Que penseriez-vous si des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution, et dont la date d’abrogation se trouve reportée, continuent de produire leurs effets jusqu’à cette date sans qu’il soit possible de les contester au moyen de l’inconstitutionnalité préalablement constatée ? Trouveriez-vous cela « acceptable » ? Si instinctivement le commun des individus eût sûrement répondu par la négative, juridiquement l’on constate qu’elle semble moins évidente. Ainsi, c’est au travers des censures à effet intégralement différé prononcées par le Conseil constitutionnel, que nous allons étudier ce phénomène et en appréhender l’acceptabilité.
D’inspiration administrative1, ces censures font partie de la famille des abrogations ou censures à effet différé. Ces dernières trouvent à s’épanouir au sein du contentieux constitutionnel français depuis l’apparition, notamment, du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité. Même si les premières censures à effet différé eurent d’abord trouvé à s’appliquer dans le cadre du contentieux a priori2, c’est bien à l’occasion de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 et l’instauration au sein du texte même de la Constitution du 4 octobre 1958 du contrôle de constitutionnalité a posteriori des lois, que l’intérêt d’une telle possibilité de censure a pris vie. En effet, « lorsque la norme contestée est déjà entrée en vigueur, le report est d’autant plus justifié qu’elle a pu avoir, par définition, des effets sur des situations juridiques »3, ce qui n’est pas le cas à l’occasion d’une disposition législative contrôlée a priori4.
Ainsi, cette révision constitutionnelle a, entre autres, abouti à l’ajout de l’alinéa 2 de l’article 62 de la Constitution, disposant qu’« Une disposition déclarée inconstitutionnelle […] est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». Plusieurs points sont à retenir de cette disposition constitutionnelle ; or nous n’en retiendrons que deux ; le premier point tient du fait qu’est constitutionnalisée la possibilité de différer une censure de disposition législative. Ceci répondant à la nécessité de permettre au Conseil constitutionnel de préserver, notamment, la stabilité des situations juridiques qui se sont constituées depuis l’existence de la loi et qui peuvent nécessiter une continuité dans le temps. Mais aussi, et surtout, de prévenir le nombre de situations juridiques abondantes risquant de se former durant la période transitoire5, nécessitant, elles aussi, une certaine continuité dans le temps. Ce mécanisme ayant pour objectif de pouvoir apprécier au mieux la conciliation à opérer entre cette nécessité de sécurité juridique et la protection effective des droits et libertés garantis par la Constitution ; le second point réside dans le fait que cette disposition laisse la possibilité au Conseil constitutionnel d’apprécier au mieux l’effet qu’il juge le plus opportun à donner à la déclaration d’inconstitutionnalité, notamment quand il reporte l’abrogation. Dès lors, le Conseil constitutionnel a le pouvoir de « modeler » une censure à effet différé. C’est ainsi qu’il peut leur revêtir un effet intégralement différé.
Qu’est-ce à dire que le Conseil constitutionnel censure des dispositions législatives avec effet intégralement différé ? Tout d’abord, le particularisme de ces censures se trouve au sein de la précision qu’apporte le Conseil constitutionnel quant à l’effet que revêtira le différé de la censure, selon laquelle : « les mesures prises [avant la date de l’abrogation effective] en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de l’inconstitutionnalité ». Il en résulte que toutes les situations juridiques nées antérieurement à la date différée de l’abrogation effective ne pourront jamais être contestées au moyen que les dispositions législatives (qui constituent leur fondement) sont inconstitutionnelles. Et ce, même si l’application de ces dispositions est contestée après cette date d’abrogation effective. À la différence d’une censure à effet différé où cette contestation devient possible après la date différée d’abrogation, il n’est laissé aucune chance à l’auteur de la QPC, aux instances en cours au moment de la publication de la décision, et aux situations juridiques nées durant la période transitoire, de bénéficier de cette déclaration d’inconstitutionnalité. Il s’agit donc d’une abrogation à effet différé avec « postactivité »6 dans le sens où les dispositions législatives continueront à produire leur effet ad vitam aeternam pour les requérants et les situations juridiques précités. Ainsi, est désormais plus perceptible le caractère dérangeant de ces censures. Alors qu’après la publication de la décision, les dispositions législatives jugées contraires à la Constitution font l’objet d’une « culpabilité d’inconstitutionnalité », elles trouvent leurs effets, qui seront produits jusqu’à la date de l’abrogation effective, « validés »7 définitivement. Ceci pose évidemment la question de « quid des justiciables » ? le rendu d’une telle censure présente-t-il une certaine acceptabilité ?
