UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Le terrain comme expérience corporelle :
la transformation comme source
créative de l’artiste chercheur 

Le terrain comme expérience corporelle :
la transformation comme source
créative de l’artiste chercheur 

J’aurais aimé aller ailleurs. Voir de près ce qui est loin.
Voir de loin ce qui est auprès.
Sourire à d’autres yeux. Serrer des mains nouvelles.
Kouam Tawa, Elle(s)1

Cet essai autour du terrain, comme source et ressource créative, se nourrit de mes expériences
de terrain, initiées en 19952 qui ont abouti à ma thèse sur le théâtre noir, ainsi que de très nombreux terrains réalisés depuis lors au Brésil, au Burkina Faso et au Sénégal. Ces terrains ont permis la mise en place d’une réflexion sur les formes de représentations dites « populaires » des populations afro-amérindiennes en Amérique Latine, et plus spécifiquement au Brésil, ainsi que l’étude des formes de théâtre en Afrique.

Un rapport au terrain : rite d’initiation et transformations corporelles ?

J’écris depuis Rio de Janeiro où je suis en délégation pour quatre ans. À partir de ces nombreuses années de terrain, il m’est apparu clairement que je vivais une transformation non pas seulement intellectuelle quant à mon appréhension du monde, mais que le terrain affectait profondément mon attitude corporelle. Claude Lévi-Strauss affirme d’ailleurs que le terrain réalise une « révolution intérieure » qui fait du candidat à la profession d’anthropologue « un homme nouveau »3.

Forte de ce constat, je me suis penchée sur les écrits de Mauss. Ces derniers datent, certes, de 1934, mais restent très éclairants puisqu’ils élaborent une réflexion sur l’attitude corporelle en fonction des pays et des cultures. Marcel Mauss, dans son texte Les techniques du corps, montre à quel point chaque culture développe une appréhension distincte des actions corporelles de la vie quotidienne, mais également comment les corps se transforment au contact d’autres cultures. Il l’expose ainsi :

Mais cette spécificité est le caractère de toutes les techniques. Un exemple : pendant la guerre j’ai pu faire des observations nombreuses sur cette spécificité des techniques. Ainsi celle de bêcher. Les troupes anglaises avec lesquelles j’étais ne savaient pas se servir de bêches françaises, ce qui obligeait à changer 8 000 bêches par division quand nous relevions une division française, et inversement. Voilà à l’évidence comment un tour de main ne s’apprend que lentement. Toute technique proprement dite a sa forme. Mais il en est de même de toute attitude du corps. Chaque société a ses habitudes bien à elle4.

Marcel Mauss explique comment une attitude corporelle est spécifique à chaque culture, notamment dans le cas d’une technique. Il souligne également que parvenir à modifier ces attitudes s’avère difficile.Dans le même temps, il s’intéresse au contact d’un individu avec une autre culture qui peut engendrer une volonté de transformation du corps de l’individu, plus ou moins consciente et, plus ou moins réussie. Ainsi un régiment anglais durant la guerre de 1914-1918 voulut intégrer des sonneries françaises pour rythmer la marche à pied et cela fut un fiasco car les membres de l’infanterie anglaise n’arrivaient pas à adapter leurs pas sur le rythme français. Le corps avait été marqué par l’apprentissage initial de la marche au sein de l’armée anglaise. On pourrait parler ici d’une mémoire du corps. Mais à l’inverse, il détaille comment il s’est rendu compte que ses infirmières marchaient comme de nombreuses jeunes filles en France, lorsqu’il était hospitalisé dans un hôpital à New York. Or c’étaient les jeunes filles françaises qui avaient adopté la marche des Américaines en allant au cinéma, dépassant ainsi leur mémoire du corps pour en adopter une exogène !

Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J’avais le temps d’y réfléchir. Je trouvai enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient Françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous. C’était une idée que je pouvais généraliser. La position des bras, celle des mains pendant qu’on marche forment une idiosyncrasie sociale, et non simplement un produit de je ne sais quels agencements et mécanismes purement individuels, presque entièrement psychiques5.

