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Les Libyens, le libyco-berbère : un peuple, une langue sans nom (propre)

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Les Libyens1, ancêtres des Berbères, nous sont connus essentiellement à travers les sources classiques grecques et latines, marginalement égyptiennes, littéraires et épigraphiques. À travers les données de l’archéologie aussi, bien sûr ; mais eux-mêmes ne nous ont laissé aucun témoignage textuel ou épigraphique conséquent.

Quant à leur langue, le libyque, ou libyco-berbère, ancêtre du berbère contemporain, il ne nous est connu qu’à travers un peu plus de 1300 inscriptions2, essentiellement funéraires, parfois votives. Ces matériaux épigraphiques libyques, qui s’étalent de ± 500 a.C. à ± 600 p.C., pourraient a priori offrir des informations sur la langue et la société berbères remontant à plus de deux millénaires, mais ils sont difficiles à exploiter et les résultats acquis sont maigres : il s’agit pour l’essentiel d’inscriptions très courtes, contenant essentiellement des matériaux onomastiques (anthroponymes, ethnonymes) et quelques (rares) titres ou fonctions… De plus, les caractéristiques internes de l’écriture compliquent la tâche de décryptage d’un matériau très pauvre : l’écriture est de type consonantique – principe mal adapté au berbère – et elle ne note pas la tension consonantique qui joue un rôle lexical et grammatical important en berbère ; en outre, elle ne sépare généralement pas les mots3

Le nom des Libyco-berbères : ‘Libyens’, ‘Numides’, ‘Gétules’, ‘Maures’… Des dénominations et des savoirs essentiellement exogènes

Depuis la plus haute antiquité, les Berbères sont donc connus par les noms multiples que leur ont donnés les peuples voisins et/ou dominants en Afrique du Nord, Égyptiens, Grecs, Romains, Arabes… :

“Libyens” (< égyptien Lebu/Libu), “Numides”, “Maures”, “Afri”, “Gétules”, “Mazices”… al-barbar > “Berbères”.

On pourrait continuer l’énumération pour les périodes modernes et contemporaines, puisque quasiment toutes les dénominations des groupes régionaux berbères sont des exonymes, d’origine arabe, souvent réappropriés par les Berbères eux-mêmes : “Kabyles”, “Chaouis”, “Rifains”, “Chleuhs”, “Touaregs”… Et tous ces ethnonymes contemporains sont, à l’origine, fortement péjoratifs et stigmatisants.

Cette donnée est tellement marquée et transhistorique, que l’on en vient à poser la question : les Berbères ont-ils un nom qui leur soit propre ?

En fait, ce constat et cette question ne sont que le reflet de deux déterminations historico-anthropologiques fondamentales et pérennes caractérisant l’Afrique du Nord :

a) la continuité des dominations étrangères, directes et/ou socioculturelles : Carthage et monde punique, Rome, Arabes… qui fournissent la quasi-totalité des sources historiographiques. On ne connaît les Berbères anciens que par les sources égyptiennes, puniques, grecques, latines et arabes surtout. Les sources endogènes, i.e. libyques, sont rares et d’exploitation très délicate, comme on l’a vu.

Il en résulte mécaniquement que le nom, les noms que nous leur connaissons sont ceux que leur ont attribués ces sources étrangères.

Mais d’où viennent ces noms ? Dans pratiquement tous les cas documentés, il s’agit du nom d’un groupe particulier, tribu ou confédération de tribus, qui va connaître une extension progressive à des ensembles de plus en plus larges, voire à toutes les populations indigènes d’Afrique du Nord : le cas des Lebu/Libu des Égyptiens, qui vont devenir les “Libyens” des Grecs puis des Romains, est typique et n’est que le premier d’une longue série (Afri > Africa, Africains ; Mauri, Mazices…). On peut postuler qu’il en va de même pour tous les ethnonymes de large extension, comme celui des “Numides” ou des “Gétules”, populations nomades présahariennes et sahariennes même si n’avons pas dans ces cas d’élément concret qui permette d’identifier le groupe initialement porteur du nom.

