* Extrait de : E. Frézouls, éd., La Mobilité sociale dans le monde romain, Contributions et travaux de l’Institut d’histoire romaine 5, Strasbourg, 1992, 21-32.
Je souhaite traiter, dans cette contribution, des phénomènes d’ascension et de régression sociales à Rome, à la fin de la République et sous le Haut-Empire, en les mettant en rapport à la fois avec les hiérarchies sociales et avec la vie économique. Je me consacrerai avant tout aux métiers urbains et aux activités financières et commerciales, bref à ce qui n’est pas agricole. C’est en effet le domaine sur lequel je suis le moins incompétent, et c’est aussi un domaine que les Romains considéraient comme spécifique, nous allons le voir.
Mais il me paraît nécessaire de parler d’abord des textes latins qui traitent d’ascension sociale ou d’enrichissement. Il est intéressant de noter que ces textes, souvent brefs, mais assez nombreux, appartiennent à trois catégories bien distinctes.
Les uns concernent l’ascension sociale d’un empereur, d’un sénateur ou d’un chevalier précis, nommément désigné. La position sociale de son arrière-grand-père, de son grand-père ou de son père était basse, mais, plus ou moins rapidement, en général par degrés, la famille est parvenue à cette haute condition.
D’autres fournissent aussi des cas individuels, mais d’enrichissement. D’autres encore concernent l’enrichissement en général, les diverses activités qui permettent de devenir riche. À une ou deux exceptions près1, il n’existe pas de textes sur le phénomène général de l’ascension sociale. Les notables romains ont beaucoup plus de mal à accepter l’ascension sociale que l’enrichissement. Ils constatent que tel ou tel de leurs égaux a acquis une position supérieure à celle de son grand-père ou de son père, mais ils répugnent à reconnaître que de tels cas ne sont pas isolés, qu’on peut les envisager dans leur généralité. La pensée romaine est à cet égard très éloignée de la nôtre.
Aucun des trois groupes de textes dont je viens de parler ne fournit une image fidèle et objective de la réalité. Tous trois contiennent des informations, mais tous trois traduisent aussi la façon dont les Romains se représentaient la hiérarchie sociale, la richesse et l’enrichissement. Chacun des trois a une valeur idéologique, mais ce n’est pas la même, et ce décalage ajoute à leur intérêt, à condition qu’on en prenne conscience. Si au contraire on les utilise ensemble, indifféremment, en mélangeant les informations qu’ils peuvent fournir, alors disparaît une bonne partie de leur valeur comme document historique.
Les textes sur l’enrichissement en général sont certainement les plus idéologiques. Ils insistent sur un très petit nombre de sources d’enrichissement, presque toujours les mêmes, et qui sont évoquées très rapidement, sans entrer dans le détail. Le plus souvent, comme activités économiques, il y a le commerce, mercatura, negotiatio, et il y a les affaires des publicains ; parfois aussi, le prêt d’argent. Sont en outre mentionnées les causes non économiques de l’enrichissement, la captation de testaments, la prostitution, la corruption, etc. Des indications aussi vagues sont censées valoir pour tous les milieux sociaux, même si visiblement de tels textes parlent davantage de l’enrichissement d’hommes déjà riches ou aisés que de celui des pauvres2.
Dans la seconde série de textes, l’auteur raconte l’expérience réelle, ou prétendue telle, d’un individu précis, qui s’est enrichi. Les représentations de la richesse et du rang social sont certes encore présentes ici, mais plus liées à des informations de détail sur certains épisodes précis d’une biographie. Les activités qui sont à l’origine de l’enrichissement sont beaucoup plus variées que dans la première catégorie. L’agriculture n’en est pas absente ; un certain nombre de ces passages se trouvent d’ailleurs dans les écrits des agronomes. Le plus souvent, il n’y est pas question d’ascension sociale : ni l’histoire de Trimalcion, ni celle de Clésippus, esclave, puis affranchi de Gégania, ni celle du chevalier Cornélius Sénécion, ni l’enrichissement de Crassus dans le sixième Paradoxe des Stoïciens, ne débouche sur une réelle ascension sociale, ou bien il s’agit d’une ascension dérisoire, qui prouve les limites du pouvoir de la richesse3. Les auteurs antiques répugnent beaucoup à mettre ensemble l’enrichissement et la mobilité sociale ; leur souci est au contraire de suggérer qu’il n’y a guère de liens entre l’une et l’autre. Dans l’un des rares textes où il est explicitement question de l’enrichissement et de l’ascension sociale à la fois, Cicéron critique Quintus Arrius pour sa complaisance à se mettre à la disposition de tous ceux qui pouvaient lui être utiles. De cette façon, ajoute-t-il, Arrius parvint aux magistratures, à la fortune, à la considération (et honores et pecuniam et gratiam consecutus). Les magistratures et la considération ne résultent pas de l’enrichissement. Tous deux, et l’enrichissement, sont également la conséquence d’une seule et même cause, qui est l’immoralité de Quintus Arrius4.
