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Article 29•
L’histoire sociale de Rome dans ses rapports
avec l’histoire économique*

par

* Extrait de : Saeculum, Jahrbuch für Universalgeschichte, 60, 2010, 227-239.

Il faudrait plusieurs volumes pour rendre compte des méthodes, des résultats et de l’évolution de l’histoire sociale de la Rome antique depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Même les rapports entre histoire sociale et histoire économique sont un sujet très ample et complexe, qui nécessiterait de patientes recherches et de longues explications. L’objectif de cet article relativement bref est infiniment moins ambitieux. Il vise avant tout à provoquer la réflexion et la discussion. Il va donc être très schématique, – par nécessité, mais aussi parce que j’ai en quelque sorte choisi cette voie. En outre, il faudrait citer beaucoup de bibliographie à l’appui de ce que j’écris dans cet article ; mais je ne le ferai pas, pour ne pas être trop long ; je n’indiquerai qu’un très petit nombre de livres (et, éventuellement, d’articles). Par facilité, j’emprunte souvent les quelques titres mentionnés à l’historiographie de langue française.

Il y a eu au XXe siècle, quant à la République et à l’Empire romain, plusieurs fragments d’Histoire sociale, ou même plusieurs Histoires sociales, qui, certes, ne se sont pas complètement ignorées, mais ont évolué de manière autonome, et dans des sphères différentes. La plus visible, et la plus noble du point de vue de la nature des documents sur lesquels elle s’est appuyée, est une histoire sociale des deux grands ordres dirigeants, avant tout fondée sur les textes littéraires et sur des inscriptions sur pierre. Par la force des choses, elle s’est intéressée, et continue à s’intéresser, aux sénateurs et chevaliers eux-mêmes, mais aussi à leurs épouses et aux autres femmes de leurs lignées. En marge de ces lignées, cette histoire sociale des milieux dirigeants s’intéresse aussi, éventuellement et s’il y a lieu, à leurs dépendants, qui sont assez souvent mentionnés dans les documents relatifs aux sénateurs et aux chevaliers.

Une deuxième histoire sociale concerne des milieux beaucoup moins prestigieux, mais qui peuvent avoir un certain relief et être fortunés, et elle est avant tout connue par l’épigraphie des inscriptions municipales. Par cette épigraphie des diverses cités de l’Empire, elle touche avant tout trois milieux : celui des aristocraties (ou élites, ou notabilités) municipales ; celui des artisans et commerçants (dont beaucoup étaient des affranchis, en Italie du moins, mais pas dans toutes les provinces de l’Empire, ni à toutes les époques) ; celui des membres des collèges, notamment des collèges professionnels. Ces trois milieux se recoupent en partie, puisque certains des artisans et commerçants des inscriptions funéraires et votives appartenaient aux collèges, et puisque, quand il s’agit d’affranchis, c’étaient assez souvent des dépendants des notabilités de la cité.Il faut certainement mettre à part, dans une troisième catégorie, l’histoire sociale fondée sur la documentation égyptienne. En effet, elle est très spécifique, par la quantité de témoignages dont elle dispose, mais aussi par les caractéristiques de ces témoignages et du contexte dans lequel elle se trouve insérée. Elle est beaucoup plus “interclassiste” que ce qu’on trouve dans les autres provinces de l’Empire et en Italie. Comme le système des magistratures n’a pas existé en Égypte avant le IIIe siècle, il est plus difficile d’y classer les personnes en catégories ; davantage que les hommes et femmes dans leurs catégories statutaires, on saisit les activités auxquelles ils ou elles s’adonnent et les actes juridiques dans lesquels ils se trouvent partie prenante.

À la différence de ces trois histoires sociales, qui sont les unes et les autres assez largement prosopographiques (au sens le plus large du mot) et s’appuient, non pas uniquement certes, mais pour une bonne partie, sur la collection et la mise en série des cas individuels, une quatrième histoire sociale, moins fréquemment pratiquée, mais qui présente aussi de l’intérêt, prend sa source dans la documentation juridique. Les textes de la tradition juridique romaine offrent, par exemple, de précieuses informations sur les mariages, sur les testaments et les legs, sur les rapports patrimoniaux entre les patres familias et leurs épouses, ou entre les patres familias et leurs fils, leurs esclaves, leurs affranchis.

