Le premier chapitre de ce recueil réunit huit articles. Il est composé de deux parties bien distinctes, mais toutes les deux historiographiques. La première des deux concerne le travail que j’ai consacré dans les années 1980 à l’historien Michel I. Rostovtzeff et à ses œuvres. Elle se compose de cinq textes. Les deux plus longs sont les introductions que j’ai rédigées pour les éditions françaises de l’Histoire économique et sociale de l’Empire romain et de l’Histoire économique et sociale du monde hellénistique, publiées dans la collection Bouquins en 1988 et 1989. En plus de ces introductions, on trouvera trois autres articles consacrés à Rostovtzeff, à sa carrière et à des ouvrages qui ont été publiés sur lui au cours des années 1990.
L’autre partie de ce chapitre, qui comprend trois articles, est consacrée à la “Bücher-Meyer Controversy”, c’est-à-dire à la Controverse entre “primitivistes” et “modernistes” à propos de l’économie antique, controverse à laquelle j’ai été sans cesse amené à prendre part entre les années 1970 et la fin du siècle dernier. Un de ces trois articles date de 1977 et s’efforce d’analyser de façon approfondie certains aspects précis du livre de M. I. Finley, The Ancient Economy, paru à Cambridge en 1973 et qui a joué un rôle central dans cette controverse. Un autre de ces articles, publié en 1995, essaie de dresser un bilan de l’histoire de la controverse vingt ans après la publication du livre de M. I. Finley. Enfin, le troisième évoque le parcours intellectuel de John H. D’Arms, collègue américain qui, lui aussi, s’est engagé dans cette controverse, et auquel j’ai été moi-même très lié. Pour rendre hommage à cet ancien ami maintenant disparu, et pour mettre en évidence le déroulement de certains épisodes de la controverse, j’ai désiré publier de nouveau ici l’article que j’ai consacré à J. H. D’Arms en 2002, après sa mort.
À vrai dire, je ne me suis lancé dans l’historiographie que tardivement et je ne me considère pas comme un spécialiste d’historiographie. C’est en travaillant sur l’œuvre de M. I. Rostovtzeff et en réfléchissant aux divers aspects des débats entre modernistes et primitivistes que le goût de l’historiographie m’est venu.
Étant étudiant, j’ai lu quelques articles de M. I. Rostovtzeff, et j’ai consulté ses deux synthèses, mais sans plus, et sans connaître son parcours et sa personnalité. Par la suite, quand j’ai été introduit à la “Bücher-Meyer Controversy” (le débat entre primitivistes et modernistes), à la fin des années 1960 et au début des années 1970, sous l’influence de Ettore Lepore (1924-1990), et aussi en écoutant mes jeunes amis et collègues de Dialoghi di Archeologia, à Rome, il est devenu à mes yeux le champion des thèses modernistes, qui, intellectuellement et scientifiquement, me séduisaient moins à cette époque-là que les thèses primitivistes. Mais je n’aurais pas eu l’idée d’écrire des articles à son sujet si Guy Schoeller (1915-2001), créateur et Directeur de la Collection Bouquins (aux éditions Robert Laffont), ne m’y avait pas incité1. Guy Schoeller, qui lisait beaucoup et avait une très grande curiosité, s’était plongé avec délice dans les deux grandes synthèses de Rostovtzeff, et il a voulu les éditer en traduction française dans la collection Bouquins. En effet, ces deux synthèses, d’abord publiées en anglais, avaient été traduites en italien, en allemand et en espagnol, mais pas en français. Guy Schoeller insistait sur le fait qu’il pouvait y avoir un public pour de telles œuvres, malgré leur relative difficulté, mais à condition que les lecteurs soient aidés à les apprécier par une introduction. Il a demandé à Claude Nicolet qui pourrait rédiger une introduction à ces volumes, et Claude Nicolet lui a suggéré mon nom.