Avant de s’intéresser à leur acceptabilité intéressons-nous quelques instants à leur nécessité. En effet, si ces censures ne sont pas nécessaires, pourquoi s’interroger sur leur acceptabilité ?
Toutes les censures à effet différé répondent au besoin de préserver une certaine sécurité juridique des situations déjà formées. Or, dans le cadre d’une censure à effet intégralement différé, il s’agit d’une volonté « impérieuse » de préservation de la sécurité juridique. Le Conseil constitutionnel établit une vision prédictive du nombre de situations juridiques qui ont de fortes chances de se former durant la période transitoire et dont, souvent, la quantité nécessite qu’elles continuent d’être encadrées par ces dispositions contraires. Tel a été le cas à l’occasion de la décision QPC concernant la garde à vue ; le risque de laisser un vide juridique cumulé au temps avant que le législateur intervienne auraient été d’une particulière gravité pour la stabilité et la continuité juridique de ces procédures pénales. Procédures dont le nombre prévisible de formation durant la période transitoire conduit à ce que l’on ne puisse les remettre en cause8.
La nécessité de ces censures ne fait pas de doute, elles répondent à la nécessité « impérieuse » de préserver la sécurité juridique. Or, au vu des restrictions et de la sévérité de ces abrogations envers la protection effective des droits et libertés des individus, il est légitime de s’interroger sur leur acceptabilité.
Cette notion d’acceptabilité, de provenance sociologique, renvoie à l’idée, selon Xavier Arnauld de Sartre, qu’il s’agit du phénomène où l’on connaît déjà la fin, où l’on considère que le produit à mener est positif et qu’il faut que la population l’adopte9. Elle renvoie à l’idée de ce qui est acceptable, donc, à ce qui « désigne une performance qui a passé un certain seuil (…) mais qui ne s’est pas forcément élevé au-dessus de la médiocrité, rimant davantage avec « passable » qu’avec « formidable »10. Cette « acceptabilité » renvoie à l’idée d’un « seuil » qu’il faudrait franchir pour que ces censures soient passables, mais un seuil plus qualitatif que quantitatif car il est difficile de mesurer une « absorption » raisonnable ou pas de ces censures auprès des justiciables.
Cependant, existe-t-il des « seuils » d’acceptabilité de ces censures ? En contentieux interne il n’en existe pas. Le Conseil constitutionnel ne détermine pas de seuil d’acceptabilité. Il attribut, s’il le juge nécessaire, un effet intégralement différé à sa censure en vertu de l’article 62 de la Constitution. Nonobstant, il est à noter l’existence de « seuils » d’acceptabilité qualitatifs de ces censures spécifiques au sein de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme que nous examinerons.
En somme, ces censures à effet intégralement différé renfermant une certaine sévérité envers la protection des droits subjectifs des individus, il est pertinent de s’interroger sur leur acceptabilité. Mais aussi sur le fait de savoir si le Conseil constitutionnel fait en sorte de les rendre acceptables. Tout particulièrement, nous essaierons d’apporter un regard juridique sur le caractère acceptable ou non de cette nature de censures prononcées par le Conseil constitutionnel.
En effet, s’il sera étudié que l’acceptabilité de ces censures reste limitée (I) cela ne veut pas pour autant dire qu’elle ne peut pas être renforcée (II).
I. Une acceptabilité limitée
Le caractère limité de l’acceptabilité des censures à effet intégralement différé peut s’expliquer et ce à deux égards. D’une part, la motivation des décisions du Conseil constitutionnel, caractérisée par l’imperatoria brevitas, ne semble pas adaptée au cas spécifique de ces censures (A). D’autre part, ce problème d’acceptabilité semble pris en compte par le juge constitutionnel en raison d’une mise œuvre paradoxalement réduite de ces abrogations (B).
A. …en raison d’une motivation modeste
L’article 62 de la Constitution attribue ainsi au Conseil constitutionnel le pouvoir de « modeler » l’effet différé d’une censure. Par conséquent, le fait que le Conseil constitutionnel puisse attribuer un effet intégralement différé à une censure implique qu’elle dispose d’un certain particularisme.
Nous avons déjà évoqué que l’emploi d’une telle censure implique la nécessité « impérieuse » de préserver la sécurité juridique des situations formées jusqu’à la date d’abrogation effective, d’où les effets si sévères sur la protection des droits et libertés. Ceci devrait, en théorie, aboutir à une singularité dans la motivation des censures à effet intégralement différé, pour pouvoir justifier cette restriction irréversible envers ces situations juridiques. Or à y regarder de plus près, il est difficile d’en constater l’apparence d’une évidente singularité.
