UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Le pont Henri IV de Châtellerault
« un des plus beaux ponts du royaume »
Regards croisés sur les Ponts Neufs de Paris, Toulouse et Châtellerault

Le pont Henri IV franchit la Vienne par la RD 725 entre Châtellerault et son ancien faubourg de Châteauneuf. Il est propriété du département de la Vienne ainsi que les pièces enterrées situées dans la culée de la rive droite. En revanche les tours et les pièces enterrées en-dessous appartiennent à la ville de Châtellerault. La totalité de l’ouvrage est classé Monument historique depuis 1913.

Le premier historien à avoir conduit des recherches sur cet ouvrage est Alfred Barbier qui a publié, en 1900, un article de 150 pages1. Dans cet article Alfred Barbier s’est concentré sur les conditions de la construction du pont aux XVIe et XVIIe siècles. Il étudie également plusieurs projets de restauration du pont de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. En 2009 deux sociétés savantes locales (la Société des sciences et le Centre Châtelleraudais d’histoire et d’archives) ont publié, ensemble, une nouvelle histoire du Pont Neuf de Châtellerault à l’occasion de son 400e anniversaire. C’est, depuis Barbier, la première tentative de développer l’histoire du pont en utilisant de nouveaux documents et surtout de réinterroger les publications plus anciennes.

Les écrits existants sur le pont Henri IV offraient une bonne vision d’ensemble sur l’histoire de l’ouvrage mais souffraient toutefois de la répétition d’incohérences et apportaient peu d’information sur le projet initial, les transformations successives, les matériaux et les techniques employées entre la fin du XVIe siècle et les années 2000. Notre objectif était de clarifier les incohérences de la bibliographie, de vérifier si les archives mentionnées dans les publications antérieures pouvaient renfermer des informations supplémentaires, et de compléter les recherches sur les périodes plus récentes (du XIXe siècle à nos jours).

Châtellerault, pont Henri IV (AD 86, 5 Fi 177).
Fig. 1. Châtellerault, pont Henri IV (AD 86, 5 Fi 177).

Châtellerault et ses ponts

L’existence d’un pont à Châtellerault est attestée par les archives depuis 1065, date à laquelle Hugues Ier de la Rochefoucaud, vicomte de Châtellerault, concède une arche du pont aux chanoines de la collégiale Saint-Nicolas de Poitiers pour établir un moulin et des pêcheries. Sa présence est confirmée par un second document de 1120 d’une donation aux religieux de Saint-Cyprien de Poitiers2. De ce premier pont à peine est-il supposé qu’il serait lié à la valorisation d’un gué sur la Vienne par le comte Airaud ou ses descendants. Certains auteurs supposent un premier pont en bois reconstruit en pierre dans le courant du XIIe siècle au moment de l’édification par le comte Hugues de la Rochefoucaud d’un nouveau château marquant la fondation de Châteauneuf3. Une construction autour des XIe-XIIe siècle reste cohérente avec le constat de Jean Mesqui selon qui cette période est marquée par une reprise de la construction de ponts en raison d’un nouvel essor des échanges commerciaux4. Ce qui se met en place dans le discours historique, rapprochant le renouveau du pont et la construction d’un château, c’est le lien entre le développement de la ville et l’existence du pont, entre la volonté de faciliter la traversée de la Vienne et celle de la contrôler.

Route de Paris à Bordeaux, cahiers d’inspection dans la traversée de la généralité de Poitiers, 1764-1771 (AD 86, C supplément 114).
Fig. 2. Route de Paris à Bordeaux, cahiers d’inspection dans la traversée de la généralité de Poitiers, 1764-1771 (AD 86, C supplément 114).

La chanson de Bertrand du Guesclin de Cuvellier délivre des éléments de description du pont de Châtellerault au XIVe siècle5. Il relate la prise de la ville, en 1370, par les troupes de Bertrand du Guesclin alors que le vicomte de Châtellerault est rangé du côté des Anglais. Il décrit un pont fortifié de deux tours situées aux deux extrémités de l’ouvrage. Dans un premier temps, le vicomte de Châtellerault, se réfugie dans celle qui se trouve du côté de la ville. Les troupes de du Guesclin parviennent à la miner, le forçant à rejoindre la seconde tour située du côté de Châteauneuf. Le vicomte fait alors rompre le pont pour empêcher toute poursuite. Cet épisode guerrier intervient après la chute de la ville ; le pont faisant l’objet d’un second affrontement, le lendemain, et joue un rôle de citadelle. Son rôle de contrôle du passage est ici poussé à son extrême dans une dimension guerrière.