Une remarque orthographique : il était de tradition, dans l’érudition française, d’écrire Rostovtseff, tandis que les Anglo-saxons orthographiaient Rostovtzeff et les Allemands Rostowzew. Quand les volumes de la collection Bouquins ont été publiés, à la fin des années 1980, je me suis conformé à cet usage. Mais aujourd’hui, trente ans plus tard, l’usage anglo-saxon est devenu beaucoup plus dominant. J’ai donc jugé préférable, dans ce recueil, de remplacer partout Rostovtseff par Rostovtzeff, sauf dans les titres figurant dans la bibliographie.
Entre 1983 et 1989, j’ai énormément travaillé à ces introductions, en relation avec Guy Schoeller et avec Agnès Hirtz, Directrice adjointe de la collection Bouquins, qui est devenue pour moi une amie proche. Je tiens à les remercier très vivement l’un et l’autre. Je tiens à remercier aussi, de nouveau, Odile Demange, qui a accompli sur ces deux ouvrages de Rostovtzeff un remarquable travail de traduction, et avec laquelle j’entretiens depuis fort longtemps des relations très amicales. En travaillant à ces deux introductions, j’ai découvert le parcours politique et idéologique du grand historien russe, et en outre je me suis rendu compte que je ne devais pas me limiter à ce qu’il pensait de l’histoire économique gréco-romaine. Car il s’était occupé de divers domaines extérieurs à cette histoire économique. J’ai pleinement réalisé, en outre, que le développement de sa pensée historique se comprenait mieux si l’on tenait compte de sa formation en Russie, dans la dernière partie du XIXe siècle.
Je tiens d’autant plus à insérer ces deux introductions dans le présent recueil qu’ayant été publiées avec des traductions françaises d’ouvrages d’abord rédigés en anglais, elles ont été extrêmement peu lues en dehors de la France et du domaine francophone, même par les spécialistes.
Le troisième texte du recueil traite d’un article de Rostovtzeff, publié en Russie, en russe, en 1900, qui m’a particulièrement intéressé. Cet article présentait la manière dont Rostovtzeff considérait alors l’économie antique, mais à l’intention de lecteurs russes. Il était, certes, fortement influencé par les travaux d’Eduard Meyer, grand spécialiste allemand de l’Antiquité et partisan des thèses modernistes, comme Rostovtzeff. Mais en même temps, l’article de Rostovtzeff ne se limitait pas à répéter les principales idées de E. Meyer ; les points les plus intéressants étaient précisément ceux sur lesquels le jeune universitaire russe se séparait du grand spécialiste allemand. En décembre 1985, eut lieu à Toulouse un colloque organisé par mon ami J.-M. Pailler ; j’y ai présenté une communication sur la manière dont l’actualité des Révolutions de 1917 en Russie avait influencé la grande synthèse de M. I. Rostovtzeff sur l’Empire romain2. À cette occasion, je fis la connaissance de deux collègues de Toulouse, Catherine Depretto-Genty et Jean-Paul Depretto, respectivement spécialistes de la littérature russe et de l’histoire sociale et économique de l’URSS. Eux aussi furent très vivement intéressés par l’article de 1900. C’est ainsi que C. Depretto-Genty traduisit en français cet article de M. I. Rostovtzeff et qu’il fut publié dans la revue toulousaine Pallas, assorti d’un commentaire rédigé par moi, que je présente de nouveau ici.
