La circulaire du 28 janvier 1843 organisait un système d’enquête pour mieux cerner la personnalité de l’enfant, pour mieux connaître sa famille, pour proposer des solutions plus justes quant à la profession qu’on devait lui enseigner, pour être en mesure de répondre pratiquement aux jugements prononcés, etc. 17 questions étaient posées :
- Nom et prénoms ;
- Date et lieu de naissance ;
- Antécédents sous le rapport du caractère, des mœurs et de la conduite ;
- L’enfant a-t-il fréquenté une école primaire ? Sait-il lire et écrire ?
- À quelle religion appartient-il ? A-t-il fait sa première communion ?
- Avait-il commencé, avant sa détention l’apprentissage d’un métier ? Quel métier ? At-il été employé aux travaux d’agriculture ou placé en domesticité ? Ces questions sont destinées à appréhender l’orientation de l’enfant vers son futur travail au sein de sa prison.
- Quelle est la position sociale de la famille et sa moralité ? Quels sont les rapports de l’enfant avec elle ?
- L’enfant est-il légitime ou naturel ?
- L’enfant est-il trouvé, abandonné et en cette qualité a-t-il été élevé dans un hospice ?
- Son père et sa mère sont-ils décédés ? Sont-ils remariés ou séparés ?
- Ont-ils subi des condamnations ?
- À quelles causes peut-on attribuer le délit ou le crime commis ?
- Peut-on supposer qu’il ait été poussé au délit ou au crime par ses parents ou par ses maîtres ou par d’autres personnes ayant eu autorité sur lui ?
- Peut-il être avantageux pour l’exemple, pour l’enfant lui-même de l’envoyer pendant un certain nombre d’années dans une maison d’éducation correctionnelle ou dans une colonie pénitentiaire agricole ?
- S’il est utile de l’éloigner de sa famille ou de son pays ? Quel métier pourrait-il convenir de lui enseigner ?
- Quel est l’état de sa santé ?
- Observations particulières.
Ce questionnaire est rempli soit par les mairies et destiné au tribunal comme enquête sociale sur le prévenu (un tiers des dossiers) soit, en son absence, rempli par les services de police (deux tiers des dossiers). Ces enquêtes, intitulées « notices », ont été versées aux archives départementales aux séries 255, 256, 257, 258, 278, 279, 280, 288, 290, 291, 306, 308 et 397 du catalogue Y dans les dossiers individuels des jeunes prévenus. Les dossiers sont classés par ordre alphabétique et non par date et contiennent ces notices, mais aussi la correspondance avec le préfet, les extraits de greffes des tribunaux, des fiches de signalement, les fiches de jeunes libérés et les ordres de conduire de la gendarmerie. L’exploitation de cette source est loin d’être évidente vu le nombre de dossiers et le nombre de pièces que chaque dossier contient, sans compter que bon nombre de notices sont difficiles à exploiter car donnant l’impression d’avoir été remplies « à la va-vite » avec un minimum d’indication et parfois sans qu’il soit répondu aux questions posées.
Le nombre de dossiers étant impressionnant, afin de pouvoir exploiter les données contenues dans ces notices nous avons choisi de faire un double échantillonnage avec tout d’abord un panel de 250 dossiers tels qu’ils sont rangés dans la série Y des archives, c’est-à-dire par ordre alphabétique des prévenus, classement ne tenant ni compte des dates de jugement ni du sexe des prévenus. Ensuite, un deuxième panel de 331 dossiers tenant compte de la chronologie des jugements et du sexe des prévenus.
Nous avons donc retenu pour notre enquête 331 dossiers sur un total difficile à évaluer. C’est dans les statistiques établies par Paul Bucquet que nous avons pu avoir connaissance de la population incarcérée dans les pénitenciers bordelais jusqu’en 1851 :
Nous savons par ailleurs qu’en juillet 1855 à Bordeaux, il y avait 190 garçons détenus et, en octobre1870, 291 détenus. Ainsi en 33 ans le nombre de détenus avait presque décuplé. Mais nous n’avons pas pu élaborer une statistique année par année pour la période 1855-1870. Le nombre de dossiers retenu pour notre panel ne permet pas de faire d’exégèse statistique, il permet uniquement de dégager des tendances qui restent à être confirmées et vérifiées par une analyse exhaustive de la totalité des dossiers. En fait si nous avions voulu comparer la population des jeunes, année par année, cela aurait nécessité de reclasser l’ensemble des dossiers individuels de la série Y des Archives départementales. À partir des éléments contenus dans les « notices » ainsi sélectionnées1, nous sommes en mesure de décrire pourquoi ces jeunes faisaient l’objet de mesure de justice, qui ils étaient, quel âge ils avaient, d’où ils venaient, quel avait été leur degré d’instruction, et à quelle famille ils appartenaient.
Origine des garçons prévenus
Dans notre enquête les Bordelais ne représentent qu’un tiers des prévenus et à peine 60 % sont girondins. Plus de 40 % sont nés hors de la Gironde. Finalement nous n’avons pas pu localiser la délinquance car il n’est que rarement noté dans les notices où a eu lieu le délit incriminé et d’autre part on ne peut pas le rapporter au lieu de naissance des jeunes d’autant que nombreux sont ceux qui se livrant à la mendicité et au vagabondage sont sans domicile repérable. Notons que 90 % des jeunes sont des enfants légitimes et qu’ils sont tous de religion catholique, 31 % ayant déjà fait leur première communion2.
Les motifs de l’incarcération
Ce qui choque le plus à la lecture des notices c’est le décalage important existant entre la bénignité des délits commis et la lourdeur des peines prononcées. Plus de la moitié des garçons prévenus ont commis des vols et un tiers est condamné pour vagabondage et/ou mendicité. Les vols commis s’apparentent davantage à des larcins et renvoient à la condition misérable dans laquelle vivaient ces enfants et leur famille. 95 garçons (sur 167) appartiennent à des familles indigentes. Ce que confirme Paul Bucquet :
Quant aux choses volées, c’était généralement des objets de première nécessité : comestibles et vêtements ou bien des sommes d’argent d’une valeur le plus souvent insignifiante… Les contraventions aux lois de police contre le vagabondage et la mendicité étaient, après le vol, les délits dont les enfants s’étaient rendus le plus souvent coupables3.