Après cet épisode, le pont, détruit, aurait été remis en état. En 1900, Alfred Barbier suppose que les piles en pierres du pont auraient été conservées et utilisées pour supporter un nouvel ouvrage en bois remplacé dans la seconde moitié du XVIe siècle. Toutefois, plusieurs documents confirment que l’ouvrage est reconstruit en pierre. En 1528, l’ambassadeur de Venise, Andrea Navagero traverse la Vienne sur un « ponte di pietra ». Un procès-verbal de visite du pont de 1564 mentionne un « pont de pierre ». Enfin, un autre procès-verbal de visite témoigne de la construction par Anne de France ou Anne de Beaujeu, dame de Châtellerault entre 1483 et 1504, de deux tours reliées par « une voulte au milieu » pouvant correspondre à un pavillon central. Ces deux tours, construites du côté de Châteauneuf, étaient précédées d’un pont-levis6. La construction de ce portail d’entrée sur le pont confirme la dimension monumentale du pont et sa place particulière dans la ville. L’existence de tours à destination défensive sur le pont du XIVe siècle, puis la construction d’un ouvrage plus proche de la symbolique du pouvoir à la fin du XVe siècle, rappellent la place centrale du pont dans la mise en place d’un discours architectural et urbain du pouvoir seigneurial dans la ville.

Les tentatives de reconstruction au début du XVIe siècle

Au début du règne de François Ier, Châtellerault est concerné par l’opposition entre Louise de Savoie et Charles de Bourbon. En avril 1521, le décès de Suzanne de Bourbon, dame de Châtellerault et cousine de Louise de Savoie, ouvre la voie à ce conflit. En 1523, l’ensemble des biens de Charles de Bourbon sont saisis, parmi lesquels Châtellerault et son pont qui sont alors rattachés au domaine royal. Dès lors, le duché de Châtellerault est attribué à des grands personnages du royaume ; chaque donation donnant lieu à des procès-verbaux de visite. Deux d’entre eux sont conservés pour les années 1530 et 15647. Ils rappellent une crue destructrice intervenue en 1530. Une seconde aurait eu lieu en 1555 et aurait « parachevée de ruyner » le pont. Ces deux épisodes rendent indispensable la reconstruction de l’ouvrage ; projet qui occupe les esprits dès les années 1530 et 1550.

Les Châtelleraudais envoient à François Ier, à la fin des années 1530, un « portraict et devis » des travaux projetés pour demander une aide financière. En mars 1540, il leur accorde les revenus de la coupe des bois de Corbery, voisins de la ville. Un marché est passé avec Jean Arnault pour la construction de quatre piles et une culée, l’entrepreneur devant se conformer « à ung autre pillier qui avoit auparavant esté faict aux despens du roy ». François Sainct et Aymé Samoyau, sont chargés au début des années 1540 de la construction des « voûtes, archeres et le reste dudit pont sur lesdits quatre pilliers ». Ces derniers interrompent leur travail et dénoncent la piètre qualité des ouvrages de Jean Arnault sur les piles construites. L’ensemble du chantier est suspendu àpartir de 1558 dans l’attente du règlement du procès de la ville contre Arnault, et du procès de François Sainct contre la ville qu’il met en demeure de fournir les piles nécessaires à la réalisation de son marché. Les registres du fonds Sully pour l’année 1611 comportent un paragraphe pour le paiement de la « ruyne et demolition de quatre vielz pilliers des anciens pontz et netoyement de la riviere ». Il s’agissait alors de supprimer quatre piles qui gênaient la navigation8. Un profil du pont de Châtellerault dressé en 1785 témoigne de la conservation de deux départs de piles portant le mot « ruines » en légende qui pourraient correspondre à des éléments persistant des travaux des années 1540. 

Les ruines de 1530 conservées près du nouveau pont, 1785 (AD 86, C supplément 114).
Fig. 3. Les ruines de 1530 conservées près du nouveau pont, 1785 (AD 86, C supplément 114).

Le procès-verbal de visite de Châtellerault de 1564 acte l’abandon du projet des années 1540, mais rappelle la nécessité de poursuivre les efforts pour construire un nouveau pont et de conserver l’ancien pont désormais largement en bois. Les Châtelleraudais se tournent à nouveau vers le roi, Charles IX, auquel ils rappellent que Châtellerault constitue « le principal passage » vers la Guyenne et le Languedoc soulignant ainsi la nécessité d’y rétablir un pont qui « mérite estre bien faict » pour faire face aux crues.