Je vais m’appuyer, avant tout, sur la troisième catégorie de textes, ceux qui traitent de cas individuels d’ascension sociale. Les auteurs de ces textes constatent que l’arrière-grand-père, le grand-père ou le père d’un sénateur ou d’un chevalier occupaient un rang fort bas, et insistent sur l’ampleur du chemin qui a été parcouru. Dans certains cas, l’ascension sociale a été telle, selon la rumeur publique, que l’auteur lui-même hésite à accueillir les bruits qui courent sur les origines du personnage. C’est le cas de Suétone, dans les Vies des Douze Césars, quand il évoque les ancêtres d’Auguste, de Vitellius ou de Vespasien. Le fondateur de la lignée des Vitellii est-il un affranchi, un savetier, dont le fils épousa une prostituée, elle-même fille d’un boulanger ? Ou bien les Vitellii ont-ils au contraire anciennement régné sur tout le Latium ? Face à des bruits aussi contradictoires, Suétone ne sait plus qui croire : “que chacun reste juge dans cette controverse”5.
L’objectif est moins de montrer comment s’est faite la promotion sociale que d’insister sur le chemin parcouru, d’opposer le début à la fin du parcours et de signaler deux ou trois étapes intermédiaires. Les textes sur les cas individuels d’enrichissement sont souvent assez détaillés, mais ils montrent l’enrichissement de ceux qui étaient déjà riches (pensons à Crassus et à Trimalcion). Au contraire, les textes sur les cas individuels d’ascension sociale fournissent une meilleure vision de l’échelle des hiérarchies sociales. Ils suggèrent quelle distance existait entre les aristocraties et le monde de la plèbe et des métiers urbains. Ce sont eux qui négligent le moins ces métiers urbains.
Il est bon, d’autre part, de les confronter avec les inscriptions funéraires, quand nous en disposons. Car si les inscriptions reflètent des usages sociaux et des schémas de pensée, elles fournissent à tout le moins quelques informations indubitables. Quand Suétone écrit que le grand-père d’Auguste était changeur-banquier, il est d’autant plus facile de douter de la vérité de l’information que Suétone lui-même est enclin à ne pas y croire6. Quand une inscription funéraire indique que le fils d’un encaisseur est devenu chevalier, il est moins facile de rester sceptique7.
Sur la mobilité sociale, que nous apprend une telle documentation ?
Ma première remarque portera sur la permanence du phénomène d’ascension sociale et des formes qu’il prend, du dernier siècle de la République à la fin du Principat.
On met souvent l’accent sur l’influence que les événements politiques ou militaires et l’évolution des institutions exercent sur l’ascension sociale. Les guerres civiles de la fin de la République auraient par exemple favorisé l’ascension sociale (ou le déclin) de nombreuses familles ou lignées. De même pour le contexte social ou politique des règnes de Claude ou de Néron, suivis de la guerre civile de 68-69. Le milieu du Ier siècle p.C. aurait été marqué par une progression impressionnante des riches affranchis, ceux de l’Empereur aussi bien que ceux de certains particuliers. Sans contester la justesse de ces remarques, j’observe qu’on constate en même temps une grande permanence du phénomène d’ascension sociale.
C’est plutôt son ampleur qui doit varier, mais d’une façon difficile à évaluer. Alors que sur la foi de Pétrone ou de Juvénal on conclut souvent que leurs temps étaient marqués par le triomphe de la ploutocratie, et que n’importe quel riche s’élevait alors facilement dans la hiérarchie sociale, Aulu-Gelle, il est vrai un peu plus tard et à propos du consul de 43 a.C., Ventidius Bassus, note que les cas les plus flagrants et les plus spectaculaires d’ascension sociale étaient plus nombreux dans les temps anciens qu’à son époque8.
