La guerre, ainsi que le développement de la course et de la piraterie en Méditerranée, ont placé la question des captifs au cœur des négociations diplomatiques. La pratique et les normes de la guerre au Moyen Âge font souvent, on le sait, une large place à la capture de prisonniers, plus qu’à l’extermination de l’ennemi1, même dans le contexte de la lutte entre chrétiens et musulmans2. Lorsque les prisonniers sont exécutés, voire massacrés, le fait est présenté par les chroniqueurs comme lié à des circonstances exceptionnelles. Ainsi, lorsque Richard Cœur de Lion en 1191 fait décapiter environ 3 000 prisonniers musulmans après la prise de Saint-Jean d’Acre, alors qu’un échange était initialement prévu, son geste est expliqué par le fait que, le jour convenu, Saladin ne s’était pas présenté3. Peu de temps avant, ce dernier, à la suite de sa victoire à Ḥaṭṭīn, traite correctement le roi Guy de Lusignan mais fait exécuter Renaud de Châtillon car il avait, selon Ibn Šaddād, “dépassé les bornes”, c’est-à-dire contrevenu aux règles admises de la guerre, ainsi que les Templiers et Hospitaliers, et les turcoples considérés comme des traîtres ou apostats4. De même les actes de piraterie, parfois placés sous le signe de la lutte contre l’infidèle, notamment dans le cadre du djihad, se traduisent moins par des massacres que par la capture d’un maximum de prisonniers. Lorsqu’en février ou mars 1284 l’amiral catalan Roger de Lauria mène une expédition contre l’île de Djerba, à titre privé même si elle est autorisée par l’infant Jacques II régnant alors en Sicile, il en ramène de nombreux captifs, 2 000 aux dires de Muntaner, qui sont envoyés en Sicile, puis de là à Majorque et en Catalogne5. Une seconde expédition en septembre ou octobre permet encore de razzier de nombreux captifs, ce qui débouche sur un dépeuplement dramatique de l’île. La pratique la plus courante est donc de ramener des captifs, en raison de leur valeur à la fois économique, mais aussi symbolique.
L’exposition des captifs, au retour victorieux des armées, constitue en effet une des manifestations importantes de la supériorité des armées et du prince, au Moyen Âge comme dans l’Antiquité où les captifs enchaînés figurent sur nombre d’arcs de triomphe. En Méditerranée les razzias menées par les musulmans au nom du djihad se traduisent ainsi par du butin matériel, mais surtout humain, qui vise à affirmer symboliquement la domination califale sur la Méditerranée, comme l’a bien montré Christophe Picard6. Ainsi, lorsque les Fatimides lancent en 934 une expédition qui se solde par le sac de Gênes, le chroniqueur Idrīd ‘Imād al‑Dīn décrit le retour triomphal de l’amiral Ya‘qūb ibn Isḥāq al-Tamīmī qui défile devant le calife, installé dans le pavillon de la mer à Mahdia :
Les prisonniers furent exposés et la flotte fut décorée. Il entra dans la ville paré de ses plus beaux vêtements et splendidement habillé. Le nombre des prisonniers qu’il avait fait était de huit mille7.
De même, lorsque le calife almohade rentre à Cordoue en 1191, il est accompagné de 15 000 femmes et enfants et 13 000 prisonniers, enchaînés par groupes de 508.
Ces captifs peuvent être vendus, entrant alors dans le circuit des échanges serviles, actifs autour de la Méditerranée, aussi bien en terre chrétienne que musulmane. Si les grands réservoirs d’esclaves demeurent les terres considérées alors comme païennes, en Afrique subsaharienne ou en Asie centrale9, les esclaves issus d’opérations militaires ou de razzias restent nombreux, surtout à certaines époques de conflits ouverts. La conquête de Valence et de sa région par le roi Jacques d’Aragon en 1238 jette par exemple de nombreux esclaves musulmans sur le marché de Gênes10, et en 1137 l’émir almoravide, après une attaque d’Escalona en péninsule Ibérique, rentre au Maroc avec 6 000 captifs11. Même si ces chiffres, comme souvent dans les chroniques médiévales, sont sujets à discussion, ils montrent l’importance de ce phénomène, tant sur le plan de l’apport de main d’œuvre servile que sur le plan politique et idéologique.
Mais ces captifs pris en Méditerranée, à la différence de ceux amenés de régions plus lointaines, avaient aussi pour vocation d’être rachetés, dans le cadre de ce que Wolfgang Kaiser a appelé une “économie de la rançon”12. Certains cas sont bien connus, en raison de la personnalité des captifs, comme le roi de France Louis IX, capturé par le sultan ayyūbide suite à son échec en Égypte, dans un objectif à la fois politique et diplomatique mais aussi en raison de la rançon élevée que l’on pouvait en attendre – 800 000 besants d’or furent versés pour sa libération13. Mais au-delà de ces cas dont les chroniques ont retenu la mémoire, c’est toute une économie qui se met en place, particulièrement importante dans les moments de tensions sur certains terrains de conflits ou plus largement en Méditerranée, comme par exemple dans la seconde moitié du XIVe siècle qui voit une explosion de la piraterie dans un contexte de crise à la fois économique et démographique.