Marcel Mauss s’intéresse donc à la façon de marcher des infirmières à l’Hôpital à New York et voit chez les Françaises la même attitude par imprégnation du cinéma Hollywoodien. Mais qu’en est-il d’une situation similaire à celle des Américaines et des Françaises en termes de marche, cette fois-ci pour le chercheur à la suite d’une recherche approfondie dans une autre culture éloignée de la sienne ?

L’anthropologue François Laplantine dans son manuel d’ethnographie, La description ethnographique, insiste lui aussi sur le profond changement vécu par l’anthropologue lors de son travail de terrain. Comprendre que rien dans nos attitudes sociales n’est « naturel » et à quel point le terrain transforme le chercheur tant intellectuellement que psychiquement, constitue un des objectifs de l’ouvrage.

Cette révolution épistémologique, qui implique un décentrement radical, un éclatement de l’idée qu’il existe un centre du monde, et corrélativement un élargissement du savoir et une mutation de soi-même n’est possible qu’à partir d’une révolution du regard. C’est seulement, en effet, l’expérience de la découverte sensorielle de l’altérité à travers une relation humaine nous permet de ne plus identifier notre province d’humanité comme L’Humanité et, corrélativement, de ne plus rejeter le présumé « sauvage » hors de nous-mêmes6.

Laplantine explique alors que le chercheur commence à épier le moindre de ses gestes, de ses mimiques percevant à quel point rien n’est naturel. Pour aller plus loin, je dirais même à quel point cette transformation du regard sur soi implique en réalité une profonde transformation de soi par une transformation du regard porté sur l’Autre. Comme dit l’auteur : « Nous construisons ce que nous regardons nous constitue, nous affecte et finit par nous transformer »7. Laplantine distingue les termes voir et regarder et insiste à la page 19 sur le fait que le regard, qui est un apprentissage ethnographique, est un acte bien plus charnel qu’intellectuel, qui passe définitivement par le corps bien plus que par l’esprit.

Il est donc clair que l’anthropologue passe par une véritable initiation à partir de son terrain, notamment lorsqu’il y est confronté pour les premières fois. Mais qu’en est-il du chercheur, non plus apprenti, après de nombreuses années de terrain ? Outre la légitimité scientifique qu’apporte cette expérience du terrain, particulièrement sensible dans la bouche des anthropologues, des géologues et bien sûr des ethnoscénologues8, le terrain sur le long terme apporte une transformation profonde tant corporelle qu’intellectuelle, perceptible dès le premier contact avec un individu ayant, comme on dit, « fait du terrain » fréquemment. En effet, pour les brésiliannistes, par exemple, il existe une posture corporelle, une façon de se tenir à une moindre distance. Le besoin d’espace entre soi et l’autre est réduit, la proximité corporelle n’est pas une difficulté. Le tutoiement est également plus rapide tout comme l’utilisation du prénom de l’interlocuteur. Même les mails semblent prouver cette moins grande distance avec l’autre. Je me souviens d’un metteur en scène togolais, Justin Dawa, avec qui j’ai été amenée à travailler, qui ne me connaissait pas, mais après un seul contact par mail, m’avait dit : « J’ai senti dans la façon dont tu écrivais que tu avais habité et travaillé beaucoup à l’étranger, c’était simple ».

Je peux percevoir, par exemple, une transformation/adaptation de l’utilisation de ma langue maternelle, le français, et d’adoption, le portugais, pour traduire différentes émotions. Par exemple en cas de danger, si un de mes enfants traverse la rue et qu’une voiture va un peu vite, je dirai « Cuidado !!!! » en portugais, alors même que je suis en France et que je n’ai parfois pas parlé portugais pendant 3 mois ou 6 mois. J’avoue aussi souvent jurer en portugais quand j’ai une grosse peur ! Mes transformations corporelles paraissent elles aussi évidentes.
Par exemple, pour se saluer entre le Brésil et la France : au Brésil il s’agit de se prendre dans les bras en se serrant relativement fort, en faisant un « abraço ». En France, au plus près, on fera une bise ou deux. Ainsi, quand je suis en France, il m’est parfois difficile de dire bonjour de si loin, notamment quand je retrouve ma mère après de longs terrains et qu’elle me fait juste une bise, il me semble insensé de ne pas la prendre dans les bras. La transformation corporelle semble d’ailleurs visible de l’extérieur puisque de nombreuses personnes me demandent si je suis américaine et me voient comme étrangère quand je suis en France. Pourtant au Brésil, on ne me voit pas forcément, loin de là, comme une Brésilienne !

