Posthume. Paru dans Troïka. Parcours antiques. Mélanges offerts à Michel Woronoff, vol. 2,
S. David & É. Geny éds, Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, Besançon, 2012, p. 53-64.
Les historiens antérieurs à Schliemann étaient très divisés à propos de la guerre de Troie. Les uns, comme les Anglais Mitford1 et Gillies2, reprenaient à leur compte les traditions épiques, en les dépouillant simplement de leurs éléments merveilleux. D’autres, comme George Grote, se refusaient à “repeindre la légende”3 et à transformer le mythe en histoire ; Grote ne commençait son analyse proprement historique qu’en 776, avec les premiers concours olympiques ; il s’intéressait néanmoins à la guerre de Troie en tant qu’événement central dans la représentation qu’avaient les Grecs de leur propre passé. Une attitude critique vis-à-vis des épopées homériques paraissait d’autant plus logique au XIXe siècle que la majorité des philologues s’étaient ralliés à la thèse de Fr. Wolf4 selon laquelle les poèmes tels que nous les avons n’ont été composés qu’à l’époque des Pisistratides, près de six siècles après la date attribuée à la guerre de Troie par les érudits antiques.
Schliemann a entrepris des fouilles profondes sur le site d’Hissarlik, celui-là même de l’Ilion gréco-romaine5, parce qu’il était convaincu de la véracité historique d’Homère ; il a découvert des remparts impressionnants et un “trésor” d’une richesse exceptionnelle qu’il a bien sûr appelé “le trésor de Priam”. On n’insistera pas ici sur les révisions chronologiques auxquelles une attention croissante à la stratigraphie a conduit Dörpfeld et Schliemann6. Les historiens de la fin du XIXe siècle ont en général salué la découverte d’une citadelle de l’âge du bronze au nord-ouest de l’Anatolie, ainsi que la découverte par le même Schliemann de la “civilisation mycénienne” à Mycènes, Tirynthe et Orchomène. Ils n’ont pas tous admis pour autant que les fouilles de Schliemann démontraient la réalité historique de la guerre de Troie : Hissarlik n’était pas nécessairement la Troie de l’Iliade, les “Mycéniens” n’étaient pas nécessairement les Achéens d’Homère, et rien ne prouvait même qu’ils aient parlé grec7.
Le déchiffrement du linéaire B par Ventris en 1952 a tranché ce dernier point : les scribes des palais mycéniens écrivaient une forme archaïque de grec. Dans le même temps, cependant, l’examen des textes en linéaire B révélait une société bureaucratique très éloignée de la société aristocratique évoquée par les poèmes homériques. L’écart ainsi constaté conduisait le mycénologue J. Chadwick, dans un article au titre délibérément provocateur, à qualifier Homère de “menteur”8.
Telle n’était pas l’opinion de Carl Blegen, le grand archéologue américain qui avait repris la fouille d’Hissarlik dans les années 30, et qui publie en 1963 un petit livre destiné au grand public intitulé Troy and the Trojans. Blegen déclare dans son introduction que la philologie homérique d’une part, les textes hittites d’autre part, permettent d’affirmer que la guerre de Troie a eu lieu9. Fort de cette certitude, Blegen cherche et trouve dans les données archéologiques une “confirmation”. Comme Troie VIIa a été détruite par le feu, Blegen identifie la prise de Troie par les Achéens à cet incendie, qu’il situe entre 1270 et 1250 environ, à l’apogée de la puissance des rois mycéniens10. Reconnaissant qu’un incendie n’est pas forcément dû à la prise d’une ville par des ennemis, Blegen fait valoir la découverte de pointes de flèche et de corps pris dans les décombres, et surtout le fait que les habitants de Troie VIIa ont enterré de nombreuses jarres dans leur maison, selon lui en prévision puis à cause d’un siège11.
Les thèses de Blegen ont reçu un accueil favorable de beaucoup d’archéologues et de philologues, mais M.I. Finley12 s’est attaché à en souligner la fragilité, en utilisant principalement trois arguments. Le premier est de caractère comparatif : lorsque l’état de la documentation permet de confronter un récit épique à une chronique historique du même événement, il apparaît que les traditions épiques déforment toujours considérablement la réalité historique (ainsi, la Chanson de Roland célèbre à Roncevaux une grande bataille contre les Sarrasins, alors que les historiens de Charlemagne évoquent seulement une escarmouche avec des pillards basques chrétiens13). Le second argument est chronologique : malgré Blegen, la céramique mycénienne importée que l’on trouve à Troie VIIa est peu différente de celles des couches de destruction des palais mycéniens, et l’hypothèse la plus simple est d’attribuer les mêmes causes à ces destructions contemporaines14. Enfin, Finley souligne l’écart entre la description homérique de Troie et les données archéologiques : la petite forteresse trouvée par Schliemann et Blegen à Hissarlik ne correspond pas à la “vaste Troie” de l’Iliade.