Chronologie des travaux du pont neuf

Le chantier reprend en 1575 sous la responsabilité de l’architecte Robert Blondin, « maistre architecte et conducteur de l’œuvre des ponts de pierre que le roi fait faire à Châtellerault ». Il reste en charge de ce projet jusqu’à son décès en septembre 1594. Pendant vingt ans, il réalise la majeure partie de l’ouvrage. À sa mort, toutes les piles et culées sont édifiées et il reste à réaliser les voûtes de quatre arches. Entre 1595 et 1604, les travaux se poursuivent sous Charles Androuet du Cerceau qui achève les quatre dernières arches. Enfin, entre 1606 et 1611, c’est René Androuet du Cerceau, fils du précédent, qui construit le portail du pont du côté de Châteauneuf.

Dès le début du XVIIIe siècle, un mémoire sur le duché de Châtellerault indiquait que la ville « a un pont de pierre des plus beaux du royaume pour traverser la riviere de Vienne »9. Par deux lettres patentes, Charles IX attribue aux Châtelleraudais les ressources nécessaires à l’avancement de leur nouveau pont. Il nomme Charles Chevallier sieur d’Esprunes, général des finances à Poitiers pour suivre le chantier. L’une de ces lettres invite Charles de Marconnay, seigneur de la Barbelinière, écuyer de Catherine de Médicis, à se rendre sur place accompagné du « maitre des œuvres à Paris ». Tous deux doivent repérer le meilleur emplacement pour le nouveau pont et « pour asseoir les fondemens d’icelluy », faire un nouveau plan et en dresser le devis10. Les lettres de Charles IX sont également envoyées à Diane de France, fille naturelle d’Henri II, et duchesse de Châtellerault. Avant la fin de 1564, deux architectes parisiens, Gatien Belle et Laurent Joguet remettent aux habitants un devis et un portrait du futur pont permettant de fixer l’emplacement de l’ouvrage, le nombre et l’emplacement des piles. Le projet est entériné en janvier 1565 et les premiers marchés sont passés en mars-avril. Si les travaux débutent bien, ils connaissent rapidement un coup d’arrêt et ne reprennent qu’en 1575. Sur cette période de dix ans, les sources mentionnent uniquement la « structure encommencée dudict pont » pouvant correspondre à la mise en place des batardeaux nécessaires à la fondation des piles. L’exemple du pont Neuf de Paris montre bien que plusieurs batardeaux pouvaient être établis avant la construction des piles. En 1578, à Paris, un marché est passé pour la construction de cinq batardeaux. Puis entre 1588 et 1598, alors que les travaux s’interrompent, des mesures sont prises pour conserver les batardeaux du grand bras de Seine en attendant la reprise du chantier11. À Châtellerault, un texte de 1611 indique que l’on commença « la scinture du Pont Neuf […] en l’année mil VC soixante cinq [1565] » ; ce terme de ceinture pouvant renvoyer aux batardeaux. Comme à Paris, l’arrêt des travaux pourrait être lié aux guerres de Religion. En effet, la ville est assiégée en 1569 par les troupes du duc d’Anjou alors qu’elle est entre les mains de Gaspard de Coligny. Des dégâts sont infligés aux fortifications de la ville, et leur remise en état a pu devenir prioritaire. En 1572, un autre coup d’arrêt a pu être provoqué par l’assassinat de Charles Chevallier d’Esprunes. Celui qui reprend sa charge meurt à son tour avant mars 157512.

La première question qui se pose est de connaître la part de chacun de ces architectes dans la construction et la conception du pont de Châtellerault. Lorsqu’en 1595 il s’agit de remplacer Robert Blondin, les Châtelleraudais souhaitent retenir un maçon local dont les honoraires seraient moins élevés qu’un architecte. Ils justifient cette proposition par le fait que « le desseing, plan et montée dudit pont sont faictz » et que les compétences d’un architecte ne sont plus nécessaires13. L’adjudication des dernières arches du pont mentionne qu’elles devront être réalisées « en la mesme forme et de semblables estofes et materiaulx que les autres cy devant faictes ». Ce document de 1601 est complété par une adjudication de mars 1602 qui rappelle que les trois dernières arches seront « scellon la forme et teneur [des arches existantes] sans y rien innover »14. Ainsi l’intervention de Charles Androuet du Cerceau vise avant tout à respecter le programme défini avant lui et à achever l’œuvre de ses prédécesseurs. Robert Blondin semble avoir reçu des instructions similaires. En effet, les lettres d’Henri III de 1576 renvoient au « modelle qui en a esté cy davant dressé ». Robert Blondin intervient donc vraisemblablement comme exécuteur d’un projet défini avant lui, probablement dès 1564-1565. Dès lors, faut-il attribuer la paternité du pont neuf de Châtellerault à Gatien Belle et Laurent Joguet ? C’est peu probable car ils semblent avoir une mission plus technique que créative lorsqu’ils sont envoyés à Châtellerault à la fin de 1564.

Le pont Neuf de Châtellerault, un chef d’œuvre ultime ?