Dans le cadre des relations entre chrétiens et musulmans cependant, une dimension supplémentaire apparaît en raison de la captivité aux mains des infidèles, qui faisait craindre une apostasie14. Les lettres envoyées par des captifs pour solliciter l’aide de leurs proches ou plus largement de leurs coreligionnaires insistent sur leur situation malheureuse, soulignant le risque pour eux de céder à la tentation de la conversion15. Cette sensibilité des sociétés frontalières au drame des captifs se voit également dans les récits hagiographiques, tant chrétiens que musulmans, qui mettent en scène des miracles liés à leur libération16. Si la conversion n’entraînait pas automatiquement la libération du captif17, elle pouvait cependant l’accélérer, ou au moins laisser espérer un traitement moins difficile à endurer. C’est ce qui explique une forte mobilisation de la société pour favoriser la libération de ces malheureux et leur retour chez eux : en Islam l’aumône légale ou zakāt peut être utilisée pour la libération des captifs18 et des waqfs sont fondés pour financer ces rachats19, alors que dans la chrétienté des ordres religieux spécialisés dans ces rachats sont créés, à partir du XIIe siècle, comme les Trinitaires (1198) ou les Mercédaires (1218)20. De même les testaments montrent, en particulier au XIVe siècle, la sensibilité des croyants à ce drame humain21, et les efforts financiers des États ou des municipalités tentent d’y répondre de manière plus coordonnée22.
Très tôt se mettent en place des opérations de rachats de captifs, qui mobilisent des acteurs divers. Elles peuvent tout d’abord concerner des opérateurs privés spécialistes des rachats, souvent des marchands, désignés en péninsule Ibérique sous le nom d’exeas ou d’alfaqueques23. Munis de sauf-conduits spéciaux, ils agissent comme intermédiaires pour communiquer avec le captif, rassembler l’argent de la rançon, notamment auprès de ses proches, éventuellement en l’avançant, puis pour aller porter cette rançon et ramener le captif chez lui. Si on ne peut exclure chez certains d’entre eux des motivations de solidarité religieuse, la finalité de ces opérations est cependant avant tout économique, ces intermédiaires retirant un bénéfice du rachat, et pouvant à l’occasion mener des affaires commerciales plus classiques24. Cette dimension de recherche de profit est absente des rachats effectués par les ordres religieux spécialisés, qui reçoivent des aumônes et des dons et procèdent à des opérations de rachats groupés en terre d’Islam25, au demeurant assez mal connues en raison de la mauvaise conservation de leurs archives qui oblige à se tourner vers des textes souvent tardifs et à dimension apologétique. Ce qui est le mieux éclairé finalement sont les rachats opérés par le pouvoir, ou dans lesquels le pouvoir intervient, car ils ont laissé des traces dans la documentation de chancellerie, en particulier dans la correspondance diplomatique.
Ces opérations, qui peuvent être ponctuelles ou au contraire concerner des rachats et échanges groupés et plus massifs, permettent de comprendre, à travers ce cas des captifs, comment s’entremêlent de manière complexe, dans les relations diplomatiques entre chrétiens et musulmans, des enjeux politiques, religieux et économiques qui conduisent à l’élaboration de normes partagées entre les pouvoirs méditerranéens qui font la part d’une approche très pragmatique du problème. Elles seront examinées ici à partir d’exemples pris en Méditerranée occidentale, principalement liés aux activités de course ou piraterie26, particulièrement intenses entre le XIIe et le XVe siècle, aussi bien de la part des chrétiens que des musulmans, et qui se traduisent par la présence de nombreux captifs de part et d’autre27.
Des normes juridiques fondées
sur la différenciation religieuse
Avant d’examiner quelques cas d’échanges, il convient de comprendre quelles sont les normes fixées par les juristes concernant les rachats de captifs infidèles. Celles-ci sont élaborées d’abord par des hommes de religion, ou sous leur influence, aussi bien du côté musulman que chrétien, et adoptent un raisonnement fondé avant tout sur la différence confessionnelle. Ainsi les Siete Partidas d’Alphonse X, au milieu du XIIIe siècle, soit dans un moment d’accélération des conquêtes chrétiennes en péninsule Ibérique, distinguent les prisonniers (chrétiens), dont la vie doit être préservée, et les captifs (musulmans) qui peuvent être réduits en esclavage, voire mis à mort ou torturés28. Du côté des juristes musulmans, les avis divergent et offrent plusieurs possibilités au souverain, en fonction de l’intérêt de la communauté des croyants, allant de l’exécution à la libération gracieuse en passant par la réduction en esclavage et la rançon29. Plusieurs fatwas malikites occidentales invitent à bien traiter les captifs chrétiens30, et discutent des modalités de leur possible libération. Celle-ci, sur le principe, doit être rendue possible, bien que Malik ne laisse en théorie le choix qu’entre la mise à mort et l’échange31 : une distinction est faite en particulier entre ceux qui représentent une menace potentielle pour l’Islam et les autres. Les femmes, les enfants, les vieux et les infirmes peuvent être libérés contre le paiement d’une rançon. En revanche concernant les hommes valides, si certains juristes autorisent leur mise à mort, d’autres acceptent leur libération, mais uniquement dans le cadre d’un échange qui permet de conserver un équilibre stratégique avec l’ennemi, car en plus de leur capacité à combattre, ils ont pu, durant leur captivité, recueillir des informations qui pourraient être mises à profit. Ce dernier argument est d’ailleurs mobilisé aussi par certains juristes pour des captifs de la première catégorie pour n’admettre leur libération que par échange32.
Du côté chrétien l’intérêt pour le rachat des captifs, au-delà des appels généraux à la générosité des fidèles, apparaît assez tardivement dans la législation produite par l’Église. Les trois premiers conciles de Latran (1123, 1139 et 1179), alors que les conflits entre chrétiens et musulmans, que ce soit en Orient ou en Occident, sont bien développés, ainsi que les premières règles des ordres militaires n’y font aucunement allusion. Des lettres pontificales appellent bien à la libération des captifs chrétiens, mais ce n’est surtout qu’après 1187 et la défaite de Ḥaṭṭīn, qui se traduit par la captivité de milliers de chrétiens aux mains des musulmans, que le problème est abordé de manière plus systématique : après 1195 la règle de l’ordre de Santiago y fait explicitement référence, et en 1198 est fondé l’ordre des Trinitaires, spécialement dédié à cette mission33. La règle de l’ordre qui est alors rédigée précise le fonctionnement de ces rachats de chrétiens34. Vers 1260 les Siete Partidas promulguées par le roi de Castille Alphonse X consacrent deux sections à la question des captifs détenus en terre infidèle et de leur libération35. En revanche, peu de normes semblent avoir été produites concernant la libération des captifs musulmans, sinon dans le cadre d’échanges permettant celle de chrétiens36.