Dès que l’Union soviétique eut disparu et que les relations entre la Russie et les nations occidentales eurent évolué, au début des années 1990, la personnalité et l’œuvre de M. I. Rostovtzeff reprirent de l’importance et changèrent partiellement de signification. En Russie, il était désormais plus complètement reconnu. En Occident, et notamment dans les pays anglo-saxons, le caractère “moderniste” de sa vision de l’économie antique était de moins en moins critiqué, à mesure que l’influence de la pensée de M. I. Finley, très forte dans les années 1970 et 1980, s’affaiblissait sensiblement. Un Académicien russe, le Professeur Grégory Bongard Levin (1933-2008), spécialiste de l’Histoire de l’Inde et qui dirigeait une équipe d’historiens à l’Académie de Russie, entreprit de nouer des liens avec les plus connus de ses collègues occidentaux, et par exemple, en France, avec Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Claude Nicolet. Il s’appuya beaucoup aussi sur Maurice Aymard et la Maison des Sciences de l’Homme3. À juste titre, Rostovtzeff, qui avait eu deux grandes carrières, la première en Russie et la seconde aux États-Unis (après un bref séjour au Royaume Uni), lui sembla un excellent thème de dialogue et de recherches communes entre la Russie et l’Occident. Après mes introductions, la bibliographie sur Rostovtzeff et sur ses œuvres s’est donc sensiblement enrichie dans les années 1990 et 2000. Le dernier des cinq textes relatifs à Rostovtzeff que l’on trouvera ici est un compte-rendu que j’ai rédigé pour la revue Annales, Histoire, Sciences Sociales, sur plusieurs ouvrages de Rostovtzeff ou traitant de Rostovtzeff qui ont été publiés au cours des années 1990, en Russie, en Allemagne et en Italie.
À la fin des années 1990, Grégory Bongard Levin m’a incité à organiser à Paris, à la Maison des Sciences de l’Homme, dont M. Aymard était l’administrateur, un colloque consacré à Rostovtzeff. Ce colloque, que M. Aymard nous a beaucoup aidés à réunir, a eu lieu les 17, 18 et 19 mai 2000, et j’en ai été l’organisateur avec mon collègue de l’EHESS, Wladimir Berelowitch. Il n’a pas été facile de publier ce colloque, et je remercie de nouveau très vivement Elio Lo Cascio de l’avoir accueilli dans la collection Pragmateiai, qu’il dirige aux éditions Edipuglia. Le colloque s’est tout particulièrement consacré aux trois thèmes suivants : Rostovtzeff dans l’historiographie du début du XXe siècle ; Parcours et réception de Rostovtzeff ; Rostovtzeff aujourd’hui. Il a montré, me semble-t-il, que l’œuvre de Rostovtzeff reste nettement plus valable dans les domaines orientaux ou extérieurs à la période classique, alors que, pour l’histoire de Rome, elle a passablement vieilli.
On trouvera ici le texte de la communication que j’ai rédigée pour ce colloque, “Michel I. Rostovtzeff et l’historiographie antique en dehors de la Russie au début du siècle”. C’est une utile synthèse des recherches que j’avais menées au cours des années 1980 pour la rédaction des introductions aux deux grandes sommes. Mais, au moment du colloque et dans les mois qui ont suivi, je n’ai pas trouvé le temps de mener à bien de nouvelles recherches sur Rostovtzeff. Une piste aurait pu être d’analyser de façon approfondie les relations qu’il avait entretenues avec la France et avec la recherche française, comme cela a été fait pour l’Italie, notamment par A. Marcone4. Comme je l’ai dit dans mes deux longues Introductions et dans mon article de 2008, je suis convaincu que Rostovtzeff était globalement moins influencé par l’érudition française et l’activité intellectuelle française que par la science allemande. Cela dit, il y aurait des recherches précises à faire sur les rapports de Rostovtzeff avec des chercheurs et intellectuels français tels que par exemple N. D. Fustel de Coulanges, Edouard Cuq, Edouard Beaudouin et Maurice Prou. Mais ce n’est pas le sujet que j’avais choisi pour ma contribution au colloque de 2000, même si j’y ai fait de brèves remarques sur ses rapports avec la France.
Comme je l’ai dit au début de cette Préface, la seconde partie du chapitre, qui porte sur la Controverse entre modernistes et primitivistes, comprend trois articles. Le deuxième de ces trois articles, “Vingt ans après ‘L’Économie antique’ de Moses I. Finley”, est une brève histoire de cette controverse au cours des dernières décennies du siècle dernier. J’ai essayé de passer en revue les grands thèmes de la controverse et de définir les positions des uns et des autres sur ces thèmes.
