Après l’échec du pénitencier industriel, l’abbé Buchou va faire l’amère expérience de la difficulté à gérer une exploitation agricole. La colonie ne semble pas lui avoir donné la sérénité économique escomptée. Selon lui1, la translation du pénitencier à la campagne lui coûta 90 000 francs dont 55 000 furent employés pour l’érection des bâtiments. La dépense annuelle s’élevait à 12 000 francs et était constituée pour l’essentiel des remboursements d’emprunts contractés. Alors que la production des ateliers lui rapportait 4 000 francs celle de l’agriculture permettait de gagner à peine 2 000 francs. Le sol ingrat nécessitait des dépenses importantes en engrais. Le vin récolté se vendait difficilement. La suppression donnée par l’administration pour le trousseau des détenus l’obligea à réduire les frais de personnel. L’abbé Buchou était directeur, aumônier, travaillait à l’économat à la comptabilité et aux écritures administratives, tandis que l’abbé Jolly était sous-directeur, aumônier de la colonie, surveillant des cultures et chef de jardinage.
Foisel dans une lettre au préfet, le 9 décembre 1869, confirme la défaillance éducative des ecclésiastiques et le malaise ambiant dans la maison de correction : « Si Monsieur Buchou, moins occupé à d’autres œuvres, pouvait consacrer plus de temps au pénitencier de ViIlenave-d’Ornon ; si au lieu de se jalouser réciproquement, les deux ecclésiastiques, ses auxiliaires, vivaient en parfaite harmonie et se prêtaient un mutuel concours ; si les gardiens étaient mieux choisis, mieux rétribués, en nombre suffisant, un peu plus surveillés eux-mêmes et moins souvent abandonnés à leurs propres inspirations qui ne sont pas toujours heureuses, […] La direction est divisée, Monsieur Buchou voit blanc ou noir suivant qu’il consulte Monsieur l’abbé Joly ou Monsieur Faux et la surveillance est insuffisante. Là est le mal et je crains bien qu’il ne soit sans remède. » Il rapporte que « cet ecclésiastique dit à qui veut l’entendre qu’il verrait sans regrets qu’on fermât son établissement et à en juger par ce qui se passe, je ne suis pas éloigné de croire qu’il dit vrai »2.
C’est ainsi que pour la première fois nous avons trouvé l’évocation de la fermeture du Pénitencier. À partir de ce moment les événements vont se précipiter. En fait, Foisel ne fait que reprendre le discours tenu par l’inspection générale des prisons qui déjà en 1853 affirmait sous la plume de Paul Bucquet : « Exiger un personnel proportionné au chiffre de la population, lui assigner un minimum de traitement et prescrire des conditions essentielles de capacité, de moralité et d’aptitude professionnelle serait, à mes yeux, une mesure administrative qu’il serait urgent de prendre3. »
Un incendie se déclare à Saint-Louis en novembre 1869 ce dont vont profiter un assez grand nombre de détenus pour s’évader. Plusieurs furent repris. Mais le directeur refusa de les recevoir : « Le retour dans la maison des évadés de la veille paralyserait tous les moyens à prendre pour remplir ma mission et pour ce motif je persiste dans ma détermination4 ». « Devant cette prétention que rien ne justifiait », le préfet mit l’abbé Buchou en demeure de les réintégrer pour les envoyer plus tard en quartier correctionnel. Le conseil de surveillance intervint officieusement auprès de l’abbé mais n’arriva pas à le faire changer de décision. Un des membres, l’abbé Fonteneau, intervint personnellement auprès de l’abbé Buchou, en vain. Quelques jours auparavant, l’archevêque avait lui aussi tenté en vain de raisonner le directeur de la maison d’éducation5. Le conseil se réunit à nouveau le 8 mars 1870, et adressa un « blâme très sévère à Buchou » et l’obligeat à recevoir les jeunes évadés. Au cas où l’abbé persisterait dans son refus il serait alors décidé le transfert des enfants dans un autre établissement similaire.