Tous les jeunes prévenus ne sont pas des enfants de la misère. 35 % appartiennent à des familles qui « vivent du produit de leur travail » et 9 % à des familles « riches ». Voici la liste des vols consignés dans les notices que nous avons consultées :
vol de cigarettes ; vol d’un saucisson et de haricots ; vol de bouteille de liqueur ; vol de vin ; vol d’oignons chez un marchand ambulant ; vol avec son frère d’une poule ; vol d’animaux dans la basse-cour ; vol d’un pantalon et du pain ; | vol d’un morceau de lard et de 9 francs ; vol de sardines au marché des Capucins ; vol en réunion d’une paire de ciseaux ; vol de charbon en réunion dans une gabarre amarrée ; vol d’une couverture ; vol d’une montre en argent ; vols d’argent : de 3 à 360 francs ;etc. |
Les peines encourues paraissent extrêmement sévères à la vue de la gravité des délits commis. Par exemple, soupçon de vol : un an de correction ; vol de 7 francs : 3 ans de correction ; vol d’une montre chez des paysans qu’il échange contre un couteau : 4 ans de correction. La durée moyenne des peines est de 5 ans et demi, allant d’un minimum de 1 an et demi à 10 ans de réclusion. L’âge à la libération se situe en moyenne autour de 18 ans mais en s’étalant entre 10 et 21 ans, âge de la majorité. Cette durée des peines explique pourquoi la moitié des jeunes détenus ont plus de 18 ans. Une explication est donnée par Paul Bucquet en 1853 :
Frappés des avantages qu’offrent pour la réforme morale des jeunes détenus les bienfaits de l’éducation correctionnelle actuelle, les magistrats, au lieu de remettre les enfants à leurs parents ou de les condamner à de très courtes peines d’emprisonnement, n’hésitent plus aujourd’hui à les envoyer pour plusieurs années, en correction, dans les établissements distincts et spéciaux qui leur sont affectés4.
Sans doute faut-il mettre en relation ces passages à l’acte avec l’âge des jeunes prévenus qui se situe de 7 à 16 ans. Ainsi la moitié des garçons incarcérés avaient moins de 12 ans et nous verrons que l’abbé Buchou comptait bien séparer les moins de 12 ans des plus âgés. Concernant la famille est noté « l’abandon » du jeune par sa famille, puis le « défaut de surveillance », « le mauvais exemple de la famille », « l’absence de direction morale », « le manque d’éducation »5. Les enquêteurs portent un jugement sur la moralité de la famille qu’ils qualifient de mauvaise dans un tiers des situations. Dans 5 % des cas est notée une excitation des enfants au délit, par incitation parentale. 43 % des situations des relations entretenues par la famille avec le jeune sont décrites comme « mauvaises » ou « n’ayant aucune relation ».
Il faut ajouter une autre série de données concernant la structure familiale. 11 % des jeunes sont « sans famille »6 et il apparaît que dans 58 % des cas la famille est désunie, l’enfant ne vivant pas avec ses deux parents, l’un des deux parents étant décédé et le survivant, surtout lorsqu’il s’agit d’un homme, s’étant remarié ; ou des mères vivant seules. À noter que l’on ne cite jamais les cas de divorce, attendu que l’institution du « poison révolutionnaire » futannulé en 1816.
À la question : faut-il éloigner l’enfant de sa famille après sa libération ?, les enquêteurs des notices répondent oui dans 30 % des cas, ce qui correspond au 34 % des familles qu’ils ont qualifiées de « mauvaise moralité ». Cependant, les relations de la famille avec le jeune sont loin d’être toutes mauvaises : elles sont bonnes dans 57 % des cas, et deux tiers des familles présentent une « bonne moralité ». La famille n’est pas le seul facteur « extérieur » mis en cause. Les enquêteurs notent qu’un tiers des délits est commis avec des complicités dues aux mauvaises fréquentations des jeunes.
La personnalité du jeune
Les raisons examinant les causes supposées du délit associent systématiquement des causes incriminant la personnalité du jeune prévenu. Des descriptions faites, ressortent trois types de profils :
- Celui qui est le plus fréquemment invoqué est l’orientation vicieuse de la personnalité du jeune. Les qualificatifs utilisés par les enquêteurs sont :« mauvais instinct », « mauvais penchants », « mauvaises inclinations », « tendance au mal », « goût pour le vagabondage », « passion pour le jeu ». Le terme de délinquant n’est pas utilisé. Un jugement est porté par les enquêteurs sur ces comportements et conduites qui sont qualifiés de « mauvaises tendances » et qui concerne deux tiers des jeunes prévenus. Les termes utilisés pour les qualifier sont : « conduite irrégulière », « mauvais caractère », « enclin au vagabondage », « goût pour le vagabondage », « insoumis ou insubordonné », « indocile », « entêté », « paresseux », « dissimulé », « sournois », « désobéissant », « insolent », « détestable », « enclin au vol », « mœurs dépravées ou relâchées », « mauvais instinct », « penchant au mal », « mauvais sujet de la pire espèce »… Le côté amoral et asocial des comportements est nettement identifié.
- Plus nuancés ne mettant pas en avant le caractère pervers du jeune et accordant une gravité moindre aux transgressions, concernant 20 % des jeunes, les enquêteurs avancent la paresse et l’oisiveté comme raisons des actes délictueux commis.
- Enfin, la raison la moins souvent citée concerne l’immaturité de certains, les plus jeunes : enfantillage, gourmandise, défaut de jugement, ce qui correspond aux 19 % de jeunes qui présentent de « bonnes tendances » et qui sont qualifiés de « dociles », « faibles », « obéissants », « doux », « sensibles », « de bonnes meurs », ceux qui ont droit aux simples mesures de correction.
Ces différents profils, repérés avant même l’entrée dans le pénitencier, permettent de comprendre que rapidement l’abbé Buchou se soit rendu compte que l’application des règles auxquelles devaient souscrire tous les jeunes méritait des pondérations en fonction de l’âge et de la nature de la personnalité des jeunes. Notre enquête nous fait partager le sentiment éprouvé par Paul Bucquet :
L’examen de tous les documents que j’ai eus entre les mains m’a convaincu que plus de la moitié des actes coupables, dont les jeunes détenus avaient eu à rendre compte à la justice, étaient dus à des causes indirectes et méritaient plutôt une indulgente commisération qu’un blâme trop rigoureux.