En 1994, Jean Mesqui écrivait son admiration du pont de Châtellerault et le qualifiait de « chef-d’œuvre d’invention ou d’esprit architectural, partant d’un principe de piles somme toute médiévales pour y superposer la plus extraordinaire des élévations, mêlant la sophistication de la stéréotomie, l’usage de l’anse de panier – pour la première fois à cette échelle – et le recours à une corniche strictement horizontale »15. Les documents que nous avons réunis ont permis de reconstituer le projet du pont de Châtellerault, de suivre sa réalisation et de tenter de comprendre l’exceptionnalité de cet ouvrage. 

Ainsi entre 1564 et 1611, les Châtelleraudais construisent un pont de 150 m de long et 21 m de large, de huit piles, deux culées et neuf arches, toutes parfaitement de mêmes dimensions, contrairement aux ponts de Paris et Toulouse. Chaque pile mesure 14 pieds de large, et chaque arche 30 pieds. En partie basse, des pierres dures à bossages sont utilisées « jusqu’à la hauteur des eaux ordinaires ». Des pierres plus tendres sont employées en partie haute, apportant ainsi une variation de teinte à l’ouvrage.

Les pierres du pont de Châtellerault (cliché Marie-Amélie Tek, 2019).
Fig. 4. Les pierres du pont de Châtellerault (cliché Marie-Amélie Tek, 2019).

Les extrémités du pont devaient être délimités par deux portails plus proches de l’arc de triomphe antique que de l’ouvrage militaire. Du côté de la ville, il était prévu de construire une porte de 3 m de large percée dans un mur de même largeur que le pont et arborant des éléments de décoration. Elle débouchait du côté du pont sur un pont-levis d’environ 3 m de large par 5 m de long fonctionnant avec les trois pièces souterraines de la culée.

En rive droite, du côté du faubourg de Châteauneuf, l’accès au pont s’effectuait par un portail monumental encore partiellement conservé. Il se composait de deux tours reliées par un pavillon central. En avant de ce portail, un fossé était enjambé par un petit pont à trois arches.

Plan du débouché vers la ville, vers 1768 (AD 86, C supplément 114).
Fig. 5. Plan du débouché vers la ville, vers 1768 (AD 86, C supplément 114).

Le pont de Châtellerault se distingue également par la forme de ses arches en anse de panier plutôt qu’en plein cintre, et par la présence de cornes de vache particulièrement assumées, et présentes à l’amont comme à l’aval du pont. Sur la partie supérieure du pont, la lettre d’Henri III de 1576 rappelle, au moment où commence la construction des piles, qu’il est prévu d’édifier des maisons. Ce n’est pas une nouvelle décision, puisque cette lettre invoque « le modelle qui en a esté cy davant dressé ». L’adjudication des travaux pour les dernières arches, en 1601, confirme que la construction de maisons sur le pont est toujours d’actualité alors que le chantier se termine. La conservation de cet aspect du programme est d’autant plus importante que les trésoriers généraux ne perdent pas de vue les rentes qui seront perçues sur ces futures maisons. En 1595, les trésoriers généraux estiment que ces rentes devraient rapporter 3000 livres par an16. L’ambition de construire des maisons de chaque côté du pont explique la largeur exceptionnelle de l’ouvrage : deux rangées de maisons devaient disposer de 8 m chacune laissant place à une rue d’environ 5 m de large. Le pont neuf de Châtellerault est ainsi à classer parmi les ponts-rue qui s’inspirent du pont de Notre-Dame de Paris construit au début du XVIe siècle. Il ne s’agit pas d’un pont sur lequel des maisons viennent s’ajouter au fur et à mesure de son existence, ici les maisons font partie du programme. C’est également en lien avec ce programme de pont-rue que sont prévues deux corniches à l’extérieur des parapets en tuf, portées par des consoles. Les profils du pont levés au XVIIIe siècle montrent que la corniche formait alors un angle droit avec le parapet. À la fin du XVIIIe siècle, ces corniches étaient qualifiées de « trotoir extérieur au pont ». Ce qualificatif rejoint la représentation du pont Notre-Dame de Paris par Jacques Androuet du Cerceau sur laquelle est représentée une galerie en bois à l’arrière des maisons et donnant sur la Seine. Le marché passé en 1601 pour l’achèvement des arches du pont de Châtellerault mentionne les « galleryes » qui reste à construire avec les voûtes restantes17. Lors de travaux au XVIIIe siècle (modification de la pente du pont et amélioration de l’étanchéité) les ingénieurs découvrent que les corniches du pont pénètrent sous la chaussée sur 1,6 m à 2,5 m témoignant ainsi d’un très fort ancrage qui aurait dû permettre une circulation extérieure au pont. À Toulouse en 1604, Pierre Souffron prévoyait des corniches d’environ 1,80 m pour la circulation des piétons ; ces corniches sont finalement réduites dans le projet de Jacques Le Mercier après 161418.