Cette affaire arrive au plus mauvais moment, car le 10 avril 1869 est paru un décret définissant « le règlement général définitif pour les colonies et maisons de correction ». Ce texte de 126 articles, signé par le ministre de l’Intérieur Forcade6 qui venait d’être nommé ministre le 17 décembre 1868, traduisait la prise de pouvoir de l’administration pénitentiaire lui permettant enfin d’exercer sa main mise sur le secteur privé. On aurait pu s’imaginer qu’ayant été élu conseiller général du canton de Sauveterre de Guyenne de 1861 à 1870 et nommé 7 fois président du Conseil général de la Gironde, connaissant donc bien la colonie agricole de Saint-Louis, il aurait pu continuer, comme il l’avait fait précédemment, à apporter son soutien à l’abbé Buchou. Il n’en a rien été, ou du moins n’a-t-il pas pu aller à l’encontre de l’avis prononcé par les Inspecteurs Généraux des Prisons. Il décide le 21 juillet 1870 la fermeture définitive de la colonie pénitentiaire Saint-Louis : « Ces refus systématiques [de l’abbé Buchou] ne pouvant être tolérés, j’ai consulté le Conseil des Inspecteurs généraux des Prisons, et après son avis, je décide que la maison d’éducation correctionnelle de Villenave-d’Ornon sera supprimée. »
Le même jour une lettre était envoyée au préfet expliquant que depuis longtemps, la maison d’éducation correctionnelle de Villenave-d’Ornon se trouvait dans un état déplorable et que les inspecteurs généraux des prisons qui, tour à tour, avaient visité cet établissement, avaient porté une attention sur sa mauvaise tenue. Les divers services sont en souffrance, leur organisation ne répondait pas aux prescriptions du règlement sur les colonies pénitentiaires qui venaient d’être décrété. Le directeur avait trop souvent été rappelé à l’ordre, en vain, car il « ne s’était jamais sérieusement efforcé de remédier aux abus qui lui ont été signalés ».
Le préfet s’était très tôt associé à Foisel dans sa résolution à ne placer plus longtemps l’Administration pénitentiaire dans la situation humiliante de voir ses ordres repoussés par le directeur d’un établissement subventionné par l’État et le gouvernement. Quant au ministre de l’Intérieur il écrivait au Préfet le 22 septembre 1870 pour justifier sa prise de décision : « Mon administration est étrangère aux causes qui l’ont forcé de supprimer la colonie de Villenave-d’Ornon : cette mesure a été la conséquence de la mauvaise gestion de l’abbé Buchou et de ses refus persistants de se conformer aux règlements ministériels ».
Foisel fut chargé de faire des enquêtes sur la situation des familles pour savoir auxquelles seraient rendus les enfants. Une fois que la moralité et la position sociale de la famille candidate serait approuvée par le préfet, ce dernier pourrait prescrire la liberté provisoire de l’enfant, s’il n’est pas sous le coup de l’article 67 et si le ministère public ne s’y oppose pas. Sur 11 enfants dont les familles étaient domiciliées â Bordeaux, 3 faisaient l’objet d’une demande de mise en liberté provisoire7.
Une liste nominative8, rédigée dès les premiers jours qui suivirent la décision ministérielle, contenait les noms des colonies qui seraient chargées de recevoir les détenus qui n’étaient pas libérés :
Vailhauquès (Hérault) | 90 détenus y sont transférés ; |
Nogent (Haute-Marne) | 21 ; |
Citeaux (Côte-d’or) | 34 ; |
Luc (Gard) | 33 ; |
Mettray (Indre-et-Loire) | 31 ; |
Sainte Hilaire | 12. |
À ceux-là s’ajoutaient, outre les 20 enfants susceptibles d’être libérés provisoirement, les 17 détenus dont la liberté était prochaine et qui bénéficieraient d’une remise de peine, seulement si le procureur de la République exprimait un avis favorable, ce qui ne fut pas toujours le cas9. Une lettre d’un certain Élie C. à sa mère, début septembre, souligne le fait que les enfants n’étaient pas précisément tenus informés de leur avenir. Sans doute le directeur ne le savait-il pas lui-même ? :
Je t’adresse ces quelques lignes pour te faire la triste nouvelle […] le pénitencier il va être aboli et qu’on envoie tous les enfants dans d’autres pénitenciers et au moment même où je vous écris il y en a un grand nombre de partis et je pense pas de partir avant longtemps […] car tous les jours il en part au moins une cinquantaine […] on nous envoie bien loin et qui sera la cause que tu ne pourras plus venir me voir car il en a qui sont partis le 3 et qui ont été dans les colonies étrangères…10
Le cas des malades devait être examiné individuellement un certain Henri B. souffrant d’une ankylose au genou gauche, et par conséquent infirme, fut remis à ses parents, sur le certificat du docteur Sarraméa11. On peut se demander pourquoi cette disposition ne fut pas prise plutôt. En septembre il y avait encore 4 infirmes et 3 phtisiques qui attendaient qu’une décision soit prise. Les enquêtes sur les moyens qu’avaient leurs familles de les recevoir n’étaient pas terminées. Si leur famille ne pouvait pas les entretenir, l’hospice de Bordeaux devait s’en charger aux frais de l’État jusqu’à l’expiration de leur détention. Du moins, c’est ce que prévoyait le ministre, mais finalement, deux phtisiques, l’un d’eux mourut avant, furent accueillis à l’hôpital Saint André12.