Pour illustrer ceci, nous pouvons prendre l’exemple de la décision n° 2012-270 QPC du 27 juillet 2012 portant censure de dispositions législatives à effet intégralement différé. Il était reproché aux dispositions législatives d’être en contrariété avec les dispositions de l’article 7 de la Charte de l’environnement de 2004. Le Conseil constitutionnel, constatant la contrariété de ces dispositions législatives à cet article, les censura en « Considérant, qu’en l’espèce, la déclaration immédiate d’inconstitutionnalité pourrait avoir des conséquences manifestement excessives pour d’autres procédures sans satisfaire aux exigences du principe de participation du public ; que, par suite, il y a lieu de reporter au 1er janvier 2013 la déclaration d’inconstitutionnalité de ces dispositions ; que les décisions prises, avant cette date, en application des dispositions déclarées inconstitutionnelles ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité ».
Quelques jours plus tôt, dans une décision n° 2012-262 QPC du 13 juillet 2012 portant censure, cette fois-ci, sans effet intégralement différé, le Conseil constitutionnel censura des dispositions législatives du code de l’environnement en raison de leur contrariété à l’article 7 de la Charte de l’environnement en considérant que « l’abrogation immédiate des dispositions déclarées contraires à la Constitution aurait pour seul effet de faire disparaître les dispositions permettant l’information du public sans satisfaire aux exigences du principe de participation de ce dernier ; que, par suite, il y a lieu de reporter au 1er janvier 2013 la date d’abrogation de ces dispositions ».
Ainsi il est difficile de discerner clairement les raisons ayant justifié cette différence d’effet, ayant des conséquences plus sévères pour les justiciables dans la première décision analysée que dans la seconde, entre ces censures à effet différé au regard de la similarité des motivations ; dans la première, l’on prive toutes les situations juridiques formées jusqu’à l’abrogation effective du bénéfice de la déclaration d’inconstitutionnalité ; dans la seconde, une chance est laissée de revenir sur les effets des dispositions législatives litigieuses durant la période transitoire après la date effective d’abrogation.
Alors, nous dira-t-on, il reste toujours possible de justifier cette différence. Il est vrai que, toujours au regard de ces deux décisions, l’on pourra nous apporter la justification de cette dissonance en raison que l’abrogation revêtant cet effet intégralement différé, contrairement à l’autre, trouve sa source au sein du vocable des « conséquences manifestement excessives », incluant entre autres cette volonté « impérieuse » de préserver la sécurité juridique. Or il ne s’agit pas d’un particularisme de la censure à effet intégralement différé. En effet, il n’est pas rare de trouver en contentieux constitutionnel des censures à effet différé, ne disposant pas d’effets intégralement différés, qui utilisent cette formule pour justifier du report de l’abrogation. Ainsi, si l’effet différé est perpétuellement justifié, tel n’est pas le cas du « pourquoi » attribue-t-on à telle censure un effet intégralement différé.
D’ailleurs ce manque de particularisme se trouve au sein même de cette famille de censure où l’on peut trouver des motivations tellement succinctes qu’aucune singularité ne ressort. Dans les trois dernières censures à effet intégralement différé11 du premier semestre 2021, le Conseil constitutionnel a quasiment effectué une répétition de la motivation des effets dans le temps de ces censures, alors que les trois décisions portaient sur des dispositions législatives différentes.
Dans cette question du particularisme, ressortant de la motivation, nous vient l’idée d’agrémenter celle des censures à effet intégralement différé. Sous l’égide de l’imperatoria brevitas elles y trouvent la justification de la faiblesse de leur motivation. Or, il faut tout de même admettre qu’une meilleure acceptabilité des censures à effet intégralement différé, par les justiciables, résulterait d’une motivation plus étoffée. Ceci passant nécessairement par l’intégration au sein de la motivation de ces censures d’éléments factuels. En effet, cette préservation « impérieuse » de la sécurité juridique indique nécessairement que le Conseil constitutionnel se soit basé, à juste titre, sur des faits extrinsèques à la règle de droit, et que, malgré le caractère théoriquement abstrait du contrôle, une part de concret est fortement présente. Effectivement, « Il faut admettre une fiction partielle : aucun juge n’est mû de manière exclusive par la seule puissance des règles juridiques (…) »12. Si nous prenons l’exemple de la décision sur la garde à vue, il est évident que ce qui a motivé le report de l’abrogation tient à la nécessité que cette procédure subsiste encore un certain temps sous cette forme et que sa disparition brutale entraînerait l’impossibilité d’y recourir. D’autant plus que la prévision du nombre conséquent de procédures de la garde à vue, qui seraient enclenchées durant la période transitoire, nécessitait que les effets de la loi inconstitutionnelle qui leur donneront vie puissent survivre. Ceci afin que cette multitude de gardes à vue ne puisse pas être remise en cause sous peine d’un danger plus grand que l’atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution.