Enfin, une dernière histoire sociale, qui est peut-être née un peu plus récemment que les précédentes, mais qui s’est beaucoup développée, est en étroite relation avec la vie économique. Même si elle est, en partie, la lointaine héritière de la tradition antiquaire, on peut dire qu’elle a commencé à apparaître à la fin du XIXe siècle, quand H. Dressel s’est occupé de la publication des inscriptions sur outils, instruments et objets de la vie quotidienne trouvés dans la région de Rome. Elle comporte deux grandes moitiés, l’une fondée sur l’étude des objets et de leurs marques et inscriptions peintes (à la suite de H. Dressel), l’autre sur l’archéologie de terrain, avec les fouilles et les campagnes de prospection. Elle est donc en partie épigraphique, mais d’une épigraphie que les épigraphistes de la première histoire sociale (celle des inscriptions de cursus) se piquent parfois de regarder de haut et de considérer comme beaucoup plus incertaine que la leur. Ce dernier aspect de l’histoire sociale romaine est le seul qui accorde une grande place à l’archéologie, sous la double forme de l’étude des sites et de celle des matériels qui y sont mis au jour.

Une telle manière de présenter les choses est certes beaucoup trop simple, et elle doit être fortement nuancée. Je n’ignore pas que de nombreuses passerelles ont existé dans le passé, et continuent à exister, entre les cinq catégories que j’ai distinguées ci-dessus. Par exemple, on constate un va-et-vient permanent entre la première et la deuxième de ces cinq catégories, ne serait-ce que parce que la plupart des chevaliers et des sénateurs ont des relations avec une ou plusieurs cités de l’Empire, où ils sont célébrés, par exemple par les notables locaux, et où ils font montre d’évergétisme. Il suffit de feuilleter les ouvrages de C. Nicolet ou de S. Demougin pour s’en convaincre1. Néanmoins, l’histoire sociale municipale se distingue assez nettement de tels ouvrages par le rôle respectif des textes littéraires et des inscriptions ; les secondes, dans l’histoire sociale des milieux municipaux (élites municipales, artisans, commerçants, collèges), deviennent une source d’information très dominante et presque unique, ce qu’elles ne sont pas dans la première espèce d’histoire sociale2. L’histoire sociale à base papyrologique (la troisième de mon énumération), est une bonne illustration à la fois de la fragmentation dont j’ai parlé et de l’existence de passerelles. Fragmentation, parce qu’elle est longtemps restée à l’écart des autres, vu que l’Égypte était le plus souvent considérée comme un monde à part, qui ne pouvait être traité de la même façon que le reste de l’Empire. Passerelles, parce que toutes les catégories sociales de l’Égypte et toutes leurs activités trouvaient leur place dans la papyrologie, et parce que le domaine égyptien, depuis deux ou trois décennies, a été très largement “désenclavé”3. De même, s’il est impossible d’établir des passerelles entre la première espèce d’histoire sociale et les recherches sur la fabrication de céramique (parce que ce n’est pas, dans la documentation jusqu’ici disponible, une activité des sénateurs et chevaliers), de telles passerelles sont évidentes quand il est question des briques et tuiles de la région de Rome ou de certains types d’amphores4.

Dans l’entre-deux-guerres, Michel Rostovtzeff, qui avait un sens aigu de la synthèse et de la totalité (un sens même trop aigu) a beaucoup fait pour réunir ensemble, dans une même histoire économico-sociale, les cinq aspects que j’ai évoqués ci-dessus. Et il a été un des premiers, dans le domaine romain, à essayer d’intégrer au reste le cinquième aspect de l’histoire sociale, l’histoire sociale liée à l’économie et à l’archéologie. Mais le travail est toujours à refaire, comme l’ont montré les décennies qui ont suivi la publication de ses deux grandes synthèses5.

Le dernier de mes cinq aspects, l’histoire économico-sociale, s’est beaucoup développé à partir des progrès de l’archéologie ; il s’est plus développé que certains des quatre autres, ou même que chacun des quatre autres, mais, dans une certaine mesure, il est resté indépendant des autres.

Cette fragmentation de l’histoire sociale en plusieurs morceaux tient compte de l’état de la documentation, qui comporte des points forts, mais séparés les uns des autres, et accompagnés de très larges zones de totale ou presque totale absence documentaire. Elle n’est donc pas entièrement négative ; elle révèle un désir de se soumettre à la logique et aux caractéristiques de la documentation que je considère comme fécond. Mais, d’un autre côté, elle enlève à l’histoire sociale de l’Antiquité une bonne partie de sa visibilité, et a pour effet de compromettre toute réflexion méthodologique approfondie sur une telle histoire sociale. Il est significatif que très peu de livres portent comme titre “Histoire sociale du monde romain” ; ceux qui se nomment “Histoire politique du monde romain” (ou d’une certaine période de son histoire) ou bien même “Histoire économique du monde romain”, sont relativement plus nombreux. L’histoire sociale du monde romain est prise en tenaille entre l’histoire politique et administrative, l’histoire du droit et l’histoire économique.