Pour les financiers, qu’observe-t-on, de l’époque de Cicéron incluse au IIIe siècle p.C. ? D’une part, les banquiers et financiers professionnels, les argentarii, les coactores argentarii, les nummularii, les coactores, en demeurant au sein des plèbes urbaines auxquelles ils appartiennent, peuvent s’y affirmer, y occuper une place supérieure, par exemple en remplissant des fonctions dans le culte impérial (comme Augustaux, sévirs ou sévirs Augustaux), en étant magistrats ou patrons de collèges, en épousant des ingénues, lorsqu’ils sont, comme souvent, des affranchis. D’autre part, ils n’accèdent jamais aux ordres supérieurs, l’ordre équestre et l’ordre sénatorial, mais certains de leurs fils ou petits-fils deviennent chevaliers ou même sénateurs. Pour les fils chevaliers, mentionnons le père d’Horace au Ier siècle a.C., Tibérius Claudius Secundus Philippianus au siècle suivant et, sous les Antonins, un Aulus Egrilius d’Ostie9. Pour les petits-fils sénateurs, songeons à Titus Flavius Pétron, grand-père de Vespasien, et peut-être à celui d’Auguste.
Sur environ 160 changeurs, banquiers et encaisseurs professionnels que les textes et les inscriptions nous permettent de connaître nommément, les trois-quarts ne paraissent profiter d’aucune forme de promotion sociale. Vingt pour cent marquent des signes d’affirmation dans leur propre milieu d’affranchis. Quatre pour cent seulement parviennent à faire entrer leurs enfants ou leurs petits-enfants dans l’un des deux grands ordres. Et ces 4 % (qui, certes, ne constituent en aucune façon une “statistique” de la promotion sociale !) donnent une idée non d’un minimum, mais d’un maximum, car les cas de promotion sociale sont ceux dont on nous parle le plus facilement. Mais ce maximum, même faible, n’est pas négligeable, dans une société aussi hiérarchisée, et où les différences de richesse et de patrimoine étaient aussi fortes.
Même quand les affaires marchent, on ne passe pas d’un seul coup de la tunique de travailleur que porte le changeur-banquier ou l’encaisseur à l’angusticlave ou au laticlave. Dans cette aléatoire ascension, il y a divers degrés, qui se caractérisaient certainement par des différences de richesse et de patrimoine, par des différences de style de vie, mais aussi par des différences d’activité, notamment économique. À partir d’un certain niveau social, le patrimoine foncier et immobilier est de rigueur. Mais cela ne signifie pas que les autres sources de revenus et d’enrichissement soient nécessairement abandonnées. Les banquiers de métier ne sont pas seuls à faire des affaires financières et à en tirer profit. Quelqu’un qui aspire à accéder à l’ordre équestre n’est pas argentarius. Mais il peut très bien pratiquer le prêt à intérêt, d’abord à partir de ses propres fonds, ce qui exige une aisance plus grande que celle des professionnels, puis avec les fonds de ses amis ou relations d’affaires. Le grand commerce maritime, on le sait, a un statut social supérieur au commerce de détail, et même au commerce local de gros. Le prêt d’argent (à condition qu’il ne s’agisse pas d’usure à la petite semaine) a un statut social supérieur à celui de la banque, argentaria. Aux yeux des aristocrates, l’argentarius a une activité sordida, comme le boucher et tous les revendeurs ; les hommes d’affaires qui font de gros prêts d’argent mais n’appartiennent pas à l’aristocratie (par exemple beaucoup de negotiatores italiens fixés en Orient et ailleurs aux IIe et Ier siècles a.C.) sont humiles, certes, mais non point sordidi10.
Le cas des ancêtres de Vespasien est particulièrement net. Son grand-père, Pétron, était encaisseur-banquier à Réate ; son père, Sabinus, qui n’était probablement pas chevalier, mais qui a fait un beau mariage et était socialement proche des ordres aristocratiques, prêtait de l’argent chez les Helvètes11. Affaires de prêt et de courtage, en gros comparables à celles de certains trafiquants italiens opérant en Méditerranée orientale, par exemple M. Scaptius et P. Matinius en Cilicie et à Chypre12.
