* Texte français original de “Markets, fairs and monetary loans: cultural history and economic history in Roman Italy and Hellenistic Greece”, in : P. Cartledge, E. Cohen et L. Foxhall, éd., Money, Labour and Land, Londres-New York, 2002, 113-129.
Les débats actuels sur les rapports entre histoire culturelle et histoire économique, par exemple tels qu’ils sont apparus dans le colloque “Kerdos”, me semblent poser trois questions principales. Je vais commencer mon article par une brève présentation de ces questions. J’annoncerai, en quelques mots, quelle réponse je suis tenté de leur apporter. Ensuite, j’étudierai plusieurs situations ou institutions précises, à caractère économique, dans le monde romain de la fin de la République et du Haut Empire. Il s’agit des marchés périodiques, des foires et des prêts d’argent. Je les ai choisis parce qu’ils me paraissent en rapport étroit avec les trois questions auxquelles je viens de faire allusion. Leur étude m’aidera donc, j’espère, à compléter les réponses que j’aurai esquissées au début de l’article.
Première question : étant donné l’état de la documentation et le caractère fortement rhétorique de la littérature antique, est-il possible d’aller au-delà des représentations et des lieux communs que nous livrent les Anciens sur leur conception de l’économie et, plus généralement, de l’activité privée et individuelle ? Dans un review article de 1994, par exemple, Ian Morris écrivait que tous les nouveaux historiens de la culture “agree that when Ancient authors discuss ‘economic’ issues, they are manipulating evocative symbols within performance contexts, constructing images of themselves and others”1. Dans un texte préalable qu’il a présenté au colloque “Kerdos”, mais qui n’a pas été publié tel quel dans les actes, il résumait cette vision culturelle de l’économie antique par les phrases : “social and economic structures disappear from sight. We can only operate with competing representations of them in elite efforts to fashion palatable images of themselves” (p. 12).
Certes, l’étude des représentations tient en histoire ancienne une place privilégiée à cause de la nature de la documentation, mais, comme Ian Morris, je pense qu’il est possible de percevoir, à côté des représentations et en quelque sorte au-delà, certains aspects au moins des structures sociologiques. Même si les orateurs attiques ne traitent pas d’économie en tant que telle, mais ont pour but “to manipulate concepts, – bank, maritime loans, mines, and so on”2, ces concepts n’existent que parce que de telles institutions existaient aussi, et parce que les orateurs se faisaient une idée, plus ou moins précise, de leur fonction, notamment économique.
Deuxième question : vaut-il la peine d’aller au-delà de ces représentations ? Les structures économiques et sociales ont-elles un intérêt en histoire ? Le problème ainsi posé est trop général pour que je l’affronte ici. Mais dans le cas précis de l’Antiquité gréco-romaine ? Depuis très longtemps, certains spécialistes de la Grèce ou de Rome, sans mettre en cause le bien-fondé de l’économie et de l’histoire économique dans leur principe, considèrent qu’elles ne valent pas la peine d’être appliquées à l’Antiquité. Ils n’affirment pas qu’il soit impossible d’aller au-delà des représentations, de la pensée ou des réactions antiques sur l’économie, mais ils estiment qu’une démarche d’histoire culturelle rend mieux compte des civilisations grecque et romaine. Cette position est très probablement celle de L. Kurke, si je l’ai bien comprise. Il me semble, quant à moi, que la juste interprétation des représentations culturelles, telles que nous les transmettent des auteurs comme Pindare, exigent une confrontation avec des faits pratiques et matériels, dont certains sont politiques, d’autres techniques ou économiques, tandis que d’autres, par exemple, relèvent de l’anthropologie de la parenté. Si le livre de L. Kurke est réussi, c’est, selon moi, parce qu’elle ne tient pas seulement compte du contexte textuel et culturel sur lequel elle travaille, mais aussi de l’arrière-plan civique, des structures politiques et sociales, des “hard facts of life”3.
Troisième et dernière question : est-ce qu’il faut se consacrer autant que possible aux structures d’ensemble ? ou bien vaut-il mieux nous orienter vers la connaissance des stratégies individuelles, vers une psychologie de l’action économique, parce qu’elles sont davantage susceptibles de rendre compte des caractéristiques des sociétés antiques ? ou bien sommes-nous de toute façon condamnés à choisir une telle voie ? Ce problème se pose depuis longtemps, et de façon aiguë, pour la Rome de la fin de la République et du Haut Empire. En effet, les œuvres du Ier siècle a.C., et avant tout celles de Cicéron, conduisent avant tout à une prosopographie de l’élite sénatoriale et aux choix individuels de certains membres de cette élite, qui nous sont beaucoup mieux connus que les autres. Sous l’Empire, la structure de l’administration romaine et la présence des inscriptions de cursus sénatoriaux et équestres renforcent, elles aussi, cette tendance à l’étude des parcours individuels, indépendamment des structures sociologiques. En matière financière, par exemple, l’étude s’oriente souvent vers les cas individuels d’enrichissement et de promotion sociale, résultant évidemment de la cupidité et du désir de s’élever.
À de telles remarques, je répondrais d’une part que l’enrichissement, la promotion sociale, la cupidité, le désir de s’élever et toutes les stratégies individuelles, sont eux aussi des objets historiques sujets à des variations, et que les historiens des sociétés modernes et contemporaines s’y intéressent de plus en plus ; d’autre part, qu’à travers une stratégie individuelle, on peut essayer de discerner la structure sociologique. Car une stratégie ne se définit jamais qu’en fonction de structures intuitivement analysées par les acteurs sociaux. C’est cette idée que j’essaierai d’illustrer, dans la dernière partie de l’article, par les textes relatifs aux emprunts de Cicéron.
D’autres questions sont posées dans le cadre de ces débats sur l’histoire culturelle. L’une d’elles porte sur le rôle de l’État (c’est-à-dire de la cité grecque ou romaine, puis des royaumes hellénistiques et de l’Empire romain). Les interventions de l’État, le financement par l’État ne l’emportent-ils pas sur l’économie privée ? Ne prédominent-ils pas au point que l’étude de l’économie privée est négligeable ? Le problème se pose tout particulièrement à Rome, à cause de l’ampleur qu’y a prise l’État après les conquêtes, et de la nature de la documentation disponible (par exemple en épigraphie). Je répondrai qu’il faut étudier à la fois les deux secteurs public et privé, et que, si le secteur public se révèle dominant (ce qui n’est pas sûr), nous nous trouvons encore devant une forme d’économie. La fondation de colonies, les distributions de terres aux vétérans, l’adjudication de la perception des impôts ou des fournitures aux armées, etc., comportent des aspects économiques, même si de telles opérations sont menées par la cité ou par l’Empire.
Au cours du colloque, il a en outre été question des rapports entre la production, l’échange et la consommation. Faut-il, pour l’Antiquité, s’intéresser à la production, ou vaut-il mieux s’orienter vers l’échange ? Mais la circulation, l’échange et même la consommation font partie de l’économie. D’ailleurs, la documentation pousse sans cesse à passer de l’échange à la production et de la production à l’échange.