Une autre transformation due au terrain est celle du rapport à l’éducation et à l’intimité qui touche là aussi directement au corps : au Brésil un bébé est allaité jusqu’à ses deux ans minimum, ou encore on ne laisse pas pleurer un bébé. Quand je suis arrivée en France avec mon enfant de 9 mois, élevé au Brésil, il m’était physiquement insupportable de voir à la crèche où je l’emmenais, les enfants hurler et qu’on me dise que c’est ainsi que les bébés « s’expriment », le mien inclus, ou qu’il fallait absolument que j’arrête d’allaiter mon enfant, quitte à lui donner, à mon insu, un biberon avec un débit ahurissant quand il était à la crèche pour qu’il ne souhaite plus téter. Il s’agissait, pour moi, d’une véritable violence. Ces détails ne sont pas bénins dans la mesure où ils permettent de comprendre la dimension transformatrice du terrain dans le rapport au corps et à l’intimité, mais également les difficultés rencontrées par des personnes étrangères à leur arrivée en France. D’ailleurs, un regard anthropologique sur l’univers de prise en charge de la petite enfance semble aujourd’hui nécessaire.

Ces modifications corporelles, affectives, profondément liées à l’intime affectent nécessairement la création artistique qui passe, justement, par ces canaux sensibles. Car étant profondément marqué en son for intérieur par des années de terrain, l’individu voit son rapport au monde modifié et donc la création qui s’ensuit en est nécessairement influencée si ce n’est transformé.

En quoi le terrain et ses transformations modifient-ils le savoir-faire artistique ?

Je cherche ici à présenter l’impact du terrain sur la création ou, pour le dire autrement, comment créer à partir de ces transformations corporelles ? Assez simplement, pour le documentaire et la photographie, le terrain va engendrer une autre attitude corporelle, une autre façon de poser des questions, de regarder et donc de photographier, par imprégnation. Jean Rouch parlait du « cinéma transe », mais surtout de la « caméra-transe », ou comment le caméraman rentre dans un état second lorsqu’il filme9. Je crois que le terrain rend cette « transe » d’autant plus forte et permet d’être non plus une transe « bossale » (comme le disent les Haïtiens pour le vaudou), mais « contrôlable » et surtout très créative. Comme le dit François Laplantine, cité ci-dessus, une fois initié par le terrain, il ne s’agit plus de voir, mais de regarder et la « caméra-transe » vous donne un regard d’autant plus aigu sur les choses. Celle-ci multiplie potentiellement la créativité et la sensibilité du photographe ou du caméraman.

Mais comment considérer des éléments culturels qui vous étaient étrangers et vous sont devenus intimes, lorsqu’ils surgissent au moment de votre émotion créatrice ? Dans mon cas pour créer des performances ou pour élaborer mon jeu d’acteur, à quel moment puis-je me dire, en ces temps décoloniaux, que cet élément issu d’une autre culture peut être évoqué dans ma création ? Est-ce légitime ? S’agit-il d’une appropriation culturelle ? Consciente des possibles dérives de cette appropriation, comme on a pu le voir en 2018 avec le spectacle Kanata de Robert Lepage sur les Amérindiens canadiens interprétés par des comédiens non amérindiens du Théâtre du Soleil, comment peut-on se positionner ? J’avais moi-même était profondément gênée par les choix de Robert Lepage, qui, à ma connaissance, n’avait d’ailleurs jamais vécu sur le terrain avec des Amérindiens canadiens10. Comment éviter certains écueils ? Alors même que la créativité est profondément affectée par ces années de terrain ? Il s’agit d’un véritable dilemme que je n’ai d’ailleurs pas résolu jusqu’à aujourd’hui.

La transformation de la créativité due au terrain est souvent inconsciente et est bien distincte de la démarche créative des orientalistes de la fin du XIXe, et du début du XXe : ces derniers s’inspiraient ouvertement de la culture orientale dans leurs écrits ou leurs productions plastiques. Je pense ici à Joris-Karl Huysmans, Pierre Loti ou encore Henri Matisse et Pablo Picasso. De même, Jerzy Grotowski était allé s’inspirer de la Chine puis d’Haïti à différents moments pour la création de ses méthodes, dites, pour certaines, d’anthropologie théâtrale11.