Dans les adjudications publiques, les publica, il y avait aussi des degrés : au niveau le plus modeste, les postes d’employés dans les sociétés, et, d’autre part, les petites adjudications, telles que celles relatives à la perception des taxes locales dans les diverses cités de l’Empire (pensons à L. Caecilius Jucundus, qui, à Pompéi, prend à ferme de la municipalité la taxe sur les foires et celle sur les pacages) ; plus haut, les salariés les plus importants des sociétés ; plus haut encore, les grands publicains qui, à la fin de la République, appartenaient, on le sait, à l’ordre équestre.
Lorsqu’un homme change d’activité au cours de sa vie, ou lorsque son fils n’a pas le même métier que lui, serait-ce dans le même secteur économique, la vie financière par exemple, ces changements professionnels constituent des symptômes d’ascension sociale. Par une intuition empirique du fonctionnement social, les auteurs latins les considèrent comme tels.
“Titus Flavius Pétron, centurion ou rengagé de l’armée de Pompée, s’enfuit après la bataille de Pharsale, et se retira dans sa cité de Réate, (…) où plus tard il exerça le métier d’encaisseur-banquier. Son fils, surnommé Sabinus, (…) fut receveur de l’impôt du quarantième en Asie (…) Ensuite il pratiqua le métier de prêteur chez les Helvètes (…)”11.
Ces quelques lignes ne sont pas un simple récit de la vie des ascendants de Vespasien ; elles contiennent une série de signes sociaux dont quelques-uns nous sont perceptibles et d’autres non, parce que Suétone, sans avoir le souci d’analyser la société qui caractérise à notre époque les sciences humaines et sociales, avait du monde romain une connaissance intuitive qui, bien sûr, nous fait cruellement défaut.
Dans les passages où il est question de familles ou de lignées qui sont montées au sommet de l’État et de la hiérarchie sociale, il faut signaler, tout au long de la période, une autre constante : avec les métiers et les opérations proprement économiques sont mentionnées deux autres espèces d’activités. Les unes étaient liées à l’État ou à la politique (et elles aussi, comme les opérations économiques, sont susceptibles de s’inscrire dans une hiérarchie) : il s’agit non seulement de tout ce qui touche aux publica, mais de la carrière militaire, de l’éloquence et du barreau, enfin des activités et des profits liés à la vie électorale (par exemple, en matière financière, la fonction de divisor). Les autres sont des opérations (plus ou moins légales) liées à une habile gestion du patrimoine et de la parenté. Aussi bien au Ier siècle a.C. qu’à l’époque des Antonins ou à celle des Sévères, celui qui monte dans la hiérarchie sociale, ce peut être celui qui a pratiqué le prêt à intérêt ou le grand commerce ; ce peut être aussi celui qui a fait un beau mariage, qui a capté des testaments, qui a assuré des fournitures à l’État, qui a fait la connaissance d’un sénateur dont il est devenu l’agent électoral, etc. Plus on s’élève dans l’échelle des richesses et dans la hiérarchie sociale, plus de poids ont ces facteurs politiques et patrimoniaux. Trimalcion, le nouveau riche, qui, comme l’a expliqué P. Veyne, n’est pas parvenu parce qu’il est affranchi (mais dont le fils, s’il en avait un, aurait pu parvenir), ne doit pas seulement sa fortune à ses opérations commerciales. Par une ironie probablement volontaire de l’auteur du Satiricon, il la doit avant tout à la confiance que lui faisaient ses maîtres et, comme il l’avoue lui-même, aux complaisances qu’il n’a pas refusé d’avoir à leur égard.
Environ un siècle plus tôt, ce fut déjà l’histoire de Géganius Clésippus. Il était foulon, mais ce n’est pas la teinturerie qui assura sa promotion sociale. Reçu en prime par Gégania lors d’une vente aux enchères, alors qu’il était esclave, il devint son amant, son affranchi, son héritier, et acquit ainsi une immense richesse. Une inscription nous apprend qu’il fut magister Capitolinorum, magister Lupercorum et viator tribunicius. Il faut parler d’ascension sociale, même s’il n’échappa point à son statut d’affranchi, et cette ascension n’eût pas été possible s’il n’avait été l’esclave de Gégania. Lui-même en avait une conscience aiguë, puisque selon Pline l’Ancien il vouait une véritable vénération au candélabre en compagnie duquel il avait été adjugé à sa future maîtresse lors de la vente aux enchères13.