Ces deux derniers problèmes (rôle de l’État, rapports de la production et de l’échange) ne portent pas sur la possibilité d’une histoire économique ou d’une histoire sociologisante. Ils portent sur les contenus d’une telle histoire. Ils ne peuvent donc pas être utilisés comme objections contre sa validité. J’y ferai allusion (car les dettes de Cicéron invitent à regarder du côté du rôle de l’État, et les foires et marchés relèvent du commerce et de l’échange), mais sans insister. Ce sont les trois précédentes questions qui m’occuperont avant tout.
Le premier des cas que je vais étudier concerne les marchés périodiques, qu’on appelait nundinae à Rome, en Italie et dans la partie occidentale de l’Empire4. Ces nundinae, à Rome, étaient censées avoir été instituées dès l’époque royale. Elles se tenaient traditionnellement tous les neuvièmes jours, c’est-à-dire tous les huit jours pleins5. Sous le Principat, des listes de marchés étaient affichées dans certaines villes, sur support de pierre. Par certains de ces indices nundinarii, qui nous sont parvenus, nous connaissons quelques-unes des villes du Latium et de Campanie où se tenaient de tels marchés périodiques.
Les textes latins et grecs qui parlent des nundinae de façon générale insistent sans cesse sur le fait qu’elles permettaient aux paysans de la cité (rustici) de se rendre au centre urbain pour acheter et pour vendre. Cicéron, par exemple, dans un de ses discours sur la loi agraire de Rullus, évoque la manière dont les ancêtres ont conçu la ville de Capoue : c’était, entre autres choses, le lieu de marché des paysans (nundinae rusticorum)6. Varron et Columelle écrivent l’un et l’autre que les rustici travaillaient la terre sept jours entiers et se rendaient à Rome le huitième jour7. Sénèque renchérit : selon lui, on ne se lavait autrefois qu’un jour sur huit, le jour du marché8. Certes, plusieurs textes soulignent aussi le rôle politique des nundinae. Ce jour-là, écrit par exemple Macrobe d’après P. Rutilius Rufus, les gens de la campagne prenaient connaissance des propositions de lois, qui devaient être affichées lors de trois nundines successives, et l’on soumettait ainsi leur vote à une plus nombreuse assistance9. Mais, dès qu’il s’agit du rôle économique des nundines, elles sont toujours présentées comme le marché des paysans, aux origines aussi bien qu’à la fin de la République et sous le Haut Empire10.
D’autres textes, tout en faisant allusion à des cas précis et concrets contemporains de l’auteur, les présentent d’une façon qui ne contredit nullement cette représentation traditionnelle. Columelle, par exemple, recommande que le vilicus sorte le moins possible du domaine, et n’aille aux nundinae que si c’est indispensable. S’il le dit explicitement, c’est que le marché périodique était un des lieux où les paysans avaient tendance à se rendre11. À la même époque, Pline l’Ancien parle de porcs chefs de troupeaux qui conduisent leurs congénères jusqu’aux marchés périodiques12. Sous le Principat, il arrivait qu’un grand propriétaire demandât l’institution d’un marché périodique dans ses domaines. Cette requête supposait qu’un tel marché ait eu un caractère rural très prononcé, et qu’il permît aux paysans d’échanger leurs productions respectives13.
Laissons de côté les textes où le mot nundinae désigne un jour, sans aucune référence au marché qui se tient ce jour-là14, et notamment les textes portant sur les superstitions liées aux nundines15. La majorité des textes anciens impose une représentation très “paysanne” des marchés périodiques : c’était le lieu où les rustici de la cité ou du pagus se réunissaient pour échanger, vendre et acheter leurs productions. Comme le remarque à juste titre L. De Ligt, cette représentation implique, à l’intérieur d’une même cité, l’existence de nombreuses transactions portant sur les produits agricoles16. Même si elle paraît archaïsante, elle ne plaide pas en faveur de l’hypothèse de l’auto-suffisance paysanne, puisqu’elle montre que les rustici avaient besoin de procéder à des échanges à l’intérieur de la cité ou du pagus.
Malgré l’insistance avec laquelle les Anciens répètent cette représentation, une autre interprétation économique des nundinae est pourtant possible. Le reste de la documentation permet de saisir des bribes d’histoire sociale et économique qui ne s’accordent pas avec elle. Il s’agit soit de textes littéraires racontant des anecdotes, soit d’indices fournis par l’épigraphie et l’archéologie.
À la fin de la République et sous le Principat, quelle autre image des nundinae d’Italie ces documents nous suggèrent-ils ? L’image de marchés qui intéressent aussi l’élite, non seulement les élites municipales, mais même des chevaliers et des sénateurs, de marchés où l’élite vient acheter, et vient même acheter des biens économiquement très importants, esclaves, terres ou maisons (par exemple au cours de ventes aux enchères). Et aussi l’image de marchés auxquelles participent des négociants. Ces négociants apportaient de l’extérieur de la cité des marchandises dont certaines provenaient d’outre-mer, et remportaient des productions agricoles en partie destinées à l’approvisionnement de Rome.
Des tablettes concernant plus de cent cinquante transactions ont été découvertes au XIXe siècle à Pompéi. Elles appartenaient à un changeur-banquier vivant à Pompéi sous les Julio-claudiens, Lucius Caecilius Jucundus. Ce sont presque toutes des quittances de ventes aux enchères, qui ont eu lieu au cours des années 50 p.C.17. D’autres tablettes, trouvées en 1959 à Murecine, près de Pompéi, concernent des transactions conclues à Pouzzoles entre les années 20 et le début des années 60 p.C.18. Les très rares dates d’enchères et de nundines dont nous disposons par ces tablettes ou par d’autres inscriptions montrent qu’à Pompéi les ventes aux enchères avaient lieu le jour des nundinae19.
Or on sait, à la fois par ces tablettes et par des textes littéraires, que certains négociants fréquentaient ces ventes aux enchères, et que les membres des élites, municipales certes, mais même impériales (les sénateurs et les chevaliers), s’y intéressaient aussi, comme vendeurs aussi bien que comme acheteurs.
À Pompéi, l’une des tablettes de Jucundus regarde une vente de lin, qu’un pérégrin, un certain Ptolémée d’Alexandrie, avait apporté d’Egypte et que, de Pouzzoles, il était venu vendre aux enchères à Pompéi. Un passage de Suétone est également éclairant : l’Empereur Néron interdit l’usage des teintures violettes et pourpres et, pour se procurer de l’argent (semble-t-il), il en fit vendre le jour des nundines par l’un de ses hommes de main, en sorte de condamner ensuite les négociants (negotiatores) qui avaient accepté d’en acheter20. Comme la tablette de Jucundus, cela confirme qu’aux nundinae participaient des commerçants en gros, des négociants. L’étude des inscriptions de banquiers, de changeurs, d’encaisseurs, de crieurs publics et de commerçants confirme que des produits agricoles destinés à l’approvisionnement de Rome transitaient par les villes de nundinae et que certains d’entre eux y étaient vendus aux enchères21. Les marchés périodiques avaient donc un rôle commercial, et tous les produits qu’on y vendait n’étaient pas locaux. Les fouilles de F. Coarelli à Frégelles ont révélé que, dans cette ville, au IIe siècle a.C., avaient été installés des ateliers textiles22. Les productions de ces ateliers étaient très probablement en partie vendues à Rome. F. Coarelli pense qu’ils étaient acheminés vers Rome par la vallée du Liri, jusqu’au port de Minturnes, ce qui correspond aux villes de l’un des indices nundinarii connus de nous23.