Au fond, on est dans une configuration assez classique : le peuple étranger/conquérant va donner à l’ensemble des populations indigènes le nom du premier groupe avec lequel il entre en contact et/ou en conflit.

La seule exception semble être le générique arabe al-barbar, qui provient évidemment du latin barbari, qui nous a donné “Berbères”. Les Arabes l’ont manifestement repris aux citadins romanisés et latinisés, largement christianisés ; cette appellation ne devait s’appliquer qu’aux populations du monde rural, montagnard et présaharien, non ou faiblement touchés par la culture et la langue latines, en tout cas fidèles au mode d’organisation tribal (voir infra, la citation de saint Augustin). Il s’agit donc à l’évidence d’un exonyme stigmatisant, ce que confirment d’ailleurs les étymologies secondaires arabes : al-Barbar < barbara = “grogner, rugir… ”4, i.e., rapporté à des humains, “s’exprimer de manière inintelligible / non humaine”.

b) l’autre facteur explicatif est la segmentarité, pour reprendre le terme consacré par les anthropologues, ou pour le dire plus simplement, l’organisation tribale. C’est certainement l’un des traits les plus spécifiques et les plus résistants du monde berbère qui a conservé, jusqu’à une époque subactuelle, une organisation de la société faite de segments autonomes emboîtés – famille, clan, tribu, confédération de tribus –, sans pouvoir central stabilisé et sans tissu administratif unificateur. Jusqu’à une époque toute récente, même le religieux était complètement “décentralisé”. Il s’ensuit que, dans la société traditionnelle, l’appartenance de l’individu, et donc son identification, se faisant d’abord par :

  • sa filiation immédiate : X w [fils de] Y (nom du père).
  • puis par ses groupes d’appartenance emboîtés de plus en plus larges : famille élargie, tribu, confédération ; l’actualisation de l’appartenance de groupe dépendait de la situation concrète d’énonciation et du degré de précision dont on avait besoin pour une identification efficace. Dans une situation de proximité, à l’intérieur de la famille élargie, où s’il s’agit d’un personnage connu de tous, le nom de l’individu suivi de celui de son père, éventuellement de son grand-père, suffira à l’identification, selon la séquence libyque et berbère : X w/u (fils de) Y (w Z), par ex. :

MSNSN W GYY (W ZLLSN) = Massinissa fils de Gaïa (fils de Zilalsan) (RIL 2)
Buluggin w Ziri w Mennad
(ššix) Muḥend w Lḥusin = (Cheikh) = Mohand ou El-Hocine (saint kabyle)

Si l’on est en situation plus ouverte, au niveau du village ou de la tribu, on précisera le nom de famille élargie :

Muḥend u Aɛli (n) Iḥeddušen = Mohand fils de Ali (des) Haddouche

Enfin, si l’horizon est encore plus large, on précisera la tribu d’appartenance, voire la confédération, selon la séquence suivante :

Nom (fils de) Nom du père + Groupe d’appartenance 1 (+ Groupe d’appartenance 2)…

Muḥend u Aɛli Ayirat = Mohand fils de Ali des Aït Iraten
Muḥa u Ḥammu Aẓayyi = Moha fils de Hammou le Zaïane
Muḥammad (ben) Sa‛id al-Jannâdî al-Zawâwî [en arabe] ; en kabyle : Muḥend (w) Ssaɛid Ajennad, Azwaw = Mohand (fils de) Saïd, des Aït Jennad, le Zouaoua.

Pour les personnages ayant une certaine notoriété, l’identification se fera alors très souvent uniquement par leur nom et celui de leur tribu ou confédération :

Meqqwran Agawa (chanteur kabyle) = Mokrane (des) Igawawen (confédération de la Kabylie du Djurdjura)
Faṭima Tabaɛemrant (chanteuse chleuh) = Fatima des Ayt Baamran (tribu du sud du Maroc).