Dans un aspect plus général, il serait légitime de parler de l’acceptabilité de ces censures qui viennent faire primer la sécurité juridique sur le droit de toute personne d’exercer un recours juridictionnel effectif. Alors que le second dispose d’une valeur constitutionnelle13, la première n’a jamais été consacrée comme telle. D’ailleurs, si le Conseil constitutionnel l’a déjà utilisée14 il ne l’a jamais consacrée et a refusé d’accorder cette valeur à une de ses composantes15. Et même si des projets ou propositions de lois constitutionnelles ont pu mentionner l’idée de la consacrer en tant que telle, cela n’a jamais abouti. Ainsi, une notion, dans le fond légitime, mais dans sa forme contestable, peut-elle apparaître comme acceptable pour les justiciables qui se voient priver du bénéfice de la déclaration d’inconstitutionnalité ?
B. … en raison d’une mise en œuvre paradoxalement restreinte
À celui qui examinera l’utilisation des censures à effet intégralement différé par le Conseil constitutionnel, il constatera que ce dernier semble éviter leur utilisation, comme si leur emploi était une solution de dernier recours. En effet, en y cherchant bien, il pourra constater que cette frilosité d’utilisation laisse transparaître un certain paradoxe, entraînant un aveu de problème d’acceptabilité… pourquoi cela nous diriez-vous ?
Dans le commentaire officiel de la décision n° 2021-905 QPC du 7 mai 2021, il est apporté une précision concernant le paragraphe de la décision sur les effets dans le temps : « Quant aux effets de cette déclaration d’inconstitutionnalité, le Conseil a constaté que l’abrogation immédiate de ces dispositions aurait des conséquences manifestement excessives. Il a donc décidé qu’il y avait lieu de reporter au 31 décembre 2021 la date de cette abrogation. Par ailleurs, et comme c’est par principe le cas en cas de report d’abrogation, il a précisé que les mesures prises avant cette date en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité ».
En d’autres termes, le report de l’abrogation constitue l’utilisation par exception de la censure immédiate. Or, lorsque le Conseil constitutionnel reporte l’abrogation et vient à s’interroger sur l’effet qu’il entend donner à ce report, il lui attribue, par principe, un effet intégralement différé. Ainsi, une censure à effet intégralement différé constitue l’utilisation de principe quand une censure à effet différé est prononcée. La doctrine semble aussi considérer l’emploi des censures à effet intégralement différé, sans les nommer ainsi, comme étant celles utilisées « en règle générale »3.
En conséquence, ces censures devraient être quantitativement les plus nombreuses dans les cas de report de l’abrogation, car constituant le principe quand une censure à effet différé est prononcée. Ce faisant le juge constitutionnel pourrait utiliser l’imperatoria brevitas à son avantage et dire qu’il n’a pas besoin de motiver plus qu’il ne le faut l’utilisation d’une censure qu’il emploie par principe. En effet, l’imperatoria brevitas a pour but de donner une forme d’assurance dans la solution rendue par le juge et donc de laisser peu de place à l’incertitude16, notamment quand il s’agit d’appliquer une règle de principe. En somme, lorsque le Conseil constitutionnel décide de faire exception à la censure immédiate par l’emploi d’une censure à effet différé il la motive nécessairement. Par suite, quand vient le moment de décider quel effet il attribuera à cette censure à effet différé, s’il décide d’utiliser l’effet intégralement différé il pourra se dispenser de toute motivation supplémentaire. En effet, la justification de la censure à effet différé servira à englober celle de l’effet intégralement différé qui en constitue son principe.
Or, même si le Conseil constitutionnel peut continuellement se cacher derrière cette justification pour utiliser « principalement » ou « majoritairement » ces censures en cas de report de l’abrogation, il semble éviter leur utilisation dès que possible alors qu’elles sont le principe de ce report de l’abrogation. Même si l’on constate que durant les quatre premières années de la QPC, les censures à effet intégralement différé correspondaient à un peu plus d’une censure à effet différé sur deux, donc donnaient l’image d’un vrai principe, l’arrivée des « réserves transitoires » a totalement déclassé l’utilisation de ces abrogations. Ces réserves permettent de neutraliser l’inconstitutionnalité, donc « priver d’effets juridiques les dispositions législatives litigieuses »17 le temps de l’abrogation.