J’ai trouvé, en effet, que les causes directes, personnelles à l’enfant, qui font ressortir d’une manière évidente qu’il a agi avec discernement, étaient heureusement peu nombreuses. Parmi elles il faut citer les vices du cœur, les mauvais instincts, l’indocilité de caractère, le dégoût pour le travail et le funeste entraînement de passions précoces.
Les causes indirectes, extérieures, accidentelles étaient de beaucoup les plus fréquentes. Parmi celles-ci la plus importante était, sans contredit, l’influence de la famille ; à ce titre, la famille des jeunes détenus mérite une étude toute spéciale…
[…] Si l’on envisage la famille, sous le point de vue des soins, de l’affection, de la protection, on trouve que sur ces L294 enfants7, 140 étaient orphelins de père et de mère, 214 avaient perdu leur père, 271 n’avaient plus leur mère et étaient ainsi privés de cette incessante et nécessaire surveillance que les travaux sédentaires du ménage et de l’intérieur permettent à la femme d’exercer. À ce nombre il fallait ajouter 103 enfants dont les parents étaient séparés de fait ou juridiquement, ou absents depuis de longues années, ou subissaient la peine des travaux forcés ou de l’emprisonnement, et 125 enfants dont les parents avaient contracté une nouvelle union. Cette absence ou ces démembrements de la famille donnent le plus souvent la raison des faits qui ont amené les jeunes détenus devant les tribunaux ; ils expliquent l’inconduite et l’indifférence des parents, leur faiblesse comme leur excessive sévérité… on reconnaît qu’un peu plus de la moitié des familles avaient une mauvaise moralité et n’avaient pu donner que de dangereux exemples a leurs enfants.
L’école et la formation
À l’ouverture du Pénitencier l’abbé Dupuch n’avait pas institué d’école. Ce n’est pas qu’il n’y avait pas pensé, c’est qu’il ne considérait pas son utilité comme primordiale. La vie de ces jeunes détenus était toute tracée, ils étaient condamnés à une infériorité de condition.
Il me reste à établir une école. Pour peu qu’on fasse attention aux dispositions si variées des enfants et au peu de temps réservé pour les classes, on reconnaîtra avec moi que l’enseignement mutuel est le seul admissible. II apprendra à ces enfants la lecture, assez d’écriture et de calcul pour les besoins d’un ouvrier, c’est tout ce qu’on doit se proposer8.
En 1838, un maître d’école, M. Moreau, est nommé recevant un salaire de 400 francs. Cette somme devra même être augmentée de 200 francs à cause de l’accroissement de la population du pénitencier9. L’allusion faite à l’Enseignement mutuel10 annonce l’accord que souhaitait passer l’abbé Buchou avec Monsieur Cazenavette qui consentait à se charger lui-même de l’école à Saint-Jean. Cazenavette présenta un devis détaillé à 1 100 francs. Comme il manquait bancs, tables, tableaux, etc. le coût d’installation se chiffrait en fait à 2 054,50 francs. Cet accord n’a pas dû se réaliser car, M. Cazenavette sera nommé directeur de l’École supérieure de Bordeaux avec un traitement fixe de 1 600 francs.
Finalement le règlement de 1840 stipule que l’instruction « classique » comprend la lecture, l’écriture, le calcul, l’orthographe, quelques notions de dessin linéaire et un peu de musique ou de chant (art. 26). Elle n’est pas confiée à l’enseignement mutuel mais à deux frères de la Doctrine chrétienne (art. 27)11 qui doivent donner tous les 15 jours leurs notes particulières sur la conduite et l’application de chaque enfant. Une distribution des prix a lieu à la fin de chaque année (art. 30). Cette initiative participe du système général de récompense et d’émulation garant, pour quelques enfants, d’une certaine quiétude, du moins en théorie.
Selon le préfet, les résultats sont des plus remarquables12. En 1840, sur 45 détenus seuls 3 garçons, sous le coup de l’article 66 du code pénal, savaient lire et écrire avant leur jugement. Depuis leur entrée au pénitencier, 12 de plus ont appris, ainsi que 4 filles. Les seuls à n’avoir fait aucun progrès sont les enfants retenus par l’article 67 du code pénal (condamnés), sur 3 garçons et 3 filles, 2 garçons et une seule fille savaient lire et écrire.
Notre enquête indique que 67 % des jeunes prévenus avaient fréquenté l’école. Évidemment ce chiffre doit être mis en relation avec la réalité de la scolarisation et son évolution entre 1845 et 1870. Ainsi pour 32 enfants incarcérés en 1870, la fréquentation de l’école a été de 78 %. Mais avoir fréquenté l’école ne veut pas dire avoir fait des acquisitions et l’instruction est qualifiée de nulle pour la moitié des enfants prévenus qui ne savent ni lire ni écrire. On comprend alors l’insistance avec laquelle les autorités ont poussé l’abbé Buchou à mettre en place une école au sein du pénitencier. Mais cette incitation à scolariser les jeunes s’inscrit dans le cadre d’une société de classes où des limites sont bien posées comme l’exprime Paul Bucquet :
L’instruction théorique ne doit pas être trop étendue sous peine de provoquer chez les enfants une suffisance, une bonne opinion d’eux-mêmes qu’ils pourraient expier trop cruellement, à leur sortie, par des mécomptes et de tristes déboires. Il faut, au lieu de cette funeste et dangereuse demi-science, se borner à former de bons charretiers, d’adroits conducteurs de charrues, d’excellents valets de ferme et d’habiles jardiniers : c’est la seule place qu’ils puissent ambitionner et obtenir à l’époque de leur libération13.