Le plus ancien des trois articles, “M. I. Finley, la banque antique et l’économie moderne”, est issu d’un exposé tenu à la Scuola Normale Superiore de Pise. En effet, au cours des années universitaires 1974-1975 et 1975-1976, j’ai souvent séjourné à Pise, parce que mon épouse était alors Boursière de Perfectionnement à la Scuola Normale Superiore de Pise. Arnaldo Momigliano (1908-1987), qui était professeur à la fois à l’Université de Londres et à cette Scuola Normale, vivait principalement à Londres mais faisait au cours de l’année plusieurs séjours à Pise. Pendant ces séjours, des cycles de séminaires étaient organisés, dont les actes étaient ensuite publiés dans la revue Annali della Scuola Normale Superiore. Un de ces cycles de séminaires fut consacré au livre de M. I. Finley, publié en Angleterre en 1973, The Ancient Economy. Le Prof. Giuseppe Nenci (1924-1999), qui organisait ces séminaires, m’a demandé d’y prendre la parole. Plus de quarante ans après cet épisode, mon article, qui est issu de l’exposé oral présenté ce jour-là, me semble trancher par rapport à la manière habituelle de présenter les choses en Histoire ancienne ; mais j’apprécie la façon dont j’y épluche, phrase par phrase et presque mot par mot, quelques pages du livre de Finley. Il est exceptionnel qu’un texte d’Histoire ancienne soit examiné autant en détail, et je trouve cela dommage ; des analyses approfondies d’autres textes d’historiens ou d’archéologues seraient très utiles, me semble-t-il.
Ne voulant pas traiter de l’ensemble du livre, j’ai choisi de me centrer sur les choses précises que j’étudiais alors, la banque et la vie financière. Mais en lisant l’ensemble de l’article, il me semble qu’on ressent un fort esprit de critique. Alors qu’au cours de ces années 1970, j’étais beaucoup plus intéressé par la manière dont Finley posait les problèmes que par la forme de pensée des historiens et archéologues “modernisants”, pourquoi étais-je tellement enclin à le critiquer ? Je me suis souvent posé la question. Je crois discerner à cet esprit de critique plusieurs raisons que je vais esquisser en quelques lignes.
La première raison, c’est que je le ressentais comme très rigide, comme très extrême dans ses choix “primitivistes”. Ses choix m’intéressaient, parce qu’il n’essayait pas de réduire le fossé existant entre le passé, et surtout le passé antique, et nous ; il ne cherchait pas, comme certains “modernistes”, à gommer, à effacer l’étrangeté, l’originalité du passé. Mais je ne souhaitais pas pousser ces choix primitivistes aussi loin que lui. J’étais notamment convaincu qu’une réflexion économique sur l’Antiquité gréco-romaine était possible et souhaitable. L’économie antique était très éloignée de la nôtre, certes, mais il n’était pas impossible, à mes yeux, de raisonner à son propos en termes économiques.
Entre 1972 et 1985, j’ai eu l’occasion de rencontrer Finley plusieurs fois (non pas en Grande-Bretagne, mais en France et en Italie) et d’échanger des lettres avec lui. Il se rendait bien compte que je ne le suivais pas complètement ; il a même écrit dans ses “Further thoughts” que j’avais lancé une “attaque anti-primitiviste contre ses positions” relatives au crédit5. Cette “attaque anti-primitiviste”, à laquelle il consacra presque une page de “Further thoughts”, portait surtout, à ses yeux, sur les deux points suivants. D’une part, je soutenais qu’une partie non négligeable des prêts contractés dans le monde romain étaient “productifs”, c’est-à-dire qu’ils visaient à aider à l’activité économique, tandis que, pour lui, c’étaient presque toujours des prêts à la consommation6. D’autre part, je soutenais que les banquiers antiques, à défaut de créer de la monnaie, créaient pour le moins du pouvoir d’achat, ce qu’il refusait absolument (et qu’il tenait pour “a curious aberration”). J’ai ensuite renoncé à cette distinction entre “création de monnaie” et “création de pouvoir d’achat”, distinction que défendait aussi R. Bogaert, et je me suis rallié à l’idée que ces banquiers créaient même de la monnaie ; je me suis ainsi éloigné encore davantage de la position de Finley7.