Des membres des élites venaient aux nundinae et s’y intéressaient aux ventes aux enchères (dans les villes où avaient lieu de telles ventes). Cicéron, par exemple, explique à son frère Quintus qu’il a acheté pour lui, et conformément à ses instructions, une terre qui a coûté 101 000 sesterces (le fundus Fufidianus)24. La vente s’est faite à Arpinum, le jour des nundinae, et la somme indiquée par le texte est très probablement exacte, car les 1 000 sesterces représentent certainement la commission du crieur public ou celle de l’encaisseur (coactor) (Cicéron écrit ailleurs que cette commission était de 1 %)25. Apulée, d’autre part, a raconté dans les Florides qu’il avait l’habitude d’acheter au marché périodique ses strigiles et autres petits accessoires de bain26. Certes, les objets vendus sont, en ce cas, très modestes, mais l’acheteur fait partie de l’élite urbaine, et n’est donc pas un rusticus.
Ces nundinae de l’Italie romaine fournissent donc, pour le débat en cours, un excellent exemple. Car les représentations que la tradition latine avait élaborées à leur propos, sont répétées avec insistance par la plupart des textes littéraires. Mais certains autres textes, et surtout des documents épigraphiques ou archéologiques, permettent de saisir un décalage entre ces représentations et la réalité matérielle des marchés périodiques. Ils indiquent au moins deux aspects de ces marchés que la tradition textuelle ne prend pas en compte. Les textes littéraires qui contribuent à entrevoir ces deux aspects ont souvent un caractère plus privé que les autres (pensons à la correspondance de Cicéron), ou bien ce sont des textes comiques, parodiques, satiriques, et qui présentaient donc un peu plus volontiers aux lecteurs (ou au public) les détails ordinaires de la vie quotidienne.
Reste à savoir pourquoi ce décalage existait entre les représentations des nundinae et leur réalité matérielle. Les origines rurales des nundinae importaient aux Latins parce qu’elles touchaient aux fondements sociaux et idéologiques de la cité telle qu’ils la pensaient (surtout la cité de Rome, bien sûr ; mais aussi toutes les cités de l’Empire). Elles touchaient aux rapports entre le centre urbain de la cité et son territoire rural, aux rapports entre l’élite et la population paysanne (qu’il s’agît de petits propriétaires ou de non propriétaires) et à l’importance toujours réaffirmée de l’agriculture.
Autre élément de réponse. Aux nundinae du Ier siècle a.C. ou du Ier siècle p.C., il n’y avait pas, nous l’avons vu, que des paysans. Les plus grosses affaires n’y étaient probablement pas traitées par des paysans, mais nous ignorons évidemment l’importance relative des diverses catégories de transactions. En tout cas, quand Cicéron allait aux nundinae d’Arpinum, il devait tout de même côtoyer beaucoup de paysans, beaucoup plus qu’il n’en côtoyait dans les autres endroits fréquentés par lui (à l’exception de ses propres domaines !). La vision mythique qu’il avait des nundinae, telles qu’elles avaient été fondées par Romulus ou par Servius Tullius, n’était donc pas vraiment en contradiction avec son expérience vécue. Il n’est donc pas très étonnant que Varron, Columelle, Sénèque ou lui-même aient perpétué ces représentations archaïsantes que nous retrouvons encore dans les Saturnales de Macrobe.
Remarquons enfin qu’en parlant des nundinae, qui étaient un lieu d’échange, j’ai été souvent amené à parler de la production, celle des grands propriétaires terriens aussi bien que celle de petits paysans.
Après les marchés périodiques, je vais parler des foires, d’un point de vue surtout historiographique. Je souhaiterais montrer par cet exemple à quels inconvénients peut aboutir l’absence d’une histoire des structures économiques et sociales.
La foire se distingue du marché périodique par son rythme plutôt que par son importance (il existe en effet de très petites foires). Si l’on adopte la définition qu’en donne L. De Ligt27, on peut dire que c’est un “low-frequency commercial gathering held at regularly spaced intervals and involving the distribution of merchandise not destined for consumption on the spot”. “Low-frequency” signifie qu’elle avait lieu une ou deux fois par an, alors que le marché se tenait au moins une fois par mois.
Dans la première moitié du XXe siècle, la bibliographie géographique sur les foires n’était pas inconnue des spécialistes de l’Antiquité. Ainsi, dans les années 1920, André Allix écrivit un long article qui resta longtemps le seul effort pour réfléchir synthétiquement sur l’ensemble des foires. Brian Berry le commente longuement dans son livre sur les marchés28, et certains historiens de l’Antiquité l’ont également cité.
Malgré cela, pendant presque tout le XXe siècle, jusqu’au livre de L. De Ligt29, c’est l’histoire des foires médiévales qui a influé sur celle des foires antiques, et d’une manière négative. Il n’arrive pas souvent que l’historiographie médiévale exerce une telle influence sur l’histoire ancienne. En général, elles semblent au contraire très séparées l’une de l’autre. Mais en ce cas, l’influence a été très forte, on peut même dire dominante.
Au cours du XIIe siècle, comme chacun sait, les marchands flamands commencèrent à fréquenter les foires de Champagne (par exemple celles de Troyes, de Provins, de Lagny), qui étaient jusque-là des foires locales. Ils venaient y vendre leurs textiles de luxe. Puis ce fut le tour des Italiens, à partir de la fin du XIIe siècle. Pendant presque tout le XIIIe siècle, ces six foires, qui, à elles toutes, constituaient une espèce de cycle annuel, dominèrent le commerce des deux régions économiquement les plus avancées d’Europe : les Flandres et l’Italie du Nord. Malgré la présence de marchands et de marchandises de beaucoup d’autres régions, il n’y a pas de doute que leur principale raison d’être était l’échange de textiles flamands contre des épices et d’autres produits de luxe venus de la Méditerranée. Et elles jouèrent en outre un grand rôle financier. À la fin du XIIIe siècle, elles perdirent cependant une grande partie de leur importance, au profit de centres urbains tels que Paris ou Bruges. D’autres foires du même type leur succédèrent cependant, entre le XIVe et le XVIe siècles, celles de Chalon, de Genève, de Lyon, de Piacenza30.
L’ensemble de ces grandes foires médiévales ont été beaucoup étudiées ; elles ont constitué pour tous les historiens le modèle même de la foire. Par comparaison avec elles, Paul Huvelin se convainquit, il y a un siècle, que l’Antiquité romaine n’avait pas connu de foires, ou n’avait connu que très peu de foires, et d’une importance négligeable31. Ses conclusions s’imposèrent, et on en admit de semblables pour les XVIIe e et XVIIIe siècles.