Avant leur détention 61 % des jeunes prévenus disent n’avoir aucun métier mais la même proportion dit avoir déjà travaillé. Sur les métiers cités un tiers concerne « domestique et agriculteur ». On ne sait pas s’il s’agit de domestiques travaillant au service de particuliers ou, ce qui est plus probable, d’ouvriers agricoles ? Travaillaient-ils avec leurs parents dans les champs et dans les vignes ? Et l’on sait par ailleurs que les plus jeunes avaient pour mission de garder le bétail. Mais la majorité évoque les métiers de l’artisanat où, sans doute, avant d’être condamnés avaient-ils été placés comme apprentis14. Voici la liste des métiers évoqués dans les « notices » :
boucher, boulanger, brassier, carreleur, carrier, charpentier, charron, chaudronnier, cloutier, coiffeur, colleur de papier peint, cordonnier, couvreur, | décrotteur, ferblantier, fileur, forgeron, imprimeur, lithographe, marin, menuisier, matelassier, menuisier, meunier, mousse, musicien, | pâtissier, peintre sur porcelaine, perruquier, poêlier fumiste, potier d’étain, ramoneur, saltimbanque, sculpteur sur bois, sellier, serrurier, tailleur de pierre, tailleur d’habits, tisserand, tonnelier. |
Si la ville et son activité économique prédisposent les Bordelais aux métiers du commerce, les enfants en sont exclus. À défaut de grosse industrie, l’artisanat local est fortement implanté : le nombre significatif d’apprentis cordonniers en est le témoin. Notre enquête essaie de dégager les perspectives d’apprentissage souhaité par ces enfants (tableau suivant). L’agriculture arrive en tête, du moins jusqu’en 1870 et, sans doute, faut-il mettre en relation ce souhait avec l’origine rurale des jeunes (seuls 30 % des prévenus sont bordelais) De plus les auteurs des notices et l’Administration sont très favorables à la réinsertion des jeunes dans les campagnes. Et nous verrons les efforts faits par l’abbé Buchou pour proposer une solution agricole aux jeunes du Pénitencier. En tout cas il existe une distorsion entre la demande et l’offre du pénitencier qui au début ne proposait que 5 ateliers : serrurier, taillandier15, cordonnier, tourneur en chaise, menuisier ébéniste. On peut s’étonner du faible nombre de propositions pour les métiers marins pour le port ou le canotage sur la Garonne.
Tous les enfants sont obligés de travailler. Le pénitencier, installé en ville a une orientation « industrielle », il forme des apprentis. En 1840, sur 100 garçons détenus, 12 sont tourneurs en chaises, 9 vanniers, 9 serruriers, 8 cordonniers, 6 tailleurs d’habits et 2 menuisiers. Deux « imbéciles sont incapables d’apprendre un métier ». 18 enfants travaillent bien et « la possibilité qu’ils auront de pourvoir par le travail à leur existence les garantira contre toute coupable suggestion »16. Le travail est donc un système d’éducation, comme l’indique le titre de l’établissement (maison d’éducation correctionnelle) qui permet d’abord de contrôler les enfants (le désordre naît de l’oisiveté) et de leur assurer des moyens d’existence honnêtes après leur libération.
En 1847, le travail était ce qui paraissait « le mieux installé » à l’inspecteur. Les ateliers y étaient en pleine activité et dirigés par des contremaîtres ou des personnes habiles17. Il pouvait y avoir un ou plusieurs maîtres pour chaque atelier. Les chefs d’ateliers à qui on confie un certain nombre de jeunes détenus les ont pour apprentis pendant trois ans à moins que pendant les six premiers mois ils ne les trouvent incapables. (art. 34) Les apprentis étaient payés faiblement d’abord, puis ils étaient augmentés en raison du temps qu’ils passaient dans les ateliers. Après les 6 premiers mois, ils commençaient à gagner 10 centimes par jour ; après 6 mois, 15 centimes ; après 6 autres mois, 25 centimes ; puis 35 centimes et pendant les derniers mois d’apprentissage 50 centimes. L’apprentissage fini, un détenu gagne entre 50 et 60 centimes. Interrogé au sujet du pécule envisagé comme une rémunération du travail, l’abbé Buchou exprima qu’il fallait :
[…] laisser au jeune détenu sa qualité d’apprenti qui, dans la vie libre ne procure aucun salaire, lui faire apprécier ce travail comme un devoir […], se contenter pour lui des récompenses […] c’est se maintenir dans les conditions propres à une maison d’éducation correctionnelle18.
Finalement, le travail des jeunes détenus qui ont au moins un an d’apprentissage rapporte en moyenne 5 à 6 c par jour à la maison19. Les maîtres d’atelier trouvent un énorme avantage en n’employant pas les enfants comme des employés mais comme des apprentis : ils réalisent des ouvrages à meilleur marché. Cet avantage sur la concurrence, sans être aussi important qu’on pourrait le supposer, devait causer un préjudice aux autres artisans de la cité. La première pétition contre la concurrence fut adressée en 1841, par 14 signataires. « Par suite d’une industrie exploitée au pénitencier par un confrère chef d’atelier, les pétitionnaires se trouvent presque dans l’indigence20 ». Ils se plaignent de la faible rétribution des enfants, pas par humanité, mais parce qu’elle permet de vendre à meilleur marché. L’administration du pénitencier relevant directement de l’autorité préfectorale, c’est à cette dernière de statuer. Le vannier de Saint-Jean, Monsieur Biés fils aîné, accusa les signataires d’être les jouets de 4 vanniers qui s’attaquaient constamment à lui en dépréciant ses ouvrages et par pure jalousie, eux-mêmes ayant sollicité sa place21. En 1848, une cinquantaine de noms signent l’adresse suivante :
L’intention du gouvernement provisoire, en rendant le décret qui suspend le travail des prisons a été de venir un peu en aide aux ouvriers laborieux et honnêtes. Ses travaux ont été suspendus dans tous les départements. Mais à Bordeaux on travaille toujours au pénitencier ou les meubles se vendent à vil prix22.
Le commissaire du gouvernement (le préfet) demande alors au directeur d’imposer à son maître tourneur des conditions telles qu’il ne pût vendre à un prix moins élevé que ses confrères23. Buchou ne voulut pas entrer dans un domaine qui n’était pas de son ressort. Quant à l’intéressé, le maître tourneur M. Pineau, il déclara qu’il était :
tout à fait inexact de dire que je vende le produit de mon travail a tout prix inférieur, à égalité de confection. Je ne baisse la main que pour la besogne défectueuse comme ils le font eux même […] La chaise se vend chez moi plus chère que celle qui vient de Bourg, de Saint-André de Cubzac et de la Bastille […] Enfin ils sont d’autant plus injustes qu’ils ont des apprentis gratis pendant que je paye pour instruire les enfans24.
Les ateliers du pénitencier entraient donc en concurrence avec les ateliers privés. Ni le commissaire du gouvernement, ni le directeur n’avaient le pouvoir de résoudre ce type de différend.