De ce point de vue, il ne semble pas étonnant que les censures à effet différé prises avec des « réserves » soient privilégiées à celles ayant un effet intégralement différé, car paraissant plus acceptables pour les justiciables. Elles permettent d’assurer la protection effective des droits et libertés garantis par la Constitution tout en tâchant d’assurer au maximum une certaine sécurité juridique.
Ainsi, alors que la censure à effet intégralement différé constitue en théorie le principe en cas de report de l’abrogation, le Conseil constitutionnel semble les éviter dès qu’il le peut. Ceci constitue un aveu, certes implicite, de la conscience qu’a le Conseil constitutionnel de la difficile acceptabilité d’une censure à effet intégralement différé. Étant le principe quand il s’agit de reporter l’abrogation, statistiquement l’emploi de ces censures devrait être plus conséquent et ne pas être éclipsé par l’utilisation des « réserves transitoires ». Or, dans la pratique, tel n’est pas le cas. La découverte des « réserves transitoires » est tout de même la preuve que le Conseil constitutionnel cherche à camoufler le défaut d’acceptabilité des censures à effet intégralement différé, afin notamment d’éviter que celles-ci soient déférées au prétoire de la Cour européenne des droits de l’Homme.
Or, au vu de l’attachement du Conseil constitutionnel envers cette forme de motivation et ce malgré le constat de la mise en œuvre réduite de ces censures, nous pouvons nous interroger sur le fait de savoir si d’autres moyens ne pourraient pas permettre de renforcer cette acceptabilité.
II. Une acceptabilité à renforcer…
Malgré les freins intrinsèques à l’acceptabilité des censures à effet intégralement différé, il ne semble pas impossible d’envisager un renforcement de leur acceptabilité. Particulièrement par recours à des dispositifs « orbitaux » moins timides (A) mais aussi par la possible adéquation de ces censures aux critères d’acceptabilité conventionnels (B).
A. … par des dispositifs « orbitaux » moins timides
Par dispositifs « orbitaux » nous entendons les moyens de communication de la décision qui gravitent autour de celle-ci. Nous y trouverons deux dispositifs bien connus que sont les commentaires officiels des décisions du Conseil constitutionnel ainsi que les communiqués de presse. Ces procédés ont pour objectif d’éclairer les lecteurs sur le sens de la décision prise. Nous trouverons même écrit que « [cette décision] ne peut être comprise du citoyen que par [ces] intermédiaires explicatifs »18. Outre le débat de savoir si elle ne peut être comprise que par ces dispositifs-là, il convient de les étudier sous le prisme des censures à effet intégralement différé dont le soutien ne peut être que bénéfique pour renforcer leur acceptabilité.
Rédigés par un ou plusieurs auteurs de la décision, ces dispositifs « orbitaux » sont « [des discours juridiques] au sens organique »19 et, étant destinés aux citoyens, ils peuvent être une source enrichissante de précisions sur le « pourquoi ? » du choix de cet effet si particulier.
En effet, au sein d’un certain nombre de commentaires officiels de décisions portant censure à effet intégralement différé nous pouvons trouver des efforts explicatifs sur les raisons ayant motivé le report de l’abrogation ; tel est le cas pour la toute première de ces censures concernant la loi sur la garde à vue20. Mais en est-il de même quand il s’agit d’expliquer les raisons pour lesquelles le Conseil constitutionnel a dû accompagner ce report d’un effet intégralement différé ? Dans un petit nombre de commentaires officiels de décisions portant ces censures nous arrivons à trouver des tentatives d’éclaircissement ou de traduction de ce que recouvre le motif selon lequel « les mesures prises [avant la date de l’abrogation effective] en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de l’inconstitutionnalité ». Parmi le peu de commentaires officiels de censure à effet intégralement différé qui ont tenté cet exercice21, nous pouvons citer celui de la décision n° 2015-499 QPC du 20 novembre 2015 où étaient concernées des dispositions législatives qui encadraient les enregistrements sonores lors des débats de la cour d’assises. Dans ce cas d’espèce, le commentaire précise, en opérant cette traduction, que « le Conseil constitutionnel n’a pas souhaité que puissent être remis en cause les procès d’assises non définitivement jugés qui [n’]auraient pas fait l’objet d’un enregistrement sonore avant la date d’abrogation des dispositions contestées ». Ici, les efforts explicatifs sont minces et ne participent pas au renforcement de cette acceptabilité. En effet, ce commentaire ne tend pas à fournir des explications claires et explicites qui pourraient rendre cette censure plus acceptable pour ceux qui en subiront les effets. Cette faiblesse d’éclaircissement sur le choix de l’effet intégralement différé dans ce commentaire est d’autant plus frustrante sachant qu’il constitue peut-être celui qui reste le plus communicant sur le choix fait de ne pas pouvoir contester les mesures prises avant la date d’abrogation sur le fondement de l’inconstitutionnalité. Cette faiblesse argumentative, au sein même d’un commentaire, rend difficile le renforcement d’une meilleure acceptabilité de ces censures, alors qu’il constituerait un moyen opportun de consolidation.