Dans cette optique, l’initiative visant à définir et à pratiquer une “nouvelle” histoire sociale, initiative lancée par les collègues du Collegium Beatus Rhenanus, me paraît particulièrement précieuse et bienvenue. Mais, dans ce bref article, je ne vais pas parler plus longuement de ce qu’on peut appeler l’“Histoire sociale brisée” (en pastichant un titre de A. Schiavone et en le détournant de son sens, même si “brisée”, comme “spezzata” en italien, signifie ici “coupée en morceaux”)6. Je vais essayer de montrer que, depuis dix à quinze ans, une partie de l’histoire économique, qui était jusque-là très unie à l’histoire sociale fondée sur l’archéologie et sur l’épigraphie de l’instrumentum, a tendance à s’en éloigner, ou du moins qu’une partie des historiens de l’économie romaine ont tendance à prendre leur distance par rapport aux structures sociales.


L’histoire sociale en relation avec l’histoire économique a beaucoup progressé depuis les années 1960-1970, et notamment à cause des progrès de l’archéologie, aussi bien pour la fouille et les campagnes de prospection que pour l’étude du matériel. Mais, en dehors de cette progression difficilement contestable, et dont il faut se féliciter, cet aspect de l’histoire sociale a connu d’autres évolutions, et notamment en rapport avec la “Controverse Bücher-Meyer”, c’est-à-dire avec les grands débats sur l’archaïsme et la modernité de l’économie antique. On présente souvent cette controverse comme durant depuis plus d’un siècle (sans compter qu’on peut en retrouver des germes jusqu’au XVIIIe siècle), et moi-même, je l’ai à plusieurs reprises présentée comme cela. Et, en effet, K. Bücher, Ed. Meyer, Julius Beloch ont existé et écrit à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, et, une génération plus tard, il y a bien eu aussi J. Hasebroek, M. I. Rostovtzeff, E. Ziebarth. Mais, entre la première Guerre Mondiale et les années 1970, la plupart des Antiquisants ne connaissaient même pas l’existence de cette controverse, surtout en France et en Italie. Si elle a eu plus de retentissement en Allemagne, où elle s’est développée, puis dans les pays anglo-saxons, dans lesquels M. I. Rostovtzeff l’a introduite, elle était très peu connue en France et en Italie, et beaucoup de travaux d’histoire sociale et/ou économique romaine ont été menés sans que leurs auteurs aient eu conscience de l’importance de cette controverse. J. Rougé, par exemple, qui était né en 1913, montre probablement des tendances plutôt primitivisantes dans sa grande étude du commerce romain, mais il ne se situait pas par rapport à ce débat7. Dans ses études numismatiques, J. Guey, né en 1910, restait lui aussi extérieur à ce débat, me semble-t-il8. Et des maîtres nés dans les années 1920, tels que R. Bogaert en Belgique ou E. Gabba en Italie, ne se situaient pas non plus par rapport à la controverse9. S’ils la connaissaient bien, comme R. Bogaert, qui avait travaillé de manière approfondie sur les écrits de J. Hasebroek et d’E. Ziebarth, ils ne lui accordaient pas une importance centrale. Ce que je dis là n’est évidemment pas une critique à leur égard, c’est simplement une manière de souligner que la controverse, malgré son ancienneté, n’a réellement revêtu une grande importance historiographique que dans les années 1960 et surtout 1970. Il en résulte qu’avant cette date, les études d’histoire sociale se caractérisaient par moins de systématicité, par davantage de diversité. Dans la manière dont il essaie de s’interroger sur l’existence de ce qu’il appelle les innomés du commerce (c’est-à-dire les détenteurs de capitaux dont nous n’avons pas de trace, mais qui peut-être tiraient les ficelles derrière ceux dont nous parlent les inscriptions), J. Rougé ne se souciait pas de savoir si leur éventuelle existence était un symptôme d’archaïsme ou de modernité. Autour de 1980, à une époque où il était très bien informé de la controverse, il disait, dans des conversations privées, en marge des colloques et congrès, qu’il n’appréciait pas beaucoup ces grands débats, qui conduisaient à défendre des positions extrêmes et des idées préconçues. De son côté, dans son enseignement, J. Guey esquissait souvent des comparaisons entre les situations antiques et celles du Moyen Âge ou des Temps Modernes, ou même de l’époque contemporaine, mais il ne cherchait pas vraiment, par de telles comparaisons, à montrer la primitivité de l’économie et de la société antiques. De même, un architecte tel que G. Tchalenko, qui a publié dans les années 1950, sur la Syrie du Nord, un ouvrage dont certaines conclusions ont été par la suite abandonnées, mais éblouissant et passionnant, ne s’est pas soucié d’en donner une interprétation dans le cadre de la controverse, que probablement, à l’époque, il ne connaissait pas10. Les deux grands ouvrages de M. I. Rostovtzeff sur l’économie hellénistique et romaine étaient certes connus et très pratiqués, mais ils étaient plutôt considérés comme un patrimoine commun, comme une base de connaissances que tout le monde devait admettre, plutôt que comme des ouvrages historiographiquement engagés, caractéristiques de certaines orientations intellectuelles.