La santé
La santé est qualifiée de mauvaise pour 13 % des jeunes prévenus. La teigne est évoquée plusieurs fois. La tuberculose (phtisie, scrofules) n’est pas bien mise en évidence ; quelques allusions sont faites à des « glandes au cou » ou à une « faiblesse de poitrine » permettent de supposer que certains enfants entraient au pénitencier malgré la maladie. Paul Bucquet confirme que cette observation n’est pas propre au pénitencier bordelais :
Peu d’enfants arrivent, en général, dans nos établissements correctionnels, dans un état de santé parfait. Le funeste héritage d’un sang vicié par la débauche, appauvri par la misère et le fatal séjour de la prison ; de trop dures privations, de pernicieuses habitudes n’ont déjà que trop gravement altéré leur constitution et nui au développement de leur corps et déposé en eux le germe de tristes et cruelles maladies. Cette faiblesse de constitution les rend plus facilement sujets à toutes ces indispositions, à tous ces accidents occasionnés par les variations de température et la nature des travaux auxquels ils sont assujettis. Les affections des voies respiratoires et digestives et du système devenu lymphatique, les fièvres, telles ont été les maladies les plus fréquemment observées pendant le cours de l’année 1851. Pendant l’année 1851, nous comptons 95 décès parmi les jeunes détenus occupés aux travaux industriels, et 58 parmi les jeunes colons25.
L’état de santé est présenté comme « tellement médiocre » par Buchou lorsqu’il tente d’expliquer à de nombreuses occasions les croissances de mortalité qui assaillent la maison de correction. Ce qui est confirmé lors de l’inspection du docteur Gintrac en 1853 attestant que certains des jeunes détenus arrivent au pénitencier dans un état de santé des plus précaires :
En général les enfants reçus dans cette maison appartiennent à la classe pauvre, quelques-uns sont amaigris ; leur constitution est quelquefois même sérieusement altérée ; cette détérioration de l’organisme émane d’une cause bien évidente : elle est née et se développe sous l’influence de la diarthèse scrofuleuse et le propre de cette diathèse est d’imprimer une marche lente et de donner une ténacité fatale aux affections qui naissent sous son emprise ; aussi entrés maladifs au pénitencier ces enfants s’y étiolent et succombent aux progrès toujours croissants de la phtisie pulmonaire.
Ce constat vient confirmer l’impression que nous avons eue à la lecture des notices : on faisait peu de cas de la santé des enfants prévenus avant leur admission au pénitencier. Dès l’ouverture du pénitencier le directeur nommera comme médecin du pénitencier le Docteur Bertet, le 18 mars 1837. Il semble qu’il ne fut pas salarié car il demanda en vain un salaire de 1 200 francs par an au préfet. On ne connaît pas les causes de son départ ; en tout cas lui succède le docteur Isidore Sarraméa qui prend ses fonctions en 1841. Toutefois, ce n’est que le 9 juin 1843 qu’il fut nommé officiellement médecin de la maison d’éducation correctionnelle par le préfet, sur la proposition de l’abbé Buchou. Il était chirurgien des Hospices des Enfants et des Vieillards et médecin chef de service à l’Hôpital Saint-André. Le docteur Isidore Sarraméa, dans un article du Journal de la société de médecine de Bordeaux décrit le fonctionnement de Saint-Jean26 en 1842, 5 ans après sa fondation. Tout d’abord il fait part d’une critique concernant la circulation de l’air, élément de base des préoccupations hygiénistes en vigueur à cette époque :
Le nombre de jeunes prisonniers, petit d’abord alla bientôt en augmentant car les inspections successives prouvèrent que l’essai était heureux. [364]
La position du pénitencier est son principal défaut ; défaut immense et dont les conséquences deviennent chaque jour plus funestes à mesure qu’augmente le nombre de détenus. Situé dans un quartier bas et humide de la ville, entouré de toutes parts de maisons trop voisines, le pénitencier n’offre pas les conditions d’aération désirables.
Les deux ailes dont il est formé sont séparées par une cour de 22 m sur 35 m de long. Très humide pendant l’hiver, brûlante en été, cette cour offre dans son milieu un vaste hangar, abritant les détenus de la pluie ou du soleil pendant les récréations et recouvrant les lieux d’aisances. À quelque distance existe une citerne où se rendent et croupissent les eaux fluviales. Je laisse à penser tout ce qu’ont de gravement insalubres les émanations qui s’exhalent de ce double égout : joignez à cela que la maison entière ne prend air et jour que sur ce préau, en sorte que les ouvertures se trouvant toutes du même côté, l’établissement de courants d’air est chose impossible. Il faut avoir pénétré durant la nuit dans les dortoirs ou les cellules et avoir respiré quelques instants l’air impur qui y séjourne pour comprendre l’impérieuse nécessité d’une ventilation active. Un grand nombre d’enfants sont déjà lymphatiques ou prédisposés aux scrofules, affection dont la condition de développement paraît surtout la viciation de l’air. [366]
L’importance que le docteur Isidore Sarraméa accorde à la circulation de l’air c’est qu’il est persuadé que c’est une des causes principales du lymphatisme et de la tuberculose27. Dans un article il précise ces causes : respiration d’un air impur, surtout la nuit, les aliments en quantité et en qualité insuffisantes, irrationnels, la fonction anormale de la peau, la calorification imparfaite, l’absence d’excitation convenable par la lumière, hérédité frappant dans tous les rangs de la société. Pour s’affranchir de ces causes il propose : air pur, air marin et balsamique, régime alimentaire en harmonie avec les constitutions, chaleur, hygiène, gymnastique en un mot éducation complètement hygiénique…
Le docteur Élie Gintrac28 confirme en 1853 ce que dénonçait le Docteur Sarraméa : le pénitencier n’offre pas les conditions d’aération désirables, tout en reconnaissant les efforts de l’abbé Buchou pour améliorer la situation :
Né à Ambarès le 6 juillet 1913. Fils d’un médecin chirurgien.
Sa thèse29, passée à Paris le 17 août 1837, insiste sur l’importance de l’hygiène : « il est souvent plus facile de prévenir les maux que de les guérir. Aussi la grande puissance de la médecine se trouve-t-elle dans l’hygiène ».
Il est nommé chirurgien adjoint puis titulaire de l’hospice des Enfants trouvés le 23 novembre 1849.
En 1862 il devient médecin titulaire de l’hôpital Saint-André en remplacement du Dr Moussous.
Membre titulaire de la Société de médecine et de chirurgie de Bordeaux en 1841 il en devient président en 1857.
Il décède le 2 juillet 1882 à Bordeaux30.