Ce dernier argument de Finley ne tenait pas compte de l’existence probable d’une ville basse en dehors des murs de la citadelle, alors que quelques sondages de Dörpfeld y avaient révélé des niveaux d’occupation de l’âge du bronze récent sous des bâtiments de l’époque romaine15. L’étude de cette ville basse du IIe millénaire (Troie VI-Troie VIIa) a été l’un des principaux objectifs des fouilles conduites par l’équipe internationale de Manfred Korfmann depuis 1988. Non seulement de nombreux sondages ont confirmé la présence d’habitats de l’époque Troie VI-Troie VIIa en dehors de la citadelle, mais une détection électromagnétique suivie de fouilles a mis en évidence un large et profond fossé précédé d’une palissade de bois, sur près de 400 mètres à 700 mètres au sud de la citadelle ; ce fossé, de l’époque de Troie VI, a été comblé et remplacé à l’époque de Troie VIIa par un autre fossé 200 mètres plus au sud, ce qui suggère une extension de la ville au XIIIe siècle. La petite citadelle au sommet de l’acropole était donc, selon Korfmann, entourée d’une vaste ville basse fortifiée ; l’archéologue allemand évalue la superficie totale de la ville à 30 ha et sa population à 7 000 personnes16. D’autre part, Korfmannn et son équipe ont identifié, immédiatement au sud du bastion est de la citadelle, un mur de pierre qu’ils interprètent comme le début du rempart de la ville basse.
La présentation que Korfmann a donnée de la ville basse a fait l’objet de violentes critiques ; ses adversaires l’ont accusé d’avoir créé un mirage et d’avoir égaré le public par une série d’impostures17. La première accusation est très excessive, la seconde tout à fait injustifiée18. Bien des incertitudes subsistent néanmoins, que la poursuite des fouilles parviendra probablement à dissiper, au moins en partie. Le tracé du fossé autour de la ville basse n’a pu être repéré sur toute sa longueur (vers l’est, il faut se contenter d’hypothèses), ce qui a évidemment des incidences sur l’évaluation de la superficie de la ville basse. Le tracé du possible rempart de la ville basse n’a pu être repéré que sur quelques dizaines de mètres. En outre et surtout, les rôles respectifs du fossé et du rempart restent peu clairs. S’il y a vraiment un rempart complet quelque part entre le fossé et la citadelle, cela veut dire qu’il y a trois ensembles défensifs autour de Troie et qu’il faut peut-être distinguer une citadelle basse et une ville basse19, cette dernière étant protégée seulement par un fossé et une palissade. À quoi s’ajoutent bien des incertitudes sur la densité d’occupation de la ville basse, sur l’occupation de la zone périurbaine et sur les liens entre la ville et le port. Le point essentiel néanmoins, qui peut être dès maintenant considéré comme presque certain, est qu’Hissarlik est un site de taille suffisante pour être “la capitale d’un pouvoir régional significatif en Anatolie occidentale”20.
Dans ces conditions, il est raisonnable de supposer qu’Hissarlik pourrait être la capitale du royaume de Wilusa21, que beaucoup de spécialistes de géographie hittite tendent aujourd’hui à situer à l’extrême nord-ouest de l’Anatolie22. Il semblerait donc que les doutes émis par Strabon (XIII, 1, 25) sur la localisation de la Troie homérique ne soient pas entièrement justifiés : contrairement à ce qu’affirme le géographe grec, on a bien sous l’Ilion gréco-romaine (à l’emplacement qui porte aujourd’hui le nom turc d’Hissarlik) une grande ville de l’âge du bronze23.