La logique qui prévaut chez les juristes musulmans, préoccupés surtout des conditions de libération des chrétiens, est donc à la fois religieuse et stratégique, mais toujours dans le cadre d’une opposition armée considérée comme inévitable entre Islam et chrétienté et qui impose de ne pas renforcer l’ennemi. À l’inverse, les textes produits du côté chrétien portent principalement sur la nécessité de faire revenir les croyants en terre chrétienne et les modalités de cette libération, mais traitent peu de celle des captifs musulmans. La question se pose cependant de l’application de ces normes dans la pratique des rachats de captifs, et les négociations de paix, comme les traités qui en résultent, permettent de comprendre comment ces normes construites sur la différence religieuse s’articulent avec d’autres enjeux, à la fois diplomatiques et économiques. Alors que les rachats sont en général laissés à l’initiative privée et dépendants de la charité et de la solidarité des coreligionnaires37, ces échanges négociés d’État à État font apparaître une forte implication du pouvoir. Les souverains, en plus de leur volonté de voir revenir leurs sujets captifs en terre infidèle, voient dans ces échanges la condition nécessaire d’un retour à une situation de paix, en diminuant de part et d’autre le nombre de captifs.
Une redéfinition des normes par les traités bilatéraux
D’emblée on peut constater que les distinctions confessionnelles, si importantes dans les textes juridiques, ne sont jamais évoquées dans les documents liés aux rachats de captifs, et notamment dans la correspondance diplomatique. Les exemples abondent d’hommes valides qui font l’objet de rachats, individuels ou collectifs, sans que leur menace militaire potentielle ne soit jamais évoquée. Il faut souligner ici que, d’une manière générale, les traités de paix signés entre puissances chrétiennes et musulmanes, comme la correspondance diplomatique qui les accompagne, ne font jamais intervenir ce critère de distinction religieuse et ne reposent que sur des relations d’État à État.
Les traités de paix signés avec les puissances maghrébines ne résultent pas d’un conflit armé, qui impose un rapport de forces favorable au vainqueur, mais plutôt d’une volonté de rétablir une trêve mettant fin à la violence sur mer, exercée par les navires aussi bien chrétiens que musulmans. Ils permettent de mieux comprendre le cadre normatif général des rachats et ses logiques. Cette question des captifs est souvent abordée, dans la mesure où elle est un des obstacles majeurs, parfois le principal à la fin du Moyen Âge, au rétablissement de la paix. La forte émotion provoquée par la présence de nombreux hommes et femmes en terre infidèle pousse les souverains à favoriser leur retour avant toute conclusion de la paix ou au moins dans les années qui suivent. Les plus anciens traités ne sont cependant guère précis, mais évoquent déjà cette question, comme celui de 1221 entre Frédéric II et les Almohades, qui prévoit une libération croisée et gratuite des captifs chrétiens et musulmans, sans pour autant donner de détails sur les modalités concrètes de l’opération38. Ces traités s’attachent surtout à mettre fin à la piraterie, source principale de prises de captifs. Ils se font plus précis à la fin du XIVe siècle, quand la piraterie explose en Méditerranée, en lien notamment avec la crise des échanges marchands39. En 1403 les Hafsides signent un traité avec la couronne d’Aragon, dont 12 des 52 articles, et parmi les premiers, touchent au rachat des captifs40. Ces accords sont en outre toujours accompagnés de longues et difficiles négociations dans lesquelles la question de la libération des captifs occupe une place centrale.
Le principe fondant ces discussions pour les rachats de captifs est la distinction entre état de paix et de guerre, de laquelle découle celle faite entre prise de bonne guerre et illégale. Mais il entre en concurrence souvent avec un autre principe non moins fondamental qui est le droit de propriété. La règle de base est que les personnes capturées en temps de paix doivent être libérées sans paiement de rançon : c’est ce principe qui est mis en avant par exemple pour les échanges de captifs dans le traité entre la Sicile et les Almohades de 1221, ou dans le projet de traité de 1444 entre la couronne d’Aragon et les Hafsides, qui précise que les personnes capturées au cours d’une des trêves précédentes doivent être libérées gratuitement et peuvent même récupérer les sommes qu’elles auraient éventuellement déjà versées pour leur libération41. De même, lorsqu’une captive est tombée enceinte après la conclusion de la paix, son enfant naît libre42. Mais lorsqu’un captif a entre-temps été vendu, son nouveau maître est en droit de demander réparation par le remboursement des sommes qu’il a engagées, puisqu’il ne peut être tenu pour responsable de la violation de la trêve, ce qui pose problème car il faut trouver le moyen de le dédommager. Cependant, en temps de paix, il est également interdit d’acheter des biens ou des personnes capturées illégalement, et le maître n’a donc en principe aucun droit. Malgré cela, le droit de propriété doit être respecté, et la bonne foi de l’acheteur ne peut être remise en cause. Pour les prises de bonne guerre, faites avant la conclusion de la paix, le rachat résulte en revanche d’une négociation sur le prix entre le maître et son captif, donc des lois du marché. Les traités cherchent seulement à éviter des spéculations abusives : ceux de 1403 et 1444 entre la couronne d’Aragon et les Hafsides prévoient ainsi que, même si la valeur du captif a augmenté depuis sa capture, le montant de la rançon ne doit pas dépasser celui de sa première vente43. De la sorte une spéculation, que la préparation de la paix aurait pu favoriser, est évitée, mais le maître peut tout de même récupérer son investissement de départ tout en ayant bénéficié du travail de son captif depuis son achat. Ce dernier, échappant en partie à l’arbitraire de son maître, peut ainsi s’appuyer sur ce cadre normatif pour faciliter sa libération.