Après P. Huvelin, on peut trouver des conclusions comparables chez M. I. Rostovtzeff, par exemple. En dépit de la sophistication des foires médiévales, M. I. Rostovtzeff était convaincu que de telles institutions étaient vouées à disparaître dès lors qu’il existait dans certains centres urbains un secteur commercial permanent et bien organisé. Il écrivait :
While seasonal fairs came to play a secondary part in the more progressive and more industrialized regions of the Empire and during periods of progressive economic life in general, they were institutions of great and growing importance in the purely agricultural districts, and regained importance in every part of the Empire when economic life became everywhere simplified32.
Il appelait de ses vœux une étude globale des foires antiques, mais ne s’y intéressait pas beaucoup lui-même, et par exemple il confondait les foires avec les marchés périodiques. Il admettait que des foires saisonnières avaient existé à des époques anciennes, et qu’elles avaient continué à exister dans les régions marginales et peu évoluées33. Mais, en Italie et dans toutes les régions actives de l’Empire, après les conquêtes de Rome, elles avaient périclité, et on ne les revit qu’à la fin de l’Empire et au Haut Moyen Age, par suite de la décomposition de la domination romaine.
Comme l’a écrit Anne Lombard-Jourdan34 :
Ancient Italy had had fairs, but the Romans, after their conquests, reached a level of economic development that made fairs unnecessary. In Gaul and in Germany, they built monumental forums and warehouses for full-time merchants, but they also tolerated gathering of native traders. These meetings, for a time overshadowed by the great market-places, revived with the decline of the Empire and the arrival of the ‘Barbarians’, who were accustomed to holding fairs.
Celui qui est allé le plus loin dans ce sens est J. Gaudemet dans un article de 195335 : il partit à la recherche des foires romaines, et conclut qu’il n’en existait pas.
Une telle historiographie s’est donc constituée en relation avec celle du Moyen Âge. Mais il faut remarquer qu’elle était aussi en relation directe avec une certaine conception de l’économie antique, que l’on qualifie souvent de “moderniste” ou de “modernisante”. Nous entrons là dans le fameux débat sur l’économie antique. M. I. Rostovtzeff considérait que la vie économique romaine était comparable, par son organisation et ses réalisations, à celle du XVIIe ou du XVIIIe siècles. Pour cette raison, il s’est facilement convaincu de l’absence des foires. En n’étudiant pas l’économie des foires antiques, il ne cherchait pas à préserver la spécificité des civilisations de l’Antiquité, il ne cherchait nullement à souligner le rôle qu’y jouaient le politique ou le culturel. Bien au contraire, il s’efforçait de les rapprocher de notre modernité. Malgré la complexité des grandes foires médiévales et de leur rôle financier, c’étaient elles qui lui paraissaient primitives, par rapport à l’organisation du commerce romain.
L’étude des foires antiques repartit d’une réaction contre cette vision modernisante de l’économie antique. L. De Ligt, disciple de P. W. De Neeve et de H. W. Pleket, est parti d’une réflexion sur la pensée de M. I. Finley. Il serait trop long de préciser en détail en quoi il se conforme aux conclusions de ces trois prédécesseurs, et en quoi il s’en sépare. Disons seulement que, comme H. W. Pleket, il souligne volontiers les ressemblances existant entre les diverses économies historiques préindustrielles. Et, comme M. I. Finley et H. W. Pleket, il se pose le problème de la comparaison entre les économies antique et médiévale. À l’inverse de Finley, Pleket a conclu que, malgré les multiples différences culturelles et politiques, il y avait de grandes ressemblances économiques entre l’Antiquité et le Moyen Âge. Il estime que l’Antiquité a souvent été trop primitivisée, et le Moyen Âge trop modernisé.
L. De Ligt se pose aussi ce même problème central. En ce qui concerne les foires, son hypothèse de travail, c’est qu’elles ont existé dans toutes les sociétés historiques préindustrielles. Scrutant les textes et inscriptions relatifs aux panégyries grecques, il découvre des foires que J. Gaudemet n’avait pas vues. Il les classe selon l’importance de leur rayon d’action, dans la mesure où il peut la connaître. Certaines lui semblent locales, d’autres sont régionales, d’autres dépassent même le cadre de la région, et il les appelle interrégionales.
L. De Ligt a bien conscience que les foires interrégionales ne paraissent pas nombreuses dans l’Antiquité romaine, et qu’elles n’étaient pas comparables aux foires de Champagne. Mais, après avoir lu beaucoup de bibliographie générale sur le commerce et les places marchandes, il n’est pas convaincu que l’absence ou la présence de foires ressemblant à celles du Moyen Âge soit un signe d’archaïsme économique ou au contraire de modernité. Car d’autres facteurs interviennent. Je n’entre évidemment pas ici dans toutes les remarques qu’il fait sur le commerce antique. À ses yeux, le point le plus important est qu’à la différence de celui du XIIIe siècle, le commerce antique était avant tout un commerce maritime. Le commerce maritime, pense-t-il, s’adapte très mal à la présence de foires annuelles, car il est très difficile de contrôler la durée des longs voyages par mer. Le commerce maritime est plus adapté à de longues saisons portuaires, – un ou plusieurs mois d’activité permanente, de foire permanente en quelque sorte.
Depuis qu’on ne se contente plus de réaffirmer qu’il n’existait pas dans l’Antiquité de foires ressemblant à celles du Moyen Âge, nos connaissances sur les foires antiques se sont donc évidemment enrichies. Mais, sur cette évolution historiographique, je voudrais faire deux autres remarques. C’est un cas où l’étude des phénomènes économiques a permis de mieux saisir la spécificité des sociétés anciennes, et de combattre les tendances modernisantes. L’histoire économique n’est pas nécessairement modernisante. Comme le remarquait P. Huvelin, les marchés et les foires ont toujours été des institutions complexes, qui ne concernent pas seulement la vie économique. Le droit y joue un grand rôle, le culturel et le religieux aussi, ce sont des institutions mettant en jeu l’ensemble de la vie sociale de leur époque. En les négligeant, on néglige nécessairement une partie des valeurs et des mentalités de la société concernée.
Seconde remarque : jusqu’à présent, les aspects commerciaux des foires ont été étudiés indépendamment de leurs aspects culturels et religieux. Jamais, par exemple, les études portant sur les sanctuaires panhelléniques n’ont vraiment intégré les activités commerciales qui s’y déroulaient. D’un autre côté, L. De Ligt s’est borné, lui, aux aspects économiques36. Cette façon de séparer l’activité économique et les autres aspects des foires interdit de saisir l’évolution des foires. La grande majorité des foires antiques n’étaient pas des manifestations seulement économiques. Mais on en connaît quelques-unes qui étaient avant tout économiques, – par exemple des foires aux bestiaux (voir l’exemple de la foire des Campi Macri dans la vallée du Pô)37. Le fait de séparer systématiquement le domaine économique du reste empêche de savoir quand sont apparues des foires plus spécifiquement économiques, et jusqu’à quel point elles se sont dégagées des grands rassemblements ethniques ou religieux.