Le déclin individuel ou familial nous est encore plus mal connu que l’ascension sociale. Car les informations disponibles sont presque toujours fournies en fonction de l’aristocratie sous ses deux espèces, l’ordre équestre et le sénat. Il est intéressant de signaler les origines d’un sénateur ou d’un chevalier (ou, du moins, d’essayer de les signaler, car, si elles sont obscures, il est inévitable qu’elles ne soient pas claires !). Mais est-il utile de chercher à savoir ce que sont devenus les descendants de celui qui a cessé d’appartenir à l’aristocratie ? Non, à moins que sa lignée ait ensuite refait surface, ce qui est relativement rare. Même en ce cas, les raisons du déclin ne sont pas souvent indiquées.
Certains disent que les ancêtres de Vitellius, issus d’une illustre famille étrusque, étaient parvenus à accéder au patriciat romain, mais qu’à l’époque de la guerre contre les Samnites une certaine branche de la parenté s’était fixée à Nuceria et avait cessé de faire partie de l’aristocratie romaine. Comment cela fut-il possible ? Y eut-il déclin patrimonial ou exclusion plus ou moins politique ? Le texte de Suétone ne le dit pas. La lignée patricienne de Marcus Aemilius Scaurus avait à coup sûr connu des déboires, ut tribus supra eum aetatibus jacuerit domus eius fortuna. Ses ressources et son influence étaient tombées bien bas ; ni l’arrière-grand-père, ni le grand-père, ni le père du princeps Senatus n’avaient occupé de magistratures. Mais quelles avaient été les causes et les étapes de cette dégringolade ? Nous l’ignorons14.
Sauf erreur, les rares exemples disponibles se regroupent autour de deux cas de figure. Ou bien il s’agit de quelqu’un qui a fait de mauvaises affaires ; nous percevons plus ou moins bien les conséquences immédiates de ses mésaventures, mais leurs conséquences à long terme, en particulier sur ses descendants, restent dans l’ombre. Ou bien il s’agit d’un sénateur victime d’une disgrâce politique plus ou moins durable, disgrâce qui a des conséquences sociales et patrimoniales, et influe par ricochet sur ses activités. La hiérarchie des activités dont j’ai parlé plus haut se retrouve ici, mais à l’envers : l’infortuné descend les échelons que tel ou tel de ses ancêtres a précédemment montés.
La lignée d’Aemilius en était arrivée au point d’où part, au siècle suivant, Titus Flavius Pétron : l’exercice d’un métier bien catalogué, que l’on pourrait voir qualifier, dans certains textes, de sordidus. Le père du princeps Senatus était carbonarius ; son fils songea lui-même, au début de son âge adulte, à devenir argentarius. Mais il parvint à s’agripper à un degré supérieur de l’échelle et l’éloquence le conduisit aux magistratures (à moins qu’il n’ait dû son succès à la carrière militaire).
L’inscription funéraire de l’ingénu L. Licinius Nepos nous apprend qu’en faisant du négoce il aspirait à devenir riche : qui negotiando locupletem se speravit esse futurum15. Son espérance a été déçue, mais il ne nous dit ni quelle ascension sociale il escomptait de cet aléatoire enrichissement, ni ce que son échec changea à sa vie, ni quel serait le sort futur de ses enfants, s’il en avait. En matière de banque, on soupçonne, dans le Pro Caecina, que l’argentarius M. Fulcinius n’a pas fait de très bonnes affaires ; mais il n’y a pas eu de faillite, et, après avoir fermé sa banque, il est rentré, sans grand dommage, semble-t-il, dans sa cité, Tarquinia. La banque ne lui a pas permis de réaliser ses ambitions, mais sa situation sociale ne paraît pas non plus s’être détériorée16.
Quant au futur pape Callixte, nummularius à Rome au cours du règne de Commode, il était carrément en cessation de paiement. L’épisode a fini par le conduire aux travaux forcés. On ne peut parler dans son cas ni d’ascension ni de déclin, puisqu’il était esclave et puisque sa vie, par la suite, a pris un tout autre cours17.
Maintenant, deux personnages qui, par suite de déboires politiques, ont connu une détérioration plus ou moins nette de leur rang. Victime d’une disgrâce sous le règne de Commode, l’ancien consul Pertinax fut relégué en Ligurie dans le domaine paternel ; il y trafiquait, nous dit-on, par l’intermédiaire de ses esclaves. Il ne paraît pas qu’il s’agisse là d’une activité tout à fait indigne d’un aristocrate provisoirement libéré des contraintes de la vie du forum et des commandements civils et militaires18.