Deuxième raison : je trouvais que cette rigidité le rendait trop imperméable aux évolutions chronologiques, et d’abord à celles qui se sont produites dans l’Antiquité. Son insistance sur le fait que l’ensemble de l’Antiquité classique devait être considéré comme un bloc, comme une unité, n’était pas seulement le résultat de son goût des structures (goût que je partageais sans aucun doute), c’était aussi le fruit d’une relative indifférence à l’égard de la chronologie. Par exemple, si je ne me trompe pas, on ne trouve guère, dans son livre sur l’Économie antique, d’efforts pour rendre compte des évolutions d’un siècle à un autre. Nulle part, me semble-t-il, il ne se demande ce qui différenciait le Ier siècle p.C. du IIe ou du IIIe siècle. Je le trouvais également trop indifférent à la chronologie médiévale et moderne.
Une autre raison encore, c’était son attitude à l’égard du marxisme, ou plutôt à l’égard des divers courants qui se réclamaient de Marx. Je comprenais aisément qu’il ne fût pas favorable au marxisme communiste. Je voyais bien aussi que les schémas de la vulgate marxiste ne m’aidaient guère à comprendre et à expliquer la vie financière romaine et, en particulier, l’existence des changeurs-banquiers chargés des ventes aux enchères (argentarii). Mais je trouvais étrange que Finley se soit borné, quand il faisait des allusions au marxisme, à une critique de ce marxisme communiste, alors qu’il avait travaillé en Amérique avec l’École de Francfort, quand ses adeptes eurent quitté l’Allemagne. C’est du moins ce qu’on disait au cours des années 1970 et 1980. Moi, je m’intéressais alors beaucoup à des anthropologues marxistes tels que Claude Meillassoux, Maurice Godelier, Emmanuel Terray et Pierre-Philippe Rey. Je voyais bien que les positions de ces divers anthropologues français n’étaient pas identiques, loin de là. Ce que je ne comprenais pas, c’était que Finley n’ait même pas cherché à analyser les recherches d’anthropologues tels que ceux-là et à les prendre en considération, ne serait-ce que pour en faire la critique. Par la suite, alors que depuis sa mort (en 1986), plusieurs ouvrages ont été publiés sur Finley, je n’ai guère cherché à connaître sa pensée de façon plus approfondie, m’étant de plus en plus éloigné des problématiques proprement primitivistes. À son sujet, on peut consulter par exemple le livre de Martina Tschirner8, ainsi que l’ouvrage dirigé par W. V. Harris, ou celui qu’ont dirigé D. Jew, R. Osborne et M. Scott9.
À la fin de mon livre de 2001, j’ai écrit un paragraphe afin d’expliquer pourquoi, d’une certaine façon, je me sentais “à mi-chemin” entre les “modernistes” et les “primitivistes”. Je continue à être convaincu par ce que contient ce paragraphe. Dans la Préface du même livre, j’ai cité une phrase de M. I. Finley qui ne correspond pas à ce qu’il dit dans d’autres passages de ses oeuvres. Cette phrase, qui continue à me convaincre, est la suivante : “Nous devrions créer une troisième discipline, l’étude comparée des sociétés historiques à écriture, postprimitives (si l’on peut s’exprimer ainsi), préindustrielles (je précise : historiques, parce que les sociétés contemporaines plus vastes et plus complexes, avec ou sans écriture, qui sont étudiées par les anthropologues, sont fortement contaminées par leur contact avec le monde européen moderne)”10.
Ce premier chapitre se termine par un article sur John H. D’Arms. J. H. D’Arms est mort au mois de janvier 2002 à New York. Deux journées d’études ont été organisées en son honneur : la première le 27 juin 2002 à Ostie, la seconde le 26 octobre 2002 à New York. J’ai participé à cette seconde journée, qui était organisée par William V. Harris à l’Université de Columbia. J’y ai présenté une communication, dont cet article est issu. La première des deux journées et une partie de la seconde ont été publiées dans le Supplément n° 57 du Journal of Roman Archaeology11.