C’est à la fin des années 1960 et au début des années 1970, et surtout après la publication de L’Économie antique de M. I. Finley, que le paysage se transforma fortement. À partir de ce moment-là, la plupart des études d’histoire économique et sociale ont été orientées par rapport à la controverse, que leurs auteurs soient d’un camp ou de l’autre, ou qu’ils veuillent se tenir à distance des deux camps ; de toute façon, on sentait, derrière les conclusions de l’auteur, l’ombre de la controverse. On pourrait penser que, puisque la controverse portait avant tout sur l’histoire économique, les thèmes sociaux n’y avaient guère place. Mais ce n’était pas le cas, car la controverse portait sur un ensemble de choix à la fois économiques et sociaux. Certains des thèmes sociaux qui étaient impliqués dans la controverse se retrouvaient discutés dans d’autres fragments de l’histoire sociale romaine, par exemple dans la prosopographie du premier et du deuxième fragments dont j’ai parlé plus haut. Mais rien n’empêchait que tel ou tel problème soit ainsi posé de deux ou trois façons différentes. C’était le cas de la question des ordres et des classes. Elle était discutée dans le cadre de la controverse, puisque Finley avait insisté sur le fait qu’il préférait la notion de statut, plus souple et plus vague, à celle de classe. Mais elle se posait aussi dans les recherches sur les sénateurs et l’ordre équestre, car il fallait savoir si les sénateurs et chevaliers formaient des classes distinctes ou des milieux sociaux et économiques distincts, ou bien s’ils faisaient partie d’une seule et même classe dirigeante, ou bien si la notion de classe n’était pas anachronique quand il était question de l’Antiquité.

Les tenants les plus résolus et les plus radicaux des deux orientations en présence dans la controverse (les “primitivistes” et les “modernistes”) se sont abondamment appuyés sur des analyses relevant de l’histoire sociale. Grand porte-drapeau du courant moderniste, M. I. Rostovtzeff insistait sur le fait que certaines périodes de l’Antiquité avaient connu des formes de capitalisme, et qu’on pouvait par exemple parler, au tout début de notre ère, d’une “industrialisation” de l’Italie. Le début de cette grande période de l’Antiquité se situait, selon lui, au IVe siècle a.C., et elle s’était épanouie à l’époque hellénistique, puis sous le Haut-Empire romain. Mais la clé de ces succès de l’économie antique, qui se marquaient par une forte croissance de la fabrication et du commerce, résidait dans des facteurs sociaux plutôt qu’économiques : la liberté et l’esprit d’entreprise des élites, dont les intérêts étaient très variés, et qu’on pouvait, selon M. I. Rostovtzeff, assimiler aux bourgeois de l’époque moderne. En sens inverse, la régression, la récession, avaient aussi, selon lui, des causes sociales : la mentalité des élites avait évolué vers une attitude de “rentiers”, ce qui avait provoqué une crise sociale. Égoïsme et passivité économique des élites, misère des classes populaires, révolte des milieux paysans, mutation de l’État qui était devenu de plus en plus totalitaire : c’était le déclin définitif de l’Empire romain et du capitalisme antique, déclin que M. I. Rostovtzeff situait au IIIe siècle p.C.


Les études d’histoire sociale se sont désormais davantage ordonnées en fonction de quelques questions qui, en quelque sorte, s’imposaient. Elles y ont gagné en cohérence et en netteté, mais elles y ont perdu en richesse et en variété. L’une de ces questions était celle de l’“embeddedness”. Du côté “primitiviste” (également qualifié de “finleyen” ou de “minimaliste”), le caractère prétendument archaïque et statique de l’économie romaine a été attribué à la manière dont elle était “encastrée” (“embedded”) à l’intérieur des structures politiques et sociales, – enchâssée et comme corsetée dans l’édifice social, dans les hiérarchies et les statuts. Cet encastrement était notamment en relation étroite avec le rang et les possibilités sociales des artisans et commerçants.