Passons à l’armée panachéenne qui aurait assiégé Troie selon la tradition épique. Dans l’Antiquité, l’autorité panachéenne d’Agamemnon suscitait de vives discussions. Dans l’Iliade, Agamemnon est le chef de l’armée devant Troie parce qu’il est le βασιλεύτατος, parce qu’il a reçu de Zeus le sceptre héréditaire qui lui assure un pouvoir permanent sur tous les Achéens. Selon une tradition opposée, qui affirme l’indépendance complète de tous les rois achéens, les anciens prétendants d’Hélène participeraient à l’expédition contre Troie à la suite d’un engagement purement privé, parce qu’ils auraient promis à Tyndare de faire tous la guerre à quiconque enlèverait Hélène au mari que son père aurait choisi. Thucydide s’oppose énergiquement à cette dernière interprétation : selon lui, Agamemnon exerce le commandement non pas parce qu’il est le beau-frère d’Hélène, mais parce qu’il est le plus riche et qu’il dispose des vaisseaux les plus nombreux24. Ce débat sur l’organisation politique du monde achéen n’était évidemment pas dépourvu d’arrière-pensées politiques. Argos peut-être, Sparte à coup sûr se sont présentées comme les héritières du pouvoir hégémonique d’Agamemnon, tandis que d’autres Grecs ont insisté sur l’égalité des rois achéens, qu’ils invoquaient pour appuyer leur propre revendication d’indépendance. En 396, au moment de partir pour l’Asie, Agésilas voulut faire un sacrifice à Aulis comme Agamemnon : les Thébains l’en empêchèrent, lui refusant ainsi l’autorité panhellénique qu’il revendiquait25.
Beaucoup de philologues et d’historiens considèrent l’expédition panachéenne contre Troie comme une pure fiction ; en 1953, G. Jachmann n’hésitait pas à qualifier l’autorité d’Agamemnon d’invention poétique, “von Dichters Gnaden”26. D’autres, au contraire, à commencer par Schliemann, ont cherché et trouvé dans les données archéologiques une confirmation de la tradition homérique. C’est en particulier le cas du grand historien suédois Martin Nilsson : selon lui, l’importance exceptionnelle du site de Mycènes depuis l’époque des tombes à fosse jusqu’au XIIIe siècle suggérerait que le roi de Mycènes était bien le suzerain des autres rois mycéniens comme le dit Homère27. Il est intéressant d’examiner si les textes hittites et égyptiens nous fournissent des indications sur une éventuelle autorité panachéenne.
Dès 1924, c’est-à-dire sept ans après le déchiffrement du hittite par Hrozny, Emil Forrer affirma qu’il avait retrouvé la trace des Achéens dans les archives de la capitale hittite, le pays des Achéens étant désigné par le terme hittite d’Ahhijawa28. Les théories de Forrer ont été vivement critiquées, et la discussion est loin d’être close. Cependant, les progrès de la géographie hittite permettent de manière à peu près certaine de situer le pays d’Ahhijawa à l’ouest de l’empire hittite, au-delà des côtes occidentales de l’Anatolie29, – ce qui nous conduit dans le monde mycénien. Les mentions d’Ahhijawa dans les documents hittites couvrent au moins deux siècles, de la fin du XVe siècle à la fin du XIIIe. Dans tous les textes, il n’est jamais question que d’UN roi d’Ahhijawa30. Ce roi est un grand roi auquel le souverain hittite s’adresse comme à un égal en l’appelant “mon frère”. Vers la fin du XIIIe siècle, cependant, il semble que ce statut du roi d’Ahhijawa soit contesté. Tudhaliya IV (1260-1220), dans une lettre à un petit roi syrien31, reproche à son correspondant de ne pas avoir respecté l’étiquette et d’avoir utilisé une formule inadéquate, qui ne s’emploie qu’entre égaux. Suit la liste des égaux du souverain hittite : le pharaon, le roi de Babylone, le roi d’Assyrie et le roi d’Ahhijawa. Cette dernière indication a cependant été effacée ; tout se passe comme si, après réflexion, la chancellerie hittite ne considérait plus le roi d’Ahhijawa comme un égal. Ce roi d’Ahhijawa contrôle quelques points de la côte anatolienne, en particulier Millawanda-Milet, que certains de ses subordonnés utilisent comme base de départ pour des raids en pays hittite.
En outre, un texte égyptien de l’époque de Thoutmosis III (milieu du XVe siècle) mentionne un cadeau somptueux offert au pharaon par le roi de Tanaja, ce qui suggère que le pharaon ne connaît lui aussi qu’un roi des Danaens32. D’autre part, la fameuse inscription monumentale du temple funéraire d’Aménophis III (milieu du XIVe siècle), qui représente les diverses parties du monde, distingue au nord-ouest de l’Égypte le pays de Kafta (c’est-à dire la Crète) et le pays de Tanaja avec, semble-t-il, Mycènes en première position et Thèbes en seconde33.
Les textes hittites et dans une moindre mesure les textes égyptiens du IIe millénaire suggèrent qu’il y a bien eu au Bronze récent une forme d’unité politique du monde mycénien sous l’autorité d’un roi unique, un empire hégémonique plutôt qu’un empire centralisé34.
