* Extrait de : A. Bouet, éd., Monumental ! La monumentalisation des villes de l’Aquitaine et de l’Hispanie septentrionale durant le Haut-Empire, Actes du colloque de Villeneuve-sur-Lot, 10-12 septembre 2015, Aquitania Suppl. 37, Bordeaux, 2016, 43-54.
Qu’est-ce que la monumentalisation, qu’il s’agit d’étudier ici dans les villes de l’Aquitaine et de l’Hispanie septentrionale ? Le texte de présentation du colloque en donne une définition : c’est à la fois “la multiplication des monuments et la recherche du monumental, du grandiose”. Il s’agit donc d’un phénomène beaucoup plus limité que la construction dans son ensemble, et même plus limité que l’ensemble de la construction publique, mais qui intéresse tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Alain Bouet m’a proposé d’intervenir dans la partie introductive du colloque, en présentant un rapport sur les relations entre monumentalisation et vie économique, ce dont je le remercie vivement. Un tel sujet pose évidemment de multiples questions, portant sur les divers aspects économiques et financiers du phénomène, ainsi que sur ses causes et conséquences économiques. J’ai décidé de regrouper ces questions en cinq points principaux.
Le premier de ces points concerne les acteurs du financement : qui sont les financeurs de la monumentalisation ? Il y en a essentiellement trois : les cités, l’Empereur, les évergètes. Le second point porte sur la manière dont le financement peut être techniquement assuré. Ensuite, je vais présenter des remarques sur le travail et la main d’œuvre. Puis je parlerai, dans le quatrième point, de l’éventuelle utilité économique des constructions relevant de cette monumentalité. Enfin, la dernière partie du texte, qui constituera en même temps une conclusion, portera sur les facteurs économiques contribuant à expliquer le développement du phénomène : en quoi le fonctionnement de la vie économique concrète, dans des provinces comme celles qui sont envisagées ici, favorise-t-il la monumentalisation ou au contraire lui fait-il obstacle ?
Dans cette introduction, je souhaite souligner deux autres idées. La première, c’est que, dans mon intervention au cours du colloque, j’ai plutôt cherché à poser des questions qu’à avancer des affirmations, – des questions auxquelles le colloque lui-même a contribué à répondre, au moins partiellement. L’autre idée, c’est qu’il n’est pas mauvais d’aller éventuellement chercher des renseignements en dehors des régions concernées. Nous disposons de plus de renseignements sur la Méditerranée orientale et sur l’Italie que sur l’Aquitaine, à cause des textes littéraires et des inscriptions. En particulier, nous disposons, pour la Bithynie, de deux dossiers de la même époque et très détaillés, ceux des discours de Dion de Pruse et des lettres de Pline le Jeune. Certes, ces deux dossiers ont été déjà largement exploités, par exemple par Pierre Gros, qui leur a consacré en 1985 un excellent article. Et il existe de fortes différences régionales, si bien que ce qui vaut pour l’Asie Mineure n’est guère valable pour l’Aquitaine ; la Méditerranée orientale est certainement plus urbanisée, plus active et plus riche que l’Aquitaine ou le Nord de la Péninsule ibérique. Néanmoins, il est bon de ne pas négliger ces informations venues de la partie grecque de l’Empire.
Il y a trois grandes sources de financement des monuments : les cités, l’Empereur et les évergètes. Quant aux cités, on peut classer leurs revenus en cinq catégories : les revenus des immeubles, des terres de culture et de pâture appartenant à la cité ; les revenus du reste de son patrimoine (carrières, bancs de terre glaise, mines, etc.) ; le produit des diverses taxes prélevées par elle (et par exemple les taxes d’octroi, les taxes portuaires, les droits sur les foires et marchés, etc.) ; le produit des amendes ; et le montant des “sommes honoraires”, imposées aux notables accédant aux magistratures ou autres charges municipales. J’ai conscience que cette classification (qu’on ne trouve pas dans les textes antiques) peut être critiquée ; mais elle me semble commode et pratique, sans plus. La division entre les deux premières catégories privilégie la destination économique des divers éléments du patrimoine de la cité.
Les ressources résultant de ces cinq sources de revenus sont très variables, surtout selon la taille des cités. Il n’y a guère de moyens, pour nous, de chiffrer les revenus des diverses cités, même s’il est évidemment souhaitable de réunir tous les indices disponibles.
Le livre 10 de la correspondance de Pline le Jeune, qui contient des lettres envoyées par lui à l’Empereur Trajan et les réponses de l’Empereur, est un magnifique dossier, comme nous en possédons très peu en Histoire romaine. Il est plein d’informations sur les difficultés auxquelles se heurtent les cités quand elles souhaitent construire des monuments, et indique aussi comment elles peuvent surmonter ces difficultés, sous le contrôle du gouverneur de province et avec son aide contraignante.