Il existait une autre destination pour les jeunes : l’enrôlement dans l’armée. Le 26 juillet, soit 5 jours après l’annonce de la fermeture de la maison de correction, 29 détenus sachant signer et 23 ne le sachant pas envoyèrent une missive au ministre de l’Intérieur afin de partir faire la guerre : « En présence des événements et des éventualités de la guerre, nos cœurs mus par une même pensée désirent ardemment concourir à la grande lutte qui va se préparer. Haine à l’étranger, gloire à la France !13 ». Le 24 août 1870, 26 détenus reçurent leur feuille de route14 : 9 pour l’Algérie, 4 à Toulouse, 1 à Bayonne, 5 à Angoulême, 6 à Périgueux, et 1 à Bordeaux (31e Régiment). Ces enfants avaient été autorisés par le préfet, approuvé par le ministre de l’Intérieur, à partir sur le front, en vertu de la circulaire du 28 septembre 1869. Si l’on sait qu’ils furent désignés sur le vu d’une liste établie par Foisel dans laquelle était soigneusement détaillée l’identité des enfants, on ignore si les 5 évadés repris furent enrôlés, ni sur quels critères se fondaient les responsables de l’enrôlement.
À la mi-octobre, la colonie pénitentiaire était complètement évacuée. Les 291 enfants qui en composaient l’effectif au 10 août 1870 époque à partir de laquelle l’évacuation commençait, étaient soit transférés, soit libérés provisoires. Foisel concluait sa mission en soulignant15 les difficultés rencontrées à cause de la résistance obstinée des ecclésiastiques :
J’ai vainement cherché à leur faire comprendre qu’ils faisaient fausse route et de les ramener dans la voie de l’obéissance et de la soumission à leurs règlements, ils sont restés sourds et insensibles parce qu’ils étaient persuadés qu’aucune mesure de rigueur n’était possible à leur encontre. Je crois pouvoir ajouter qu’ils n’agiraient point de même s’il leur était permis de revenir en arrière, même sil est trop tard.
Pendant que le torchon brûle entre l’abbé Buchou et l’administration pénitentiaire on s’étonne qu’au niveau du Conseil général de la Gironde rien ne transparaisse dans les comptes rendus. À la session du Conseil général du 28 août 1868, le préfet déclare que « la colonie agricole de Saint-Louis, dirigée par M. l’abbé Buchou, continue à mériter les encouragements du département ». On ne parle pas de la colonie pénitentiaire. Le rapporteur de la commission confirme de son côté que :
La Colonie agricole de Saint-Louis, placée sous la direction du vénérable abbé Buchou, est une œuvre qui témoigne de tout ce qu’on peut obtenir par une infatigable persévérance et le sentiment religieux s’appliquant à la moralisation de l’enfance par le travail des champs. Les orphelins y sont recueillis pour être initiés aux notions agricoles en même temps qu’à des connaissances variées ; bien que très élémentaires, elles suffisent pourtant pour rendre ces déshérités de la fortune aptes àl’exercice de différents emplois agricoles, à remplir même les obligations de bons régisseurs de domaines ruraux.
Les jeunes enfants entraînés par la légèreté de leur esprit à des fautes qui se seraient probablement changées en vices si la justice ne fut intervenue, sont admis dans l’établissement de Gradignan, mais ils sont tout à fait séparés des orphelins, entendent les enseignements de la religion, les conseils paternels de leurs professeurs, et restent exclusivement appliqués aux travaux de la terre, travaux qui doivent les sauvegarder des tentations qu’offre, à des natures faibles, le séjour des cités
Les champs exploités par tous les enfants de l’institution sont bien cultivés ; les aménagements ruraux, les rotations agricoles sont sagement conduits ; enfin, l’établissement justifie la subvention de 2 000 francs habituellement allouée par le département pour les dix bourses dont il dispose, et votre commission a l’honneur de vous proposer le vote de cette somme pour l’année 186916.
À la session de 1869, la subvention de 2 000 francs est reconduite. Ainsi l’abbé Buchou a reçu, jusqu’en 1870, 2 000 francs tous les ans pour dix bourses : un boursier envoyé par chaque arrondissement de la Gironde et quatre boursiers choisis parmi les pensionnaires de son établissement. Cette allocation sera suspendue en 1871 car il était « nécessaire de réaliser le plus d’économies possible pour pouvoir payer la dette énorme créée par les désastres de 1870 ». Les 10 bourses seront rétablies en 187217.