La foire est l’une des institutions où l’insertion de l’économique dans les autres domaines de la vie sociale est la plus profonde et la plus visible. Ne pas l’étudier comme un phénomène social global, c’est se condamner à ne pas saisir, pour l’Antiquité par exemple, les modalités de cette insertion. En négligeant d’étudier la vie économique, ou en la séparant du reste de la vie sociale, on s’interdit de comprendre comment le reste de la vie sociale peut la déterminer et la façonner. Pour des historiens qui ne cessent d’insister, en principe et de façon générale, sur cette insertion, reconnaissons que c’est très regrettable.
Le dernier cas que je veux étudier dans cet article concerne des emprunts que Cicéron contracta ou projeta de contracter en 62 et 61 a.C. En 62, Cicéron, qui venait d’exercer le consulat au cours de l’année 63, acheta une maison urbaine digne de son rang. Cette maison était située sur le Palatin, et elle appartenait précédemment à Crassus. Elle lui coûta 3 500 000 sesterces38. En cette même année 62, avant même de conclure l’achat, il avait, si l’on en croit Aulu-Gelle, emprunté deux millions de sesterces à Publius Sylla, neveu du dictateur. Et, en 62 encore, sans doute vers le milieu de l’année, il avait été l’avocat du même Publius Sylla. Celui-ci était accusé d’avoir participé au début de 65 à ce qu’on nomme souvent (à tort) la première Conjuration de Catilina, puis, en 63, à la véritable Conjuration de Catilina. Et, en effet, il avait très probablement participé à cette seconde conjuration. Contre une telle accusation, une plaidoirie de Cicéron, qui, pendant son consulat, avait failli être assassiné par les Catiliniens et avait mené la répression de bout en bout, était la meilleure défense possible. Ayant accepté de défendre Sylla, l’orateur, dont l’éloquence était alors très réputée, réussit à le faire acquitter.
Est-ce pour avoir ce prêt que Cicéron a défendu P. Sylla ? Y avait-il entre eux un accord explicite, “donnant-donnant” ? Nous l’ignorons. Un autre sénateur compromis dans la conjuration, P. Autronius Paetus, demanda lui aussi à Cicéron de le défendre, et l’orateur refusa. Dans le pro Sylla, il dit combien les supplications d’Autronius Paetus le bouleversaient. Est-ce pure hypocrisie ? Probablement pas. Ces supplications émanaient d’un homme qui, comme P. Sylla et lui-même, avait été élu consul. J.-M. David a raison d’insister sur la valeur symbolique d’une telle démarche, qui renvoyait au modèle du patronat39. Il ne faut pas la prendre à la légère. Il est tentant de ne considérer que l’aspect financier de la situation, mais ce serait à mon avis un tort. Les considérations politiques, sociales et personnelles ont certainement joué un rôle dans la décision de Cicéron. Mais jusqu’à quel point ? Nous ne le saurons jamais.
Même si le prêt d’argent ne détermina pas Cicéron à défendre P. Sylla, il peut pourtant être tenu pour un geste de gratitude, – en rapport avec le grand service ainsi rendu par l’orateur. Les contemporains eux-mêmes ont établi un rapport entre le procès et l’emprunt. Il était interdit, en vertu de la lex Cincia, de payer un avocat ou de lui donner des cadeaux (ce qui ne signifie pas que l’interdiction était toujours respectée). Mais il n’était pas interdit de lui emprunter de l’argent40. Cicéron n’était donc pas légalement en faute. Quand son emprunt, qui avait été conclu en secret (mutua tacita), fut connu du public (in vulgus), on désapprouva toutefois qu’il ait ainsi reçu de l’argent d’un accusé. On lui reprochait d’avoir profité de la situation de dépendance dans laquelle s’était trouvé P. Sylla. Il ne nia pas l’emprunt, car, comme l’a remarqué Aulu-Gelle, il lui était impossible de le nier. “Il écarta le reproche par une plaisanterie en guise de réponse et en fit une affaire méritant le rire plutôt qu’une accusation”41. Par une lettre écrite à Atticus, on voit que ceux qui, comme lui, avaient acheté une maison grâce aux ressources de leurs amis, étaient volontiers critiqués42. Trois millions et demi de sesterces étaient une énorme somme, quelque chose comme un ou deux millions de livres sterling actuelles. Mais, comme cette maison ne coûtait tout de même pas aussi cher que celle du consul M. Valerius Messalla Niger, Cicéron écrivit à Atticus qu’on lui pardonnait moins difficilement d’avoir fait appel, pour un tel achat, à l’aide de proches.
Le prêt de Sylla ne suffisait pas à payer la maison. Vers la fin de l’année 62 a.C., Cicéron semble avoir attendu un autre prêt, promis par Caius Antonius, qui, en 63, avait partagé avec lui le consulat et gouvernait maintenant la Macédoine. Les relations qu’entretenaient Antonius et Cicéron étaient souvent tendues. Dans le cas de l’emprunt de 62-61, il y avait entre eux une intermédiaire, semble-t-il, – une femme que Cicéron désigne par un pseudonyme (Teucris) et dont nous ignorons l’identité. À vrai dire, le rôle exact de cette Teucris reste mystérieux. Le prêt promis par Antonius était-il la contrepartie de services auparavant rendus par Cicéron ? Nous l’ignorons, même si, au début de 62, une lettre à Antonius faisait allusion à un échange de bons offices43. Le montant de cet emprunt n’est pas connu non plus.
Le 1er janvier 61 a.C., l’orateur écrivit à Atticus que Teucris était vraiment trop lente, et qu’il fallait emprunter. Il fallait s’adresser pour cela à Considius, à Axius ou à Selicius, – mais non à Q. Caecilius, – car, même à ses proches, ce dernier ne prêtait pas à moins de 1 % par mois (c’est-à-dire 12 % par an)44. Qui étaient ces hommes ? Nous allons y revenir en détail. C’étaient des feneratores, des prêteurs d’argent spécialisés, mais ce n’étaient pas des banquiers professionnels. Ils faisaient partie de l’élite sénatoriale ou équestre, et maniaient de très grosses sommes d’argent.
En fin de compte, Caius Antonius semble avoir versé la somme qu’il avait promise. Dans une lettre à Atticus (datée du 13 février 61), Cicéron indique que Teucris s’est acquittée de sa promesse45. Cicéron n’a donc pas eu besoin de contracter d’emprunt auprès des feneratores. Au cours des années suivantes, il n’est en tout cas plus question d’un tel emprunt.
Cet épisode contribue à nous montrer qu’en dehors de sa correspondance, Cicéron raconte très peu de chose de ses affaires privées. Dans certains cas, il s’agit de dissimulation. Il n’est par exemple pas difficile de comprendre pourquoi le pro Sylla ne fait pas mention de ses emprunts ! Dans d’autres cas, ou bien il n’y a pas lieu de se confier, ou bien l’habitude sociale de son milieu l’amène à ne rien dire. Même de l’exploitation de ses terres, activité pourtant considérée comme la plus honorable, il ne dit jamais grand-chose. Même dans leur correspondance, ces membres de l’élite parlent plus volontiers de la vie politique et des rapports sociaux à l’intérieur de l’élite que de l’entretien de leur patrimoine. Il reste que quelques lettres privées nous permettent d’entrevoir certains aspects de ces emprunts de 62-61. Confrontées à d’autres textes, elles permettent d’atteindre quelques caractères structurels de la finance aristocratique et, plus largement, de la vie économique au dernier siècle de la République.