Négociations diplomatiques et échanges de captifs
C’est dans ce cadre légal, progressivement élaboré par les traités bilatéraux, que se conduisent les libérations de captifs à l’occasion des négociations de paix. Ces échanges peuvent certes se produire en toute circonstance : en 1354, un navire majorquin s’empare d’une barca avec à son bord 16 sujets mérinides qui sont échangés contre des captifs chrétiens pris près de Hunayn par un linh musulman ; ils sont alors envoyés à la cour d’Abū ‘Inān, qui libère les chrétiens qui ne sont pas morts entre temps44. La conclusion des accords de paix était cependant l’occasion de régler de manière plus globale, sinon dans leur totalité du moins pour un certain nombre de captifs, la question de leur libération. Il était souvent difficile en effet de mettre totalement fin à leur présence de part et d’autre, en raison de leur nombre et de leur rôle économique. Vers 1320, le roi Jacques d’Aragon écrit au sultan ‘abdelwādide pour lui réclamer la libération des sujets de la Couronne, et le sultan lui répond alors que c’est chose impossible car “dans notre pays les travaux ne sont faits que par les captifs dont la plupart sont artisans dans un grand nombre de branches45”. Mais le rétablissement de la paix rendait à la fois possible et souhaitable de procéder à des échanges, qui permettaient de réduire les tensions et de revenir à des relations plus normales. L’application du traité nécessitait d’abord le retour de tous ceux qui avaient été pris illégalement, en temps de paix, mais d’autres, considérés comme des prises légales, pouvaient aussi bénéficier de ces négociations. Très souvent les ambassadeurs avaient, dans leurs instructions, une demande de libération de captifs, parfois ciblée sur des personnes dont on souhaitait plus particulièrement le retour, ce qui était alors présenté comme un geste de bonne volonté devant faciliter les discussions. Ainsi, à la veille de l’ambassade à Tunis de Roger de Lauria en 1279, le roi d’Aragon Pierre III fait racheter des captifs tunisiens, un certain ‘Abd al-Ḥaqq et une Zuhra qui doivent accompagner Lauria pour plaire au sultan hafside Abū Isḥāq46. De même, en 1286, le roi d’Aragon envisage d’intervenir auprès des Hospitaliers pour qu’ils relâchent un neveu du sultan mérinide Abū Ya‘qūb – qui devint plus tard ambassadeur du Maroc en Aragon47. À l’inverse, une mission de rachat peut masquer une négociation diplomatique comme lorsque, à la veille de l’expédition catalane contre Collo, l’émir de Constantine Ibn al-Wazīr envoie deux cavaliers musulmans sous prétexte d’une libération de captifs48. Mais plus largement, ces échanges visent à apurer en quelque sorte la situation et profiter des négociations pour faire revenir un maximum de captifs chez eux.
On a alors affaire à des échanges plus généraux qui concernent parfois un grand nombre de personnes. En 1313 par exemple, suite à la signature d’un traité entre Majorque et Bougie, l’ambassadeur Gregori Salembé est chargé de discuter d’un échange de captifs avec le négociateur bougiote, le caïd des miliciens chrétiens49. En 1391 le traité entre Gênes et les Hafsides prévoit que la république devra libérer les sujets hafsides captifs à Gênes, le sultan s’engageant à libérer autant de Génois50, et en 1397 une nouvelle ambassade doit être envoyée pour renouveler la paix et obtenir la libération des captifs faits entre temps51. En 1424 une autre mission reste cinq mois à Tunis pour libérer des Génois, soit contre argent, soit par échange, et revient avec la majorité des captifs recherchés. Mais en 1427 il en reste encore, et toutes les sommes promises n’ont pas été versées, ce qui bloque la signature d’un nouvel accord de paix, provoquant l’envoi d’une nouvelle ambassade52. Enfin, un échange est négocié en 1444 entre la couronne d’Aragon et Tunis, et le projet de traité, finalement non ratifié, précise les modalités financières de l’échange, selon que les captifs sont libérés d’abord par l’une ou l’autre des parties. Si les musulmans sont relâchés en premier, le sultan devra déposer à Palerme une caution de 100 000 doubles (dinars), qui sera perdue si dans les deux mois qui suivent la libération des musulmans les chrétiens sont encore détenus ; dans le cas inverse, la caution avancée par le roi d’Aragon sera de 25 000 dinars53. L’inégalité du nombre des captifs libérables introduit donc des mécanismes de compensation, avec un paiement pour ceux qui ne sont pas échangés, mais pas forcément au prix du marché. Alors que les prix des rançons tournent plutôt autour des 100 dinars, le traité de 1403 entre la Couronne d’Aragon et Tunis fixe un plafond de 50 dinars54. Le projet d’accord de 1444 prévoit enfin que les rachats et échanges, aussi bien ceux concernant les souverains que les opérateurs privés, seront supervisés par quatre “conservateurs de la paix”. Nommés à part égale par les deux souverains, ils auront de larges pouvoirs, notamment une juridiction civile et criminelle leur permettant d’obliger tout le monde à appliquer les dispositions du traité et à régler les problèmes qui ne manquaient pas de survenir55.