La réputation de la colonie, confondue avec la colonie pénitentiaire, était peu flatteuse : on l’appelait le pénitencier ou le petit bagne ! Dur labeur et longues journées au sein de locaux vétustes et délabrés. Les dortoirs – un pour chaque section – sont d’immenses salles avec pour seul mobilier les lits de fer des enfants exposés aux rigueurs de l’hiver par des fenêtres mal jointes, le reste à l’avenant. Quant au travail éducatif, pédagogique ?… Il n’existe aucun écrit, aucun document, aucun témoignage de cette époque. La correspondance avec la préfecture se limitait à la présentation des états boursiers.
Il fallut un évènement dramatique pour mettre fin à cette œuvre charitable : au mois d’octobre 1884, onze enfants décédaient après l’ingestion de champignons vénéneux. Le 21 octobre, une enquête diligentée par le préfet de la Gironde, conduite par un officier de police en présence du maire de Villenave-d’Ornon allait révéler l’imprévoyance et l’incurie de la direction : une religieuse, sœur Brigitte, affectée au service des cuisines, l’une des rares présences féminines et maternelles de la colonie, malgré l’interdiction de la direction, eut l’idée d’aller cueillir des champignons afin d’améliorer l’ordinaire des pensionnaires. Mal lui en prit ! Mise en cause par l’enquête elle argua de son origine périgourdine pour affirmer sa connaissance des champignons. Mais il y eut onze décès… et elle dut comparaître devant le tribunal de Bordeaux.
Le rapport d’enquête du préfet de la Gironde18 décrit un établissement pour enfants, bien différent de la bonne réputation qui honorait son directeur. Les conclusions de l’enquête furent les suivantes : une administration insuffisante et imprévoyante. L’orphelinat n’est qu’un pensionnat ouvert sans formalités légales et sans autorisation administrative. En ce qui concerne le fonctionnement de l’établissement, on note une absence complète de direction et une incurie totale dans le règlement des services matériels. Aucune précaution pour assurer le développement normal des enfants et éviter les maladies. L’établissement était loin de correspondre aux normes sanitaires de l’époque : lits entassés dans les dortoirs, chambres sans fenêtres, absence d’infirmerie accablent
Sœur Brigitte écopa d’un jour de prison et de 600 francs d’amende, tandis que l’autre surveillante, de son nom civil Françoise Saillac, dut payer une amende de 200 francs19. Dans un contexte politique et social très anticlérical, la suppression de la colonie agricole de Saint-Louis portait un coup dur à ceux qui défiaient la République laïque et sociale, mais confortait les républicains dans leur volonté de séculariser l’État. Durant 5 ans la colonie n’accueillit plus d’enfants jusqu’à la création en 1890 de l’Œuvre des enfants délaissés et abandonnés de la Gironde qui dura jusqu’en 1945. L’abbé Buchou, vieillard de 85 ans, mourut l’année suivante, cédant son domaine à l’abbé Faux qui le donna en fermage. L’abbé Buchou fut l’initiateur de la construction de l’église du Sacré-Cœur de Bordeaux, consacrée en 1884.
Notes
- ADG, Y268 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 29 février 1864.
- ADG, Y268 : Lettre de Foisel au préfet, Bordeaux, le 9 décembre 1869.
- Bucquet Paul, op. cit., p. 18.
- ADG, Y268 : Lettre de Buchou au préfet, Bordeaux, le 9 décembre 1869.
- ADG, Y268 : Lettre de l’archevêque au secrétaire général de la commission de surveillance. Bordeaux, le 22 février 1870.
- Adolphe Forcade de Laroquette (1820-1874) était fils d’un juge de paix.
- ADG, Y260 : Lettre de Foisel au préfet, Bordeaux, le 29 septembre 1870.
- ADG, Y260 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet, Paris, le 26 août 1870.
- ADG, Y260 : Lettre du procureur de la République au préfet, Bordeaux, le 31 octobre 1870.
- ADG, Y288 : Lettre du détenu Élie C. à sa mère, Bordeaux, le 4 septembre 1870.
- ADG, Y260 : Lettre du préfet au Buchou, Bordeaux, le 31 août 1870.
- ADG, Y260 : Lettre de Foisel su préfet, Bordeaux, le 15 octobre 1870.
- ADG, Y260 : Demande collective d’enrôlement au préfet, Bordeaux, le 26 juillet 1870.
- ADG, Y260 : Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur, Bordeaux, le 31 août 1870.
- ADG, Y260 : Lettre de Foisel au préfet. Bordeaux, le 2 novembre 1870.
- ADG, compte rendu du Conseil général, session de 1868, séance du 28 août 1868, p. 105-106.
- ADG, compte rendu du Conseil général, session de 1871, séance du 7 novembre 1871, p. 445-449.
- ADG, 7 M 105, Rapport d’enquête du 21 octobre 1884 remis au préfet de Gironde.
- ADG, 3 U 5033, minutes des condamnations par le tribunal correctionnel de Bordeaux.