« L’État de droit n’est […] que la dose de juridique
que la société peut supporter
sans étouffer »1
Suggérant le risque de défiance auquel conduit l’inflation normative, le doyen Vedel introduit ce lien complexe qui lie la qualité du droit et l’acceptabilité. La dégradation de la qualité du droit et de son application est au nombre des paramètres qui sont susceptibles d’engendrer la défiance à l’égard de la norme et des politiques publiques qu’elle met en œuvre. C’est ainsi que pour construire et faire perdurer l’acceptabilité, l’évaluation des normes est certainement un outil majeur. Cette conviction est partagée par le Professeur Hélène Pauliat, qui titrait en 2020 pour La Semaine juridique, « L’évaluation des politiques publiques : un outil pour répondre à la défiance des citoyens »2.
Conçue par Gérard Cornu comme une « appréciation qualitative de l’application d’une loi (d’une norme plus largement) ; […] une appréciation a posteriori des choix et des résultats d’une loi dans la perspective d’une nouvelle appréciation de celle-ci »3 ou par un décret du 22 janvier 1990 comme une méthode pour « rechercher si les moyens juridiques, administratifs ou financiers mis en œuvre permettent de produire les effets attendus de cette politique et d’atteindre les objectifs qui lui sont assignés »4, l’évaluation est au carrefour des enjeux de qualité des textes, de gouvernance des politiques publiques et d’une gestion saine des deniers publics. Les définitions ici retenues placent l’évaluation sous l’angle d’une appréciation ex post de la qualité d’une norme, c’est-à-dire après son entrée en vigueur.
Pourtant, il faut reconnaître que le législateur est bien plus accoutumé à la mise en œuvre des seules méthodes d’évaluation ex ante, c’est-à-dire des procédures qui entourent l’élaboration de la norme et peuvent prendre, notamment, la forme d’études d’impact. Pour ce qui concerne les dispositions législatives, la loi organique 15 avril 2009 prévoit en son article 8 que « les projets de loi font l’objet d’une étude d’impact […] Ces documents définissent les objectifs poursuivis par le projet de loi, recensent les options possibles en dehors de l’intervention de règles de droit nouvelles et exposent les motifs du recours à une nouvelle législation. /Ils exposent avec précision, notamment l’évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, ainsi que des coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées pour chaque catégorie d’administrations publiques et de personnes physiques et morales intéressées, en indiquant la méthode de calcul retenue ».
Si l’évaluation ex ante peut soulever de nombreux points de débat et de critique, notamment en ce que les propositions de loi et les amendements n’y sont pas soumis (ce que soulève le Conseil d’État dans son rapport annuel pour l’année 20165) ou en interrogeant la qualité des études et l’impartialité de leurs auteurs, la question de la pérennisation de l’acceptabilité conduit plus intuitivement à s’interroger sur l’état de l’art et les insuffisances de l’évaluation ex post.
Le terme d’évaluation ex post recouvre désormais différentes réalités en fonction des temporalités d’appréciation de la qualité des normes et politiques publiques qu’elles mettent en œuvre. Le droit de l’Union Européenne a très tôt abordé la question de l’évaluation intermédiaire ou encore de l’évaluation chemin faisant, également qualifiée d’in itinere. Au-delà d’un regard rétroactif sur l’application d’une norme (l’évaluation ex post), les institutions européennes ont adopté une méthode d’évaluation continue de la norme et des politiques publiques, d’abord en matière de gestion des fonds européens avant une généralisation grâce à l’accord interinstitutionnel « Mieux légiférer » du 13 avril 2016. Cette évaluation chemin faisant permet de s’assurer dès la mise en application d’une norme que ses effets répondent à ceux qui étaient attendus dans les études d’impact.
L’acceptabilité du droit et des politiques publiques est une préoccupation majeure pour les organes normatifs, en particulier lorsqu’ils sont des autorités politiques, soucieux de l’appréciation que portent les citoyens sur la mise en œuvre de la norme et l’engagement de dépenses publiques. Parvenir à maintenir l’acceptabilité – éventuellement construite ab initio grâce à d’éventuelles évaluations ex ante et consultations – est complexe tant la qualité du droit exerce une influence sur la lisibilité et le succès des politiques publiques engagées. C’est la raison pour laquelle l’évaluation chemin faisant semble s’imposer comme une nécessité.