Dans les sources arabes, de très nombreux personnages berbères sont ainsi qualifiés et connus uniquement par leur appartenance tribale ou confédérale, suffisante, dans le monde des lettrés, à leur identification, l’ethnonyme devenant leur patronyme : Al-Wartîlanî (des Ayt Wartilan), al-Waghlîsî (des Ayt Weghlis), Al-Geštûlî (des Igeštulen) , Al-Ghûbrînî (des Ayt Ghubri), Aṣ-Ṣanhaǧî (Aẓnag), Az-Zawâwî (le Zouaoua)…

Il s’agit donc d’un système de dénomination à « géométrie variable », modulé par le degré de précision nécessaire à l’identification, en fonction de la situation d’énonciation.

Cette pratique a une signification essentielle du point de vue de la nomination : l’individu est toujours identifié par sa filiation et son (ses) groupe(s) d’appartenance, jamais par un ethnique générique, même de niveau régional. On n’est pas “Kabyle”, “Chleuh” ou “Rifain”, on est d’abord X fils de Y des Ayt Z.

Une pratique d’identification éclairante

Par sa généralité et son caractère pan-berbère, cette pratique de nomination éclaire deux faits troublants :

a) la difficulté que nous avons à saisir l’extension et l’origine indigène précise des appellations larges antiques : “Numides”, “Maures”, “Gétules” ; ou médiévales : “Sanhaja”, “Zénètes”, “Masmouda”…, etc.

Il y a fort à parier que ces macro-dénominations ethniques sont largement des constructions des Romains, des Arabes, …qui avaient besoin de catégoriser, de regrouper ces myriades de tribus et de leur donner un nom. Je ne dis pas que ces ethniques larges ne correspondaient absolument à rien dans la société indigène, mais que très probablement il s’agissait d’alliances politico-militaires fragiles et conjoncturelles, autour d’une tribu dominante ou d’un personnage, auxquelles les Romains, les Arabes ont donné un nom consolidé, mais qui, quasiment toujours, a disparu sans laisser de traces (ou peu de traces) dans les usages et pratiques sociales locales.

On a ainsi le plus grand mal à trouver une trace des “Numides”, des “Gétules”, des “Massyles” ou “Massaesyles”… dans l’épigraphique libyque, bien que celle-ci soit constituée essentiellement de matériaux onomastiques et bien que ces groupements aient joué un rôle politique et/ou militaire essentiel dans l’Antiquité.

C’est avec la plus grande prudence que Lionel Galand (Galand 2012) a suggéré que l’on pourrait peut-être retrouver une trace libyque des “Numides” dans RIL 609, qui comporte la séquence NWMYD[…]. Mais cette interprétation reste, de l’aveu même de son auteur, très conjecturale et suppose plusieurs hypothèses non vérifiées sur les usages graphiques libyques. Et d’autres lectures sont tout à fait possibles.

Il en est de même pour les “Zénètes” ou les “Sanhaja” médiévaux.

Dans le premier cas (“zénète”), les rares berbérophones qui utilisent encore cette appellation pour désigner leur langue (Gourara, Ksours du Sud-Oranais) emploient une forme manifestement d’origine arabe (znatiya / ou sa forme berbérisée taznatit) ; ce qui permet d’affirmer qu’il s’agit d’un exonyme et/ou d’une forme d’origine savante, i.e. issue de l’historiographie arabe.

Dans le second cas (“Sanhaja”), il existe bien une forme authentiquement berbère (Aẓnag / Iẓnagen), mais elle n’est connue que comme dénomination d’un très petit groupe de Mauritanie ou comme patronyme d’un lettré chleuh.

Il y a donc toujours un décalage énorme entre l’extension donnée à ces ethniques par les Romains ou les Arabes et les traces que l’on peut en retrouver, dans les cas les plus favorables, dans l’ethnonymie libyco-berbère.

b) la non-concordance de l’identification des individus selon la langue employée (cf. RIL 146) ; le cas de cette inscription funéraire bilingue latin/libyque est emblématique, mais il n’est pas le seul : Caius Iulius Gaetulus, n’a strictement plus rien de “gétule” dans la version libyque de son épitaphe puisqu’il y est identifié comme : KṬH W MSWLT, … MSKR(H), ẒRMM(H), les deux derniers segments étant probablement des ethniques5.