L’ensemble de ces éléments du projet de pont neuf à Châtellerault (régularité de dimension, symétrie parfaite, horizontalité, arches en anses de panier et à cornes de vache, maisons et trottoirs extérieurs) contribuent à la modernité et à l’exceptionnalité du pont de Châtellerault. La comparaison avec les ponts Neufs de Paris et de Toulouse, au regard des archives, confirme la qualité de la réalisation châtelleraudaise et permet de faire l’hypothèse de la réalisation d’une construction n’ayant pas fait l’objet de changement au fur et à mesure de l’avancement du chantier.

Élévation des tours du portail côté faubourg, XVIIIe siècle (AD 86, C supplément 114).
Fig. 6. Élévation des tours du portail côté faubourg, XVIIIe siècle (AD 86, C supplément 114).

Comparaison avec les ponts neufs de Paris et Toulouse

Les études réalisées sur les ponts Neufs de Toulouse et de Paris ont montré que les projets de ces deux ponts ont évolué en cours de chantier. Ces deux ponts ont été réalisés respectivement entre 1541 et 1635, et 1577 et 1606. Les cornes de vache, la forme des arches en anse de panier, la présence de maisons sur le pont et de corniches servant aux circulations piétonnes sont autant d’éléments qui ont été ajoutés au programme initial de ces deux ouvrages. 

Ainsi à Paris, les cornes de vache ont été utilisées uniquement sur le petit bras de Seine à l’amont et à l’aval. Leur ajout permettait d’élargir le tablier du pont en l’appuyant sur les avant et arrière-becs afin de permettre la construction de maisons qui n’étaient pas prévues au moment de l’édification des piles. La construction des piles du petit bras de la Seine débute en 1578 et le programme change l’année suivante. Si les piles du grand bras de la Seine, non commencées, sont construites plus longues, il faut trouver une autre solution pour le petit bras. Ainsi seules les arches du petit bras sont construites avec des cornes de vaches afin d’offrir un tablier de 21 m pour l’ajout des maisons19.

À Toulouse, l’emploi des cornes de vaches est limité au côté amont du pont et vise à faciliter l’écoulement des eaux lors des crues. Leur ajout semble devoir être attribué à Jacques Le Mercier qui soumet un nouveau projet pour le pont Neuf en 1614 soit 70 ans après le début des travaux20. Cet ajout est lié à la modification des arches qui devaient être en plein cintre. Afin de réduire la pente de l’ouvrage, Jacques Le Mercier propose une forme en anse de panier, des cornes de vache et des déversoirs dans les tympans pour compenser la réduction de l’ouverture des arches. Parmi les autres transformations figure l’abandon du programme de pont-rue. Les maisons initialement prévues étant abandonnées avant l’édification des arches, celles-ci peuvent être réduites, de même que les piles dont le surcroît de longueur est utilisé pour faire des becs superposés21. En 1614, Jacques Le Mercier propose également la construction d’un portail du côté du faubourg Saint-Cyprien.

À Châtellerault, il est question de construire des maisons sur le pont Neuf dès 1576, voire avant puisque la lettre d’Henri III de cette date renvoie au modèle « cy davant dressé ». À cette date, le chantier des piles s’ouvre mais les batardeaux sont probablement déjà en place. Ainsi la présence de maisons ne serait pas un ajout décidé en cours de chantier mais un élément persistant du projet. Dès lors, nul besoin d’élargir le tablier par l’ajout de cornes de vaches. Il faut donc trouver une autre explication à leur présence qui ne correspond ni à la volonté de faciliter l’écoulement des eaux, puisqu’elles sont présentes à l’amont et à l’aval, ni à un besoin d’élargissement de l’ouvrage. L’obligation faite aux constructeurs des dernières arches de les réaliser comme les précédentes va également dans le sens de l’absence de modification de l’ouvrage au fur et à mesure de son édification. Au sujet du pont de Châtellerault, Jean Mesqui faisait remarquer la qualité exceptionnelle des cornes de vache, qu’il classait « parmi les plus belles réalisations de stéréotomie ». Si l’hypothèse de la présence des cornes de vaches dans le projet initial est plausible, alors il faut peut-être considérer ces évidements comme une réalisation assumée, volontaire et esthétique. Il faut peut-être prendre le problème à l’envers du cas parisien. Plutôt qu’un moyen de rattraper un changement de programme peut-être que, prévues à l’avance, ces cornes de vache permettent de réduire la taille des piles tout en obtenant un tablier suffisamment large. Dès lors, elles permettraient une économie de matériaux, une simplification des fondations des piles et une plus grande rapidité de réalisation de celles-ci. La construction de piles moins longues s’accompagne de la mise en place de batardeaux plus petits et de l’évacuation d’un volume d’eau moins important.