Néanmoins, disons-le clairement : l’évaluation ex post ne règle ipso facto aucun problème d’acceptabilité. En tant que telle, elle n’a aucun effet immédiat. Elle permet toutefois aux auteurs des normes de prendre connaissance de la réalité de l’application des textes et de « rectifier le tir », de modifier la norme ou de l’abroger si ses effets se révèlent contreproductifs.
Pour autant, malgré l’intégration de l’évaluation des politiques publiques au nombre des missions confiées au Parlement dans la Constitution (révision 2008, art. 24), nos institutions ne sont pas particulièrement imprégnées de cette culture de l’évaluation. Comme l’affirmait Montaigne – que l’on pourrait difficilement démentir aujourd’hui –, « nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Épicure… [Or] les lois les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales »6. De manière plus contemporaine, les propos d’Alain Lambert quant au rapport des destinataires à la norme adoptent un ton identique, suggérant la nécessité de bouleverser les certitudes des autorités normatives :
« Un écrasant malentendu se creuse dangereusement entre la France du pouvoir et la France du devoir. Celle du pouvoir persiste imperturbablement à s’arcbouter sur ses certitudes et à s’étonner qu’elles ne soient pas perçues comme des évidences. Celle du devoir n’en peut plus qu’on veuille faire son bonheur par l’opposé de ses attentes. Cette situation a longtemps fait sourire. Aujourd’hui, elle fait craindre le pire »7.
Alors que l’Union européenne fait de l’évaluation ex post une matrice d’analyse de ses normes et politiques publiques, le champ de l’évaluation est encore parcellaire en France. En outre, l’évaluation est souvent conçue de manière technocratique, déconnectée des préoccupations des destinataires des politiques publiques, ce qui peut constituer un facteur de défiance. L’ensemble de ces facteurs contribue à la multiplication des normes, assortie d’une complexification croissante8, dans laquelle le destinataire peine à trouver sa place.
Des évolutions sont nécessaires pour permettre de faire de l’évaluation du droit et des politiques publiques un facteur d’acceptabilité durable. Il faut donc parvenir à un profond changement de culture de l’évaluation. La pérennisation de l’acceptabilité passe alors indéniablement par un développement du champ d’intervention (I) comme des moyens dédiés à l’évaluation ex post (II).
I. Élargir le champ d’intervention de l’évaluation ex post
L’évaluation ex post ne pourra impulser une dynamique positive sur la pérennisation de l’acceptabilité que si elle intervient dans une temporalité adéquate, avec l’évaluation chemin faisant (A) et si elle investit enfin le champ de la décentralisation, qui le nécessite tant (B).
A. Développer l’évaluation in itinere
L’idée d’une évaluation continue pendant l’application des normes semble se dessiner ; elle est en tout cas mise en avant par la majorité parlementaire à l’Assemblée, notamment par la voix de Jean-Noël Barrot, alors député et vice-président de la commission des finances ; c’était au cours d’un colloque « Changer de culture normative », organisé par le Conseil national d’évaluation des normes et LexisNexis le 26 novembre 20209.
De nombreux élus10 comme les instances d’évaluation externes au Parlement11 s’accordent sur la nécessité de perfectionner l’évaluation, encore lacunaire dans la culture normative française. De l’aveu même du Président du CNEN, se comparant à son homologue Allemand, le développement de l’évaluation in itinere est nécessaire :
« Le NKR a la possibilité d’exiger des études d’impact, ce que nous pouvons aussi faire. Mais ils peuvent aussi demander des études ex post, pour comparer – plusieurs années après la mise en œuvre de la norme – les résultats par rapport aux objectifs initiaux. Et c’est extrêmement important. Même avec la plus grande sincérité, on ne peut pas être sûr des résultats d’une norme. Il faut la confronter au réel. »12
Le développement d’une véritable évaluation ex post et chemin faisant de la norme est une nécessité. Le rapport précité du Conseil d’État développe comme seizième proposition l’intégration aux normes des clauses de réexamen13, par exemple, à six mois (pour contrôler le début d’application après l’adoption des éventuels règlements d’application), deux ans (pour observer l’existence ou non des effets attendus de la réforme) et cinq ans après l’entrée en vigueur de la loi pour un bilan exhaustif de l’application. Ces délais de révision dépendent évidemment du type de texte14. Le champ d’application est évidemment à déterminer15 tout comme les effets à donner à l’absence d’évaluation. Il est possible par exemple d’envisager la création de « clauses guillotine » conduisant à la caducité des normes qui n’ont pas été évaluées16.