Selon F. Jacques, cet exemple de Pline en Bithynie montre des cités “en pleine faillite financière”1. Je trouve cette formule vraiment excessive ; Pline et Trajan n’évoquent pas une situation financière aussi catastrophique. Leur préoccupation principale réside dans le fait que les finances (rationes) des cités ont été malmenées, comme l’écrit Trajan2. Il y a eu de l’incompétence et des dépenses injustifiées (minime legitimi sumptus)3. Ou bien des fonds publics se trouvaient entre les mains de particuliers, et indûment. Pourquoi ? Pline parle de causes diverses, mais il ne précise pas lesquelles4. S’agit-il de sommes prêtées par la cité et qui n’ont pas été remboursées ? Ou bien d’arriérés d’impôts, d’amendes, de sommes honoraires, que la cité n’a pas encaissés ou récupérés ? Des sommes ont été dilapidées, et il y a eu des détournements de fonds. Pour ce qui concerne la cité de Pruse, Dion parle à plusieurs reprises de tels abus5. Dion lui-même a été l’objet de tels contrôles, à l’époque où Pline était gouverneur6. Mais l’argent ne devrait pas manquer, si les comptes sont contrôlés et si la gestion est remise en ordre.
La mission de Pline le Jeune est notamment de contrôler les comptes des cités, – de contrôler leurs dépenses, leurs revenus, leurs créances et leurs débiteurs, écrit-il7. À plusieurs reprises, il souligne qu’il faut trouver des fonds pour réaliser les travaux nécessaires, mais il ne doute pas qu’on en trouvera. Il indique brièvement le ou les moyens qu’il compte utiliser.
Quant au bain de Pruse, par exemple, dont il est question dans les lettres 17a, 17b, 18, 23 et 24, il s’agit de réclamer et d’encaisser des sommes détenues par des particuliers. À ce propos, Pline demande à l’Empereur un mensor. M. Durry a traduit ce mot par “ingénieur” dans la collection des Universités de France, et B. Radice par “land surveyor” dans la collection Loeb-Heinemann, mais aucune de ces deux traductions ne paraît exacte ; “surveyor” convient, me semble-t-il, mais non pas “land surveyor”, puisqu’ici il s’agit de monuments et non de terres. Le mensor était un spécialiste capable de vérifier les caractéristiques et les mesures des bâtiments livrés aux cités à la suite de contrats. Pline dit qu’un tel mensor permettrait sans doute de récupérer des sommes non négligeables qui se trouvaient entre les mains des “curateurs de travaux” ou “préposés aux travaux” (curatores operum)8. La désignation de tels préposés aux travaux semble avoir été d’usage courant au début du IIe siècle p.C. Ce n’étaient pas des entrepreneurs, mais des notables chargés par l’empereur, le gouverneur ou la cité elle-même de superviser l’édification ou l’entretien de bâtiments publics9. Il est aussi question d’utiliser pour cette construction de l’argent destiné jusque-là à des distributions gratuites d’huile dans le vieux bain (mesure à laquelle, selon Pline, les Prusiens seraient favorables). Mais Trajan ne veut pas de prélèvements supplémentaires, et il ne veut pas non plus que de nouvelles dépenses pour le bain privent la cité de ce dont elle a besoin pour des dépenses absolument nécessaires10.
À Nicomédie, la cité a gaspillé des sommes folles pour construire un aqueduc, mais sans résultat11. Mêmes gaspillages à Nicée, pour un théâtre et un gymnase. Le théâtre n’a pas été construit de façon satisfaisante, à cause de l’inconsistance du terrain ou de la friabilité de la pierre. Le gymnase avait précédemment brûlé ; le plan du nouveau gymnase est mauvais, et il est trop grand12. Le présent architecte met en cause la façon dont les murs ont été construits (sans revêtements de briques) : cherche-t-il avant tout à critiquer l’architecte précédent, qui a travaillé avant lui à la reconstruction de ce gymnase ?
Des gaspillages aussi à Claudiopolis, pour un bain colossal, monumental (ingens), construit avec l’argent versé par les bouleutes qui sont entrés au Conseil13.
Face à ces situations, que P. Gros a très bien analysées en 1985, Pline mentionne des moyens de diminuer les coûts : récupération du matériel utilisé dans l’ouvrage antérieur ; recours à la brique, moins chère que la pierre de taille. Trajan, lui, insiste sur le fait qu’il faut poursuivre ceux qui ont détourné de l’argent14. Il y a visiblement des notables qui se sont approprié une partie des crédits15.