Portail du Pont Neuf de Toulouse, vers 1850 (AM Toulouse, 2Fi 3953).
Fig. 7. Portail du Pont Neuf de Toulouse, vers 1850 (AM Toulouse, 2Fi 3953).

La forme en anse de panier des arches de Châtellerault distingue également ce pont de ses deux contemporains. En effet, cette forme d’arche, si elle est tout à fait connue du XVIe siècle, est particulièrement rare dans la construction de pont où le plein cintre est préféré. Le pont Neuf de Paris est d’ailleurs édifié avec des arches en plein cintre. Cette même forme était prévue à Toulouse et la première arche réalisée était en plein cintre. Il faut attendre le projet de Le Mercier en 1614 pour voir le chantier toulousain se tourner vers l’anse de panier. À cette époque, toutes les arches de Châtellerault sont terminées depuis huit ans. À Paris il faut attendre les travaux du XIXe siècle pour voir les arches du pont Neuf prendre une forme en anse de panier. Finalement le cas châtelleraudais semble relever d’une certaine audace pour son époque et participe à faire de ce pont un « si bel œuvre » pour reprendre les mots d’Henri III22.

Notamment en raison des chronologies de chacun des édifices, il apparaît que le pont de Châtellerault ne répond pas aux mêmes logiques d’évolutions que ceux de Paris et de Toulouse. Il n’est d’ailleurs pas impossible que le programme de Châtellerault ait apporté des solutions aux problèmes rencontrés à Paris et Toulouse avec l’emploi de l’anse de panier et des cornes de vache.

L’ombre des Delorme ?

Le caractère exceptionnel du programme initial du pont Neuf de Châtellerault interroge sur son auteur. Si Robert Blondin puis Charles et René Androuet du Cerceau ont suivi un projet défini avant eux, qu’en est-il de Gatien Belle et Laurent Joguet, premiers architectes à apparaître dans les archives ?

Les lettres de Charles X d’août 1564 demandent à Charles Chevalier d’Esprunes, général de ses finances à Poitiers, à Charles de Marconnay de la Barbelinière écuyer de Catherine de Médicis, et au « maistre des œuvres à Paris » de se rendre à Châtellerault pour définir un nouveau projet de pont. Si l’expression « maistre des œuvres à Paris » est employée au singulier, en janvier 1565 ce sont bien deux « maistres massons » ou « maistres architectes » qui se déplacent23. Laurent Joguet apparaît à plusieurs reprises dans les actes notariés parisiens. En 1557 il travaille à l’hôtel des Tournelles et à la Bastille, deux chantiers conduits entre 1556 et 1558 par Philibert Delorme pour Henri II24. En 1563, Laurent Joguet intervient au faubourg Saint-Germain à Paris dans l’hôtel de Charles de Bourbon, fils de Louise de Bourbon, et neveu de Suzanne de Bourbon elle-même fille d’Anne de France, toutes trois dames de Châtellerault avant le conflit avec Louise de Savoie. Enfin, en 1570, Joguet est mandaté par Catherine de Médicis pour des travaux en sous-œuvre au pavillon de la chambre du roi au château de Saint-Maur-des-Fossés. Il intervient alors sous la responsabilité de Jean Bullant, successeur de Philibert Delorme sur ce chantier25. Les actes notariés montrent un maître maçon qui parvient à se faire une place sur les chantiers de Philibert Delorme, de Jean Bullant, et dont l’associé, Jean Denys, poursuit des collaborations avec Charles Androuet du Cerceau.

Son comparse à Châtellerault, Gatien Belle, apparaît également dans les archives notariales parisiennes, quoiqu’il soit moins bien documenté notamment en raison de la graphie changeante de son nom. Gatien devient parfois Gacien, Gacian, Gaschon ou Gachon quand Belle se transforme en Besle ou Bolle. Il faut peut-être le rapprocher du maître maçon Gabriel Belle, de Paris, cité dans un marché de juin 1550 concernant les fortifications de la citadelle de Dieppe confiée à Philibert Delorme26. En 1566, Gatien Belle travaille avec son associé, Bertrand Deulx, aux « bâtiments, écuries et palais de la raine mère du roi » aux Tuileries27. Il y travaille sous la direction de Philibert Delorme en charge de ce chantier qui démarre entre janvier et mai 1564, quelques mois avant le départ de Gatien Belle pour Châtellerault28. Par ailleurs, l’associé de Gatien Belle, Bertrand Deulx, est connu pour avoir travaillé sous Philibert Delorme au château de Diane de Poitiers à Anet à partir de 154729.