La méthode comme les difficultés liées à ce contrôle d’ailleurs sont étudiées par le Conseil d’État17. En effet, évaluer in itinere nécessite de prendre en compte, classiquement, la « mesure de la norme » (empilement législatif, qualité du texte et des amendements), mais aussi de s’intéresser à ses « effets » concrets (charge financière et administrative, effets attendus sur une politique publique donnée par rapport à la réalité des effets) voire à sa « perception », ce qui est souvent synonyme d’enquêtes d’opinion. C’est peut-être précisément la nécessité de cette triple analyse, à la fois technique et politique, qui freine le réel développement d’une évaluation in itinere.
Au-delà de l’évolution du champ temporel, le développement de l’évaluation pourrait également s’étendre pour investir le champ de la décentralisation.
B. Développer l’évaluation des normes et politiques publiques des collectivités locales
Il faut établir d’entrée que prôner une évaluation générale des normes des collectivités territoriales serait une erreur. Il serait illusoire d’imposer aux collectivités de contrôler la pertinence et la bonne application de chaque délibération et arrêté, en particulier dans les collectivités de taille modeste, dans lesquelles l’ingénierie fait défaut. Le CNEN n’a d’ailleurs ni la charge, ni la structure lui permettant d’investir l’évaluation des normes produites par les collectivités.
Il est toutefois possible de défendre le développement raisonné d’évaluations ex post de certaines normes et politiques publiques locales, comme c’est déjà le cas pour certains types de documents structurants, opérationnels ou de planification (PLU, L. 153-27 et SCoT, art. L. 143-28 du Code de l’urbanisme18, SRADDET, R. 4251-8 du CGCT notamment).
Les services publics locaux, par exemple, gagneraient à bénéficier d’une évaluation périodique, par exemple lorsque s’achève un contrat d’externalisation de l’activité. L’opportunité d’un changement de mode de gestion ou encore la nécessité d’une évolution de la mission de service public pourraient ainsi être examinées. La mise en œuvre d’une telle mission d’information une garantie pour la minorité municipale dans les communes de 20 000 habitants et plus, conformément l’article L. 2121-22-1 du Code général des collectivités territoriales. Au-delà de cette disposition, il semble qu’une démarche volontaire d’évaluation des politiques publiques locales se déploie progressivement au sein des collectivités :
« Si elle reste très majoritairement le fait des régions, l’évaluation gagne progressivement d’autres strates. Les collectivités font appel à des cabinets extérieurs pour mener leurs évaluations, mais réalisent aussi certaines d’entre elles en interne »19.
La création d’une obligation légale ou réglementaire d’évaluation – a minima décennale – des services publics locaux, ainsi qu’un accompagnement financier par l’État des évaluations périodiques des services publics locaux pourrait contribuer au développement d’une culture locale de l’évaluation et à une amélioration de la qualité des politiques publiques locales.
L’enjeu est de taille, lorsque l’abstention aux élections départementales et régionales avoisinait en 2021 les 65 %. Se pose alors la question de l’adéquation des services publics locaux avec les besoins de la population. Documenter la défiance (ou la non-défiance) à l’égard des services publics et politiques publiques et agir en conséquence est peut-être l’un des multiples éléments de réponse à la crise de la représentativité que nous connaissons au niveau local.
C’est en ce sens que l’évaluation et l’expérimentation au niveau local vont de pair. D’ailleurs, la loi dite 3DS a prévu de manière très pertinente le développement d’évaluations ex post conjointes de l’État et des collectivités avant le terme de certaines expérimentations20. Ce même texte prévoit le renforcement des missions des Chambres régionales des comptes dans l’évaluation des politiques publiques, sur saisine par des collectivités locales21.
Mais un tel déploiement d’une nouvelle culture normative, évaluatrice, nécessite que les acteurs soient dotés de moyens nécessaires à la réalisation de leur mission.
II. Conférer les moyens nécessaires au développement de l’évaluation ex post
L’adoption d’une culture de l’évaluation in itinere des normes et politiques publiques nécessite des moyens. Rien ne serait plus dommageable et vecteur de défiance envers les autorités publiques qu’une évaluation biaisée ou incomplète, faute d’outils et des compétences adéquates. Le développement des moyens conférés à l’évaluation doit être abordé tant sur un plan institutionnel (A) que sur un plan plus matériel (B).