D’ailleurs, des critiques plus sévères peuvent être formulées à l’encontre de certains commentaires de décision portant censure à effet intégralement différé, où en plus d’avoir uniquement recopié le choix fait de reporter l’abrogation sans apporter de précision, le commentaire ne précise pas le fait que les mesures prises avant l’abrogation ne pourront être contestées sur le fondement de l’inconstitutionnalité22. D’autres commentaires justifient l’utilisation de cet effet par le seul fait que « la censure de dispositions de procédure pénale fasse “régulièrement” l’objet d’une telle abrogation »23. Alors que les commentaires pourraient rapprocher le lecteur de la compréhension du choix d’une telle censure, ils l’éloignent, parfois même l’écartent et réduisent encore un peu plus l’acceptabilité de ces censures.
Une critique analogue peut être formulée à l’encontre des communiqués de presse attachés aux décisions de censure à effet intégralement différé. Alors qu’ils constituent des contacts non négligeables avec le citoyen, il arrive que des communiqués ne mentionnent pas la précision attachée à l’effet intégralement différé de la censure selon laquelle « les mesures prises avant la date d’abrogation effective en application des dispositions déclarées contraires à la Constitution ne peuvent être contestées sur le fondement de l’inconstitutionnalité »24. En règle générale, l’auteur du communiqué ne fait que reprendre le paragraphe sur les effets dans le temps en se contentant de le recopier. Plus encore, un bon nombre de censures à effet intégralement différé ne sont pas accompagnées de communiqués de presse25 alors qu’ils ont une portée communicationnelle importante pour la prise de connaissance du rendu d’une telle censure. En plus de la nécessité, au minimum, d’être informé d’une telle censure, il est tout de même dommageable que ces derniers ne soient pas utilisés pour favoriser l’acceptabilité de ces censures et y inclure les éléments factuels ne figurant pas dans la décision.
Il est vrai que même si ces dispositifs « orbitaux » n’ont « pas d’autre objectif que de pallier les insuffisances de l’office [de l’auteur de la décision] »26 de ces censures et que le Conseil constitutionnel « ne doit pas fuir cette exigence en ayant recours à des moyens lui permettant de développer des arguments (…) en dehors de ses décisions »27 il faut aussi éviter les changements trop brusques et inciter à une évolution progressive. Et ces dispositifs « orbitaux » constituent un bon moyen de transition pour une meilleure acceptabilité de ces censures.
B. … par une adéquation aux critères d’acceptabilité conventionnels
S’il est encore difficile d’envisager un renforcement de l’acceptabilité des censures à effet intégralement différé au niveau interne, l’effort pourrait venir de l’échelon externe, notamment par l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme. En effet, dans deux affaires la Cour a dû juger de la conventionnalité de deux décisions du Conseil constitutionnel portant censure à effet intégralement différé du fait que « les mesures prises avant la date différée d’abrogation effective ne peuvent être contestées sur le fondement de l’inconstitutionnalité constatée »28. À l’issue de ces décisions, la Cour, en jugeant de la conventionnalité de ces deux décisions constitutionnelles, a estimé que, pour être conventionnelle, leur motivation devait d’être, d’une part, « de nature à justifier le report » et, d’autre part, qu’elle « n’apparaisse pas arbitraire ». Ainsi donc, la Cour strasbourgeoise donne naissance au possible examen sur l’acceptabilité juridique de cette nature de censures prononcées par le Conseil constitutionnel.
En dépit de la déclaration conventionnelle de ces décisions susvisées, rien n’interdit que d’autres, prononcées par le même juge avec les mêmes effets, soient envoyées un jour devant le prétoire de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ainsi rien ne prohibe, encore, que l’objet de ces futures saisines soit le fait que « les mesures prises avant la date d’abrogation effective ne puissent être contestées sur le fondement de l’inconstitutionnalité constatée » et que la Cour juge de l’inconventionnalité de cet effet. Dans ce cas, le Conseil constitutionnel serait obligé de revenir dans les « clous » de ces critères conventionnels et, partant de là, d’étoffer le paragraphe sur l’effet intégralement différé afin que ce choix soit plus compréhensible pour le justiciable et de ce fait plus acceptable.