Autre travail public, mais qui n’est pas monumental : il faut recouvrir la rivière (flumen) d’Amastris, qui n’est en pratique qu’un cloaque, dit Pline. “Nous veillerons à ce que la question d’argent non plus ne se pose pas”, ajoute-t-il. Trajan répond qu’il fait confiance à Pline pour trouver l’argent nécessaire16.
Ce dossier de Bithynie aide donc à se faire une idée des risques qu’encourt une cité quand elle cherche à construire un monument. Le lecteur n’a pas l’impression que la question du financement soit aussi dramatique que ne l’a dit Fr. Jacques, mais il discerne aussi à quelles dérives la cité et ses élites sont exposées. En plus des malversations (malhonnêteté de certains notables et de certains curateurs de travaux) et de la négligence, il y a aussi la folie des grandeurs à laquelle succombent parfois les cités, quand elles désirent avoir des monuments plus spectaculaires que leurs voisines (et nous sommes là au cœur du phénomène de monumentalisation). Toutefois, à condition d’être bien gérées, et à condition que cette gestion soit contrôlée efficacement par un gouverneur de province tel que Pline ou par un curateur de cité, elles ne paraissent pas devoir manquer de moyens. Mais cette conclusion n’a pas nécessairement été valable partout et toujours. Cela dépend des revenus de chaque cité et de leur évolution. Ce qu’on constate en Bithynie peut ne pas valoir pour l’Aquitaine ou les provinces d’Hispanie, et la situation n’est sûrement pas restée la même pendant plusieurs siècles.
Plus généralement, de tels abus ont amené les Empereurs à surveiller et à faire surveiller les cités de plus en plus étroitement. Première règle destinée à surveiller les cités : toute construction financée sur des fonds publics doit être autorisée par l’Empereur17. Ulpien l’écrit dans un traité datant du règne de Caracalla, le De officio proconsulis. Au début du IIe siècle p.C., Pline le Jeune interroge l’Empereur sur chaque grande construction. Est-ce à cause de sa mission particulière, ou bien cette règle était-elle déjà, à son époque, observée dans toutes les provinces ? Autre mesure, dont témoigne une allusion de Pline, et dont nous avons déjà un peu parlé : la nomination de “curateurs de travaux” (curatores operum) pour suivre les travaux publics, mais qui, eux-mêmes, doivent être contrôlés18. En outre, à partir d’un certain moment, sont nommés des curateurs de cités (curatores rei publicae), chargés de contrôler toute la gestion des cités, et notamment leur gestion financière. Dans un premier temps, ils n’étaient nommés que dans certaines cités, mais par la suite l’institution s’est généralisée19.
Et l’Empereur ? Dans quels cas était-il incité à financer une construction, et en particulier un monument important ? On peut notamment penser aux quatre cas suivants, mais qui ne suffisent probablement pas à rendre compte de tous les exemples disponibles.
Le premier cas est celui de constructions ayant une fonction militaire. L’Empereur faisait construire les ouvrages de défense des cités, et surtout des colonies20. Le deuxième regarde la déduction de colonies ou l’élévation d’une cité au rang de colonie. Le troisième concerne de très gros travaux que les cités n’auraient pas les moyens de financer, par exemple des travaux d’adduction d’eau. À ce propos, F. Jacques prend l’exemple de la Numidie. Il mentionne plusieurs travaux d’adduction d’eau. Fonteius Frontinianus, légat de 160 à 162, a fait exécuter des travaux d’adduction d’eau à Verecunda, qui était un vicus, et aussi à Diana21. La légion participait aux travaux, et le financement était impérial ; il ne s’agissait pas d’actes évergétiques, mais d’un financement impérial22.
Quatrième cas où l’on voit l’Empereur financer des constructions ou des reconstructions de monuments : lorsqu’une ou plusieurs cités ont été frappées par des catastrophes (des incendies ou des séismes, par exemple)23. L’incendie de Lyon en 66 p.C., à la suite duquel Néron a donné 4 millions de sesterces, alors que Lyon, de son côté, avait apporté son aide lors de l’incendie de Rome en 64 p.C., est un excellent exemple de tels cas24. Mais il y en a beaucoup d’autres. Plusieurs de ces financements de l’Empereur ont été destinés à des cités frappées par des séismes, par exemple des cités d’Asie Mineure : par exemple, sous Auguste, à Tralles, à la suite du séisme de 27 a.C., et à Cos, à la suite de celui de 26 a.C.25. À l’inverse, il arrivait que la cité ne reçoive pas d’aide impériale à la reconstruction, soit parce que l’aide lui était refusée, soit parce qu’elle ne la demandait pas. Ainsi, Laodicée du Lycos, en 60 p.C., fut victime d’un séisme dont elle se releva sans aide impériale26.