Le souverain hittite se plaint à plusieurs reprises des incursions achéennes en Anatolie occidentale, notamment à partir de Millawanda, qu’il faut probablement identifier à la Milet du Ier millénaire35. La correspondance hittite mentionne même un accord mettant fin à un contentieux entre Achéens et Hittites à propos de Wilusa. En outre, les textes pyliens des séries Aa, Ab et Ad de Pylos mentionnent des groupes d’ouvrières palatiales désignées collectivement par des ethniques qui évoquent l’Égée orientale – “milésiennes”, “cnidiennes”, “lemniennes”, femmes de Chios, de Zéphyra-Halicarnasse et d’Assuwa36 : il s’agit vraisemblablement de captives – ou de descendantes de captives – capturées au cours de raids achéens sur les côtes anatoliennes et dans les îles voisines. Ces opérations militaires assez fréquentes de Mycéniens en Anatolie occidentale donnent une certaine vraisemblance à la grande expédition contre Troie que célèbre la tradition épique grecque, mais on peut aussi supposer qu’elles ont servi de point de départ à la formation de cette tradition épique.
Le terme de “fiction”, souvent employé par ceux qui dénient toute valeur historique aux poèmes homériques, est tout à fait impropre. Homère n’a pas plus inventé la guerre de Troie qu’Eschyle ou Euripide. Comme eux, il reprend des traditions anciennes dont il ne peut que très partiellement s’écarter. L’auteur de l’Iliade, dont la composition date probablement du VIIIe siècle, est l’héritier d’une longue tradition de poésie orale. Bien que les archives en linéaire B ne comprennent aucun document de caractère poétique, il est probable qu’il y a eu des aèdes dans le monde mycénien, et que ceux-ci ont notamment exercé leur art dans les palais : une fresque du megaron de Pylos représente une lyre, et une tablette récemment publiée de Thèbes mentionne deux joueurs de lyre (ru-ra-ta-e)37. En outre, comme l’a montré C. J. Ruijgh38, le grec de certaines formules des poèmes est bien antérieur à la langue des tablettes ; en d’autres termes, la tradition épique commence à s’élaborer dès le début de l’époque mycénienne (XVIe siècle avant J.-C.), sinon plus tôt encore. On peut supposer que les aèdes protomycéniens et mycéniens célébraient déjà des sièges, des combats, des adieux et des retours de guerriers dans leur demeure, même si aucun indice ne permet de reconstituer les mythes héroïques de l’âge du bronze dans lesquels s’inséraient ces épisodes traditionnels. La grande question est évidemment de savoir quand des bardes ont commencé à célébrer la guerre de Troie. Le fait que le nom de nombreux héros de la guerre de Troie soit accompagné d’épithètes formulaires formant un système cohérent et rigoureux lié à la métrique39 montre qu’on a chanté ces héros bien des générations avant la composition de l’Iliade. En outre, le nom même d’Ilion doit être lu souvent dans l’Iliade avec un digamma initial, sans quoi le vers ne serait plus métriquement correct : on peut en conclure que les formules mentionnant la ville de Priam sont antérieures à la disparition du digamma40. Ces indices ne permettent pas de dire cependant si la matière troyenne a commencé à être chantée au XIIIe siècle ou au XIe siècle.
Troie-Hissarlik est une assez grande ville. Les Mycéniens ont une forme d’unité politique, et ont mené des expéditions en Anatolie occidentale. La tradition épique, bien antérieure à Homère, a gardé un souvenir assez fidèle de la situation politique du Bronze récent. Peut-on aller plus loin ? C’est ce que pense Joachim Latacz, qui a donné comme sous-titre à son livre sur Troie et Homère “Vers une solution d’un vieux mystère”41. Selon l’helléniste de Bâle, les progrès de l’archéologie et de l’analyse des documents hittites devraient confirmer bientôt la tradition épique grecque. S’il est encore prématuré de reconstituer avec certitude les grandes lignes de la guerre de Troie, il est possible selon lui de proposer deux hypothèses très vraisemblables : 1) la destruction de Troie VIIa (que Latacz date beaucoup plus tard que Blegen, vers 1180) serait due à l’action d’une coalition achéenne, 2) le roi suprême des Achéens aurait décidé de s’emparer de Troie pour compenser la perte de Millawanda-Milet, reconquise récemment par les Hittites42.
Il est permis d’être moins optimiste. Il convient d’abord de souligner deux décalages importants entre la tradition grecque d’une part, l’archéologie et les textes hittites d’autre part.