Depuis qu’elle a été fondée cette maison a subi de nombreux changements ; chaque année des améliorations matérielles importantes ont été introduites dans son régime et cependant il y a encore bien des imperfections qui tiennent à la position même du bâtiment. C’est là son principal défaut. Des dépenses considérables pourraient être consacrées à la réédification, elles n’amèneraient jamais un résultat favorable, il lui manquera toujours la première condition que doit réclamer l’hygiéniste, c’est-à-dire une aération suffisante.
L’exiguïté des locaux, nous le verrons, rendra impossible le maintien de l’institution dans cette maison. A posteriori on se demande quelle idée a eu l’abbé Dupuch d’installer le Pénitencier dans de tels locaux. Là, comme nous l’avons vu pour de nombreuses œuvres privées et en particulier pour La Miséricorde, le démarrage se fait en saisissant les opportunités qui se présentent sans faire de projection sur l’avenir, se contentant de s’en remettre à la « Divine Providence » ! « L’état resserré de la maison ne permettant pas d’avoir une infirmerie, les enfants gravement malades sont transportés à l’hôpital… nous avons introduit l’usage du pain ferrugineux pour les sujets chez lesquels le sang nous apparaît appauvri. » [371]
À l’ouverture du pénitencier, en guise d’infirmerie, des dortoirs étaient transformés quand il y avait des malades31. Le règlement de 1840 ne prévoyait que quelques cellules bien aérées dans lesquelles les malades étaient soignés, visités et veillés au besoin sous la garde d’un infirmier. (art. 42) La préoccupation des enquêteurs était l’absence d’un infirmier ou d’une sœur de charité capable d’appliquer les prescriptions du docteur Sarraméa. C’était pour ces motifs, et non contre le médecin, que la commission demandait le transport des malades à l’hôpital Saint-André, dès l’apparition des premiers symptômes. Sans doute l’abbé Buchou n’était pas sourd aux recommandations faites par le médecin du Pénitencier car dans son rapport au Préfet du 31 août 1846, il lui fait part « d’une grave préoccupation » : les jeunes détenus admis au Pénitencier à l’âge de 11 à 12 ans½, faibles de santé, paraissent languir dans l’enceinte étroite de la maison de Bordeaux et, dit l’abbé Buchou :
Je les voyais avec peine employés dans les ateliers à un travail qui me semblait aussi fatiguant pour eux qu’il était prématuré. Deux ou trois dans l’espace de 3 mois ont succombé à une maladie de langueur. D’un autre côté leur éducation morale et religieuse était retardée précisément à cause de cette occupation continuelle à un art mécanique et elle ne pouvait se perfectionner au point de remplacer l’éducation de famille dont ils sont ordinairement dépourvus. Leur contact enfin avec les grands me faisait craindre pour eux des dangers que la surveillance la plus exacte est impuissante à écarter entièrement et les mêmes raisons qui ont porté le gouvernement à séparer les jeunes délinquants des prisonniers adultes me poussaient à hâter cette subdivision.
Ce que l’abbé Buchou appelle « maladie de langueur » est dénommée par le docteur Isidor Sarraméa « vice solitaire, fléau de la jeunesse » autrement dit la masturbation. Le traité publié par le médecin suisse Samuel Tissot, en 1760, sur L’Onanisme32, qui sera régulièrement réédité jusqu’au XXe siècle, reste la référence médicale incontournable sur « les pathologies » de la masturbation. « De toutes les causes qui peuvent empêcher la nutrition, il n’y en a peut-être de plus commune que les évacuations trop abondantes33 ». Pour Samuel Tissot l’onanisme rend les jeunes hommes « pâles, efféminés, engourdis, paresseux, lâches, stupides et même imbéciles ». Les hommes perdent leur vigueur et leur santé : ils maigrissent, se languissent, souffrent de vieillesse prématurée et d’une foule de maux. Il prête à la pratique masturbatoire les symptômes correspondant à des infections microbiennes variées. Le masturbateur porte les stigmates de son vice caché, annonçant de graves troubles de la fonction virile. En réponse à ce qu’ils qualifient d’épidémie désastreuse, les médecins entreprennent de lutter contre la masturbation mais les politiques préventives restent sans grand effet. Au début du XIXe siècle ils finissent par soupçonner que le mal qu’ils combattent est paradoxalement le produit des institutions éducatives elles-mêmes. Dans les collèges et les pensionnats, la promiscuité, l’ennui et le manque d’exercice physique fournissent un terrain propice au développement de ce « vice », au point que la« contagion » peut devenir générale.
L’abbé Buchou partageait avec le docteur Sarraméa, l’idée que l’onanisme était la principale, sinon l’unique cause du développement de la phtisie pulmonaire chez les détenus. Il suffit de constater « cette altération particulière des traits, et cette expression toute spéciale de l’œil qu’on peut considérer comme l’indice presque certain de cette fatale habitude ». Le directeur exposa son action : punitions, entretien avec les enfants, conférences religieuses et surtout surveillance soutenue, en particulier sur ceux qui allaient fréquemment aux toilettes. Les enfants n’y allaient plus isolément mais accompagné d’un gardien. La Commission louait cette initiative en même temps qu’elle conseillait l’instauration d’une surveillance spéciale de nuit, faite par un gardien dont ce serait l’unique mission. La suppression du pécule serait la principale cause du découragement des enfants : « il lui faut un autre mobile, un nouveau stimulus sans lequel ne tardent pas à survenir le découragement, l’ennui, l’indolence, l’apathie, et avec eux, ces passions tristes, ces habitudes vicieuses qui entraînent toujours après elles la phtisie et la mort. »
Les autorités éducatives et médicales auront beau multiplier les politiques répressives, elles échouent à endiguer le phénomène. C’est dans cette situation de crise que le courant hygiéniste finira par instaurer, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la culture physique comme dérivatif34. Dans un premier temps, pour les malades graves du pénitencier, l’admission de jeunes détenus à l’hôpital Saint André a été difficilement acceptée. Le vice-président de la Commission administrative des hospices civils de Bordeaux expliquait ces réticences en ces termes : « les plus anciennes traditions de l’hôpital Saint André affectent cette maison exclusivement aux malades curables35. » C’est la raison invoquée pour refuser l’admission d’un détenu scrofuleux. Après la visite du médecin du pénitencier, le jeune détenu fut finalement admis à l’hôpital.