Est-il important de savoir si un secteur économique est dominé par des notables, des marchands ou des artisans ? Le rang social des acteurs, des entrepreneurs, importe-t-il à l’histoire économique, ou bien est-ce un sujet purement social ? À la suite de M. Weber et de J. Hasebroek, M. I. Finley insista sur l’importance économique de ce rang social, et du “statut” des acteurs. Il s’efforça de montrer que ces composantes sociales contribuaient à distinguer l’économie antique de l’économie moderne. Cette façon de poser le problème s’est incontestablement imposée jusqu’aux années les plus récentes. Même la plupart de ceux qui se sont opposés aux conclusions de Finley ont prêté une grande attention aux rangs sociaux. Comme lui, ils étaient convaincus (et, en général, restent convaincus) que le statut des agents économiques ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la vie économique elle-même. À taille égale, une entreprise menée par un propriétaire terrien détenteur d’un patrimoine aristocratique n’est pas exploitée de la même manière que celle d’un affranchi parti de rien ou d’un artisan né libre. Seul, H. W. Pleket a cherché à s’opposer à ce genre d’idées, mais il n’a pas beaucoup insisté, et il n’a pas été suivi11.

La prospérité et la modernité d’un secteur économique sont-elles proportionnelles au rang social et à la richesse des entrepreneurs qui le dominent ? Logiquement, M. I. Finley a répondu par l’affirmative. Il estimait que, plus les agents économiques des secteurs non-agricoles étaient proches du pouvoir, plus ils s’identifiaient à l’élite aristocratique dirigeante, et plus l’économie avait des chances d’être évoluée. C’est l’une des conditions, ou l’un des éléments, de sa “modernisation”. D’autre part, les sommes d’argent investies par de petits artisans étaient nécessairement limitées, de même que le volume de leurs affaires.

Dans l’entre-deux-guerres, un spécialiste de la Grèce, J. Hasebroek, qui s’inspirait de l’œuvre de M. Weber, partit d’une étude des mots qui désignaient les commerçants et négociants dans la cité grecque et montra qu’en dehors de l’agriculture, les agents économiques n’y jouissaient pas d’un grand prestige social. Ils semblaient influer d’autant moins sur les décisions de la cité que beaucoup d’entre eux étaient des métèques et non des citoyens. Il en résultait que, selon J. Hasebroek, la démocratie ne reposait pas en Grèce sur une bourgeoisie commerciale, et que la cité antique n’avait pas de politique économique, sinon en matière de consommation. Elle ne considérait pas ses citoyens comme des producteurs, mais comme des consommateurs. Cette prise de position avait de multiples implications, et elle fut reprise par Finley et ses disciples : de même que le volume du trafic était restreint, le statut des commerçants était peu élevé. Les élites locales, même dans de grands ports tels que Carthage, Aquilée ou Alexandrie à l’époque hellénistique et romaine, préféraient la terre au commerce. On voit combien histoire sociale et histoire économique étaient liées dans la pensée “finleyenne”.

Ces idées rencontrèrent de très fortes résistances. Pour le monde romain, J. H. D’Arms, par exemple, s’y opposa avec énergie. Les membres de l’élite romaine et des élites municipales, certes, tiraient de gros revenus de l’agriculture et de l’élevage. Certains d’entre eux (une partie des sénateurs et des chevaliers) faisaient en outre de gros profits, légaux ou parfois illégaux, dans leurs activités politiques, militaires et administratives. À cela, il faut ajouter les revenus que certains chevaliers gagnaient dans la ferme des impôts, surtout à la fin de la République. Certains notables menaient aussi des activités ayant rapport avec la culture au sens large. Il ne faut pas oublier non plus les stratégies matrimoniales et la gestion de la parenté et des amitiés, qui fournissait par exemple d’importants héritages.

Mais beaucoup de notables avaient en outre des intérêts privés non agricoles, et c’est de ces intérêts économiques extérieurs à l’agriculture et à l’élevage qu’on a le plus discuté dans le cadre de la “Controverse”. Certains de ces intérêts étaient le fruit d’opérations ponctuelles, isolées. D’autres au contraire donnaient lieu à une activité régulière et continue. Le problème est de connaître l’ampleur et la nature de ces intérêts économiques non agricoles. M. I. Finley pensait que ces intérêts étaient limités et que la plus grande partie des revenus des notables était issue de l’agriculture et de l’élevage. J. H. D’Arms était au contraire convaincu que, même en dehors de l’agriculture et de l’élevage, les plus hautes personnalités de la cité romaine et des autres cités de l’Empire comptaient, malgré les apparences, au nombre des entrepreneurs économiques les plus actifs, en particulier dans le commerce. Il s’est d’autre part employé à minimiser le handicap que représentait le statut d’affranchi. Il a insisté sur le relatif prestige social des affranchis riches, qui n’avaient pas grand mal, selon lui, à pénétrer dans les ordres supérieurs, ou du moins à y faire pénétrer leurs fils.