La tradition épique grecque fait de Priam un grand roi, qui a de nombreux vassaux dont il a épousé les filles et qui est à la tête d’une vaste coalition d’alliés. Les textes grecs ignorent tout de l’empire hittite, et si Ctésias43 et Platon44 font de Priam le vassal du roi d’Assyrie, il est probable qu’un tel arrière-plan politique à la guerre de Troie a été imaginé à l’époque classique par analogie avec la domination achéménide de toute l’Asie. Au contraire, la Wilusa des textes hittites est une puissance régionale de seconde importance, et le souverain de Hattusa attend du roi de Wilusa une loyauté sans faille en contrepartie de la protection dont il bénéficie : c’est ce qui apparaît clairement dans les clauses du traité entre Muwatalli II (vers 1290-1272 avant J.-C. selon F. Starke) et son vassal Alaksandu de Wilusa45.
D’autre part, la tradition épique de l’Iliou Persis, dont s’inspire le fameux récit d’Énée au chant II de l’Énéide, évoque une destruction totale et définitive de Troie ; les quelques survivants qui échappent au massacre, comme Énée, s’installent ailleurs. L’archéologie donne une tout autre image. À Troie VIIa succède immédiatement Troie VIIb1, et la civilisation matérielle est exactement la même : il est clair que ce sont les survivants de Troie VIIa qui habitent Troie VIIb1. Pour souligner la continuité entre Troie VI, Troie VIIa et Troie VIIb1, M. Korfmann a proposé de rebaptiser Troie VIIa qui deviendrait Troie VIi et Troie VIIb1 qui deviendrait Troie VIj46. On notera que l’hypothèse de J. Latacz – une guerre destinée à assurer aux Achéens le contrôle de Troie – est en contradiction à la fois avec l’archéologie et avec la tradition grecque. C’est seulement dans la phase suivante (Troie VIIb2) que des traits culturels nouveaux apparaissent en grand nombre, suggérant l’arrivée de nouvelles populations originaires de Thrace. Même Troie VIIb2 reste une ville d’une certaine extension et d’une certaine prospérité ; c’est dans une couche Troie VIIb2 de la ville basse qu’on a trouvé en 1995 le seul document écrit incontestable de Troie, un sceau louvite portant le nom d’un scribe et de son épouse47. Le moins qu’on puisse dire est que, si l’on s’appuie sur les données archéologiques, “la guerre de Troie” n’apparaît pas comme un tournant important dans l’histoire du site d’Hissarlik au second millénaire avant J.-C.
Troie VIIa a été détruite par un incendie ; il est moins évident que cet incendie soit lié à la prise de la ville par des ennemis ; même si l’on admet cette dernière hypothèse, l’archéologie ne nous dit rien sur l’identité des assiégeants. Il faut donc rappeler cette évidence : pas plus aujourd’hui qu’hier, l’archéologie et les sources hittites ne nous permettent d’affirmer qu’une coalition panachéenne a fait le siège de Troie. Cette hypothèse repose entièrement sur la tradition épique.
Sur la naissance de la tradition épique relative à Troie, on peut faire trois hypothèses.
- On peut supposer, comme Latacz, qu’il y a bien eu, au début du XIIe, une grande expédition panachéenne contre Troie, et que cette ultime manifestation de l’unité et de la puissance achéennes a tout de suite inspiré des aèdes qui pouvaient s’appuyer sur les souvenirs de combattants, et peut-être sur des documents “administratifs”48.
- On peut tout aussi bien supposer que la nostalgie de la grandeur d’autrefois dans la période de division, d’affaiblissement et d’appauvrissement qui a suivi la chute des palais mycéniens a conduit un groupe d’aèdes à exalter l’un des nombreux raids achéens en Anatolie et à le transfigurer progressivement en un siège panachéen de la vaste Troie.
- Enfin, il est possible que des traditions épiques aient célébré une guerre de Troie bien avant la destruction de Troie VIIa. Un texte religieux hittite de Boghaz-Köi, du XIIIe siècle semble-t-il, mentionne dans un rituel la récitation d’un poème louvite dont il ne donne que le premier vers : “Quand ils revinrent de Wilusa l’escarpée”49. Si l’on accepte cette interprétation du texte, il y aurait dès le XIIIe siècle ou plus tôt encore un poème anatolien sur Troie, une “Wilusiade”50. Il arrive que des peuples choisissent de célébrer une défaite héroïque (tel est le cas des Serbes à propos de la bataille du Champ des merles au Kosovo), mais il est plus fréquent qu’ils chantent une victoire. L’épopée louvite célébrait peut-être la prise de Troie par une puissance anatolienne, ou la victoire des alliés de Troie sur des agresseurs achéens. Dans ce cas, les aèdes grecs des XIIe et XIe siècles ont peut-être capté et remodelé des traditions épiques anatoliennes à la plus grande gloire des Achéens.