L’onomastique libyco-berbère : témoin de la domination et de la résistance

La nomination porte donc la trace immédiate d’une situation globale et transhistorique de domination et de marginalisation des Berbères :

  • ce sont les Autres qui les ont nommés et, le plus souvent, il est impossible de trouver une trace interne de ces dénominations ;
  • lorsque des traces existent, les noms qui ont été employés par l’Autre dominant sont largement artificiels en ce sens qu’ils ne correspondent pas à l’usage indigène : ce sont généralement des extensions d’ethnonymes localisés ;
  • ces noms ont généralement transité par plusieurs langues : punique, grec, latin, arabe (voire langues européennes contemporaines). Si bien que la forme libyco-berbère première en est ou bien inconnue ou bien méconnaissable. Phénomène qui perdurera au Moyen Âge : les Jarawa des Arabes sont en fait les Igerwan berbères… ;
  • pour les périodes modernes et contemporaines, les dénominations sont non seulement toutes exogènes (arabes), mais toujours stigmatisantes.

Dans le même temps, la permanence d’un système spécifiquement indigène d’identification des individus et des groupes est patente : pendant la période romaine, sous la domination arabe, comme dans les périodes modernes et contemporaines.

Le premier indice, le plus emblématique, en est le caractère indubitablement berbère du nom des principales personnalités politiques et militaires indigènes de l’histoire de l’Afrique du Nord. Pour l’Antiquité, on renverra aux noms des princes et monarques : Massinissa (< MSNSN), Micipsa (< MKWSN), Jugurtha (< Yugur-tăn)… (cf. Chaker 2005 & 2013a).

Un autre indice en est apporté par la non-concordance fréquente des dénominations selon la langue utilisée : le cas de notre Caius Iulius Gaetulus se retrouve au Moyen Âge, où pour de nombreux personnages historiques connus sous un nom arabe ou arabisé, on a néanmoins la mention, parfois fugace, d’un autre nom berbère (Kahina / Dihiya…).

Pour l’Antiquité comme pour la période médiévale, on peut suspecter que le phénomène a été massif : on rebaptise les personnages en latinisant / arabisant leur nom, préfigurant ainsi la situation quasi généralisée de l’état-civil contemporain, élaboré pendant la période coloniale française, qui aboutit à ce que presque tous les Berbères ont un “nom d’état-civil” (en français/arabe) et un nom traditionnel, en langue berbère, les deux étant presque toujours étrangers l’un à l’autre : ainsi “Salem Chaker” est en berbère-kabyle “Salem u Aɛli Ijlili”…

Il faut donc insister sur la fréquence et la permanence de ces phénomènes de “dédoublement onomastique”, à toute époque et pour tous les domaines de l’onomastique. Des lieux, des individus, des rivières, des dieux…, à époque antique, médiévale ou contemporaine, peuvent avoir deux, voire trois, noms distincts. La plupart des noms propres que nous livrent les sources antiques ou médiévales sont ceux qu’ont donnés les Romains, les Arabes… pas nécessairement ceux qu’utilisaient les Berbères.

Et comme les sources écrites sont celles de la puissance et de la langue dominantes du moment, on peut vite être amené à tirer des conclusions erronées quant au degré de “punicisation”, “romanisation”, “arabisation”, “francisation”… des populations locales et du territoire. Un bel exemple est fourni, près d’Alger sur la route de la Kabylie, par la petite ville de Thenia (dans la nomenclature officielle algérienne), qui s’appelait Menerville durant la période française ; les Kabyles la nomment Tizi n At Ɛiša (“Col des Aït Aïcha”), et les arabophones, dans l’usage local traditionnel : Thenia Beni Aïcha, qui est la stricte traduction de l’appellation kabyle. De même, le Haut-Atlas de nos géographes s’appelle en berbère Adrar n Deren

On n’oubliera donc jamais qu’en Afrique du Nord un nom peut en cacher un autre, voire plusieurs autres6 !

Y avait-il un nom berbère des Berbères ?