Progressivement, l’hôpital reçut ces malades sans problème au vue du certificat du docteur Isidore Sarraméa demandant l’autorisation de transférer l’enfant malade. Sans doute en tant que médecin de l’hôpital Saint-André cela devait-il faciliter cette admission. Dans les faits, ce sont bien les malades arrivés au moment où leur existence était déjà bien compromise que l’on envoyait à l’hôpital, qui servait alors plus de mouroir qu’à guérir les détenus. Les actes de décès étaient signés par le directeur ou le sous-directeur et non par le docteur. Ces actes étaient envoyés au préfet qui se chargeait de transmettre au ministre : c’était le parcours administratif habituel.
Beaucoup plus tard, en 1857, à la demande du ministre, l’abbé Buchou fit disposer une infirmerie de 8 lits36 qui passa à 6 lits quelques mois plus tard, comme le souligne la commission d’hygiène de 1858. Située au premier étage, près du principal dortoir, une petite chambre carrelée recevait l’air par deux fenêtres et deux portes. On faisait du feu dans la cheminée seulement en hiver. Aussi les enquêteurs trouvèrent-ils 4 petits phtisiques qui « grelottaient les jambes nues près d’une fenêtre, devant laquelle ils étaient occupés à filer de l`étoupe ». Si le froid auquel étaient exposés les malades alarma les inspecteurs, le fait qu’ils travaillaient malgré leur état ne les indisposa pas le moins du monde. Ils préféraient noter qu’il aurait été convenable, vu les brusques variations du climat, que le vêtement d’été ne fut pris que le 1er juin. Ils s’inquiétèrent tout de même de rencontrer un phtisique de 16 ans travaillant dans l’atelier des forges et non dans l’infirmerie. Ces enfants, travaillant malgré la maladie, sont la preuve qu’on se préoccupait plus de leur rendement que de leur santé.
Par contre le docteur Isidoire Sarraméa considère que l’alimentation fournie aux détenus est « saine ». Le règlement intérieur précise que la ration de pain, non compris celui de la soupe, est de 750 grammes, avec supplément s’il y a lieu.
Le régime alimentaire a pour base un pain de bon goût et de bonne qualité, des légumes bien assaisonnés et bien cuits, très souvent de la viande ; une eau pure et légère est la boisson habituelle. Il est facile de juger combien cette alimentation est saine et préférable à celle dont usaient la plupart de ces enfants dans leurs familles : aussi est-il certain que si nous les voyons se porter quelquefois moins bien dans la prison que chez eux, quoique mieux nourris, la principale cause s’en trouve dans le défaut d’air pur dont on ne saurait les faire jouir avec une claustration si resserrée. [368]
Il reconnaît cependant que : « Malgré le régime alimentaire plus substantiel et plus animalisé que dans les maisons centrales, le pénitencier de Saint-Jean nous offre néanmoins un grand nombre de sujets atteints de scrofules37 et de dégénérescences lymphatiques » [371]. Adepte des bains de mer il est favorable à la sortie des détenus aux bains dans la rivière : « Les récidives qu’il sera toujours difficile de prévenir complètement ont été fort rares ainsi que les tentatives d’évasion durant l’été les enfants vont se baigner à la rivière et que se constituant les gardiens des uns des autres, jamais un seul n’a tenté de s’évader dans le trajet assez long du pénitencier aux bains-flottants » [370].
En 1850, il présentera un projet de « Fondation sur les bords du bassin d’Arcachon d’une colonie maritime et agricole spécialement destinée à des conditions hygiéniques aux jeunes détenus lymphatiques et de constitution débile38. » Sa conviction que les activités physiques sont avec le bon air un facteur important pour la bonne santé des enfants, l’amène à critiquer les conditions dans lesquelles on fait travailler les détenus dans certains ateliers et lui font préférer les travaux agricoles dans la colonie qui vient d’être annexée au pénitencier et dont nous allons parler :
Un exercice convenable ne se retrouve pas pour certains enfants : un vannier constamment assis dans un lieu bas et humide, un tailleur durant tout le jour perché sur sa table les jambes croisées… Sous le rapport de l’hygiène nous pensons que l’on doit enseigner de préférence aux jeunes détenus les professions nécessitant une certaine activité qui devienne pour eux une salutaire gymnastique ; nous placerons donc au premier rang les travaux des champs… [372] L’agriculture est un des meilleurs moyen d’arriver à cette régénération physique et morale du prisonnier, depuis si longtemps désirée.
[…] La colonie agricole fondée à l’établissement Saint-Louis des orphelins depuis 6 mois répond à ces exigences hygiéniste : « les vêtements, le temps de sommeil, des récréations et des classes, la distribution du bâtiment tout est conforme à la plus saine économie ; la discipline est douce et rarement la sévérité nécessaire. Nous trouvons dans les conditions hygiéniques de la colonie un puissant auxiliaire de l’instruction religieuse pour l’amélioration morale… Tous les colons ont éprouvé dans leur santé un amendement qu’il est facile d’apprécier en les voyant se livrer avec la même gaîté aux travaux de la journée et aux délassements de leur âge… [55]
Il faut signaler le désir de l’abbé Buchou de faire faire deux fois par mois une promenade de une ou deux heures aux jeunes détenus qui méritent cette faveur. Il pense que cette mesure est nécessaire à la santé des enfants à raison du travail pénible et continu auquel ils se livrent et que l’effet moral qu’elle produira sera de nature à les éloigner de toute pensée d’évasion. Mais il ne peut en décider seul et doit adresser sa demande au préfet qui la transmet au ministre de l’Intérieur.39
Notes
- Paul Bucquet établira ses statistiques par le dépouillement de 1 300 notices de jeunes prévenus en 1851.
- À part en 1845 et en 1850 où l’on note la présence de quelques enfants protestants et d’un juif.
- Bucquet Paul, Tableau de la situation morale et matérielle…, op. cit., p. 13.
- Ibid.
- La mise en cause de la famille et la culpabilité qui peut s’en suivre n’est pas naît avec la psychanalyse.
- Il s’agit d’une valeur moyenne calculée sur le panel de référence qui est sujette a de fortes variations : par exemple en 1870 les jeunes sans famille ne sont que 3 %.
- Sur lesquels a porté l’enquête réalisée par Paul Bucquet.
- Y269 : Lettre de Buchou au préfet. Bordeaux, le 7 décembre 1838.
- Y269 : Lettre du surveillant chef au préfet. Bordeaux, le 26 décembre 1838.
- L’école la plus proche du pénitencier était l’école de la place Sainte-Eulalie où en 1831 la municipalité avait ouvert une école d’Enseignement mutuel.