Premier de ces caractères structurels, qui aide à comprendre des événements comme la Conjuration de Catilina : ces notables, dont le patrimoine (composé de terres, de bestiaux, de résidences et de maisons de rapport, d’esclaves, d’objets précieux et, souvent, de créances) suffisait en principe à garantir le train de vie, avaient tendance, pour des dépenses exceptionnelles (ici, l’achat d’une maison prestigieuse), à contracter des dettes qu’il leur était ensuite difficile de rembourser. Des cas comme ceux de Catilina ou de César sont bien connus. Mais on voit que même Cicéron, financièrement plus prudent que d’autres, s’était endetté d’une somme plusieurs fois supérieure aux revenus annuels de son patrimoine (plusieurs fois, c’est peu dire ; peut-être même une dizaine de fois !). D’autres n’avaient pas les mêmes moyens que lui de s’en sortir, – en particulier son exceptionnel talent d’orateur. Cette tendance à l’endettement pour des dépenses de consommation ou de prestige est caractéristique de l’élite romaine du Ier siècle a.C. Mais ce n’est pas un phénomène permanent. L’élite romaine ne l’a pas connu tout au long de son histoire.
L’auteur des Lettres à César (c’est-à-dire probablement Salluste, ou en tout cas un contemporain)46 insiste sur ce phénomène, – sur cette façon qu’ont les sénateurs et chevaliers de dépenser plus que ne le permettrait leur patrimoine, et éventuellement de chercher à accroître ce patrimoine. Il évoque à ce propos le rôle des feneratores47. Il faut, dit-il, que chacun fixe pour borne de ses dépenses les limites de son patrimoine48.
Le deuxième trait structurel concerne les sources de financement. C’est le patrimoine qui assure le financement de toutes les dépenses régulières, habituelles. Il ne faudrait donc pas croire que sa gestion n’est pas un souci. Le De re rustica de Varron, contemporain de Cicéron, le montre bien. Mais nous avons un peu plus de renseignements sur les opérations occasionnelles ou exceptionnelles que sur la gestion habituelle du patrimoine. Les dépenses exceptionnelles sont en général couvertes par des gains exceptionnels, par des héritages ou des emprunts. Pour un sénateur comme Cicéron, les gains exceptionnels sont souvent des gains politiques (bénéfices tirés des gouvernements de provinces, etc.), ainsi que les profits, indirects ou non, qu’il tire de son activité d’avocat. Ce qui apparaît le plus, dans nos textes, pour ce milieu de sénateurs de haut rang, ce sont donc les sources politiques de profit, les héritages et les emprunts. Mais le patrimoine est la base de toute carrière de ce genre, il en constitue la condition, non pas suffisante, mais incontestablement nécessaire.
Les dépenses exceptionnelles qui amènent Cicéron à emprunter sont également politiques ou sociales, beaucoup plus qu’économiques : campagnes électorales, moments de crise politique (exil, guerre civile), dots, achat d’une maison urbaine, etc. Cicéron n’emprunte pas pour acheter des terres ou des troupeaux. Cependant, il n’est pas sûr qu’à cet égard, tous ses pairs soient dans le même cas que lui. Lui trouve en effet dans l’éloquence un moyen constant d’accroître fortement ses revenus et même son patrimoine. Ceux de ses pairs qui souhaitaient accroître leur patrimoine devaient probablement faire plus de place aux opérations économiques. Le sixième Paradoxe sur les Stoïciens de Cicéron montre que, parmi les sources de revenus de Crassus, les profits d’origine politique, légaux ou non, allaient de pair avec les opérations économiques privées49.
Pour les sénateurs de rang inférieur (ceux qui n’étaient pas montés plus haut que la questure ou l’édilité) et pour les chevaliers qui n’étaient pas publicains, la gestion du patrimoine conservait certainement une importance plus centrale, puisque leurs possibilités de gains politiques étaient bien moindres. Malheureusement, nous n’avons presque aucun renseignement sur la fortune des sénateurs de rang inférieur. Quant aux chevaliers qui n’étaient pas publicains, Atticus constitue un très bon exemple, mais Atticus avait accepté de s’occuper des affaires privées de tout un groupe d’autres sénateurs et chevaliers (parmi lesquels les deux frères Cicéron). Il entretenait donc avec le milieu sénatorial des liens particulièrement étroits.
On peut faire une autre série de remarques, sur la personnalité des hommes auxquels s’adresse Cicéron pour leur emprunter de l’argent.
Q. Caecilius, bien connu comme prêteur à intérêt spécialisé, fenerator, n’est autre que l’oncle d’Atticus. C’est un très riche chevalier romain. Valère Maxime a écrit qu’il s’était fait un très considérable patrimoine50. Quand il mourut en 58 a.C., l’héritage qu’il laissa à Atticus s’élevait à 10 000 000 sesterces. Il était réputé pour être âpre au gain. Ce texte confirme qu’il l’était, puisqu’aux yeux de Cicéron, le taux de l’intérêt qu’il exigeait alors, même de ses proches, était considéré comme élevé.
Q. Considius, lui aussi, était un fenerator. Il s’agissait d’un sénateur ou d’un chevalier. Deux Considii sont en effet connus pour cette époque, dont l’un était chevalier et l’autre sénateur. Mais peut-être faut-il les confondre ; si c’est le cas, il s’agirait d’un chevalier qui, à l’époque de Sylla, serait entré au Sénat51. Quoi qu’il en soit, le fenerator Considius est connu pour avoir rendu service à l’État au moment de la Conjuration de Catilina. Il avait alors prêté 15 000 000 sesterces, si l’on en croit l’énorme chiffre fourni par Valère Maxime52 (notons que ces sommes prêtées ne lui appartenaient pas nécessairement toutes ; en même temps que son argent, il avait probablement placé celui de ses “proches”, – parents, amis ou relations d’affaires). Pour ne pas aggraver la crise des paiements, il renonça à poursuivre ses débiteurs, tant pour le versement des intérêts que pour le remboursement du capital.
Q. Axius était un sénateur, et compte parmi les interlocuteurs du de Re Rustica de Varron53. Le de Re Rustica de Varron fournit des indications sur sa fortune. Q. Axius était propriétaire, en Sabine, près de Réate, d’un domaine dont la superficie ne dépassait pas 200 jugères, mais qui rapportait beaucoup. Il y pratiquait non seulement l’élevage des ânes, qui était une spécialité de la Sabine, mais encore l’horticulture et l’élevage des poissons de rivière dans des viviers. Il y disposait aussi de très belles résidences. Il possédait en outre d’autres domaines près du lac Velino54.