En vue de la publication, J. H. Humphrey m’a prié de raccourcir le texte que j’avais prononcé à New York. C’est ce que j’ai fait ; mais, à l’inverse, ici, il me semble intéressant de publier le texte originel. Ce que je dis dans cet article est assez conforme à ce que je pensais alors. Même s’il s’agissait d’une commémoration, je me suis efforcé d’être au plus près de ce que je pensais et ressentais. J’étais très attristé par la disparition de John, et en même temps cette disparition était le point final d’une relation de trente ans qui avait connu des hauts et des bas, au gré des vicissitudes de la vie scientifique !
Le petit groupe que nous formions dans les années 1973-1976, E. Lepore (1924-1990), P. Castrén, J. H. D’Arms et moi, était fondé sur l’amitié, mais aussi sur certaines conceptions communes de la politique, de l’économie et de la société dans le monde romain. Il est difficile aujourd’hui de se rendre compte de l’influence qu’exerçait Ettore Lepore, Professeur à l’Université Federico II de Naples, sur un certain nombre d’historiens et d’archéologues italiens et étrangers, par exemple en rapport avec les Congrès de Tarente sur la Grande-Grèce. En effet, cette influence était avant tout orale. Ses élèves ne tarissaient pas d’éloges sur la qualité de son enseignement. En outre, il aimait beaucoup les congrès et colloques, et y intervenait souvent, provoquant ainsi des discussions fécondes. Il a d’abord publié un excellent livre sur le Prince chez Cicéron12, puis deux recueils d’articles13. Un livre posthume réunit les textes de quatre conférences qu’il a prononcées en 1982 au Collège de France, à l’invitation de J.-P. Vernant14. Il a été en outre l’un des directeurs de la Storia della Società italiana en vingt-cinq volumes15. Il lisait énormément et s’intéressait à divers courants historiographiques ; l’historiographie occupait une grande place dans son enseignement et dans ses recherches. Dans la première partie des années 1970, il était particulièrement intéressé par la pensée de Finley, par celle des animateurs du Centre Louis Gernet (J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, M. Detienne) et par l’anthropologie, notamment l’anthropologie économique. Au cours des années 1970, il devint de plus en plus proche du marxisme, dont de toute façon il avait depuis longtemps une forte connaissance. Cette évolution a été liée également à celle de la politique italienne et à ce qu’on a appelé le “compromis historique” (“compromesso storico”). À partir de 1975, il a participé au séminaire d’Antichistica de l’Institut Gramsci et au grand colloque que ce groupe a réuni à Pise en 1979, colloque qui a été publié en trois volumes en 198116.