A. Perfectionner les organes d’évaluation
Sur un plan institutionnel, la multiplicité des titulaires de missions d’évaluation comme l’absence d’une véritable indépendance d’une grande partie de ces organes posent question. Il apparaît donc que le renforcement de l’évaluation chemin faisant nécessite à la fois de rationaliser les organes évaluateurs mais également de garantir leur indépendance et leur impartialité à l’égard des autorités politiques.
La confiance dans l’évaluation dépend certainement de la forte magistrature d’influence des acteurs qui exercent ces missions. Force est malheureusement de constater que la multiplicité des instances et partant, l’illisibilité du paysage institutionnel de l’évaluation portent atteinte au succès de ces travaux. Les organes dédiés à l’évaluation des normes se multiplient. Le CNEN, précédemment évoqué, créé en 2013, s’intéresse à l’évaluation des normes légales et réglementaires intéressant les collectivités territoriales. Il existe diverses instances au sein de l’Assemblée nationale qui ont également la charge de missions d’évaluation22. Il en va de même au Sénat23. En outre, diverses autorités administratives indépendantes assument des missions d’évaluation24, de même que le Conseil économique social et environnemental, ses déclinaisons locales que sont les CESER ou encore les juridictions financières. Les instances concourant à l’évaluation sont légion, au détriment de la lisibilité nécessaire au développement d’une culture partagée en la matière. Le Conseil d’État avait proposé en 2016 de coordonner les travaux de ces multiples instances :
« L’organisation d’une “conférence des évaluateurs” chargée de coordonner les initiatives en matière d’évaluation ex post a été préconisée par un rapport parlementaire. Compte tenu de l’extrême diversité des évaluateurs, […] une telle conférence apparaît très ambitieuse. Si elle s’avérait trop délicate à organiser, il pourrait être envisagé de confier à tout le moins au SGMAP, avec l’appui de France Stratégie, des travaux de coordination en ce domaine. Quelle que soit l’organisation retenue, elle devrait notamment définir les conditions d’élaboration d’un programme d’évaluation ex post commun structuré autour des nouvelles échéances régulières d’évaluation des textes et œuvrer à l’unification des méthodologies. Elle pourrait également assurer l’inventaire, la synthèse et le suivi de l’ensemble des évaluations ex post et dresser un bilan annuel qui pourrait être annexé à la loi de règlement »25.
Le CNEN, par un rapport « Rationaliser et évaluer les normes – Regards croisés franco-allemands » défend l’idée d’une instance unique et puissante au service de la qualité des normes et politiques publiques, inspirée du NKR allemand26. Cette instance est également défendue comme un exemple en matière d’indépendance et d’impartialité de l’évaluation.
Des failles dans l’impartialité et la transparence des études d’impact ont pu être invoquées, notamment lors des débats parlementaires sur les projets de loi de réforme des retraites en 2020 et 2023. En 2020, des députés et sénateurs demandaient l’ouverture de commissions d’enquête « sur la sincérité, l’exhaustivité et l’exactitude de l’étude d’impact relative aux projets de loi organique relatif au système universel de retraite »27 ; en 2023, le député Jérôme Guedj, président de la MECSS, faisait valoir son droit de contrôle sur pièces et sur place des affirmations du Gouvernement sur le nombre de bénéficiaires de la pension minimale de 1 200 euros. L’avis du Conseil d’État, qui n’avait pas jusqu’alors été rendu public, mettait – selon les affirmations du député – en défaut la sincérité de l’étude d’impact produite à l’attention des parlementaires.
La garantie de transparence, d’indépendance et d’impartialité des organes d’évaluation apparaît alors comme une nécessité absolue, une condition de la confiance à l’égard des rapports d’évaluation. À en croire le Président du CNEN, Alain Lambert, « concernant directement le CNEN et le NKR, il y a d’abord une différence de statut. Le NKR est un organisme indépendant, pas nous. Son indépendance apparaît clairement dans la loi. Évidemment, nous nous comportons déjà de manière indépendante, personne ne nous tord le bras sur nos avis. Mais peut-être que le public perçoit davantage de force symbolique d’un organisme indépendant que d’une commission consultative »12.