En effet, une explication semble s’imposer. Pour justifier de la compatibilité aux deux critères de conventionnalité dégagés par la Cour, cette dernière a considéré que cette conventionnalité résultait du fait que l’emploi de telles censures par le Conseil constitutionnel avait été justifié, à la fois par des objectifs de valeur constitutionnelle et par des conséquences manifestement excessives. Or, il est possible d’identifier que de telles censures ne sont justifiées que par l’un des deux. Il est vrai qu’un certain nombre de censures à effet intégralement différé ne justifie le report de l’abrogation que par le motif unique selon lequel « l’abrogation immédiate entraînerait des conséquences manifestement excessives ». Et, par cette justification, englobe celle de l’effet intégralement différé. Or, la formule des « conséquences manifestement excessives », avec le flou qu’elle renferme, suffirait-elle, à elle seule, à motiver l’emploi d’une censure à effet intégralement différé selon la Cour ? Certains auteurs s’attardent à dire que non29. En effet, cela apparaît peu probable sachant que cette formule n’est employée et connue que par les deux juges de la rue Montpensier. Ainsi, l’appui donné par la justification de l’objectif à valeur constitutionnelle à celle des conséquences manifestement excessives ne permet-il pas d’éluder, pour la Cour de Strasbourg, le flou engendré par cette dernière ? L’utilisation seule de cette formule au sein d’une abrogation à effet intégralement différé par le Conseil constitutionnel, étant inconnue des décisions de la Cour, pourrait-elle réellement suffire à en considérer la conventionnalité ? Là s’éteignent nos compétences. Cependant il serait fort à parier que le flou que renferme cette formulation puisse rendre délicat le constat du respect des critères de conventionnalité dégagés par la Cour européenne des droits de l’Homme.
Il faut tout même dire aussi que la Cour ne semble pas disposer à bouleverser le modèle rédactionnel des cours constitutionnelles européennes30. En effet, dans les deux affaires précitées impliquant le Conseil constitutionnel, la Cour a été généreuse sur la conventionnalité d’une telle motivation. Cour qui est pourtant habituée aux justifications « fleuves ». Ainsi, toutes ces variables incertaines rendent difficile d’envisager le futur de ces décisions devant le prétoire de la juridiction européenne des droits de l’Homme
Il reste cependant possible de conclure que, même du point de vue externe, alors que l’acceptabilité des censures à effet intégralement différé du Conseil constitutionnel pourrait être renforcée par l’impulsion de la Cour européenne des droits l’Homme, cette dernière semble fébrile à accompagner cette démarche.
Assistera-t-on à un renforcement de l’acceptabilité des censures à effet intégralement différé ? Difficile d’y répondre. Toutefois, à la question de savoir si elles sont acceptables, la réponse semble tendre vers la négative. Alors, que des dispositifs « orbitaux » pourraient permettre de renforcer cette acceptabilité, ceux-ci sont peu exploités dans le cadre des censures à effet intégralement différé. En effet, ces derniers seraient le terrain de jeu idéal pour y intégrer des éléments factuels qui pourraient en pallier l’absence dans la motivation de ces censures. De plus, l’attachement du Conseil constitutionnel à l’imperatoria brevitas ne semble pas le pousser à intégrer au sein de ces censures des éléments factuels ajoutés au fait que même l’impulsion de cette motivation par la Cour européenne des droits de l’Homme semble peu probable.
Ouvrages
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GAVINET (G.), « La motivation des décisions du Conseil constitutionnel », in CAUDAL (S.) (dir.), La motivation en droit public, Actes du Colloque organisé à l’Université Jean-Moulin Lyon III, Université Jean-Moulin Lyon 3, 2011, 304 p.
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Articles de revues
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DISANT (M.), « Les effets dans le temps des décisions QPC », NCCC, n° 40, 2013, p. 63-82.
DISANT (M.), « L’appréhension du temps par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. À propos du changement de circonstances », NCCC, n° 54, 2017, p. 19-29.
GADHOUN (P-Y), « L’émergence d’un droit transitoire constitutionnel », RDP, 2016, p. 149.
KOSKAS (M.), « Le recours à l’effet différé de la censure par le Conseil constitutionnel : le point de vue de la Cour EDH », La Revue des droits de l’Homme, Actualités Droits- Libertés, 2018, URL : https://journals.openedition.org/revdh/3850
LAVAULT-OLLEON (E.), ALLIGNOL (C.), « La notion d’acceptabilité en traduction professionnelle : où placer le curseur ? », ILCEA, n° 19, 2014.
MAGNON (X.), « Premières réflexions sur les effets des décisions de censure du Conseil constitutionnel », RFDA, 2011, p. 761.