En tout cas, quand Pline et Trajan constatent que la gestion financière des cités de Bithynie s’est caractérisée par de la gabegie et des détournements de fonds, l’Empereur ne propose pas de fournir un financement. On comprend aisément que ce serait de très mauvaise politique de combler avec l’argent du Prince les trous dont les gestionnaires des cités étaient responsables d’une manière ou d’une autre !
Troisième grande source de financement : l’évergétisme. Depuis les années 1960, il est souvent question de l’évergétisme dans l’historiographie, et il a donné lieu à d’importants travaux, dont le gros livre de P. Veyne27. Fr. Jacques, de son côté, en traite longuement dans Le Privilège de liberté. Mais, pour Rome, P. Veyne n’étudie ces dons à la collectivité que de la part de l’oligarchie républicaine, puis de la part de l’Empereur. Quant au monde grec, il a décidé de n’y étudier l’évergétisme qu’à l’époque hellénistique, quoique sa documentation date le plus souvent du Haut-Empire. Son livre souffre donc d’un biais chronologique embarrassant.
Il n’y a évergétisme que lorsque le financement privé est facultatif. Si le financement est clairement obligatoire, comme pour les sommes honoraires (sommes fixes et clairement définies que les magistrats versent au moment où ils entrent en charge), on ne parle pas d’évergétisme. Mais la limite entre l’obligation et le don facultatif n’est pas toujours claire. Même dans le cas de dons volontaires, de fortes pressions de la cité ne sont pas exclues. Comme, sauf exception, nous ne connaissons rien de la force et de l’efficacité de ces pressions, nous en sommes réduits à distinguer les versements institutionnellement obligatoires (comme les sommes honoraires) de ceux qui ne l’étaient pas.
Parmi les financements privés évergétiques, on distingue : des promesses faites à l’occasion d’une magistrature, et qui s’ajoutent à la somme honoraire ; des promesses faites en dehors de l’accès à une charge ; des ajouts qui viennent en plus de la promesse ; enfin, des dons testamentaires, qui, parfois, sont les plus importants pour la monumentalisation, parce qu’ils peuvent atteindre des montants très élevés28.
Quelle était l’ampleur de l’évergétisme ? La majeure partie des monuments d’une cité était-elle financée par des dons évergétiques ? P. Veyne accordait une très grande place à l’évergétisme, à l’inverse de Fr. Jacques, qui ne lui attribue qu’une importance limitée29. La situation n’est pas nécessairement la même dans toutes les provinces et toutes les cités. Elle varie probablement aussi d’un moment à un autre du Haut-Empire. Quant à l’Aquitaine, l’ouvrage récent d’A. Bouet, La Gaule aquitaine, met l’accent sur l’évergétisme, notamment monumental30. Au contraire, dans son étude de la construction publique en Italie et en Afrique, H. Jouffroy a insisté sur les financements des cités. Mais, en ce qui concerne l’Italie, ce rôle financier des cités apparaît comme moins fort aux IIe et IIIe siècles p.C. qu’au Ier, ce qui, d’ailleurs, ne surprend guère31.
Quand l’Empereur décidait de financer une construction ou de participer à son financement, comment procédait-il techniquement pour le faire ? S’il s’agissait de transférer des espèces, trois moyens permettaient d’y parvenir : les transports matériels d’espèces, les opérations de compensation et la permutatio.
La compensation consistait à tenir compte conjointement des transferts nécessaires du lieu A au lieu B et des transferts nécessaires du lieu B au lieu A, afin de ne transporter matériellement que la différence des deux transferts. Elle était pratiquée par les pouvoirs publics, même si nous en avons peu de traces, mais elle ne suffisait pas à assurer des transferts d’argent qui avaient tendance à se produire souvent dans le même sens32.
Quant à la permutatio, c’était un procédé financier permettant de transférer des fonds sans transport matériel d’espèces33. La moins mauvaise des traductions françaises est “lettre de crédit”. Elle était pratiquée par les pouvoirs publics aussi bien que par des particuliers. Par les œuvres de Cicéron, on voit que les membres de l’aristocratie sénatoriale et équestre n’hésitaient pas à l’utiliser, et les négociants y avaient recours aussi. Mais D. B. Hollander se demande si, à la fin de la République, son usage était vraiment répandu en dehors de l’élite et des négociants34 ; cette même question se pose aussi pour le Haut-Empire.