Au tout début de l’Empire, le sort de C. Sempronius Gracchus se caractérise au contraire par une perte totale du rang social19. Envoyé dans l’île de Cercina, le père de Gracchus y subit quatorze ans d’exil et fut ensuite tué, – sur l’ordre de Tibère, si l’on en croit Tacite. Gracchus, que son père avait emmené, encore bébé, en Afrique, y grandit, et pratiqua, pour survivre, un commerce de sordidae merces entre la –Sicile et l’Afrique. Nous sommes là devant un cas de déclin, brutal, à la fois de la personne et de la lignée ; l’héritier de la grande lignée sénatoriale se retrouve au rang du père de C. Térentius Varron ou du grand-père de Vespasien, ou même plus bas, car aucun de ces deux-là ne travaillait sur les côtes d’Afrique.
Aulu-Gelle écrit que P. Ventidius Bassus, consul en 43 a.C., a fait le commerce des mules et des voitures, et en fournissait en particulier aux magistrats en exercice, si bien que Plancus, dans une lettre adressée à Cicéron, le qualifie de mulio. Mais son ascension sociale et son succès politique sont dus à la rencontre de César20. P. Alfenus Varus, de Crémone, lui, avait été cordonnier ; il était parvenu jusqu’au consulat grâce à son talent juridique21. Autre cas : deux trisaïeuls maternels de l’empereur Vitellius avaient été l’un savetier, l’autre fournier, et leurs enfants, unis par les liens du mariage, avaient donné naissance à un futur chevalier romain. Quant au grand-père maternel de Pison (consul en 58 a.C.), qui se nommait Calventius, il exerça, à ce que dit Cicéron, les métiers de mercator et de praeco ; par la suite, venu à Rome, il fit épouser à sa fille un jeune noble léger et impulsif22. Enfin, les adversaires d’Auguste prétendaient que son bisaïeul paternel avait été cordier, son grand-père paternel changeur-banquier ou boulanger, son bisaïeul maternel tour à tour parfumeur et boulanger, son grand-père maternel essayeur-changeur etc.
Ces indications sont évidemment polémiques ; elles font partie de la propagande politique et visent à disqualifier les intéressés. Sont-elles fondées ou non ? Nous sommes condamnés à l’ignorer ; peu importe. Indépendamment de leur véracité, il est intéressant de s’interroger sur les constantes de cette série de textes.
On constate que tous les métiers urbains ou presque sont volontiers mis à contribution, et qu’il arrive qu’on soit confronté à des incertitudes : tel grand-père était-il banquier ou boulanger, ou les deux à la fois ? La nature du métier n’est pas toujours établie. Les métiers, en outre, ne sont pas présentés comme la cause de l’enrichissement ou de l’ascension sociale, mais comme un point de départ, une préhistoire – avant que les choses sérieuses ne commencent vraiment pour la lignée, à la génération suivante, ou à l’étape suivante de la carrière de l’intéressé.
À ce moment suivant, ou à la génération qui vient ensuite, il ne s’agit plus de métiers expressément désignés comme tels, mais d’activités autres, correspondant à un niveau social plus élevé : le prêt d’argent et les publica pour T. Flavius Sabinus, comme nous l’avons vu ; le droit pour P. Alfenus Varus ; pour l’arrière-grand-père de Vitellius, les sectiones et les cogniturae, opérations en relation avec l’État, dont la nature est l’objet de discussions ; pour le père d’Auguste, la fonction de divisor. Quant à P. Ventidius Bassus, sa chance à lui commence avec la rencontre de César.
Dans la hiérarchie, les métiers urbains expressément désignés comme tels occupaient une place modeste. Les textes anciens, qui émanent de sénateurs, de chevaliers ou d’autres notables riches et cultivés, les considèrent de très loin et de très haut. Ils sont retenus contre ceux qui les pratiquent. Entre un sénateur ou un chevalier et un membre de ces métiers, il y a une véritable différence de classe sociale.
Dans les textes, les métiers urbains sont vus avec tant de condescendance qu’ils sont tous mis sur le même pied et qu’il arrive qu’il y ait entre eux des confusions. Mais, en guise de point de départ d’une ascension sociale, les textes littéraires n’indiquent pratiquement jamais le travail de la terre (le métayage, le fermage, la petite propriété), parce que, même modeste, l’agriculture ne peut être à ce point un objet de mépris. Tout au plus Suétone se fait-il l’écho des bruits selon lesquels le père de T. Flavius Pétron, originaire de la région transpadane, recrutait les ouvriers agricoles qui passaient tous les ans de l’Ombrie dans les pays des Sabins pour y cultiver la terre (en se déclarant d’ailleurs sceptique sur le bien-fondé de ces bruits) ; il s’agit là d’une opération se rapportant à l’agriculture, mais qui ne se confond pas avec le travail de la terre proprement dit.