MAGNON (X.), « La modulation des effets dans le temps des décisions des juges constitutionnels », AIJC, 2012, p. 558.
TAP (F.), « L’abrogation différée d’une disposition législative par le Conseil constitutionnel : que faire en cas de retard du législateur ? », RFDA, 2017, p. 171.
Notes
- CE, 6e et 4e SSR, « Titran », 27 juillet 2001, n° 222509 ; CE, Ass., « Association AC ! et autres », 11 mai 2004, n° 255886 (voir aussi Commentaire officiel de la décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, p. 16 précisant l’origine administrativiste des abrogations à effet différé prononcées par le Conseil constitutionnel).
- Cons. const., 19 juin 2008, n° 2008-564 DC, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés, cons. 58.
- DAYDIE, 2018, p. 33-52.
- Deux exemples de censures à effet différé sont à relever à l’occasion d’un tel contrôle : Cons. const., 19 juin 2008, n° 2008-564 DC, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés ; Cons. const., 4 août 2011, n° 2011-635 DC, Loi sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs.
- Période correspondante à la date de publication de la décision de censure à effet différé du Conseil constitutionnel jusqu’à la date d’abrogation effective des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution.
- GAHDOUN, 2016, p. 149.
- MAGNON, 2011, p. 761 ; MAGNON, 2012, p. 558. ; TAP F., 2017, p. 171.
- Cons. const., 30 juillet 2010, n° 2010-14/22 QPC, M. Daniel W. et autres [Garde à vue].
- Conférence,« Tensions autour de l’acceptabilité sociale », Anglet, 17, janvier 2019, URL : https://www.youtube.com/watch?v=BDtGRnidRrQ&t=10s
- LAVAULT-OLLEON, ALLIGNOL, 2014.
- Cons. const., 7 mai 2021, n° 2021-905 QPC, Section française de l’observatoire international des prisons [Procédure d’exécution sur le territoire d’un autre État membre de l’Union européenne d’une peine privative de liberté prononcée par une juridiction française], § 29 ; Cons. const., 26 mai 2021, n° 2021-908 QPC, Société KF3 Plus [Pénalités pour défaut de délivrance d’une facture], § 13 ; Cons. const., 4 juin 2021, n° 2021-912/913/914 QPC, M. Pablo A. et autres [Contrôle des mesures d’isolement ou de contention dans le cadre des soins psychiatriques sans consentement II], § 22.
- BELLOUBET, 2017, p. 5-21.
- Cons. const., 9 avril 1996, n° 96-373 DC, Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française, cons. 85.
- Cons. const., 6 octobre 2010, n° 2010-45 QPC, M. Mathieu P. [Noms de domaine Internet], cons. 7.
- Cons. const., 7 novembre 1997, n° 97-391 DC, Loi portant mesures urgentes à caractère fiscal et financier, cons. 6.
- BELLOUBET, op. cit.
- ROUSSEAU, GAHDOUN, BONNET, 2020, p. 421.
- GAVINET, 2011.
- MASTOR, 2020, p. 116.
- Commentaire officiel de la décision n° 2010-14/22 du 30 juillet 2010, p. 21-22.
- Au 19 novembre 2021 nous n’en dénombrons que trois : Commentaire officiel de la décision n° 2014-395 QPC du 7 mai 2014 ; Commentaire officiel de la décision n° 2014-397 QPC du 7 mai 2014 ; Commentaire officiel de la décision n° 2015-499 QOC du 20 novembre 2015 (chiffre à jour au 19 novembre 2021).
- Commentaire officiel de la décision n° 2021-912/913/914 QPC du 4 juin 2021, p. 21.
- Commentaire officiel de la décision N° 2018-730 QPC du 14 septembre 2018, p. 17.
- Ex : Communiqué de presse de la décision n° 2021-912/913/914 QPC du 4 juin 2021.
- Ex : Cons. const., 26 février 2021, n° 2020-885 QPC, Mme Nadine F. [Bénéfice de la retraite progressive pour les salariés en forfait jours] ; Cons. const., 16 avril 2021, n° 2021-897 QPC, Société Robert Arnal et fils et autre [Conditions de paiement d’un acompte sur l’indemnité d’éviction due au locataire d’un bien exproprié] ; etc.
- MASTOR, op. cit.
- Ibid., p. 131.
- CrEDH, 5e section, 6 février 2018, n° 76186/11, Chessa c/France ; CrEDH, 5e section, 24 septembre 2019, n° 40629/16, Jeantet c/France.
- KOSKAS, 2018.
- CrEDH, 2e section, 9 novembre 2004, n° 55631/00 et 55728/00, O.B. Heller, A.S. c/République tchèque, § 2.4.5.