Les notables, et surtout les sénateurs, dissimulaient-ils certaines de leurs activités économiques jugées peu conformes aux exigences de leur rang ? Et en quoi leurs éventuelles interventions dans la fabrication (artisanat et manufacture), dans le prêt d’argent et la banque, dans le commerce consistaient-elles exactement ? Ce n’est pas la question qui nous concerne ici12. Ce qu’il est important de remarquer dans le cadre de cet article, c’est que les deux thèses en présence s’appuyaient également sur des arguments d’histoire sociale. La question sociale des comportements économiques de l’élite a été ainsi beaucoup plus étudiée qu’elle ne l’avait été auparavant ; il n’y avait jamais eu auparavant de livre aussi nettement consacré à cela que celui de J. H. D’Arms. Mais en même temps elle était étudiée en fonction de préoccupations très précises et délimitées, définies dès le départ. Ce n’étaient pas toutes les activités des membres de l’élite qui étaient considérées, mais certaines d’entre elles, celles qui pouvaient entrer dans le moule de la controverse. Par cette espèce de “formatage”, ce fragment socio-économique de l’histoire sociale se trouvait fortement séparé des autres fragments dont j’ai parlé au début de l’article. Entre les sénateurs et chevaliers vus par J. H. D’Arms et les mêmes sénateurs ou chevaliers vus par C. Nicolet ou par I. Shatzman, il y avait beaucoup de différences. Ceux de J. H. D’Arms s’occupaient beaucoup moins de la cité et de la politique, et beaucoup plus de leurs affaires privées13. La société romaine était reconstruite en fonction d’une thèse à la fois économique et sociale, et assez contraignante.

Une situation à peu près semblable s’observe quant aux relations entre le centre urbain de la cité et la campagne. En principe, la ville n’est que le chef-lieu de la cité. Elle en est le centre abstrait, et constitue donc le cadre de la vie politique et judiciaire de la cité. En principe, cette fonction de capitale ne fait pas du centre urbain un milieu social différent de la campagne. Les citoyens de la ville et ceux de la campagne ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, les esclaves de la ville et ceux de la campagne ont le même statut. C’est ainsi que les lois municipales antiques concevaient la cité, et la plupart des auteurs latins ne disaient pas autre chose. Mais, malgré cette vision institutionnelle de la cité comme une parfaite unité dont la ville n’est que le chef-lieu, les historiens et archéologues sont d’accord, sauf exception, pour affirmer la spécificité sociale et économique de la ville, et avec raison. Ils se divisent sur le rôle respectif de la ville et de la campagne, mais tous ou presque considèrent que la cité se composait de deux milieux hétérogènes.

Dans le cadre du débat entre primitivistes et modernistes, deux tendances opposées se sont affirmées. C’est avant tout M. I. Finley qui a lancé le débat. La ville antique, selon lui, ne produisait guère pour la campagne, elle vivait aux dépens de la campagne. Elle payait son propre équipement et son entretien, non pas grâce aux fruits de son activité économique, mais en dépensant à son profit une portion importante des surplus réalisés par le labeur des paysans, et prélevés par les notables. C’est la notion de “ville de consommation”, probablement empruntée à W. Sombart, et peut-être aussi à M. Weber. Bien sûr, le propos de M. I. Finley ne concernait pas seulement la ville de Rome. Celle-ci, aux derniers siècles de la République et sous l’Empire, était devenue une énorme ville, probablement d’environ un million d’habitants, – une “mégapole, selon le mot employé par C. Nicolet14. Même si les habitants de Rome n’étaient pas oisifs, même s’il y avait à Rome un artisanat et un commerce très actifs, la capitale de l’Empire, étant donné sa fonction et sa taille, ne pouvait pas ne pas être consommatrice, et d’abord consommatrice d’une énorme quantité de productions agricoles. C’est à l’ensemble des cités antiques que pensait M. I. Finley, ou du moins à la quasi-totalité des cités antiques (il admettait quelques exceptions).

La deuxième tendance, dont le porte-drapeau a été P. Leveau, et à laquelle il faudrait rattacher, pour faire bref, D. W. Engels et K. Hopkins, a insisté sur l’activité de la ville. C’est ce qu’on appelle le modèle de la “ville organisatrice”. P. Leveau pense que, par ses prélèvements mêmes, l’élite urbaine contribue au développement des échanges entre la campagne et la ville, et intègre ainsi le paysan dans un nouveau système qui débouche sur un surplus, – surplus surtout consommé en ville, et par la ville. Du commerce entre la campagne et la ville, il fait donc un signe du rôle organisateur de cette dernière. Il a montré en outre, dans le cas de Cherchell par exemple, comment l’élite urbaine organisait activement et transformait les campagnes, en fonction de ses propres besoins et idéaux15.