Mais cet aspect inconscient de la créativité de celui ou celle qui a fait du terrain a, par exemple, été illustré pour moi par la construction d’un mur de pierres sèches, fait très doucement autour de notre domicile en France par Philippe Degaille. Ce dernier a fait des années de terrain au Brésil depuis les années 2000. En effet, à son retour au Brésil, il se rendit compte qu’il avait fait son mur sur le modèle brésilien qu’il avait inconsciemment intégré. Il était persuadé d’avoir trouvé « sa » méthode, or, il l’avait empruntée aux Brésiliens.

De même, du fait de la transformation corporelle implicite due au terrain, explicitée ci-dessus, bien souvent inconsciente, le corps au moment du processus d’improvisation théâtrale va s’exprimer différemment. Ainsi, lors d’un moment performatif, je vais donner plus d’espace pour les mains, mon corps va avoir une plus grande extension dans son rapport à l’espace, par exemple. La voix est elle aussi modifiée à certains moments d’improvisation, notamment ceux qui ont recours à un certain épuisement du corps, dans la ligne de Jerzy Grotowski. En effet, à ces instants les chants qui peuvent surgir sont souvent directement inspirés de ceux que j’ai entendus ou même étudiés sur le terrain, comme ceux du théâtre populaire du Guerreiro. Ainsi lors d’une mise en scène d’une adaptation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare avec Guy Freixe, j’avais placé des versets de la pièce sur le rythme d’un chant dédié à l’Indio Peri, celui qui résiste à la christianisation forcée du colon portugais, dans le Guerreiro. Ou encore, cette influence directe a eu lieu lors d’un atelier appelé « silence », donné par François Kahn, disciple de Jerzy Grotowski, où le silence était donc de mise. À un moment d’un exercice, j’avais sans doute oublié de garder bien les yeux ouverts (consigne donnée par Jerzy Grotowski pour éviter la transe), je suis alors entrée dans un état modifié de conscience. Ce sont des entités du candomblé qui sont apparues, dans ce moment liminaire, pour reprendre Arnold Van Gennep puis Victor Turner, de création. François Kahn à l’époque avait dit en riant : « tu as trop étudié tout ça, voilà ce qui se passe ! ».

Évidemment, tout dépend beaucoup de ce que vous étudiez. Ce n’est pas seulement le fait de vivre au moment du terrain, dans un autre espace géographique, mais surtout le type de recherches menées qui modifie le chercheur. Si vous travaillez sur le théâtre « noir », vous serez en contact avec le candomblé car il s’agit d’un marqueur de la négritude de ce théâtre, et cet univers modifie votre cosmogonie, votre vision du monde, de façon très intime.

Prenons ici un exemple d’une performance effectuée en 2017. J’ai été performeuse et metteuse en scène de Oda Maritima à partir du texte de Fernando Pessoa du même nom, avec trois projections simultanées de vidéo et sept autres performeurs pour le VI Festival Back to the Trees (ISBA)12. Le festival Back to the trees avait, cette année-là, changé de lieu, se plaçant au bord de la Loue, et avait choisi pour fil conducteur l’eau. Besançon étant la ville de France la plus éloignée de la mer j’avais eu l’envie de recréer l’océan au bord de l’eau douce et de m’atteler au texte de Fernando Pessoa, Ode Maritime, que j’avais vu mis en scène par Claude Régy13. Le texte a une puissance poétique et émotionnelle très forte pour qui aime l’océan. Étant moi-même marin et ayant traversé l’Atlantique en voilier pour un convoyage de La Rochelle à Rio de Janeiro, j’avais à l’époque filmé tout le voyage sur une commande d’une boîte de production parisienne. De plus, nous avions des images de la fête de Iemanja, la déesse de la mer au sein du candomblé brésilien, que nous avions filmées le 2 février 2003 avec Philippe Degaille.