Les dénominations des Berbères portent aussi la trace de la fragmentation d’une société segmentaire. D’où la multiplicité et les fluctuations du nom générique. Il n’y a pas dans les sources anciennes de nom générique stabilisé des Berbères parce qu’il n’en existait probablement pas en langue berbère.

À la fois en raison des caractéristiques de leur organisation sociopolitique évoquées précédemment, mais aussi – on l’oublie trop souvent derrière la catégorie “Berbères” – en raison de l’immensité et de la diversité du territoire, et donc des modes de vie et des cultures.

L’absence d’État central commun pérenne, l’absence d’institutions communes stabilisées – de quelque nature qu’elle soit : religieuse, littéraire ou autre – font que les Berbères n’avaient certainement pas de conscience collective “nationale” consolidée et n’avait donc probablement pas besoin de se nommer comme entité globale. Ce sont les Autres, Grecs, Puniques, Romains, Arabes… qui ont éprouvé ce besoin, face aux résistances militaires, face à la différence socioculturelle et linguistique.

Même si la dynamique était déjà bien engagée depuis l’Antiquité, j’ai écrit ailleurs que ce sont les Arabes qui ont définitivement créé les “Berbères” (Chaker 2006).

Que l’on ne se méprenne pas sur mon propos : bien sûr, les Anciens comme les Arabes ont bien identifié un réalité ethnique indigène présentant un certain nombre de traits d’homogénéité, dont le plus saillant est la langue : cela est très explicite chez les Arabes qui, dès les sources les plus anciennes, parlent de lisân al-barbarî ou de al-barbariyya (“langue berbère” ou “berbère”), identifiée comme une seule et même langue, propre à tous les indigènes du Nord de l’Afrique7. Cela est aussi clair pour les sources gréco-latines, même si les formulations sont peut-être généralement moins explicites ; ainsi la fameuse affirmation de saint Augustin :

Nam et in Africam barbaras gentes in una lingua plurimas novimus.
“Car nous connaissons en Afrique de nombreuses tribus barbares qui ne parlent qu’une même (et seule) langue” (La Cité de Dieu, XIV, VI, 2).

Ce que j’ai voulu souligner, c’est que les Anciens, puis les Arabes, à partir d’une donnée ethnolinguistique indéniable, ont construit une “entité nationale” à travers une action de nomination. Citons simplement Ibn Khaldoun :

Les Berbères ont toujours été un peuple puissant, redoutable, brave et nombreux ; un vrai peuple comme tant d’autres dans ce monde, tels les Arabes, les Persans, les Grecs et les Romains…8
On a vu chez les Berbères des choses tellement hors du commun, des faits tellement admirables, qu’il est impossible de méconnaître le grand soin que Dieu a eu de cette nation, l’extrême bonté qu’il lui a toujours témoignée, la combinaison de vertus dont il l’a dotée, les nombreux genres de perfections auxquels il l’a fait atteindre et toutes les diverses qualités propres à l’espèce humaine qu’il lui a permis de réunir et de s’approprier9.

En réalité, il aura fallu attendre le XXe siècle (et même la seconde moitié du siècle), pour qu’émerge, en langue berbère, une dénomination globalisante des Berbères et de leur langue : Amazigh (sing.) / Imazighen (plur.) pour le peuple, tamazight (fém. sing.)10 pour la langue.

J’ai abordé très précisément cette question ailleurs (Chaker 1988 ; Chaker 1995 et surtout Chaker 2013b), je n’y reviendrai donc pas ici en détail. Mais on peut être tout à fait catégorique : même si le terme a des racines et des usages anciens et larges – antiques, médiévaux et contemporains –, il s’agit d’un néologisme, initié à partir de 1945 par des militants kabyles et qui a été réapproprié par l’ensemble des berbérophones, et maintenant par les États maghrébins. Concrètement, il s’agit de l’extension à l’ensemble des Berbères de l’autodénomination traditionnelle utilisée par plusieurs groupes berbérophones importants : Maroc central surtout, Rifains (partiellement), Touaregs (chez ces derniers, sous une forme légèrement évoluée : amajegh11). Mais elle n’a jamais été générale, même si l’aire d’usage (ancien) de cet ethnique présente quelques incertitudes et a pu connaître des fluctuations à travers l’histoire – on a par exemple des traces dans le domaine chleuh (Sud-ouest du Maroc), bien que les Chleuhs ne l’emploient pas (ou plus ?) comme autodénomination… Mais de nombreux groupes berbères importants l’ignoraient totalement dans leur usage traditionnel (Kabyles, Chaouis, Mozabites…).