C’est en suivant la carrière de Laurent Joguet et de Gatien Belle, que le nom de Philibert Delorme est apparu dans nos recherches. Dès lors nous nous sommes posé la question de la possibilité d’une intervention de cet architecte dans la conception du pont de Châtellerault. Après une période de mise en retrait suite à la mort d’Henri II, Philibert Delorme retrouve une place auprès de Catherine de Médicis dans les années 1560 au point d’être mentionné comme architecte de la reine mère lors de la passation du premier marché connu pour la construction des Tuileries en mai 1564. En 1566, il est cité comme « surintendant des bâtiments de la reine mère » dans un autre marché30. Pour Catherine de Médicis, Philibert Delorme conduit les chantiers des Tuileries et du château de Saint-Maur-des-Fossés. À sa mort, en 1570, c’est Jean Bullant qui semble reprendre en main ces projets.

Ces grandes lignes de l’histoire de Philibert Delorme, auquel il faut associer son frère Jean, ne sont pas sans lien avec l’histoire de Châtellerault. En effet, en 1563, Charles IX attribue, pour neuf ans, le duché de Châtellerault à Diane de France, fille légitimée d’Henri II, afin de lui assurer les revenus nécessaires à son maintien à la suite de Catherine de Médicis. Rappelons également que l’un des deux commissaires envoyés par le roi à Châtellerault en 1564 n’est autre que l’écuyer de la reine mère, Charles de Marconnay de la Barbelinière.

Au-delà de la proximité des Delorme avec Catherine de Médicis, il faut également compter sur une véritable expérience des deux frères sur la construction de ponts. Ils interviennent en 1556 et 1563 sur le pont de Poissy en Yvelines, en 1562 sur le pont de Gournay sur la Marne, en 1563 sur le pont de Juvisy-sur-Orge. Avec moins de certitude, ce sont probablement eux qui se chargent des réparations du pont aux Changes à Paris en 1557 et 1558 puis du pont de Charenton. À partir de 1555, ils conçoivent le pont de Chenonceau traversant le Cher où il s’agissait d’ériger un pont avec une « gallerie » d’un niveau. Moins documenté, mais néanmoins probable, est l’attribution faite à Philibert Delorme de la reconstruction du pont Saint-Michel de Paris détruit en décembre 1547 suivant un programme de pont-rue sur le modèle de celui de Notre-Dame.Rien ne permet d’établir un lien indéfectible entre les Delorme et le pont de Châtellerault mais plusieurs éléments permettent de faire un rapprochement. Pour le moment l’attribution du projet de pont Neuf de Châtellerault à Philibert Delorme doit rester de l’ordre de l’hypothèse. 