J’eus l’idée d’une mise en espace au bord de l’eau dans laquelle les spectateurs seraient entourés d’eau, douce et salée, de navires, de voiliers projetés sur des draps à partir des images de la traversée, par trois vidéos projecteurs simultanément, et dans laquelle les fragments du texte de Pessoa, dits en plusieurs langues (portugais, français et arabe) inviteraient à la découverte de l’Autre, à la sensation d’unicité du monde que procure le déplacement par la mer. Une statue de Iemanja fut posée sur une pierre dans l’eau et tous en blanc, comme le 2 février, jour de la fête de Iemanja à Salvador, Bahia, nous distribuèrent à la fin de la performance des fleurs au public, qui les posa sur un canoë que nous descendîmes jusqu’à la rivière. Nous emmenâmes ces fleurs au milieu de l’eau puis déposèrent notre offrande, à l’instar des fidèles de Iemanja qui les confient aux marins pour qu’ils les emmènent en pleine mer, pour qu’elles rejoignent cette fois-ci la mer par la rivière. J’étais accompagnée par Philippe Degaille et Aurélien Decque, qui m’ont soutenue dans la production, et par six étudiants du Master en Théâtres du Monde de Besançon comme interprètes.

Fig. 1. Ode Maritime, adaptation du texte de Fernando Pessoa, mise en scène Christine Douxami,
photos Philippe Degaille et capture d’écran de la captation faite par P. Degaille et C. Douxami.

L’enjeu créatif était-il légitime ? Où s’arrête la créativité ? Gustave Akakpo, auteur togolais, résident en France depuis de très nombreuses années, a souhaité parler de la Seconde Guerre Mondiale en France et de la période nébuleuse de la débâcle allemande avec son texte Tulle, le jour d’après (2012), au sujet des atrocités commises par les troupes allemandes dans cette ville à la libération et notamment le jour d’après. Sous prétexte que Gustave Akakpo est togolais, il devrait se limiter à parler de l’Afrique ? Ce n’est pas ce que pense Lansman, son éditeur.

Le peuple Menbengokre, Amérindiens brésiliens, au travers de Mayalu Waura Txucarramãe s’est exprimé ainsi lors d’une exposition au Musée d’Art Contemporain de Niteroi (Brésil) :

Le peuple Menbengokre a la particularité d’intégrer l’art des autres dans ses propres coutumes, parce que cela démontre à quel point ils sont capables de faire pareil ou mieux. C’est une caractéristique du peuple Menbengokre : passer par d’autres coutumes, d’autres modes de vie qui sont reproduits au sein de nos territoires, sans aucun problème, sans distinction. Mais en ayant conscience qu’il s’agit d’un autre peuple, qu’ils sont capables de transférer, d’intégrer, de rapprocher la culture de l’autre vers la leur. Sans laisser de côté ce qui est nôtre14.

Ce pragmatisme du peuple Menbengokre peut-il être de mise pour une personne ayant fait du terrain hors de son pays de naissance ? La question centrale est peut-être la suivante : qui fait du terrain ? Les autochtones dans cette exposition (même à l’affiche de cette dernière où un Amérindien photographie un interlocuteur potentiel) sont les filmeurs et les photographes de l’autre monde : ils font du terrain, se transformant en anthropologues du monde dit « occidental » ou pour le moins non revendiqué comme autochtone. Ils sont alors légitimes dans leur appropriation de l’Autre.

Mais dans un rapport nord-sud de domination ou encore dans des sociétés postcoloniales, ne faut-il pas être l’héritier des détenteurs du pouvoir colonial pour avoir la possibilité de faire des études et donc potentiellement du terrain ? Au Brésil, il existe un puissant système de quotas depuis 2003, permettant l’entrée de nombreux Afro-Amérindiens dans les universités fédérales, ce qui renverse d’une certaine façon cette situation. Mais les rapports mondiaux coloniaux puis post-coloniaux de domination et les processus insensés d’extermination des peuples autochtones et de mise en esclavage des Africains puis de leurs descendants autorisent-ils une liberté créatrice de celui ou celle, qui à son insu, peut représenter socialement cette oppression coloniale ? Pour le moins, la nécessité d’une honnêteté intellectuelle de la part de la personne profondément transformée par son terrain de recherche est de mise à l’heure de la création artistique.