Nous acquérons ainsi l’impression que l’enrichissement et l’ascension sociale ne passent que par le commerce et le reste des métiers urbains. Impression certainement fausse, et qui tient à la nature de ces textes généalogiques, consacrés aux origines des grands hommes.
Est-il vrai d’autre part que tous les métiers urbains soient absolument équivalents en matière de dignité sociale ? L’étude des inscriptions, plus nombreuses et malgré tout un peu moins “idéologiques” que les textes littéraires, montre que non. Quant à l’accès aux aristocraties municipales et à l’ordre équestre, les negotiatores et negotiantes du Haut-Empire l’emportent de beaucoup sur les membres de tous les autres métiers23. Puis viennent les banquiers et les autres métiers de la vente aux enchères, puis le reste des métiers.
L’étude des signes de promotion sociale limitée, d’affirmation à l’intérieur des plèbes urbaines elles-mêmes, permet d’entrevoir des différences plus fines. Ainsi les coactores argentarii (encaisseurs-banquiers), dont malheureusement nous ne connaissons épigraphiquement qu’une douzaine, sont plus souvent Augustaux ou sévirs Augustaux ou magistrats de collèges que les argentarii (changeurs-banquiers) et les nummularii (essayeurs-changeurs, puis changeurs-banquiers). Il faut peut-être expliquer ces différences par les cités où travaillent les hommes de ces métiers : les coactores argentarii, quand ils travaillent en dehors de Rome, se trouvent souvent dans des cités moins importantes, où ils s’imposent plus facilement que leurs confrères ne pouvaient le faire dans de plus grandes cités.
Passer du monde des métiers, de la boutique et de la tunique à celui des ordres privilégiés, ou même à celui des aristocraties municipales, ce n’est pas seulement une question d’argent. Cela suppose un changement d’attitude dans le travail (ce que j’ai appelé ailleurs le statut de travail ou les conditions d’activité)24 et une transformation totale du style de vie. Le patrimoine requis est d’autant plus important qu’il doit permettre à son propriétaire de ne pas travailler de ses mains et de tenir son rang. En outre, l’intéressé doit transformer sa façon de vivre et notamment sa façon de dépenser, comme le montre admirablement un passage des Métamorphoses d’Apulée. Un des brigands chez qui a échoué le pauvre âne distingue deux types de maisons qui méritent d’être volées, sans être également riches et sans être défendues de la même manière par leurs propriétaires. Au premier type, celui des grandes maisons (domus maiores), appartient celle de Démocharès, grand notable évergète de Platée, et genere primarius et opibus plurimus et liberalitate praecipuus ; elle est pleine de serviteurs mais, aux yeux du brigand, cette espèce de maisons présente des avantages, car “chacun s’y intéresse à sa propre conservation plus qu’aux biens de son maître”. À l’autre espèce appartient celle du banquier Chryséros (nummularius). Sans être aussi riche que le notable, il mérite d’être volé. Mais il dépense très peu, n’a pas de serviteurs, est très méfiant et se cadenasse chez lui, couchant sur ses sacs d’or, qu’il dissimule et défend avec la dernière âpreté. Entre Démocharès et Chryséros, il y a plus qu’une différence de fortune ou de caractère ; il y a une énorme différence de style de vie, une différence de classe sociale25.
Du point de vue social et économique, on peut distinguer trois cycles d’enrichissement : d’abord, celui du plébéien déjà aisé qui exerce par exemple un métier bancaire et y réussit ; ensuite, l’enrichissement de l’homme d’affaires qui est en passe de devenir chevalier ou sénateur, ou de faire entrer son fils dans l’un des deux ordres privilégiés ; enfin, celui du chevalier ou du sénateur qui continue, tel Crassus ou Cornélius Sénécion, à s’enrichir par tous les moyens dont il dispose. Mais quelque part au milieu de ces trois cycles, il y a le moment où le nouveau riche franchit, d’une manière ou d’une autre, et brutalement ou non, la barrière qui sépare le mode de vie de la plèbe urbaine de celui des aristocraties.