Il est possible qu’un jour de nouveaux documents – des archives troyennes dans la ville basse d’Hissarlik par exemple – permettent de confirmer, ou de rejeter, la tradition épique grecque. Pour l’instant, la guerre de Troie garde son mystère.
Notes
* Dans la continuité des études homériques initiées il y a déjà longtemps par l’ISTA, on signalera que l’article de P. Carlier s’intègre tout à fait dans l’étude Reconstruire Troie. Permanence et renaissances d’une cité emblématique, M. Fartzoff, M. Faudot, É. Geny & M.-R Guelfucci éds, PUFC, Besançon, 2009.
- W. Mitford, The History of Greece, I, Londres, 1784.
- J. Gillies, History of Ancient Greece, its Colonies and Conquests, I, Londres, 1786.
- G. Grote, A History of Greece, I, Londres, 1846, préface p. VII.
- Fr. Wolf, Prolegomena ad Homerum, Halle, 1795.
- La localisation de la Troie de Priam faisait déjà l’objet de discussions dans l’Antiquité. Strabon (XIII, 1, 25) déclare que la bourgade qui s’est donné le nom d’Ilion n’a été fondée qu’à l’époque de Crésus au milieu du VIe siècle et que les prétentions de ses habitants visaient à obtenir des dons des rois hellénistiques, puis des Romains. Strabon lui-même situait la Troie d’Homère cinq kilomètres plus à l’est, au lieu-dit “Village des Iliens”. De même, beaucoup de voyageurs antérieurs à Schliemann identifiaient la Troie homérique à la colline de Bournabashi.
- Sur ce point, voir en particulier O. Polychronopoulou, Archéologues sur les pas d’Homère, Paris, 1999, p. 63-124.
- Pour plus de détails sur l’attitude des historiens de la fin du XIXe siècle, voir P. Carlier, “Les historiens et le monde mycénien, avant et après le déchiffrement du linéaire B. Quelques observations”, in Mythos. La Préhistoire égéenne du XIXe au XXIe siècle après J.-C. Actes de la table ronde internationale d’Athènes (21-23 novembre 2002), P. Darcque, M. Fotiadis & O. Polychronopoulou éds, BCH Supplément46, 2006, p. 291-300.
- J. Chadwick, “Homère : un menteur ?”, Diogène 77, 1972, p. 3-18.
- C. Blegen, Troy and the Trojans, Londres, 1963, p. 20 notamment.
- Pour proposer cette date, Blegen se fonde sur l’examen de la céramique mycénienne trouvée à Troie. Le raisonnement est à peu près le suivant : on trouve dans la couche Troie VIIa beaucoup de céramique HR IIIB, mais encore un peu du style précédent HR IIIA, donc le début de Troie VIIa correspond à la transition de l’HR IIIA à l’HR IIIB, 1300 environ selon Furumark. D’autre part, comme la couche de Troie VIIa est peu épaisse, la durée de vie de Troie VIIa ne saurait excéder un demi-siècle (op. cit., p. 159-160). Le fait que le niveau immédiatement suivant, celui de Troie VIIb 1, contienne un peu de céramique mycénienne HR IIIB à côté de beaucoup de HR IIIC, noté par Blegen lui-même, suggère cependant une date plus basse pour la chute de Troie VIIa.
- Troy and the Trojans…, p. 154 et 159.
- L’article le plus fameux est “The Trojan War”, JHS 84, 1964, p. 1-9, mais Finley est revenu à plusieurs reprises sur la question. Plusieurs de ces études ont été rassemblées et traduites en français sous le titre On a perdu la guerre de Troie, trad. fr., Paris, 1990.
- La question a rebondi récemment. Les chroniques arabes, comme la Chanson de Roland, évoquent une grande bataille, si bien que l’on s’est demandé si ce ne sont pas les chroniqueurs carolingiens qui ont cherché à minimiser une grave défaite.
- Selon Finley, l’explication la plus économique serait que Troie VIIa, comme les citadelles mycéniennes, aurait été détruite par des incursions venues du nord (“The Trojan War”…, p. 5). Tout au plus Finley admet-il que quelques bandes d’Achéens ont pu se joindre aux “northerners”.
- W. Dörpfeld, Troia und Ilion, Athènes, 1902, p. 238 et planche III.
- Voir par exemple Troia/Wilusa. Guidebook, Çanakkale, 2005, p. 137-138.