Je me suis moi-même rallié à ce modèle de la ville organisatrice, et il continue à me convaincre tout à fait, d’autant plus que, depuis les années 1980, plusieurs villes caractérisées par leurs activités de fabrication ont été repérées et étudiées (par exemple Frégelles au IIe siècle a.C. et Timgad sous l’Empire)16. Mais, sur cette question comme sur celle des intérêts économiques de l’élite, le problème n’est pas ici de conclure. Ce qui nous intéresse ici, c’est que les deux positions opposées s’appuient également, dans leurs argumentations, sur des observations relevant de l’histoire sociale. Il n’est pas question de le leur reprocher, mais seulement de constater que, dans le cadre de ce débat, l’histoire économique est très étroitement liée à l’histoire sociale. Cette étroite liaison, comme je l’ai dit précédemment, présente des avantages et des inconvénients.


Depuis une dizaine d’années, cependant, cette relation extrêmement étroite entre histoire économique et histoire sociale, dans cette catégorie d’histoire sociale proche de l’archéologie (la cinquième de mon énumération du début de l’article), tend à se distendre, il me semble. J’essaie de présenter rapidement la manière dont je ressens cette évolution, mais sans l’approuver ni la critiquer ; il est d’ailleurs difficile de dire jusqu’où elle ira. Une des raisons pour lesquelles l’histoire économique du monde romain s’est appuyée sur l’histoire sociale réside dans la nature de la documentation. La documentation qui pourrait permettre l’élaboration d’une “vraie” histoire économique quantitative à la manière de ce qui se pratique en histoire contemporaine n’existe pas, ou existe tellement peu, que l’histoire économique ne peut se renouveler qu’à partir d’études structurelles, notamment relatives aux structures sociales. Faut-il déplorer cette situation ? Probablement. Mais est-il possible de relever le gant, en quelque sorte, et de construire des moyens de pallier cette absence ? L’entreprise a été tentée en démographie, surtout par B. W. Frier et W. Scheidel, et, même si souvent il n’existe pas d’accord entre les spécialistes sur certaines conclusions centrales (par exemple sur l’importance de la population de l’Italie au début de l’époque d’Auguste, ou sur le nombre des esclaves en Italie à cette même époque), on peut considérer que la tentative est un succès17. Elle a permis à la démographie de l’Antiquité d’atteindre un niveau dont elle était auparavant extrêmement éloignée. Mais la démographie est un cas assez spécifique, parce que l’évolution démographique paraît répondre à une logique interne et autonome, en partie indépendante du contexte culturel et social. Peut-on dire la même chose de la vie économique dans son ensemble ? Est-il par exemple concevable et utile d’aboutir à une évaluation du Produit Intérieur Brut de l’Empire romain ? Je suis volontiers sceptique face à de telles tentatives, et celle de R. W. Goldsmith, il y a une vingtaine d’années, m’avait paru particulièrement fragile18. Mais je constate qu’elles emportent l’adhésion des meilleurs ; si les chiffres obtenus sont toujours contestés (évidemment ; le contraire serait étonnant !), le fait d’essayer paraît considéré avec faveur par un bon nombre d’historiens et d’archéologues, notamment dans les pays anglo-saxons.

La Cambridge Economic History of the Graeco-Roman World est une excellente illustration de ces tendances récentes et de la façon dont elles accompagnent des démarches beaucoup plus traditionnelles19. La manière approfondie dont D. P. Kehoe rend compte de l’agriculture et de l’élevage, en tenant compte, de façon précise et nuancée, de toute la documentation disponible, est caractéristique de l’unité dont j’ai parlé plus haut entre histoire économique et histoire sociale. Comme dans les livres qu’il a publiés antérieurement20, il met très clairement l’évolution économique du monde romain en relation avec ses structures sociales, et notamment avec le mode de vie et de pensée des élites. De la même façon, J.-P. Morel et A. Giardina sont fidèles aux styles de recherche qu’ils ont toujours pratiqués dans le passé, et pour eux l’histoire économique n’est pas séparable de l’histoire sociale (ni, d’ailleurs, de l’histoire politique ou administrative).