- On ne s’étonnera pas de cette disposition, l’abbé Buchou étant le supérieur des Frères de la Doctrine chrétienne.
- Y269 : Lettre du ministre de l’Intérieur au préfet. Paris, le 12 mars 1840.
- Bucquet Paul, Tableau de la situation morale et matérielle…, op. cit., p.29.
- À cette époque l’apprentissage n’était pas comparable à ce que nous connaissons aujourd’hui. Voir : Lequin Yves, « L’apprentissage en France au XIXe siècle : rupture ou continuité ? », Formation Emploi, 1989, numéro spécial, pp. 91-100.
- Artisan qui fabrique des outils pour tailler, couper.
- Y269 : Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur. Paris, le 12 mars 1840.
- Y260 : Tournée d’inspection 1847.
- Y268 : Lettre de Buchou au préfet. Bordeaux, le 29 février 1864.
- Y230 : Lettre de Buchou au préfet. Bordeaux, le 4 mars 1849.
- Y269 : Pétition au préfet. Bordeaux, le 26 avril 1841 ; Y269 : Pétition au maire. Bordeaux, le 26 avril 1841.
- Y269 : Lettre de Biès au préfet. Bordeaux, le 6 mai 1841.
- Y260 : Pétition au commissaire de gouvernement Bordeaux, le 19 juin 1848.
- Y260 : Lettre du commissaire du gouvernement à Buchou. Bordeaux, le 19 juillet 1848.
- Y260 : Lettre de Pineau au commissaire du gouvernement. Bordeaux, le 22 juillet 1848.
- Bucquet Paul, Tableau de la situation morale et matérielle…, op. cit., p. 19.
- Sarraméa Isidore, « Considérations sur la maison centrale d’éducation correctionnelle de Bordeaux et sur les divers systèmes pénitenciers appliqués en France aux jeunes détenus », Journal de la société de médecine de Bordeaux, Extrait de la Conférence ouverte dans la séance du 25 avril 1842, t. XVIe, Bordeaux, Faye, 1842. Grâce à cet article il est possible de se faire une idée sur ce fonctionnement en l’absence de données dans la série Y. Les chiffres entre crochets se rapportent à la pagination de l’ouvrage cité.
- Sarraméa Isidore, Du Lymphatisme et de la tuberculose, fondation sur les bords du bassin d’Arcachon et sur nos côtes maritimes d’établissements destinés à préserver de ces terribles maladies les enfants qui y sont prédisposés, Congrès scientifique de France, 1862, Bordeaux, Lafargue, 1862. Pour ce projet il a reçu des lettres d’approbation du Conseil d’hygiène de la Gironde ; du Conseil d’arrondissement de Bordeaux ; du Conseil général de la Gironde ; de l’Académie de Médecine de Paris et de la Commission administrative des Hospices civils de Bordeaux.
- Après une épidémie de fièvre typhoïde au pénitencier, le ministère demande au préfet un rapport qu’il confie à Élie Gintrac, médecin des épidémies. Dans son rapport remis le 26 novembre 1853 si ses appréciations sur les locaux sont négatives par contre elles sont très positives concernant l’abbé Buchou.
- a pour titre « Proposition de médecine » n°316, Paris, Rignoux, 1837.
- Féret, Édouard, Docteur Sarraméa, 1899, G.F. 250/2 (25) Rés.
- Y260 : tournée d’inspection 1872.
- Tissot Samuel, L’Onanisme, dissertation sur les maladies produites par la masturbation, Paris, Pigoreau, nouvelle édition de 1817.
- Ibid., p. 16.
- Voir Chamayou Grégoire et Dorlin Elsa, « La masturbation réprimée », Pour la Science, n° 338, décembre 2005.
- Y269 : Lettre du vice-président de la Commission administrative des Hospices civils de Bordeaux au préfet. Bordeaux, le 10 avril 1840.
- Y261 : Lettre du préfet au ministre de l’Intérieur. Bordeaux, le 2 juin 1857.
- Maladie dite vulgairement écrouelles, humeurs froides, qui consiste en un gonflement, avec ou sans tuberculisation, des ganglions lymphatiques superficiels, et particulièrement de ceux du cou, et altération des fluides qui les pénètrent. Quand une maladie scrofuleuse se déclare tout l’organisme du malade, toute sa vitalité s’en ressent… Apparaissent au cou, aux aines, ou dans d’autres régions des bosselures, des gonflements, des tumeurs indolentes, qui ne sont le siège d’aucune douleur manifestes, mais peu à peu sourdement, traitreusement, les engorgements augmentent de volume et puis un vilain jour on sent que la tumeur qui était dure s’amollit et s’étend ; finalement elle abcède ; alors, rongeant, perçant la peau les liquides contenus dans les tumeurs scrofuleuses bavent et s’écoulent au dehors ». Masse Jules, Trois maladies réputées incurables : épilepsie, dartres, scrofules, Paris, Brunet, 1861, p. 203.
- Publié à Bordeaux, Mme Crugy, 1858 [BMB, D 60291]. Signalons qu’en 1853 le Conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Gironde a autorisé un établissement public de bains d’eau de rivière dans la commune de La Bastide et s’est opposé à ce qu’on administrât des bains médicamenteux avec chlorure de sodium et ammoniaque liquide in Levieux Charles,« Rapport général sur les travaux du conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Gironde (séance du 13 août 1853) », Bordeaux, Ragot, 1853, p. 29. Voir également Hameau M., Quelques avis sur les bains de mer, Bordeaux Lavigne, 1835, qui signalait déjà en 1835 : « J’ai acquis la conviction, par l’expérience, que si les scrofuleux habitaient longtemps sur le bord de la mer, ils verraient, le plus souvent, leur maladie guérir d’elle-même : dans tous les cas, les traitements y seraient toujours complètement efficaces, s’ils y restaient assez longtemps. […] Il y a des dartres, surtout chez les enfans, qui guérissent par l’emploi de ces bains. En voici un exemple : M. C…, né de parens sains, dans le canton de Belin, âgé de douze ans, avait presque tout le corps couvert d’une croûte, principalement près des articulations. Je jugeai que cette maladie dépendait d’une affection de la lymphe, analogue aux scrophules, et d’une faiblesse des fonctions de la peau. J’ordonnai ces bains ; vingt-deux suffirent pour le guérir » (p. 17 et 27).
- ADG, Y260, Lettre de l’abbé Buchou au préfet, 25 novembre 1843.