- Voir par exemple F. Kolb, “Ein neuer Troia-Mythos? Traum und Wirklichkeit auf dem Grabungshügel von Hisarlik”, in Troia. Ein Mythos in Geschichte und Rezeption, H.-J. Behr, G. Biegel & H. Castritius éds, Brunswick, 2002, p. 8-40, et D. Hertel, Troia. Archäologie, Geschichte, Mythos, Munich, 2001. Cette polémique, conduite par l’un des collègues de M. Korfmann à Tübingen, F. Kolb, a été qualifiée pompeusement de “seconde guerre de Troie” par certains journalistes, mais n’a été, selon W.D. Niemeier, qu’une “petite querelle souabe”.
- Pour une défense précise, nuancée et argumentée de Korfmann, voir D.F. Easton, J.D. Hawkins, A.G. Sherratt & E.S. Sherratt, “Troy in Recent Perspective”, AS 52, 2002, p. 75-109.
- On peut songer au parallèle de Tirynthe.
- J’emprunte cette formule aux auteurs de l’article précité, p. 106.
- On a quelquefois objecté que l’on n’a trouvé à Troie ni palais ni archives. Cet argument ex silentio est extrêmement faible, car le sommet de la citadelle, où l’on s’attendrait à retrouver le palais de Troie VI-Troie VIIa, a été profondément remanié à l’époque romaine.
- La reconstruction de la géographie politique de l’Anatolie au Bronze récent proposée par J. Garstang et O. R. Gurney, The Geography of the Hittite Empire, Londres, 1959, est confirmée par un certain nombre de nouveaux documents. Voir en particulier Fr. Starke, “Troia im Kontext des historisch-politischen und sprachlichen Umfeldes Kleinasiens im 2. Jahrtausend”, ST 7, 1997, p. 447-487, et J. D. Hawkins, “Tarkasnawa King of Mira”, AS 48, 1998, p. 1-31. Il convient cependant de préciser qu’il n’y a pas d’unanimité parmi les hittitologues.
- Sur le point de vue de Strabon, voir ci-dessus note 5.
- Guerre du Péloponnèse, I, 9, 1.
- Xénophon, Helléniques, III, 4, 3-4.
- G. Jachmann, “Das homerische Königtum”, Maia 6, 1953, p. 241-256.
- M. Nilsson, “Das homerische Königtum”, SPAW, 1927, p. 23-40.
- E. Forrer, “Vorhomerische Griechen in den Keilschrifttexten von Boghazköi”, Mitteilungen der deutschen Orient-Gesellschaft 63, 1924, p. 1-24. On trouvera une présentation très claire de ces textes dans O.R. Gurney, The Hittites, Hammondsworth, 1952, p. 46-58, et une mise au point récente dans
W.-D. Niemeier, “Mycenaeans and Hittites in War in Western Asia Minor”, in Polemos. Le contexte guerrier en Égée à l’Âge du Bronze, R. Laffineur éd., Liège-Austin, 1999, p. 141-155. - Voir notamment Fr. Starke, Der Neue Pauly 8, 2000, col. 250-255, s. u. Mira. On trouvera un historique des discussions sur la géographie hittite dans J. Latacz, Troy and Homer. Towards a Solution of an Old Mystery, trad. angl., Oxford, 2004, p. 71-119.
- Fr. Starke, dans une conférence prononcée à Troie le 11 août 2003 (non publiée à ce jour, mais résumée dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12/8/2003), a proposé une interprétation nouvelle de plusieurs pièces de la correspondance du roi des Hittites et du roi d’Ahhijawa ; selon lui, le roi des Achéens contemporain d’Hattusili II (vers 1275-1260) mentionnerait un accord conclu par son ancêtre Ka-ta-mu ; le rapprochement avec Cadmos étant très tentant, il faudrait en conclure qu’au moins à certaines époques, Thèbes aurait été la capitale de l’empire achéen. Cependant, comme la lecture de Fr. Starke est contestée par d’autres hittitologues, qui préfèrent lire ka-ga-mu – tout lien avec les Labdacides disparaissant alors –, il est préférable de laisser ouverte la question de la capitale de l’empire achéen.
- F. Sommer, Die Ahhijawa-Urkunden, Munich, 1932, n° XV.
- Pour une présentation et un commentaire de ce texte, voir P.W. Haider, Griechenland-Nordafrika: ihre Beziehungen zwischen 1500 und 600 v. Chr., Darmstadt, 1988, p. 7-15, et G.A. Lehmann, “Die ‘politische-historische’ Beziehungen der Ägäis-Welt des 15.-13. Jh.s v. Chr. zu Ägypten und Vorderasien: einige Hinweise”, in Zweihundert Jahre Homer-Forschung: Rückblick und Ausblick, Colloquia Raurica 2, J. Latacz éd., Stuttgart, 1991, p. 105-126.