On en trouve aussi des attestations depuis l’Antiquité sous la forme du nom de “peuples nombreux” : les “Mazaces”, “Mazices”12… (Desanges 1962, 112-113 ; et surtout Modéran 2010), curieusement localisés dans des régions très diverses, de la Tripolitaine à la Maurétanie césarienne et tingitane. Mais dans l’usage traditionnel, le nom Amazigh/Imazighen et ses variantes n’a sans doute jamais désigné l’ensemble des Berbères : on en trouve d’ailleurs un témoignage remarquablement clair et explicite dans le Dictionnaire touareg-français de Charles de Foucauld (élaboré au tout début du XXe siècle) :

[Les Touaregs] ne désignent par le nom d’[Amajegh] que les Touaregs seuls ; ils ne donnent pas de nom aux Berbères non-Touaregs ; ils n’ont pas de mot signifiant ‘Berbère non-Touareg’ ; ni de mot signifiant ‘Berbère’. Ils ne désignent les gens de race berbère qui ne sont pas Touaregs que par leur nom respectif de tribu ou de groupement…13

On ne pouvait avoir de confirmation plus nette de notre affirmation précédente : dans la société berbère ancienne, l’identification des individus se réfère toujours à la tribu ou au clan, non à une appartenance régionale large.

Toutes ces données pourraient d’ailleurs confirmer une hypothèse étymologique que j’ai prudemment formulée, il y a une vingtaine d’année (Chaker 1995, 132) : Amazigh n’est peut-être pas à l’origine un ethnique, mais un nom commun, qualifiant, un dérivé nominal à préfixe m- (nom d’agent sur schème a-mac1ic2) d’une racine encore attestée en berbère du Maroc central (Laoust 1935, 32-34) : ZƔ, “dresser une tente” ; amazigh pourrait donc avoir signifié : “celui qui dresse/habite sous la tente”, “le nomade”… Bien qu’il s’agisse d’un quasi hapax – Laoust ne le donne que pour une zone très limitée du Maroc central : Ayt Mgild et Ayt Nḍir –, un examen plus approfondi des données amène à être plus catégorique et à reprendre intégralement les analyses de Laoust : d’une part, le verbe est attesté dans une région plus large que celle donnée par Laoust – on l’a relevé pour les Ayt Merghad – ; sur le plan lexicologique, il n’est pas tout à fait isolé puisqu’il a un nom verbal tizɣi, “montage de la tente” ; d’autre part et surtout, il existe une forme apparentée de cette racine, très largement attestée et même quasiment pan-berbère, ZƔ(W), qui a donné tazəqqa/tizəɣwin, “maison, construction en dur, chambre, mur…”. Il est certain qu’il existe un lien étroit entre les deux racines, la semi-consonne /w/ berbère étant notoirement instable en position finale14, et l’on peut donc poser sans grand risque l’évolution : ZƔ(W) > ZƔ. Le lien ZƔ–ZƔ(W) est d’ailleurs confirmé par la morphologie thématique du verbe  : il a un aoriste intensif à tension de la dernière radicale (AI = zəqq), ce qui est caractéristique des verbes à trois consonnes radicales (c1c2c3/ AI = c1C2c3), et affermit l’hypothèse d’une évolution : ZƔW > ZƔ(W) > ZƔ15.