Des échanges entre États
Ces échanges se font d’État à État, et donc les captifs sont soit au départ la propriété des souverains, ce qui pouvait être le cas, notamment du côté musulman où le quint perçu sur les prises de pirates pouvait être versé sous forme de captifs, soit avaient été achetés spécialement en vue des échanges, donc à des fins diplomatiques. Pour cela les souverains font rechercher les captifs demandés ou susceptibles de faire l’objet d’une libération. Ainsi en 1433 le sultan de Tunis est tenu, par le traité signé avec Gênes, de rassembler tous les captifs génois détenus dans les régions sous souveraineté hafside pour les embarquer sur un navire spécialement envoyé pour les ramener en Europe. Pour cela 16 000 dinars seront acquittés par Gênes, en marchandises diverses exonérées de taxes douanières56. Après cette opération, tout nouveau captif devra être libéré sans rançon, à la demande du consul des Génois, sans doute parce qu’il n’est plus considéré comme une prise de bonne guerre après la signature de la trêve.
Ces opérations ne sont cependant pas sans difficultés car il faut d’une part retrouver les captifs, notamment quand ce sont des demandes spécifiques ou lorsqu’ils ont été vendus et déplacés loin des ports. Pour éviter que des captifs soient soustraits au rachat, le traité signé en 1403 entre les Hafsides et la couronne d’Aragon interdit de les déplacer hors du sultanat, et oblige même un maître qui aurait, volontairement ou par ignorance, vendu son captif sans autorisation, à le restituer et à verser une amende équivalant à sa valeur57. Il faut d’autre part réussir à convaincre leurs propriétaires, dont l’accord est tout aussi problématique et peut donner lieu à une spéculation, voire à des refus. Le traité de 1478 entre Tunis et la Couronne d’Aragon prend ainsi la peine de préciser que le maître d’un captif de bonne guerre ne peut être contraint de le libérer, quelle que soit la somme proposée58. En 1303 le sultan mérinide demande ainsi à Jacques II d’Aragon de faire libérer trois membres d’une famille détenus à Majorque, mais le roi ne parvient pas à les racheter, malgré six mois d’efforts, des courriers envoyés au roi de Majorque, au gouverneur de la ville, au commandeur des Templiers et sa volonté d’y mettre n’importe quel prix. Deux émissaires sont dépêchés spécialement dans l’île, dont un secrétaire du roi d’Aragon, mais le roi de Majorque, après avoir semblé favorable à cette libération, freine les négociations car, explique-t-il, ces captifs ont été pris par des vassaux de Pérez de Guzmán et étaient à ce titre des “biens castillans”59. Enfin il faut financer ces opérations parfois coûteuses, qui pèsent sur les finances des États et obligent à solliciter la contribution des milieux marchands intéressés par le retour de la paix et prêts à contribuer au retour du commerce. C’est ce qui a conduit parfois à l’institution d’une taxe exceptionnelle, désignée parfois sous le nom de lou60, destinée à rassembler l’argent des rançons lorsque celles-ci étaient trop élevées. Dans le projet de traité de 1444 entre Barcelone et Tunis, elle est prévue pour financer le rachat de musulmans vendus au marquis de Girace pour la somme importante de 3000 ducats, bien que leur capture ait été effectuée en pleine période de trêve : un droit de 1% est prélevé sur les marchandises catalanes vendues dans les ports hafsides, jusqu’à ce que soit rassemblée la totalité de l’argent exigé pour les rachats61.
L’exemple des échanges diplomatiques de 1303 entre le sultan du Maroc et le roi d’Aragon montre que les distinctions que pouvaient faire les juristes entre fidèles et infidèles n’entrent guère en ligne de compte, et que seules les logiques d’appartenance politique comptent dans ces négociations. La seule exception est le traité de 1221 entre Frédéric II et les Almohades, qui stipule que l’accord d’échange concerne tous les chrétiens et les musulmans, mais il est passé entre un empereur et un calife, qui affirment un pouvoir universel, ce qui peut expliquer cette singularité. Les rachats concernent cependant uniquement les coreligionnaires. Aucune trace n’a été trouvée, par exemple, de juifs entrant dans ces accords, et il est vraisemblable que ces derniers faisaient l’objet de rachats par leurs coreligionnaires, comme cela est bien attesté pour l’Orient dans les documents de la Geniza62. Par ailleurs les captifs qui s’étaient convertis étaient également exclus de ces opérations. Ainsi, en 1356 un échange est effectué entre Majorque et le sultanat de Tlemcen, mais il est compliqué et retardé par la conversion au christianisme de quatre musulmans, qui restent dans l’île63. Le traité de 1403 entre le roi d’Aragon et Tunis envisage le cas de conversions de personnes achetées dans un même lot, qui obligent à considérer les rachats de manière individuelle64, et une fatwa andalouse évoque le cas d’un jeune homme qui se convertit à l’islam une fois la rançon versée, et qui ne peut alors plus être rendu65. Le retour d’un apostat était du reste délicat, et Roser Salicru a étudié des cas de certains d’entre eux qui, ayant réussi à fuir, doivent se justifier devant les autorités religieuses de leur abjuration de la foi chrétienne66. Il était en tout cas difficile de leur faire profiter des accords de rachats ou d’échanges.