- Suivent cinq noms qui correspondent peut-être à Messène, Nauplie, Cythère, Élis et Amyclées. Sur ce texte qui a suscité une très abondante littérature, on se référera encore de préférence à la publication d’E. Edel, Die Ortsnamenliste aus dem Totentempel Amenophis III, Bonn, 1966. Il n’est pas totalement certain que ce texte énumère des entités politiques. Ce seul document ne permet pas de conclure que Mycènes domine tout le pays des Danaens, mais il complète, précise et nuance les indications des autres textes orientaux.
- Il faut cependant reconnaître qu’il est difficile de trouver une trace assurée de cet empire dans les textes en linéaire B. Voir sur ce point P. Carlier, “Réflexions sur les relations internationales dans le monde mycénien : y a-t-il eu des hégémonies ?”, in Atti del XII Colloquio internazionale di micenologia, Pasiphae, I, L. Godart, A. Sacconi & M. Del Freo éds, Rome-Pise, 2007, p. 121-130.
- On trouvera une excellente analyse de ces conflits entre Achéens et Hittites dans W.-D. Niemeier, art. cit.
- Sur ces tablettes pyliennes, on se reportera notamment à J. Chadwick, “The Women of Pylos”, in Texts, Tablets and Scribes. Studies in Mycenaean Epigraphy and Economy offered to Emmett L. Bennett Jr., J. P. Olivier & T. Palaima éds, Salamanque, 1988, p. 83-95.
- TH Av 106, 7.
- C. J. Ruijgh, “D’Homère aux origines protomycéniennes de la tradition épique”, in Homeric Questions, J.P. Crielaard éd., Amsterdam, 1995, p. 1-96.
- Je n’insiste pas sur ce fait bien connu. Les études fondamentales restent les deux thèses de Milman Parry, L’Épithète traditionnelle chez Homère. Essai sur un problème de style homérique et Les Formules et la métrique d’Homère, Paris, 1928.
- Sur ce point, voir l’analyse détaillée de J. Latacz, op. cit., p. 267-274.
- Der Weg zur Lösung eines alten Rätsels.
- Op. cit., p. 283-287.
- Persika, Fr.Gr.Hist. IIIC n° 688, F1b, § 22.
- Lois, III, 685 c-d.
- Pour une édition de ce texte fameux, dont on a retrouvé trois exemplaires, voir J. Friedrich, Staatsverträge des Hatti-Reiches in hethitischer Sprache, II, Leipzig, 1930, p. 50-83. On trouvera une traduction anglaise complète due à Fr. Starke dans J. Latacz, op. cit., p. 105-110. Le nom d’Alaksandu a suscité beaucoup de commentaires. Si le nom est une version anatolienne du nom grec Alexandros, le bellâtre Pâris n’aurait pas reçu son deuxième nom (“protecteur des guerriers”) par dérision, mais la tradition épique grecque aurait gardé le souvenir d’un nom porté dans la famille royale troyenne. Ici encore, cependant, les écarts l’emportent sur les coïncidences : cet Alaksandu est roi, il a régné bien avant la fin de la dynastie troyenne (et bien avant la destruction de Troie VIIa), et il est peut-être le fils – et non le ravisseur – d’une princesse achéenne.
- Cf. M. Korfmann, Troia/Wilusa. Guidebook…, tableaux chronologiques.
- Sur ce sceau, voir J. D. Hawkins & D. F. Easton, “A Hieroglyphic Seal from Troia”, ST 6, 1996, p. 111-118.
- Voir en particulier J. Latacz, op. cit., p. 219-249, à propos du Catalogue des vaisseaux.
- KBo IV 11, 45-46. Ce texte est cité et commenté par C. Watkins, “The Language of the Trojans”, in Troy and the Trojan War, M.J. Mellink éd., Bryn Mawr, 1986, p. 51-59.
- L’interprétation de Watkins est acceptée par beaucoup de hittitologues, mais ne fait pas l’unanimité. D’après G. Neumann, wilusa ne serait pas un toponyme, mais le nom commun du pâturage en louvite, et le texte ne se référerait pas à un poème épique, mais aux chants que chanteraient les bergers transhumants en descendant de la montagne (“Zu den epichorischen Sprachen Kleinasiens”, in Die epigraphische und altertumskundliche Erforschung Kleinasiens: hundert Jahre Kleinasiatische Kommission der österreichischen Akademie der Wissenschaften, G. Dobesch & G. Rehrenböck éds, Vienne, 1993, p. 289-296).Après quelques phrases sur les frontières de l’Arcadie, Pausanias consacre les six premiers chapitres de son livre VIII à l’histoire commune des Arcadiens ; cinq de ces six chapitres traitent des rois d’Arcadie.