Dans son rapport précité, Simplification et qualité du droit le Conseil d’État propose la création d’une certification indépendante des évaluations, qui repose sur la magistrature d’influence et la communicabilité des avis de l’institution en charge de ladite certification :
« L’institution d’une certification indépendante devrait être envisagée en France. Elle devrait être confiée à une structure légère, dont la vocation ne serait pas de refaire l’évaluation mais d’en vérifier le sérieux, la vraisemblance et la méthodologie, en se consacrant aux textes les plus importants qu’elle choisirait elle-même. […] Ses avis seraient transmis aux organismes ayant vocation à se prononcer après lui. Ils ne lieraient pas l’autorité compétente mais tous seraient publiés en même temps que l’évaluation à laquelle ils se rapportent, ce qui leur conférerait l’autorité nécessaire » 28.
L’enjeu de l’indépendance des évaluateurs et de l’impartialité des évaluations est de générer la nécessaire confiance dans le système d’appréciation des normes et politiques publiques. Les organes d’évaluation ne doivent pas être vus comme des instances technocratiques au service du pouvoir. Somme toute, le déploiement d’une véritable culture de l’évaluation repose, en premier lieu, sur l’expertise, la reconnaissance et l’impartialité des évaluateurs. Elle repose, en second lieu, sur l’appropriation politique de l’évaluation.
Seules les conséquences politiques données in fine par les pouvoirs publics aux conclusions produites par les évaluateurs (adaptation du droit, évolution des politiques publiques) sont susceptibles de générer ou de faire perdurer l’acceptabilité. Pour cela, les autorités politiques doivent écouter, respecter – peut-être même craindre – les institutions indépendantes et impartiales en charge de l’évaluation.
L’apport bénéfique de l’évaluation sur la pérennisation de la qualité du droit et des politiques publiques dépend également du développement d’outils au service des évaluateurs.
B. Conférer à ces organes les outils adéquats
Les évaluateurs, qu’ils interviennent ex ante ou ex post, doivent pouvoir bénéficier de ressources pour mener à bien, pour fiabiliser la construction de leur évaluation. Des outils de simulation, des études financières et statistiques, des formations adéquates ou des retours de terrain sur le succès des politiques publiques, permettent de faire de l’évaluation une science plus exacte, de garantir la crédibilité de ces travaux. Plusieurs paramètres sont susceptibles de simplifier et fiabiliser les travaux des évaluateurs, ex ante comme ex post.
Il en va en premier lieu du développement d’outils numériques à la disposition des autorités publiques comme des évaluateurs. Jean-Noël Barrot et Pierre de Montalivet29 mettent notamment en exergue le succès de l’outil Leximpact créé par l’Assemblée nationale, qui permet de simuler des réformes budgétaires et fiscales sur les ménages et les collectivités30. Les auteurs précités préconisent de développer cet outil et d’en étendre le périmètre31. Des outils à la disposition des décideurs publics locaux pourraient également être proposés, via la plateforme Portail DGFiP, afin de simuler les variations de fiscalité et d’éclairer les choix budgétaires des collectivités.
Il en va en second lieu de la qualité des données mises à la disposition des évaluateurs. C’est notamment le cas de l’accès à des données statistiques. Comme le développe Alain Lambert en évoquant le NKR, « ils ont une méthodologie extrêmement rigoureuse que nous n’avons pas les moyens de mettre en œuvre. Ils peuvent de plus s’appuyer sur l’office allemand de la statistique, l’équivalent de l’INSEE, qui les accompagne sur les études d’impact, lors du suivi des coûts de mise en conformité ou encore sur les évaluations ex post »32. Le Conseil d’État fait la même suggestion dans son rapport précité, puisqu’il propose de « définir une méthode de calcul de la charge administrative et des autres coûts induits par toute nouvelle norme selon les catégories de destinataires » en s’appuyant sur l’INSEE33. Au-delà des données statistiques, les évaluateurs gagnent probablement obtenir des retours issus du terrain34.