Les bénéficiaires des rachats sont donc les sujets d’un souverain ou les citoyens d’une ville, et non l’ensemble des chrétiens ou musulmans. Ceux qui n’étaient pas protégés par un traité de paix ou par une puissance influente pouvaient cependant bénéficier à titre exceptionnel du soutien d’un autre État : en 1432 l’ambassadeur génois à Tunis, envoyé pour discuter de la paix et de la libération de captifs, doit aussi s’occuper des sujets du seigneur de Piombino, mal défendus par Florence et donc mis sous la protection de Gênes67. Les discussions sur l’origine des captifs alimentent d’ailleurs une abondante correspondance diplomatique, à une époque où les instruments d’identification sont rares, et pour des gens qui, par leurs activités, étaient parfois très mobiles. Ces difficultés sont augmentées par la mauvaise foi des protagonistes : en 1311 le baile général du royaume de Valence expose à Jacques II d’Aragon comment des prises ont été faites non pas aux dépens des Bougiotes, avec qui les sujets de la Couronne sont en paix, mais aux dépens des Tlemcéniens qui sont donc “de bonne guerre”68, et en 1404 deux musulmans sont déclarés de bonne guerre après avoir avoué à Valence être du royaume de Tlemcen et Fès, mais Martin Ier révoque la sentence quand il est prouvé qu’ils sont de Tunis69. Ces affaires impliquent souvent des enquêtes longues, qui peuvent retarder les négociations de rachats. En 1438 des sujets hafsides sont capturés par un patron de navire catalan, qui affirme les avoir pris en mer ennemie, les considérant donc comme n’étant pas protégés par le traité de paix. Alphonse le Magnanime demande alors à un de ses conseillers d’examiner l’affaire, avec un certain Jacopo di Andria, soutorcimanno (second interprète) et l’aide de l’ambassadeur hafside qui doit attester de la validité de la procédure. Certains disent avoir été pendant longtemps partis à Alexandrie, d’autres au Levant et demandent six mois pour prouver leurs dires, mais il leur manque une preuve de leur origine ifrīqiyenne. On porte alors une lettre avec un acte scellé comportant le nom des captifs, qui est soumis au directeur de la douane de Tunis70. Parfois on demande aussi aux consuls et aux marchands résidant dans les villes maghrébines d’identifier des captifs71. Dans l’autre sens, la question de l’origine du pirate est au cœur des discussions diplomatiques, afin de déterminer s’il est ou non concerné par l’accord. En 1324, alors qu’un certain Ibn Jundī est reconnu coupable d’avoir vendu des sujets de la Couronne d’Aragon à Bougie en violation du traité passé avec les Nasrides, le sultan de Grenade écrit à Jacques II pour affirmer qu’il n’est pas son sujet et ne peut donc pas être considéré comme fautif.
Les modalités pratiques complexes des échanges
Ces échanges donnaient donc lieu à des négociations souvent longues, entrecoupées de retour des ambassadeurs, parfois de pressions militaires ou, le plus souvent, économiques. En 1368 le roi d’Aragon ordonne ainsi un boycott du commerce avec Bougie tant que les marchands qui y sont retenus ne sont pas libérés72, et il se passe plus de 30 ans entre le projet de traité de 1444 préparé entre la Couronne d’Aragon et les Hafsides de Tunis et la conclusion définitive de la paix en 1478, le principal obstacle à la promulgation de la paix étant le règlement de la question des captifs, comme le montre l’importante correspondance diplomatique de l’époque.
Deux exemples, bien documentés73, permettront de mieux comprendre certains enjeux de ces négociations et le rôle que pouvaient jouer certains acteurs.
Au début du XIVe siècle le souverain de Bougie, alors indépendant de Tunis, signe deux traités de paix avec Majorque (1312)74 et Barcelone (1314)75, le premier interdisant la piraterie et le second prévoyant en plus une libération réciproque des captifs détenus de part et d’autre. Dans ce but, plusieurs ambassades et lettres sont échangées dans les années suivantes, qui montrent la complexité et la lenteur des procédures mises en place, dans lesquelles le rachat des captifs se mêle à d’autres considérations diplomatiques et financières. En 1315 le consul catalan par intérim Bernat Benencasa est reçu par le chambellan de Bougie Ibn Ġamr, qui promet de verser le tribut prévu dans le traité. Mais, dans l’incapacité de réunir la somme élevée de 1000 dinars, il envoie dans le fondouk des Catalans 38 captifs sujets du roi d’Aragon, dont la valeur totale couvre le montant du tribut. Il exige par ailleurs la libération de Bougiotes pris par un navire majorquin et détenus dans le royaume de Valence, s’engageant à verser dans les six mois 1000 dinars pour leur rachat, demandant que par mesure exceptionnelle un maître d’école, pauvre et considéré comme saint, soit libéré au plus vite. Jacques II donne alors son accord pour intervenir en faveur de ce captif et s’engage à libérer les autres dès que la somme promise aura été versée, et il demande au bailli général du royaume de Valence de les retrouver, lui recommandant de négocier des prix de rachat de manière à ne pas excéder les 1000 dinars promis.
L’échange avec Majorque consécutif à la paix est quant à lui négocié par l’ambassadeur Grégori Salembé en 1213, mais celui-ci se voit reprocher par le roi Sanche d’avoir dépensé des sommes excessives, ce qui débouche sur une enquête qui nous permet de suivre le déroulé des tractations, notamment à travers les témoignages produits par Salembé76. Celles-ci se font d’abord par l’intermédiaire du caïd des miliciens chrétiens de Bougie, un Catalan nommé García Pérez de Moro qui représente le chambellan, à qui il rend compte régulièrement de l’avancée des discussions. Ibn Ġamr propose d’abord de libérer douze Majorquins contre cinquante musulmans originaires de Bougie, Constantine, Collo et Jijel et détenus dans le royaume de Majorque. Les deux négociateurs finissent par s’entendre sur le chiffre de trente, mais le chambellan refuse d’aller en-deçà de quarante, ce que Salembé n’accepte pas. La négociation est donc dans l’impasse quand le consul majorquin et un marchand génois sont dépêchés par le chambellan pour trouver une solution de compromis, qui est finalement trouvée : 32 musulmans seront libérés, mais la rançon de deux d’entre eux sera acquittée par le consul, et Salembé pourra choisir les captifs les moins coûteux et les plus faciles à racheter. L’enquête ayant permis de donner raison à l’ambassadeur majorquin, les 32 musulmans sont libérés et renvoyés chez eux en compagnie du représentant du sultan de Bougie.
