armand Colin, 2004.
- Benichou Anne (dir.), Ouvrir le document. Enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains, Dijon, Presses du réel, 2010.
- Cohen Patrice, « Le chercheur et son double. À propos d’une recherche sur le vécu des jeunes de La Réunion face au Sida », in : Ghasarian Christian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin, 2002, p. 73-90.
- Odoux Stéphanie, Dekerle Guillaume, Master Direction de projets ou établissements culturels, Université de Rouen Normandie, 2020-2021.
- Guyez Marion, « De l’artiste à l’auteur : processus de légitimation du cirque comme art de création en France », Tangence, 121, 2019, p. 141-155.
- Cordier Marine, « Le cirque contemporain entre rationalisation et quête d’autonomie », Sociétés contemporaines, 66, 2007/2, p. 37-59.
- Sizorn Magali, Trapézistes. Ethnosociologie d’un cirque en mouvement, Rennes, PUR, 2013.
- « L’artiste de cirque au travail », séminaire organisé dans le cadre du festival Circa à Auch, en partenariat avec le CNAC, la chaire ICiMa et l’EsacTo’Lido, 26 octobre 2022. URL : https://intercir.hypotheses.org.
- URL : https://www.youtube.com/watch?v=jRo2zmeVE9w.
- URL : https://www.youtube.com/watch?v=iTJhGgBB4xE&t=2s.
- Becker Howard, « Rendre la sociologie pertinente pour la société », SociologieS, Débats. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/3961.
- Barthélémy Tiphaine, Combessie Philippe, Fournier Laurent Sébastien, Monjaret Anne (dir.), Ethnographies plurielles. Déclinaisons selon les disciplines, Paris, CTHS, 2014.
- Becker Howard, Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris, La Découverte, 2009 (2007), p. 297.
- Weigel Philippe, « Autofictions et théâtre : le demi-masque et la plume », in : Fix Florence, Toudoire Surlapierre Frédérique (dir.), L’Autofiguration dans le théâtre contemporain. Se dire sur la scène, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2011, p. 15-29.
- URL : https://webtv.univ-rouen.fr/videos/utlc-exquis-cadavre-sur-les-traces-de-linterprete-au-cirque-temps-fort-instants-choregraphiques-par-elodie-guezou-contorsionniste-et-coordinatrice-artistique-de-la-compagnie-ama-et-magali-sizorn/iframe/.