Notes

  1. Alfred Barbier, « Un monument historique du XVIe siècle, le pont de Châtellerault (1564-1830) », Bulletin et mémoires des antiquaires de l’ouest, XXIV, 1900, p. 1-151.
  2. Charles-Claude Lalanne, Histoire de Châtelleraud et du Châtelleraudais, Châtellerault, A. Rivière, 1859, p. 125 ; Louis Redet, Tables des manuscrits de D. Fonteneau conservés à la bibliothèque de Poitiers, Poitiers, Derache, 1839, t. 1, p. 62 ; Bibliothèque François Mitterand de Poitiers, Ms 466, Fonteneau, t. XII, p. 645 ; Alfred Barbier, « Un monument historique… », op. cit., p. 7-8 ; Société des sciences & Centre Châtelleraudais d’histoire et d’archives, Le pont Henri IV de Châtellerault, quatre cents ans d’histoire, carnet n°2 des musées de Châtellerault, éd. des Musées de Châtellerault, 2009, p. 12.
  3. Société des sciences & Centre Châtelleraudais d’histoire et d’archives, Le pont Henri IV… op. cit., p. 12.
  4. Jean Mesqui, Répertoire des ponts routiers antérieurs à 1750, Paris, Service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements, 1989, t. 1, p. 11.
  5. Michel Francisque (éd.), Cuvellier, Chronique de Du Guesclin, collationnée sur l’édition originale du XVe siècle et sur tous les manuscrits, avec une notice bibliographique et des notes, Paris, Bureau de la bibliothèque choisie, 1830, p. 374-375.
  6. Archives départementales de la Vienne (AD 86), 41 J 3, procès-verbaux de visite, 1530 & 1564.
  7. AD 86, 41 J 3, procès-verbaux de visite, 1530 et 1564.
  8. AN, 120 AP/49, fol. 135, année 1611.
  9. AD 86, 41 J 6, mémoire, 1716.
  10. AD 86, 2 E 169, procès-verbal de la construction du pont, 1564-1565.
  11. Robert de Lasteyrie, Documents inédits sur la construction du Pont Neuf, Nogent-le-Rotrou, 1882, p. 52-56 ; François Boucher, Le Pont-Neuf, Paris, Le Goupy, 1925, p. 111.
  12. Antoine Varillas, Histoire de Charles IX, Paris, Barbin, 1686, t. 2, p. 316-317 ; Jacques-Auguste De Thou, Histoire universelle, Bâle, 1742, t. 4, p. 589.
  13. AM Châtellerault (AMC), reg. XXXVIII, fol. 57, remontrances, 29 mars 1595.
  14. AMC, Z non coté, 15 mars 1602.
  15. Jean Mesqui, Chemins et ponts : lien entre les hommes, Paris, Rempart, 1994, p. 119.
  16. AMC, reg. XXXVIII, fol. 57, remontrances, 29 mars 1595.
  17. AMC, Z non cotés, 17 novembre 1601.
  18. Georges Costa, « Jacques Le Mercier et la construction du Pont Neuf de Toulouse », Mémoires de la société archéologique du Midi de la France, 2001, 61, p. 135.
  19. François Boucher, Le Pont-Neuf, op. cit., 1925, p. 89 ; Ferdinand, de Dartein, Le Pont neuf sur la Seine à Paris, 1578-1607 : notice descriptive et historique, Paris, Béranger, 1911, p. 34-37 ; Robert de Lasteyrie, Documents inédits…, op. cit., p. 65-74 ; Yves Metman (éd.), La construction du Pont Neuf. Le registre ou plumitif de la construction du Pont Neuf, Paris, Édition du Service des Travaux Historique de la Ville de Paris, 1987, p. 3-11.
  20. René Lotte, Construction d’um pont sous la Renaissance. Le Pont Neuf de Toulouse, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1982 ; Jean Mesqui, Le pont neuf de Toulouse sur la Garonne, Extrait du Congrès toulousain et Comminges, Paris, 2002, p. 328 ; Georges Costa, « L’œuvre de Pierre Souffron au Pont Neuf de Toulouse », Mémoires de la société archéologique du Midi de la France, 60, 2000, p. 166 & 174 ; Georges Costa, « Jacques Le Mercier… », op. cit, p. 127-138.
  21. Georges Costa, « Jacques Le Mercier… », op. cit., p. 127-138.
  22. AMC, reg. XXXVIII, fol. 13, 20 mars 1576.
  23. AD 86, 2 E 169, procès-verbal de la construction du pont, 1564-1565.
  24. Maurice Roy, Artistes et monuments de la Renaissance en France : recherches nouvelles et documents inédits, Paris, H. Champion, 1929, t. 1, p. 252-254 ; Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert de l’Orme, architecte du roi (1514-1570), Paris, Mengès, 2000, p. 222 & 233 ; Catherine Grodecki, Monique Kitaeff, « Saint-Maur en 1570, les deux projets de Catherine de Médicis », Bulletin Monumental, 158, 2000, p. 204.
  25. Catherine Grodecki, Les travaux de Philibert Delorme pour Henri II et son entourage, documents inédits recueillis dans les actes des notaires parisiens, 1547-1566, Lormaye, Librairie des arts et métiers, J. Laget, 2000, p. 89.
  26. BnF, ms fr 26558, cité dans Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert de l’Orme, op. cit., p. 292-293.
  27. AN, MC/ET/XXXVI/21, 3 & 25 mai 1566 ; AN, MC/ET/CV/12, quittance, 6 avril 1573.
  28. Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert de l’Orme, op. cit., p. 233-237.
  29. Ibid., p. 254-275.
  30. Ibid., p. 73-78.
Rechercher
Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9791030008333
ISBN html : 979-10-300-0833-3
ISBN pdf : 979-10-300-0834-0
ISSN : 2741-1818
11 p.
Code CLIL : 3385
licence CC by SA

Comment citer

Vendeville, Pol, “Le pont Henri IV de Châtellerault « un des plus beaux ponts du royaume ». Regards croisés sur les Ponts Neufs de Paris, Toulouse et Châtellerault”, in : Schoonbaert, Sylvain, coord., Des ponts et des villes : histoires d’un patrimoine urbain, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection PrimaLun@ 28, 2023, 71-82, [en ligne] https://una-editions.fr/le-pont-henri-iv-de-chatellerault [consulté le 17/10/2023].
doi.org/10.46608/primaluna28.9791030008333.9
Illustration de couverture • Vue de la ville et du pont de Bordeaux, Ambroise Louis Garneray, ca. 1823 (Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux XL B 99).
Retour en haut
Aller au contenu principal