Les textes latins dont nous disposons émanent presque tous des milieux sénatoriaux et équestres, et c’est une des raisons pour lesquelles ils ne présentent pas une égale conscience de ces trois cycles d’enrichissement et de l’ascension sociale que permet éventuellement chacun des deux premiers.
Les passages relatifs aux cas individuels d’enrichissement traitent longuement des chevaliers et sénateurs qui continuent à s’enrichir, par une tendance perverse que ne justifie aucune ascension sociale (surtout dans le cas des sénateurs) ; c’est par exemple le sixième Paradoxe de Cicéron. Les textes sur l’enrichissement en général sont, nous l’avons dit, les plus “idéologiques” et les plus opaques. Ils sont censés concerner toutes les classes, tous les niveaux de fortune de la société ; mais ils ne s’intéressent pas en fait aux métiers urbains. Eux aussi concernent avant tout le deuxième et le troisième cycle d’enrichissement ; mais ils sont plus attentifs au deuxième des trois cycles que l’autre catégorie de textes dont nous venons de parler. Ils mentionnent des activités telles que le grand commerce – caractéristiques des hommes d’affaires en passe de devenir sénateurs ou chevaliers.
Les métiers urbains de la plèbe, seule la troisième catégorie de textes (ceux qui ont trait à l’ascension sociale de personnes précises) les évoque vraiment. Toutefois, ils sont présentés non pas comme le début de l’enrichissement et de l’ascension sociale, mais comme une préhistoire, antérieure à l’époque où la famille émerge dans le monde aristocratique. Aux yeux du lecteur du début des Vies de Suétone, l’ascension sociale des familles de Vitellius ou de Vespasien devient, pour cette raison, mystérieuse ; les métiers pratiqués par leurs ancêtres sont présentés comme des antécédents qui aident à mesurer le chemin parcouru, mais la manière dont il a été parcouru n’est jamais expliquée.
Notes
- Il s’agit avant tout de Gel. 15.4.
- Voici quelques références de textes sur l’enrichissement en général : Cic., Parad., 6.46 (mercaturis faciendis, operis dandis, publicis sumendis) ; Sen., Controv., 2.7(15).1.6 et 8 ; Sen., Ep., 119.5 ; id., QNat., 2.38.2 et 4A. Praef. 7.
- Petr., Sat., 75-76 ; Plin., Nat., 34.11-12 ; Sen., Ep., 101.1-4 ; Cic., Parad., 6, surtout 6.44 et 6.46.
- Cic., Brut., 242.
- Suet., Aug., 2 à 4 ; Vit., 1 et 2 ; Vesp., 1.
- Suet., Aug., 2.6.
- CIL, VI, 1605, 1859 et 1860 ; il s’agit du coactor Ti. Claudius Secundus Philippianus et de son fils Secundinus ; voir Demougin 1980.
- Gel. 15.4.1.
- CIL, VI, 1605, 1859 et 1860 ; CIL, XIV, 4644 [= AE, 1986, 113].
- Pour la différence établie entre ces deux mots, voir par exemple Liv. 22.25.18-19.
- Suet., Vesp., 1.
- Cic., Att., 5.21.10-13 ; 6.1.5-7 ; 6.2.7-9 ; 6.3.5-7.
- Plin., Nat., 34.11-12.
- Asc., Sc., p. 20 ; De vir. ill., 82.1-2 ; et Val. Max. 4.4.11.
- CIL, VI, 9659 (voir aussi 33814).
- Cic., Caec., 10-11.
- Hippol., Haer., 9.12.1-12.
- Hist. Aug., Pert., 3.4. Son père, Helvius Successus, un affranchi, avait tenu une taberna coactiliaria, et s’était longtemps occupé de commerce de bois (lignaria negotiatio) (ibid., 1.1 et 3.3).
- Tac., Ann., 4.13 ; voir RE, 2. R., II, 2, 1923, col. 1400, n°48 (Groag).
- Gel. 15.4.
- Porph., Hor. Sat., 1.3.130.
- Cic., Pis., fr. 15 (éd. P. Grimal, 90).
- Les métiers des negotiatores et negotiantes sont d’ailleurs les seuls dont certains membres comptaient peut-être au nombre des honestiores ; à ce propos, voir notamment Garnsey 1970, 257 sq.
- Voir Andreau 1982b ; et Andreau 1987, 25-33.
- Apul., Met., 4.9 sq.