Ces négociations font intervenir des intermédiaires de confiance, notamment ici le chef de la milice chrétienne qui agit au nom du sultan ou de son chambellan et leur rend compte en temps réel, et les ambassadeurs, qui suivent des instructions données à leur départ, et doivent aussi rendre des comptes à leur retour – ce qui d’ailleurs ne va pas parfois sans contestations de leur gestion de la négociation, comme dans le cas de Salembé. Mais on voit aussi apparaître d’autres acteurs, notamment les marchands génois, catalans et majorquins et le consul. Les négociations s’apparentent à bien des égards à du marchandage, avec un nombre inégal de captifs libérés, pour des raisons inconnues, mais aussi des sommes engagées de part et d’autre. La précision que Salembé ira chercher les Bougiotes les plus accessibles et le meilleur marché, comme le reproche qui lui est adressé à son retour par le roi de Majorque, sont à cet égard révélateurs de la dimension financière de l’opération.
Ces négociations s’appuient donc sur un certain nombre de pratiques et normes régulant les relations entre États, mais aussi sur des considérations plus pragmatiques, voire purement financières, qui mettent en jeu des acteurs qui peuvent avoir des motivations parfois contradictoires. Parmi eux on trouve les propriétaires de captifs, ici le souverain bougiote, qui entend tirer un bénéfice du rachat de ses captifs. Le rôle des milieux religieux n’est pas explicitement évoqué, mais il reste à l’arrière-plan, et il n’est pas exclu que la demande spécifique de libération du maître d’école résulte d’une pression des hommes de religion, notamment soufis, très influents à cette époque à Bougie. Il en est de même de la dimension politique et du rôle des souverains, en dehors de leurs intérêts strictement matériels, comme le montre la question du tribut qui vient se mêler à celle des captifs dans la négociation avec la Couronne d’Aragon77. Mais les deux recherchent la conclusion de la paix, tout en montrant qu’ils agissent pour le bien de leurs sujets. Le maintien d’un équilibre de forces est sans doute ici assez marginal, les captifs n’étant pas des combattants. En revanche la présence de nombreux captifs infidèles est considérée comme la manifestation d’une supériorité face à l’ennemi, alors qu’à l’inverse le maintien de captifs en terre ennemie peut être vu par les sujets et les élites religieuses comme une marque de faiblesse. Au-delà des marchandages financiers, cette dimension de la négociation ne doit donc pas être écartée, même si elle n’est sans doute pas essentielle quand on en arrive aux discussions concrètes.
Enfin les marchands jouent un rôle qui, sans être de premier plan, peut être décisif. Il est de leur intérêt que la paix revienne au plus vite, et pour cela que la question des captifs soit réglée rapidement. Ceux qui apparaissent ici sont les marchands chrétiens, à travers leur consul, mais les musulmans ont aussi pu exercer une certaine pression, qui n’a pas laissé de trace dans les sources. Dans le cas de la négociation de 1313, les marchands majorquins interviennent quand la négociation menace d’échouer, en proposant de financer eux-mêmes deux rançons. De même, en 1368, suite à un boycott de Bougie décidé par le roi d’Aragon en raison du retard dans la libération des captifs, les marchands de Majorque actifs dans la région (à Bougie, Bône et Collo) promettent de racheter les captifs bougiotes dans les six mois et de couvrir tous les frais annexes, en échange de la levée de l’interdiction de commercer, avançant pour cela une caution de 1 000 reales. Pour faciliter ce financement, le roi décide d’une taxe (lou) sur les marchandises venant de l’émirat de Bougie, une fois le commerce à nouveau autorisé. L’année suivante les captifs rachetés sont transportés au Maghreb aux frais et risques des marchands, ce qui permet la résolution de la crise – toute provisoire d’ailleurs78.
Conclusion
Ces rachats et échanges de captifs par les ambassades sont un des facteurs majeurs, avec la piraterie, du retard de certaines négociations, ce qui montre leur caractère sensible, sur le plan diplomatique mais aussi aux yeux de l’opinion pour faire accepter la trêve, et pour rétablir la confiance. Ils sont un élément central des discussions pour permettre le retour à la paix, avec des principes généraux, mais parfois contradictoires en raison de la multiplicité des acteurs et d’intérêts parfois divergents. Le facteur religieux reste central, en raison des menaces d’apostasie, et les pressions des hommes de religion, comme des sujets, ont pesé sur ces dossiers, poussant parfois à une certaine intransigeance. Mais à la différence des missions menées par les ordres de rachat, celles conduites par les ambassadeurs ne concernent pas les chrétiens (ou les musulmans) dans leur ensemble, mais les seuls sujets des États qui négocient les trêves. Les principes directeurs de ces accords diplomatiques reposent sur une réciprocité dans l’échange, ce qui est contraire à l’esprit de la norme juridico-religieuse, laquelle implique une inégalité fondamentale entre croyants et non-croyants. Dès lors ce qui régule ces accords ne relève pas des normes produites par les milieux religieux et de leurs considérations fondées sur l’opposition entre Islam et Chrétienté, mais de celles construites dans les accords bilatéraux. Celles-ci prennent en considération des intérêts politiques, notamment la réciprocité des rachats et les rapports de forces, et des règles économiques, notamment le respect scrupuleux du droit de propriété, même sur des personnes humaines. Ces opérations de rachats et d’échanges de captifs jouent alors un rôle majeur dans les négociations diplomatiques, contribuant parfois à les retarder fortement, dans la mesure où elles sont à la fois un objectif majeur de la négociation, mais aussi un élément central, dans la conduite de la négociation, du rapport de force entre les puissances, au même titre que les pressions militaires ou économiques, donc au service d’une realpolitik qui caractérise de plus en plus les relations entre États chrétiens et musulmans en Méditerranée.
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Notes
- Contamine 2004, chap. XVI, “Les gens de guerre de l’ordonnance : la condition militaire” (“Les solidarités matérielles : prisonniers et mort butin, insignes et étendards”).