Inclure le citoyen ou l’usager dans le processus d’évaluation est probablement un vecteur d’acceptabilité, en ce que cela permet de rapprocher le processus d’évaluation des attentes sociales. Comme l’affirme le Professeur Karine Gilberg, évoquant les conséquences de la complexification normative, « le destinataire de la norme est victime d’un diagnostic erroné quant aux lieux réels de complexité normative. Au lieu de se focaliser sur l’identité du destinataire de la norme, il conviendrait de s’interroger sur le destinataire de la complexité normative. Les différents destinataires – consommateur, salarié, employeur, collectivité territoriale, etc. – ne sont pas égaux face à cette complexité »35. L’association du public à l’évaluation de la norme semble nécessaire, afin que les résultats reflètent le vécu réel de la norme ou de la politique publique étudiée ; elle est malheureusement jugée insuffisante par le Professeur Hélène Pauliat :
« L’évaluation peut en tout cas servir le dialogue démocratique, dans la mesure où l’association des parties prenantes est plus sollicitée (toutes les structures ou personnes intéressées par la politique évaluée) ; la participation des citoyens est encore marginale, sauf dans le domaine des collectivités territoriales où elle a connu des avancées remarquables »2.
En somme l’accès aux statistiques permet d’objectiver le processus d’évaluation ; le recueil de l’avis du public sur les politiques publiques conduit certes à une forme de subjectivisation, mais permet également de documenter la défiance et ses facteurs.
Dans une société où l’information est continue, où tout va plus vite et où la défiance apparaît subitement, il importe de doter les décideurs publics d’une évaluation continue, généralisée et fiabilisée de la norme comme de son application. Le déploiement d’une véritable culture de l’évaluation contribuera immanquablement à pérenniser, par l’intermédiaire d’une intervention ciblée des autorités normatives, l’acceptabilité du droit.
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Notes
- VEDEL, cit. par LABETOULLE, 1996, p. 403.
- PAULIAT, 2020.
- CORNU, 2022.
- D. n° 90-82, 22 janvier 1990, relatif à l’évaluation des politiques publiques (abrogé).
- CONSEIL D’ÉTAT, 2016, p. 104.
- MONTAIGNE, 1580-1588, p. 1112.
- LAMBERT, 2023.
- TERNEYRE, 2023.
- BARROT, 2021, p. 39.
- Voir notamment les rapports parlementaires Rapp. au Premier ministre, 2009 ; ASSEMBLÉE NATIONALE, 2018 ; SÉNAT, 2023.
- Voir notamment résolution CNEN, 2021.
- ZIGNANI, 2021.
- Ces clauses de réexamen sont inspirées des review clauses utilisées au Royaume-Uni.
- À titre d’exemple, le suivi de mesures prononcées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire n’admet pas la même temporalité que celui qui est dédié à des réformes de long terme en matière économique.
- L’évaluation in itinere doit-elle être menée à l’égard de l’ensemble des lois et règlements adoptés ?
- SÉNAT, 2023, p. 38 et s.
- CONSEIL D’ÉTAT, 2016, p. 46.
- Voir à ce propos FNAU & Fédération des SCoT, 2016.
- PERRIER, 2023.
- Voir par exemple art. 40.
- Art. 229 à 236.
- Le CEC (Comité d’évaluation et de contrôle), la MEC (Mission d’évaluation et de contrôle), la MECSS (sécurité sociale).
- Au Sénat, il existe notamment le Programme de contrôle, d’information, d’évaluation et de prospective.
- C’est le cas, notamment, du Défenseur des droits.
- CONSEIL D’ÉTAT, 2016, p. 108.
- Notons toutefois que l’unicité organique des missions d’évaluation admet un obstacle constitutionnel, en ce que l’évaluation est confiée par l’article 47-2 à la Cour des comptes et par l’article 24 au Parlement. Toutefois, cela n’empêche pas la création d’une instance unique, qui aurait pour rôle d’alimenter les organes constitutionnels en charge de l’évaluation des politiques publiques.
- Proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête sur la sincérité, l’exhaustivité et l’exactitude de l’étude d’impact relative aux projets de loi organique relatif au système universel de retraite (n° 2622) et de loi instituant un système universel de retraite (n° 2623) au regard des dispositions de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, n° 2666, présentée à l’Assemblée nationale et au Sénat.
- CONSEIL D’ÉTAT, 2016, p. 96.
- LAMBERT, MONTALIVET, MOYSAN, 2021.
- Voir https://leximpact.an.fr/
- LAMBERT, MONTALIVET, MOYSAN, 2021, precit.
- ZIGNANI, precit.
- CONSEIL D’ÉTAT, 2016, p. 127.
- Il peut s’agir, par exemple, d’enquêtes réalisées auprès des usagers des services publics concernés.
- PITON, 2022, cit. GILBERG.