L’incertitude demeure cependant au plan sémantique puisque l’on est confronté à l’alternative “dresser la tente” / “construction en dur”, significations qui semblent à première vue incompatibles… Mais comme l’a très bien vu Laoust (ibid.), la contradiction n’est sans doute qu’apparente : les Berbères anciens (ruraux) avaient tous un habitat de type précaire, les fameux mappalia, gourbis et autres huttes, composés selon les régions de terre et pierres, végétaux, tentes de peaux ou de végétaux (comme chez les Touaregs). On se reportera sur le sujet aux synthèses de l’Encyclopédie berbère (s.v. Mappalia, et “Maison”…). On postulera en conséquence qu’il existe une signification première, un sème commun fondamental : “édifier un habitat”. Amaziɣ a donc pu signifier, soit “celui qui dresse la tente, le nomade”, si l’on retient le signifié relevé par Laoust au Maroc central, soit tout simplement “celui qui édifie un habitat > l’habitant / l’occupant”, si l’on se réfère à ce qui semble être le signifié commun, primitif de ZƔ(W).

Il est d’ailleurs intéressant de noter que les auteurs anciens identifient explicitement les Mazices, au moins en partie, comme des nomades chameliers (Desanges, Modéran16, ibid.), et que les deux principaux groupes berbères actuels qui utilisent cet endonyme, les Imazighen du Maroc central et les Imajeghen du Sahara central/Sahel (Touaregs), sont des populations de tradition nomade ou semi-nomade.

Quoi qu’il en soit de la signification précise originelle, cela permettrait de comprendre pourquoi ce nom a eu précocement des localisations aussi diverses et pourquoi il a été employé par les Latins pour désigner des populations multiples : un nom commun qualifiant libyque a été pris pour / est progressivement devenu un ethnonyme (et l’est devenu pour certains groupes berbères).

On pourrait d’ailleurs étendre cette hypothèse explicative à d’autres ethniques “larges” de l’Antiquité et du Moyen Âge : “Numides”, “Gétules”, “Zanata”, “Sanhaja”, “Branes”… qui n’étaient peut-être pas des ethniques mais des qualificatifs, ce qui expliquerait leur champ d’application très étendu et fluctuant.

En tout état de cause, il aura fallu attendre que les sociétés berbères, à travers leurs élites politiques et culturelles, soient touchées en profondeur par les savoirs académiques occidentaux et par l’idéologie contemporaine de l’État-nation pour que s’impose une dénomination globale, et que les “Libyens”, “Maures” et autres “Berbères” deviennent des Imazighen, et prennent consistance et existence en langue berbère.

Abréviation

RIL : Chabot, J.-B. (1940-1941) : Recueil des inscriptions libyques, Paris.

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  • Modéran, Y. (2010) : Encyclopédie berbère, XXXI, s.u. Mazices, Mazaces, 4799-4810.
  • Prasse, K.-G. (1957) : “Le problème berbère des radicales faibles”, in : Mémorial André Basset : 1895-1956, 121‑130.
  • Rebuffat, R. (2005) : “Le vétéran gétule de Thullium”, in : Briand-Ponsart, éd. 2005, 193-233.
  • Zimmermann, K. (2008) : Encyclopédie berbère, XXVIII‑XXIX, s.u. Lebou / Libu, 4361‑4363 ; s.u. Libye (antique), 4375‑4387 ; s.u. Libyens, 4387-4389.