Fig. 2. Art du peuple Menbengokre bracelets en perles Nike et Coca-cola et une coiffe faite en pailles en plastique. Photos Philippe Degaille.
Affiche de l’exposition Mekugradja obikara, com os pés em dois mundos, Musée d’Art 
Contemporain de Niteroi, Rio de Janeiro, Brésil, 2023. Photo Philippe Degaille.
Fig. 3. Affiche de l’exposition Mekugradja obikara, com os pés em dois mundos, Musée d’Art Contemporain de Niteroi,
Rio de Janeiro, Brésil, 2023. Photo Philippe Degaille.

Notes

  1. Tawa Kouam, Elle(s), Lanskine, Paris, 2017.
  2. Ce travail a commencé en 1995 par une maîtrise, s’est poursuivi par un DEA puis par une thèse : Le théâtre noir brésilien : un processus militant d’affirmation de l’identité afro-brésilienne, sous la direction de Maurice Godelier à l’EHESS, soutenue en 2001.
  3. Lévi-Strauss Claude, « Place de l’anthropologie dans les Sciences sociales et problèmes posés par son enseignement », in Anthropologie Structurale, Paris, Plon, 1958, p. 410.
  4. Mauss Marcel, Sociologie et anthropologie, « Les techniques du corps », Journal de Psychologie, XXXII, 3-4, 15 mars – 15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934. Édition consultée ici faite par Jean-Marie Tremblay, http://anthropomada.com/bibliotheque/Marcel-MAUSS-le-corps.pdf, p. 6.
  5. Mauss Marcel, op. cit. p. 7.
  6. Laplantine François, La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996, p. 13.
  7. Ibid., p. 18.
  8. Lire au sujet de la légitimité scientifique du terrain chez les anthropologues les propos de Bronislaw Malinowski rapporté par Pulman Bertrand, « Pour une histoire de la notion de terrain », Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, 5, 1988, p. 28.
  9. Au sujet de la « caméra transe », lire Colleyn Jean-Paul, « Jean Rouch à portée des yeux », Cahiers d’Études Africaines, 48, Cahier 191, 2008, p. 585-605.
  10. Au sujet de l’épineuse question des acteurs blancs peints en noir dans la pièce Les Suppliantes d’Eschyle jouée à la Sorbonne en 2019, dont certains points se rapprochent de la pièce Kanata, lire Douxami Christine, « L’invisibilité des acteurs non blancs en France : du constat à l’invention de nouvelles stratégies », Alternative Francophone, Québec, Canada, 2020, p. 99-102.
  11. Au sujet de Jerzy Grotowski et de son rapport à l’altérité, lire Douxami Christine, « Danse-théâtre et anthropologie. Un rapport dialogique entre soi et l’autre », Études Théâtrales, 49/2010, « Théâtre et danse. Un croisement moderne et contemporain », Bruxelles, Centre d’Études Théâtrales, p. 191-198.
  12. URL : https://backtothetrees.net/douxami-christine-ode-a-la-mer-bttt6-2
  13. Ode Maritime, mis en scène Claude Régy, 2009 au Théâtre de la Ville, Paris.
  14. Exposition Mekugradja Obikara, com os pés em dois mundos, Musée d’Art Contemporain de Niteroi, RJ, 2023.
Rechercher
Rechercher
Chapitre de livre
Pessac
EAN html : 9791030010879
ISBN html : 979-10-300-1087-9
ISBN pdf : 979-10-300-1086-2
Volume : 4
ISSN : 3040-2956
Posté le 15/09/2024
11 p.
Code CLIL : 3122; 3656; 3657; 3686
licence CC by SA

Comment citer

Douxami, Christine, « Le terrain comme expérience corporelle : la transformation comme source créative de l’artiste chercheur », in : Gauthard, Nathalie, Martin, Éléonore, éd., Le terrain en arts vivants. Récits, méthodes, pratiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection V@demecum 4, 2024, 213-224, [en ligne] https://una-editions.fr/le-terrain-comme-experience-corporelle [consulté le 13/09/2024].
10.46608/vademecum4.9791030010879.14
Illustration de couverture • Anthropomorphisme#37 Crédit : © Blodwenn Mauffret, Guérande, août 2019
Retour en haut
Aller au contenu principal