Mais dans l’Introduction et dans d’autres chapitres de l’ouvrage, on voit que son objectif a été de rechercher l’éventuelle croissance de l’économie romaine et de la chiffrer. Prenant appui sur la démarche de K. Hopkins, qui, à la différence de M. I. Finley, s’intéressait à la possibilité d’une croissance à l’intérieur de l’histoire romaine, les coordinateurs du volume cherchent à élaborer des quantités, à la suite de raisonnements sur les variables économiques en présence, beaucoup plus qu’à partir du détail des témoignages antiques. D’autre part, ils définissent des facteurs tels que la démographie, le contexte écologique ou les structures de la famille, facteurs qui, sur le très long terme, imposent, selon eux, leur logique à la vie sociale aussi bien qu’économique, et méritent donc d’être qualifiés de “déterminants”. Enfin, leur recours au néo-institutionnalisme, courant économique par lequel ils n’ont pas été les seuls à être intéressés ces dernières années, a contribué, lui aussi, à élargir la distance entre histoire sociale et histoire économique dans leur démarche. En effet, l’économie néo-institutionnaliste, en séparant les coûts de transaction du fonctionnement de l’économie pris en tant que tel, incite à mettre à part une évolution proprement économique et fortement quantifiée, et à la distinguer de tout ce qui, traditionnellement, était considéré comme ses déterminants. Il n’est pas certain que la place et le rôle à attribuer à ces coûts de transaction soient les mêmes dans l’esprit de tous les Antiquisants qui se réclament du néo-institutionnalisme ; cependant, la manière dont ils peuvent être tenus à part, et ainsi marginalisés, me paraît avoir pour effet de réduire l’intérêt des facteurs sociaux en matière économique. Encore une fois, ce que je dis là n’est pas une manière de critiquer les nouveaux courants, au nom des résultats des plus anciens. C’est une très bonne chose de sortir des idées reçues de la “Controverse Bücher-Meyer”, et ces nouvelles démarches, quoiqu’elles prennent appui sur la pensée de K. Hopkins, sont peut-être susceptibles de nous aider à en sortir (l’avenir dira si c’est le cas). Dans cet article, j’ai plutôt cherché à analyser la manière dont je perçois les évolutions, plutôt que de prendre parti à leur sujet. Reste à savoir si ces nouvelles orientations, surtout anglo-saxonnes, mais qui influencent fortement plusieurs autres spécialistes d’histoire économique, vont se développer et se diffuser plus largement. Pour l’instant, même si leur influence est encore relativement limitée, elles ont par exemple des effets, comme j’ai essayé de le mettre en évidence, sur les liens qui existent entre histoire sociale et histoire économique de Rome. De ce fait, elles me paraissent présenter un intérêt pour le projet du Collegium Beatus Rhenanus, qui vise à renouveler l’histoire sociale du monde romain.

Notes

  1. Nicolet 1966 ; 1974 ; Demougin 1987.
  2. Voir par exemple Castrén 1983 ; Cébeillac-Gervasoni 1998 ; et Tran 2006.
  3. Rathbone 1991 ; Bagnall & Frier 1994 ; Rowlandson 1996.
  4. Setälä 1977 ; Tchernia 1986.
  5. Rostovtzeff 1926g ; 1941.
  6. Schiavone 2003.
  7. Rougé 1966.
  8. Voir par exemple Guey 1962.
  9. Bogaert 1968 ; 1994 ; Gabba & Pasquinucci 1979.
  10. Tchalenko 1953-1958.
  11. Pleket 1990.
  12. Là-dessus, voir par exemple Andreau 1985c ; 2005 ; 2010.
  13. Shatzman 1975.
  14. Nicolet et al., éd. 2000.
  15. Leveau 1984.
  16. Coarelli 1991 et 1996 ; Wilson 2001 et 2002.
  17. Voir Bagnall & Frier 1994 ; Scheidel 1999 et 2001.
  18. Goldsmith 1984 ; 1987.
  19. Scheidel et al., éd. 2007.
  20. Kehoe 1988 ; 1992 ; 1997 ; 2007.
ISBN html : 978-2-35613-373-1
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356133731
ISBN html : 978-2-35613-373-1
ISBN pdf : 978-2-35613-374-8
ISSN : 2741-1818
Posté le 15/02/2021
9 p.
Code CLIL : 3385
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Licence ouverte Etalab

Comment citer

Andreau, Jean (2021) : “Article 29. L’histoire sociale de Rome dans ses rapports avec l’histoire économique”, in : Andreau, Jean, éd., avec la coll. de Le Guennec, Marie-Adeline, Martin, Stéphane, Économie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d’articles de Jean Andreau, Bordeaux, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 4, 2021, 417-426, [En ligne] https://una-editions.fr/histoire-sociale-de-rome-histoire-economique [consulté le 15 février 2021].
doi.org/10.46608/primaluna4.9782356133731.37
Accès au livre Economie de la Rome antique. Histoire et historiographie. Recueil d'articles de Jean Andreau
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