UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Le désir s’invita sur les places de nos villes…

Le désir s’invita sur les places de nos villes…

Les pages qui précèdent constituent une tentative de penser la politique autrement : non dans le cadre étroit que délimitent les questions organisationnelles ou d’analyse conjoncturelle – si nécessaires par ailleurs – mais à partir de cet a priori qui constitue la matière même de la politique : la subjectivité, la personne, l’individu. Et, qui plus est, en partant des conditions qui contribuent à la constitution de cet a priori subjectif. Il nous a donc semblé que la rigueur d’une politique matérialiste exigeait une approche combinant ensemble des questions anthropologiques, épistémologiques, sociologiques et proprement politiques.

La tradition matérialiste a su poser, sans parvenir dans un premier temps à la théoriser, la question de la différence. De la sophistique à Marx, en passant par Spinoza, l’accent a été mis d’une manière ou d’une autre sur la singularité des sujets, et sur leur construction sociale. Mais il a fallu attendre le XXe siècle pour que ce concept de différence acquière ses lettres de noblesse aussi bien philosophiques que politiques. L’intérêt constant qu’il suscita tout au long du XXe siècle a donné lieu à des approches parfois très éloignées de l’optique matérialiste, au point que la force et l’originalité de la tradition matérialiste s’estompa progressivement, donnant ainsi lieu à nombre d’équivoques et de polémiques. Ainsi, il est surprenant de voir que des penseurs faisant le pari de lectures extrêmement critiques envers le capitalisme, comme par exemple Badiou ou Virno, retombent si facilement dans un platonisme ontologique qui jette par-dessus bord des siècles de réflexion matérialiste sur la constitution du sujet. Avec toutes les conséquences que ce type d’approche peut générer dans le champ politique. C’est pourquoi nous avons cru nécessaire de penser la politique à partir de la catégorie de la différence. Une catégorie à tout égard singulière, dans la mesure où elle détruit toutes les catégories constituées et situe la réflexion sous l’égide du devenir et de la multiplicité.

Cette différence n’est autre que l’effet d’un sujet qui, loin de s’identifier au sujet théorisé par la Modernité dominante, résulte d’une construction ; un sujet qu’il faut donc comprendre comme la conséquence des multiples médiations dont il se compose. Le sujet est différence. Or, la différence est à l’origine de la constitution de la réalité, comme sut le montrer Deleuze, et comme on pouvait déjà le comprendre chez Spinoza quelques siècles plus tôt. Dans le champ du politique, cette singularité du sujet complique extrêmement les choses, car nous ne pouvons plus nous appuyer sur des catégories constituées de sujets collectifs (comme celle de “classe”, ou de “peuple”), et parce que la matière qui constituait ces sujets collectifs, le sujet individuel, est également devenue problématique. Un véritable défi théorique. Jesús Ibáñez reprochait aux philosophes de vouloir théoriser sur la base du paradigme de la simplicité, alors que la réalité est terriblement complexe. D’une complexité telle que nous en avons d’ailleurs conclu à l’impossibilité, stricto sensu, d’une épistémologie, ou d’une démocratie, conséquemment matérialiste. Mais c’est bien la conscience lucide de ces difficultés qui doit être le point de départ de toute tentative de théorisation.

Dans ce contexte, nous pensons qu’une politique véritablement matérialiste doit impérativement œuvrer à la construction de ses sujets. Et si nous employons le pluriel, c’est parce que nous pensons qu’il s’agit de construire le sujet individuel et collectif d’une politique antagoniste. La lutte pour la construction de la subjectivité constitue, de fait, la lutte politique par excellence au sein des sociétés capitalistes de consommation. C’est d’ailleurs celle que le pouvoir, notamment au travers des médias de masse, mène avec la plus grande âpreté et efficacité. Nous avons beaucoup insisté, ici et ailleurs, sur la nécessité de prendre part à ce combat. Et l’un des modes d’intervention possible est celui qui consiste à bouleverser notre rapport à la machine, renverser le cyborg qui se confond aujourd’hui avec la subjectivité contemporaine, afin de mettre la machine au service du sujet, et non l’inverse.

Mais la politique antagoniste doit opérer une mutation radicale et profonde, à la mesure de celle qui a affecté le concept de sujet. Pour ce faire, nous avons avancé trois concepts : l’écoute, la traduction et le désir. Les deux premiers tentent d’apporter une réponse au constat de la différence subjective, à la singularité épistémologique que Marx théorisait déjà avec une grande précision dans le court fragment des Grundrisse que nous avons cité. Le goût pour la parole, ou le verbiage excessif, qui caractérise notre tradition politique aura en quelque sorte rendu inaudible ce message initial. Habitués au silence auquel nous condamne le pouvoir depuis les temps immémoriaux du Thersite homérique, nous avons peut-être été trop prompts, en retour, à considérer la parole comme le seul et unique instrument politique valable. Et c’est peut-être bien ce goût retrouvé pour la parole qui nous a fait perdre de vue l’impérieuse nécessité d’écouter. Or, s’il s’agit bien, comme le rappelle Spinoza, de composer des corps, et de construire un sujet collectif, il est nécessaire de savoir écouter ce que l’autre dit et propose. Une écoute qui ne peut exister que dans la conscience de la singularité, au moins partielle, du langage de l’autre, et s’articuler sur un processus de traduction où tout l’effort portera sur une possible syntonie des discours. Et c’est tout naturellement qu’intervient le troisième concept : celui de désir. Un Désir de multitude. Car, comme le rappelle Deleuze, seul ce qui diffère se ressemble. A condition de vouloir se ressembler. Rechercher la différence, ou la nuance, est toujours quelque chose de très simple, comme en témoigne toute notre tradition politique, dont les échecs successifs sont sans doute à rechercher du côté de sa dimension sectaire et particulariste. C’est pourquoi la construction d’une politique matérialiste de la différence doit-elle, selon nous, faire toute sa place au désir, le désir de rencontre et de production du commun, le désir de multitude.

Un désir de multitude comme celui qui fit apparaître tant de sourires sur les places de nos villes insurgées, et favorisa l’émergence et la construction de sujets politiques nouveaux parmi celles et ceux qui n’y croyaient plus, et avaient parfois pris la politique en horreur. Un désir qui ne permettra plus que se constituent des vérités absolues, et se figent dans le marbre des pratiques politiques qui deviennent des objets de culte, ou des enjeux de pouvoir. Désir de multitude, désir de commun. Désir de révolution.

Rechercher
Rechercher
Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111374
ISBN html : 2-35311-137-8
ISBN pdf : 2-35311-138-6
ISSN : en cours
Posté le 19/10/2021
3 p.
Code CLIL : 4127
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Aragüés, Juan Manuel (2021) : “Le désir s’invita sur les places de nos villes…”, in : Aragüés, Juan Manuel (2021) : “Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste”, traduit de l’espagnol par Julien Canavera, Collection Dissidences / Disidenci@s, PUPPA, 131-134, [en ligne] https://una-editions.fr/le-desir-sinvita-sur-les-places-de-nos-villes [consulté le 19 octobre 2021]
10.46608/dissidences1.9782353111374.8
Accès au livre Désir de multitude
Illustration de couverture • D'après Multitude, wallpaper Harlequin (transformation et mise en lumière Marion Paulhac).
Retour en haut
Aller au contenu principal