- Friedman 2002.
- Richard 1996, 239.
- Eddé 2008, 250-251.
- Ramon Muntaner, Crònica, éd. Soldevila 2011, 210-211 ; trad. Buchon 1827, vol. 1, 346.
- Picard 2015, 93-105.
- Idrīs ‘Imād al-Dīn, ‘Uyūn al-aḫbār, trad. Kedar 1997, 608-609.
- Buresi 2007, p. 116.
- Jusqu’au milieu du XVe siècle les esclaves noirs restent très marginaux dans l’Europe chrétienne, et résultent moins de la traite que de captures en mer ou sur les côtes musulmanes. Ceux apportés depuis la mer Noire, provenant de razzias en Europe orientale et Asie centrale, sont largement majoritaires, comme par exemple à Gênes à partir du XIIIe siècle. Balard 1968, 627.
- Balard 1968, 629.
- Buresi 2007, 117. Sur le même événement, Ibn al-Qaṭṭān rapporte cependant que les hommes furent tués et que seules les femmes furent réduites en captivité.
- Kaiser 2007.
- Richard 1987, 360.
- Cipollone 2021, 201-206, 243-246.
- Salicrú i Lluch 1994.
- Amara 2012, 41-43 ; Buresi 2007, 119.
- Dufourcq 1966, 74 ; Eddé 2008, 348.
- Eddé 2008, 348, citant le Coran, sourate IX, verset 60.
- Ibid., 349 ; Friedman 2002, 102.
- Flannery 2011; Brodman 1986.
- Dans la majorité des testaments valenciens du XIVe siècle on trouve des legs pour les captifs. Díaz Borrás 1986, 346.
- Ainsi Valence met en place en 1323 un système de financement des rachats, avec deux représentants par paroisse, qui quêtent les jours de fête des sommes qui sont complétées par les dons des testaments. Ibid., 344-346.
- Ferrer i Mallol 1990.
- Le rachat de captifs peut même dans certains cas justifier un voyage commercial en terre d’Islam, autrement interdit par la papauté. Coulon 2004, 32-37.
- Cipollone 2000.
- La distinction entre course légale et piraterie est en cours d’élaboration durant cette période, mais reste encore assez floue. Mollat 1975. En revanche celle entre les prises de bonne guerre et les autres apparaît très tôt, et intervient dans la définition des règles concernant les rachats des captifs.
- Les règles concernant les captifs pris sur les champs de bataille ou sur les frontières terrestres, même si elles s’élaborent à la même époque, suivent des logiques spécifiques, dans lesquelles la distinction entre combattants et non-combattants, mais aussi entre croyants et infidèles, ainsi que des considérations géostratégiques d’équilibre des forces, jouent un rôle important. Fitz 2008, Melo Carrasco, D. et F. Vidal Castro 2018, et pour le contexte des croisades au Proche-Orient Friedman 2002.
- Las Siete partidas (2001), vol. 2, 516-517 ; Brodman 2011, 207-208.
- Morabia 1993, 232-236.
- Benremdane 2000, 453.
- Morabia 1993, 233.
- Ibid, 454.
- Cipollone 2000, 351.
- Cipollone 2021, 328-331.
- Las Siete partidas 2001, vol. 2, 516-526.
- Brodman 2011, 206.
- Ibid., 208-9.
- Mas Latrie 1865, 153-155, à corriger, pour la date, avec Brunschvig 1932.
- Valérian 2007.
- Aguiló 1902, 350-355.
- Cerone 1913, 30.
- Aguiló 1902, 350-355, art. 6. Que les mares axi serraynes com xpianes. del dia de la dita pau confermada seran prenys, que los lurs prenyats sien vertaders franchs e deliures de tota captivitat.
- Aguiló 1902, 351 (art. 7) ; Cerone 1913, 29 (art. 12).
- Lopez Pérez 1995, 652.
- Alarcón y Santón, García de Linares 1940, p. 184-186.
- Dufourcq 1966, 245.
- Ibid., 214.
- Ibid., 248.
- Aguiló 1913.
- Mas Latrie 1865, 131 (art. 4). D’autres clauses, peu claires, mentionnent cependant également le versement de sommes importantes par les Génois pour des captifs pris avant le départ d’un ambassadeur.
- Marengo 1901, 29.
- Ibid., 38-39.
- Cerone 1913, 26 (art. 2, 3).
- Aguilo 1902, 351 (art. 13). Sur les prix de rachats, voir Valérian 2006, 483-485.
- Cerone 1913, 29 (art. 1).
- Mas Latrie 1865, 132-142 (art. 41 à 45).
- Aguilo 1902, 351 (art. 2, 3).
- Cela vaut, précise le texte, quel que soit son statut, qu’il ait exercé une charge publique ou qu’il soit un homme du peuple. Ribera 1910, 379, 385 (art. 11).
- Dufourcq 1966, 364.
- Aguiló 1904.
- Cerone 1913, 26 (art. 5).
- Frenkel 2009.
- Lopez Pérez 1995, 794.
- Aguiló 1902, 350-355.
- Lagardère 1995, 72.
- Salicrú i Lluch 2000, 703-713.
- Marengo 1901, 41-2.
- Dufourcq 1965, n° 928 (13/6/1311).
- Lopez Pérez 1995, 656.
- Cerone 2012, 55-56.
- Lopez Pérez 1995, 653.
- Lopez Pérez 1995, 798.
- Valérian 2006, 472-475.
- Aguiló 1915.
- Mas Latrie 1865, 188-192.
- L’ensemble du dossier est édité par Aguiló 1915.
- Sur cette question complexe du tribut hafside revendiqué par la couronne d’Aragon, voir principalement Dufourcq 1966 et Lopez Pérez 1995.
- López Pérez 1995, 798-800.