Le fait que Q. Axius fût un fenerator ne l’empêchait donc pas d’avoir un patrimoine foncier. Il ne se séparait d’un Cicéron, d’un César ou d’un Atticus que par une spécialité financière, qui n’était pas conçue comme un métier. Les feneratores prêtaient leurs propres fonds de façon systématique. Cicéron, certes, prêtait parfois de l’argent à intérêt. Mais, par rapport à l’ensemble de son patrimoine, les sommes prêtées n’avaient jamais l’importance que pouvaient avoir les sommes prêtées par un Caecilius ou un Considius. Et le taux d’intérêt qu’il exigeait avait tendance à être moins élevé. Car l’objectif des feneratores était de gagner le plus d’argent possible, afin d’accroître leurs revenus ou d’acquérir un plus ample patrimoine. À cette époque, beaucoup de sénateurs et de chevaliers, sans doute la plupart d’entre eux, peut-être même la quasi-totalité d’entre eux, prêtaient de l’argent à intérêt. Certains en prêtaient occasionnellement et à charge de revanche. D’autres en prêtaient régulièrement. Ces prêts faisaient parfois partie de stratégies politiques, comme le montre le cas de César. Mais les feneratores, eux, se distinguaient des autres sénateurs et chevaliers, en ce qu’ils prêtaient beaucoup plus qu’ils n’empruntaient, et s’étaient fait une spécialité du prêt d’argent, avec l’objectif d’accroître leurs revenus et leur patrimoine.
Enfin, nous ne savons rien de Selicius. Mais, ainsi placé en compagnie de Considius, d’Axius et de Caecilius, il y a toutes chances qu’il ait appartenu à l’ordre sénatorial ou à l’ordre équestre.
Q. Caecilius était un parent par alliance de Cicéron, puisque sa nièce Pomponia avait épousé Quintus Cicéron, et c’était aussi l’oncle de son meilleur ami, Atticus. X. Colin a raison d’insister sur le fait que Q. Axius, lui aussi, était très proche de Cicéron. Ami d’Axius, Cicéron fut par la suite le créancier de son fils ; il y avait donc entre eux des relations de réciprocité55. Mais, dans la correspondance de Cicéron, il n’est question ni de Considius ni de Selicius. Si, parmi ces feneratores, certains étaient des proches de Cicéron, d’autres, donc, ne comptaient certainement pas au nombre de ses amis.
En 62, Cicéron a-t-il d’abord cherché à s’adresser à ses proches parents et amis, – à son frère Quintus, à Atticus, etc. ? Nous l’ignorons. En tout cas, ce n’est pas à eux qu’il emprunta. Mais, en d’autres circonstances, au moment de la guerre civile entre César et Pompée, nous voyons qu’il arrivait à Quintus Cicéron d’être le débiteur d’Atticus, son beau-frère56.
C’est à ses pairs que Cicéron s’est adressé en 62, – à d’autres sénateurs, qui n’étaient pas des financiers spécialisés, C. Antonius et P. Sylla, mais auxquels il avait rendu des services (en ce qui concerne Sylla, c’est en tout cas certain). Ensuite, il songea à s’adresser à des feneratores, des prêteurs d’argent spécialisés, mais qui n’étaient pas des banquiers professionnels, et qui, à ce niveau d’affaires, étaient souvent des chevaliers ou même des sénateurs. Parmi ces feneratores, certains étaient des proches de Cicéron, et d’autres non. Entre ceux auxquels on pouvait s’adresser pour des affaires financières, il y a donc une hiérarchie, mais cette hiérarchie, dans le milieu sénatorial romain, ne se confond pas avec les cercles que P. Millett a cru discerner à Athènes57. Ce ne sont pas les banquiers professionnels qui jouaient le rôle de dernier recours, comme le dit P. Millett pour Athènes ; ce sont les feneratores. À cette époque, les banquiers professionnels (argentarii, coactores argentarii) ne maniaient pas des sommes aussi considérables (ce qui n’enlève rien à leur importance économique et sociale). Un argentarius n’aurait pas pu prêter 2 000 000 sesterces à Cicéron. Ceux que l’on cherchait à contacter en premier étaient évidemment des proches. Comme je l’ai expliqué ailleurs, je ne suis pas sûr que les parents et les alliés aient été plus volontiers sollicités que les amis personnels ou politiques. Il y avait plutôt un vivier de proches, que les Latins nommaient par exemple proximi. Parmi ces proches, qui se regroupaient en réseaux, on trouvait aussi bien des amis que des parents58. Se porter garant d’un ami appartenait aux devoirs (officia) qui régissaient la conduite des aristocrates59. X. Colin remarque très finement qu’au moment des proscriptions de Sylla les prêts et emprunts étaient tenus pour des symptômes de solidarité politique. “Avoir donné ou reçu l’hospitalité, avoir eu des liens d’amitié, avoir prêté ou emprunté de l’argent, devinrent des titres d’accusation”, écrivait à ce propos Appien60.
Ces emprunts de Cicéron nous fournissent un exemple typique des manœuvres et stratégies individuelles dont abonde la littérature du Ier siècle a.C. J’ai essayé de montrer, en commentant les textes disponibles, que, derrière le cas personnel, on peut saisir des structures à la fois économiques et sociales. À la base de toute carrière sénatoriale, il y avait un patrimoine surtout foncier. Les traités des agronomes nous éclairent sur la nature et la gestion de tels patrimoines. Au niveau où se trouvait Cicéron (un niveau très élevé dans le sénat, puisqu’il avait été consul), les principales transactions concernent moins la partie productive du patrimoine que la vie politique et sociale, les dépenses auxquelles elle oblige, les gains occasionnels et complémentaires dont elle est l’origine directe ou indirecte. Est-il possible de comprendre l’histoire d’une famille équestre devenue sénatoriale, comme celle de Cicéron, en éliminant l’économique, et en ne conservant que les profits politiques, ou que le capital symbolique ? À mon avis, non. Certes, les stratégies symboliques ont leur logique propre, et il est légitime d’analyser cette logique, comme l’a brillamment fait L. Kurke dans son étude des odes de Pindare3. Et le capital symbolique a de plus en plus d’importance à mesure qu’on monte dans la hiérarchie sociale. Mais il ne peut expliquer à lui seul la promotion et la reproduction d’une lignée sénatoriale. Dans l’histoire d’une telle lignée, l’économique et le symbolique s’enchevêtrent constamment de façon inextricable. De la même façon, il est impossible de la comprendre si l’on fait abstraction des intérêts privés, en ne tenant compte que de l’État. La plupart des opérations financières qu’effectuait l’ancien consul Cicéron étaient privées ; il n’était pas à même d’utiliser n’importe quand et n’importe comment l’argent du Trésor public.
Ces textes sur les emprunts de Cicéron nous aident aussi à mieux percevoir les structures financières du prêt d’argent dans l’élite romaine. Ils nous font voir à quels éventuels prêteurs un sénateur tel que Cicéron s’adressait en premier. Ils nous permettent de situer socialement les prêteurs d’argent. Ils n’interdisent donc pas de passer du cas individuel et de la stratégie familiale à des remarques plus structurelles sur l’organisation de la vie financière61.
De ces études de cas, on peut tirer, me semble-t-il, quelques conclusions quant au débat sur les rapports entre “histoire culturelle” et “histoire économique”.