On peut dire que les liens de notre petit groupe se défirent complètement à la fin des années 1970, mais la relative évolution d’E. Lepore ne joua aucun rôle dans cette dispersion. Comme je l’écris dans mon article, elle résulta d’abord de l’éloignement géographique : J. H. D’Arms était devenu Directeur de l’American Academy in Rome, et cette Académie me décerna en 1977 le “Tatiana Warscher Award” pour mon livre sur les tablettes de L. Caecilius Jucundus. Mais je suis reparti pour la France afin d’enseigner à Strasbourg, puis à Paris, et P. Castrén, de son côté, est rentré en Finlande. La seconde raison de cette dispersion, c’est le grand débat entre primitivistes et modernistes, qui battait son plein en ces années-là et créait des amitiés idéologiques aussi bien que de fortes oppositions. Le leader de notre petit groupe, E. Lepore, était très intéressé par la pensée de Finley. Moi aussi, elle m’intéressait, même si j’étais enclin à en critiquer certains aspects (comme j’essaie de l’expliquer dans cette Préface). Dans nos discussions des années 1973-1976, cette sympathie à l’égard des idées de Finley transparaissait inévitablement. Par la suite, quand le second livre de D’Arms fut publié en 1981, les idées qu’il y défendait quant aux intérêts économiques des élites, et notamment des sénateurs, ne me convainquirent pas, et ne convainquirent pas non plus E. Lepore. Il me semblait que les analyses sur lesquelles il s’appuyait dans son livre n’étaient pas rigoureuses. La manière dont il concevait l’économie antique dans ce second livre me sembla même constituer une sorte de revirement par rapport à ce que nous croyions défendre ensemble, quelques années plus tôt. Cette controverse entre primitivistes et modernistes ne mettait pas en jeu que des conclusions précises et des interprétations précises de documents, elle mettait aussi en jeu (et, aujourd’hui, met peut-être encore en jeu) une certaine conception de l’évolution historique, une certaine conception des rapports entre le présent et le passé. Elle n’est pas sans rapport avec certains aspects de la philosophie de l’histoire et de la philosophie politique. Pour cette raison, au cours des années 1980, après la publication de son livre de 1981, tout dialogue scientifique avec J. H. D’Arms était devenu très difficile pour moi. Nous n’avions guère d’occasions de nous rencontrer ; mais, si nous nous rencontrions, nos relations étaient devenues superficielles et distantes.
Tout a de nouveau changé avec mon séjour à Ann Arbor en 1995. Pour quelles raisons ? Sans doute parce que la grande époque de la controverse entre modernistes et primitivistes était en train de passer. J’avais commencé à prendre de la distance par rapport à cette controverse, et J. H. D’Arms aussi, puisque désormais il travaillait sur les habitudes alimentaires et le banquet. Et puis, nous nous retrouvions ensemble pendant deux mois dans la très agréable petite ville universitaire de Ann Arbor, où il était professeur et même “Dean”, et où je devais présenter des séminaires dans le cadre d’un échange entre l’EHESS et l’Université du Michigan ; l’amitié chaleureuse de nos relations des années 1970 est réapparue, et elle a ensuite duré jusqu’à sa disparition, sept ans plus tard.
Ce texte est pour moi une nouvelle occasion de rendre hommage à J. H. D’Arms, à son aisance, à son humour et à son intelligence.
Notes
- D’ailleurs, pendant mon séjour à l’École Française de Rome (1967-1970), R. Hanoune, qui, lui aussi, en était membre à la même époque, m’avait proposé de travailler avec lui à une traduction française de la Social and Economic History of the Roman Empire, et je ne me suis pas laissé convaincre par cette proposition.
- Andreau 1989.
- Pour une brève biographie de G. Bongard Levin, voir Jarrige 2008.
- Voir Marcone 2008, ainsi que la bibliographie citée dans son article, et surtout Marcone, éd. 1999.
- Finley 1985b, 197-198.
- Sur ces prêts “productifs”, voir Andreau 2010, 149-157.
- Voir Andreau 2010, 159-160.
- Tschirner 1994.
- Harris, éd. 2013 ; Jew et al., éd. 2016.
- Finley 1987, 39, trad. fr. de Finley 1975b, 119 (voir Andreau 2001, 8 et 299).
- Gallina Zevi & Humphrey, éd. 2004. Ce volume se termine par ma contribution (p. 137-141). Il contient en outre celles de M. Cébeillac-Gervasoni, F. Coarelli, B. W. Frier, L. K. Little, E. Lo Cascio, S. Panciera, A. Pellegrino, P. Pensabene, A. Wallace-Hadrill et F. Zevi.
- Lepore 1954.
- Lepore 1989a et b. Voir en outre id. 1962.
- Lepore 2000.
- Milan, Teti, 1980-1992. La publication de cette histoire de la société italienne était dirigée par G. Cherubini, F. Della Peruta, E. Lepore et G. Mori.
- Giardina & Schiavone, éd. 1981. J’ai moi-même participé à ce séminaire d’Antichistica de l’Institut Gramsci, mais sans beaucoup d’assiduité, et sans présenter d’intervention au cours du colloque de 1979.