Notes

  1. Voir Zimmermann 2008.
  2. Le corpus le plus important reste celui de Chabot 1940-1941.
  3. Pour une approche globale de la langue et de l’épigraphie libyques, on se reportera à Chaker 2008.
  4. Les sources lexicographiques arabes donnent pour barbara des sens divers mais tous intéressants :
    – “Rugir (lion), bougonner, gronder, grogner, grommeler…” (Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, t. I, Paris/Leyde, 1967 (3e éd.), p. 64 ;
    – “Faire du bruit, du tapage, crier comme fait un homme en colère”, (Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, t. I, Paris, 1860/Beyrouth, 2004, p. 14) ;
    – “Articuler un langage inintelligible” (Cherbonneau, Dictionnaire arabe-français, t. I, Paris, 1876 / Beyrouth, 1973, p. 3) ;
    – En arabe dialectal marocain, berber : “Gronder, grogner (bête fauve) ; blatérer (chameau en rut)…” (A.-L. de Prémare, Dictionnaire arabe-français, Paris, L’Harmattan, 1993, t. I, p. 168).
  5. Cela est quasiment certain pour le second segment, mais on peut avoir quelque doute malgré l’opinion de G. Camps (cf. Chaker 1988). Sur la bilingue RIL 106, voir Rebuffat 2005.
  6. On ne fait ici que pointer un problème permanent de la géographie historique : la multiplicité des noms se ramène en définitive à la question : “Qui nomme ?”. Même à l’intérieur de la même langue/culture, il peut y avoir plusieurs dénominations de la même réalité géographique, ethnique… Le cas le plus caractéristique est celui des noms de rivières et fleuves qui, en berbère, changent de noms en fonction du territoire tribal traversé ! Les nomenclatures stabilisées sont celles de territoires administrés par des États pérennes et centralisés.
  7. Parfois aussi (dans les sources almohades) : lisân al-ɣarbî, “langue occidentale”, mais toujours nommée et identifiée comme une réalité unique.
  8. Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, I, 199-200.
  9. Ibid., p. 202-203.
  10. En berbère, en graphie normalisée : amaziɣ / imaziɣen et tamaziɣt.
  11. Les différentes variantes touarègues, amažəɣ, amašəɣ, amahəɣ…, s’expliquent comme des réalisations résultant d’un phénomène de palatalisation du /z/ primitif au contact du /i/ de la forme originelle amaziɣ.
  12. La correspondance mazik– (latin) / (a)maziɣ (berbère) est tout à fait normale et attendue : la voyelle initiale a– du berbère contemporain est un ancien déterminant pré-nominal (“défini”) figé et devenu obligatoire ; la forme première (thématique) est donc maziɣ. La correspondance /k/ (latin) – /ɣ/ (berbère) est aussi tout à fait régulière : dans le système phonologique fondamental du berbère [q] et [ɣ] sont des variantes non distinctives et tous les emprunts latin > berbère présentent ce traitement /k/ (latin) > /ɣ/ (berbère) ; par ex. causa > (ta-)ɣawsa.
  13. De Foucault 1952, t. II, 673.
  14. Depuis bien longtemps, les berbérisants diachroniciens (Beguinot 1924…, Prasse 1957…) ont identifié une série de consonnes (les labiales et les semi-consonnes principalement), comme étant des “consonnes faibles”, en particulier en position finale et initiale, susceptibles de disparaître (localement et/ou en fonction du contexte morpho-phonologique).
  15. L’analyse proposée ici n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel puisque le cas est strictement parallèle à celui du verbe pan-berbère ks, “paître/faire paître”, qui a un aoriste intensif en kəss, et pour lequel il est aisé, en synchronie même, de restituer la troisième radicale faible /w/, qui réapparait dans plusieurs formes dérivées : aməksa, “berger”, mais iməksawən (plur.), taməksawt, “bergère” et takəssawt, “pâture”…
  16. Yves Modéran (Modéran 2010) propose une étude très fouillée des sources, des localisations et de l’extension de la dénomination Mazices. Les localisations “orientales” (sud de la Tunisie, Tripolitaine et désert libyen) concernent sans aucun doute des populations nomades. Les autres localisations (Numidie, Maurétanie césarienne et Tingitane) correspondent plutôt à des zones de tradition sédentaire et/ou de transhumance..
ISBN html : 978-2-38149-000-7
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EAN html : 9782381490007
ISBN html : 978-2-38149-000-7
ISBN pdf : 978-2-38149-001-4
ISSN : 2741-1818
Posté le 02/03/2020
9 p.
Code CLIL : 3147
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Comment citer

Chaker, Salem, “Les Libyens, le libyco-berbère : un peuple, une langue sans nom (propre)”, in : Ruiz Darasse, Coline, Comment s’écrit l’autre ? Sources épigraphiques et papyrologues dans le monde méditerranéen antiques, Pessac, Ausonius éditions, collection PrimaLun@ 1, 2020, 97-106, [En ligne] https://una-editions.fr/les-libyens-le-libyco-berbere-un-peuple-une-langue-sans-nom-propre [consulté le 15 juin 2020].
http://dx.doi.org/10.46608/UNA1.9782381490007.8
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