Dans l’Antiquité comme aujourd’hui, des événements et comportements qui ne sont pas économiques influent sur la vie économique, et réciproquement. Le luxe et les emprunts des sénateurs romains avaient des conséquences économiques (favorables ou défavorables). À l’inverse, la nature de leurs patrimoines et la façon dont ils étaient amenés à le gérer contribuent à expliquer leurs attitudes politiques et sociales. Comment comprendre leurs idées et leurs attitudes, comment comprendre la vie sociale si l’on fait volontairement abstraction de l’un de ses principaux aspects ? Je suis entièrement d’accord avec ce qu’écrivait S. von Reden dans son lead paper pour le colloque :
If we wish to explore money according to ancient categories of representation, attention is drawn overwhelmingly to its token value […]. If, however, money is investigated in the way it changed the ‘harsh facts of life’, the metallist perspective becomes indispensable […]. Looking at kerdos in relation to money, we must be aware that separating the two perspectives is not a question of separating two approaches, but an undue simplification of the complex nature of money.
Le problème n’est plus, aujourd’hui, de savoir si le culturel détermine l’économique ou si l’économique détermine le culturel. Une telle manière de poser le problème ne mène à aucun résultat. Mais il y a des implications réciproques, des compatibilités et des incompatibilités.
De plus, les grandes spécificités anthropologiques qui sont à la base des sociétés (antiques ou autres) participent aussi de l’économique. Elles concernent à la fois l’économie et le reste de la vie sociale. Quand É. Benvéniste, D. Daube, J.-P. Vernant ou R. Descat analysent les notions d’action et d’agent dans les sociétés antiques, ils touchent à l’économie aussi bien qu’à la culture (à tous les sens du mot)62.
Et ces spécificités anthropologiques se traduisent aussi bien dans les pratiques que dans les idées et manières de penser. Ce que j’ai dit ci-dessus des feneratores, des banquiers, des prêteurs d’argent non spécialisés a des rapports étroits avec la notion de métier, avec celles de travail, de gain, d’activité rentable ou au contraire gratuite. Ces remarques sur la vie financière sont révélatrices des grandes spécificités des sociétés antiques, et également des clivages sociaux à l’intérieur de ces sociétés ; et elles sont à la fois économiques et culturelles.
Souvent, les manières de penser se séparent un peu, ou beaucoup, des pratiques. C’était le cas, comme nous l’avons vu, en ce qui concernait les marchés périodiques (nundinae). Est-il légitime de négliger les pratiques en privilégiant les manières de penser ? Ou l’inverse ? Évidemment non. Chacun sait que P. Bourdieu, sur lequel s’appuie L. Kurke, ne néglige en aucune manière, ni les pratiques, ni l’économie. Au contraire, il leur prête la plus grande attention.
Dans l’Antiquité, l’économique et le reste étaient d’autant plus mêlés que les Anciens eux-mêmes n’avaient pas de notion distincte de l’économie, à la différence de nos contemporains. Comment refuser de faire l’histoire de l’économie, alors que les Anciens étaient, dans la vie courante, encore moins en mesure que nous de séparer l’économie de leurs autres activités ? Comment étudier les foires sans parler de leurs aspects commerciaux, alors que, pour les Anciens, les foires étaient, la plupart du temps, des rassemblements à la fois religieux, culturels et commerciaux ?
Notes
- Morris 1994, 351-352.
- Ibid., p. 357.
- Kurke 1991.
- Sur les nundinae, voir Ligt 1993 ; Frayn 1993.
- Jusqu’au IIIe siècle p.C., nundinae désigne un marché périodique, et mercatus une foire. Au cours de l’Antiquité tardive, au contraire, ce vocabulaire se brouille, et les deux mots sont souvent employés l’un pour l’autre.
- Cic., Leg. agr., 2.89.
- Varro, Rust., Prooem., 1 et Columella, Rust., 1 Praef., 18.
- Sen., Ep., 86.12.
- Macrob., Sat., 1.16.34 ; voir aussi 1.16.6 et 1.16.28-36.
- Voir aussi Festus, Gloss. Lat., 176 et 177L et Serv., G., 1.275.
- Columella, Rust., 1.8.6 et 11.1.23.
- Plin., HN, 8.208.
- Par exemple Suet., Claud., 12.2 et Plin., Ep., 5.4 et 5.13.
- Par exemple Cic., Att., 4.3.4 et 4.17.4.
- Plin., Nat., 28.28 et Suet., Aug., 92.2.
- Ligt 1993, par exemple 106-117.
- Andreau 1974 ; Jongman 1988.
- Camodeca 1992.
- Andreau 1978a.
- Suet., Ner., 32.4.
- Voir par exemple Andreau1974 ; 1984 ; 1987.
- Coarelli 1981 ; 1991 ; 1996.
- Inscr.It, 13, 2, n°49.
- Cic., QFr., 3.1.3.
- Cic., Rab. Post., 11.30.
- Apul., Flor., 9.26.
- Ligt 1993, 14.
- Berry 1967.
- Ligt 1993.
- Ibid., p. 16-20.
- Huvelin 1897.
- Rostovtzeff 1957, 649 note 94.
- Il donne des exemples de telles foires dans ibid., p. 247 et 249, 251, 266 et 325.
- Lombard-Jourdan 1984, 583.
- Gaudemet 1953, 25-42.
- DansFrayn 1993, J. M. Frayn, elle, parle très peu des foires ; son livre est avant tout consacré aux marchés périodiques.
- Sur la foire des Campi Macri, voir Sabattini 1972 ; Gabba 1975 ; Susini 1977 ; Pasquinucci 1986.
- Cic., Fam., 5.6.2. Voir Andreau 1978a [article n°22 du présent recueil].
- Cic., Sull., 14-20 ; voir David 1992, 77-78.
- David 1992, 131-132.
- Gel. 12.12.
- Cic., Att., 1.13.6.
- Cic., Fam., 5.5.
- Cic., Att., 1.12.1 (Opinor ad Considium, Axium, Selicium confugiendum est. Nam a Caecilio propinqui minore centesimis nummum movere non possunt).
- Cic., Att., 1.14.7.
- Sur l’authenticité de ces lettres, voir par exemple Syme 1964 (surtout l’Appendice 2) ; et Becker 1973.
- Sall., [Ad Caes. sen.],1.5.7.
- Sall., [Ad Caes. sen.], 1.5.4 (si suam quoique rem familiarem finem sumptuum statueris).
- Cic., Parad. Stoic., 6, surtout 46-47.
- Val. Max. 7.8.5.
- Nicolet 1974, 848 sq.
- Val. Max. 4.8.3.
- Voir Nicolet 1970.
- Varro, Rust., 3.2.7 ; 3.2.9 ; 3.2.15 ; 3.17.2-3. Voir aussi Shatzman 1975, 308.
- Colin 1997.
- Cic., Att., 7.18.4. Voir Andreau 1978a, 57-58 [article n°22 du présent recueil].
- Millett 1991.
- Andreau 1990 ; 1995a.
- Verboven 1993 ; et Colin 1997, 77.
- App., BC, 1.96.
- Pour ces questions touchant à la parenté, je renvoie par exemple à Andreau & Bruhns, éd. 1990.
- Benveniste 1948 ; Daube 1969 ; Vernant 1979, 85-95 ; Descat 1986.