En tout cas, elle ne nécessitait pas la participation d’un banquier professionnel. Contre les conclusions d’A. Petrucci, qui a insisté sur le rôle des banquiers professionnels dans la permutatio, je partage complètement celles de K. Verboven35. Elle ne nécessitait pas non plus la participation de négociants. Même si le mot permutatio signifie aussi “change” et “échange”, dans les exemples qui nous sont connus, elle ne comporte pas d’opération de change, ou en comporte rarement. Elle ne semble pas avoir été codifiée, et, du point de vue du droit, elle ne correspond pas à un contrat précis. Mais, faute de documents, nous la connaissons très mal dans le détail ; nous ne savons rien de sa fréquence. Les trois livres récents qui présentent à son sujet le meilleur bilan sont ceux de K. Verboven, de M. Ioannatou et de D. B. Hollander36.
Dans le cas du financement des monuments publics, c’est évidemment à la permutatio pratiquée par les pouvoirs publics que nous nous intéressons. Pour l’époque de Cicéron, nous avons des exemples de permutationes pratiquées par des gouverneurs de provinces tels que Cicéron, et par l’intermédiaire de sociétés de publicains. Il s’agissait de faire passer des fonds d’Asie Mineure ou de Sicile vers l’Italie, ou d’Italie vers ces provinces. Nous ne savons rien du détail technique des procédures et des écritures permettant de mener à bien ces permutationes. En tout cas, elles se sont certainement perpétuées au début de l’Empire. Par la suite, la progressive disparition des grandes sociétés de publicains a certainement conduit à trouver d’autres intermédiaires, par exemple des caisses publiques existant dans les provinces.
Les trois types de transferts que je viens d’énumérer étaient pratiqués, mais nous ne savons pas grand-chose de la place respective de chacun d’eux.
Quoi qu’en disent certains, il ne faut pas trop minimiser le rôle des transports matériels d’espèces. St. Mitchell a fait d’intéressantes remarques sur les moyens de financer les monuments en Méditerranée orientale, mais il a insisté sur l’idée qu’il faut exclure tout transport matériel d’espèces. Il renvoie à l’article de R. Mac Mullen, mais ce dernier était beaucoup moins radical à ce propos ; il excluait seulement les transports matériels d’espèces consistant à envoyer des fonds depuis Rome jusqu’en Afrique ou en Asie37. À l’intérieur d’une province ou d’une province à l’autre, les transports matériels d’espèces étaient certainement pratiqués. D. B. Hollander, dont le livre porte sur la fin de la République, fournit quelques exemples de fonds publics qui, à cette époque, ont sûrement ou probablement été transportés matériellement38.
Quant aux négociants, le fait qu’on ne trouve guère de monnaies dans les épaves n’est pas très significatif. En effet, si les affaires du négociant sont actives et prospères, il ne se promène pas à travers la Méditerranée avec des cargaisons de monnaies. Comme le remarque D. B. Hollander, c’est aux extrémités des circuits commerciaux que les monnaies sont utiles, dans les marchés où les marchandises étaient achetées et vendues39.
Il n’était pas plus difficile de transporter des monnaies que des amphores ou des lingots, et de tels transports ne sont pas nécessairement un signe marqué de primitivité (il en existe même de nos jours, et en grand nombre !).
Par ailleurs, dans son article de 1987, St. Mitchell indique trois moyens que l’Empereur utilisait pour financer des constructions sans transférer d’argent (qu’il s’agisse de transports matériels ou de transferts financiers). Le premier des trois consiste à fournir du matériel et des matières premières40. Les exemples disponibles ne sont pas rares. Des monuments publics de cités proches du Rhin ou du Danube, et en particulier des aqueducs, contiennent des briques portant des marques de fabriques de l’armée ou appartenant à l’Empereur41. Et l’Empereur Hadrien a fourni à Smyrne cent vingt colonnes venant des carrières de Phrygie, vingt provenant de celles de Chemtou en Numidie et six du Mons Porphyrites, en Égypte, pour l’aider à la construction de son gymnase42.
Le second moyen consiste en une remise d’impôts43. À plusieurs reprises, l’Empereur a accordé de substantielles remises d’impôts à des cités détruites par des tremblements de terre : Tibère a exempté d’impôts pour cinq ans les douze cités qui avaient souffert du tremblement de terre de 17 p.C. Après celui de 53 p.C., Claude a aussi accordé une exemption de cinq ans à la cité d’Apamée de Phrygie44. Le troisième moyen, que pouvaient pratiquer aussi bien l’Empereur que les cités, consistait à modifier la destination originellement prévue pour certaines sommes, à détourner en quelque sorte, officiellement et légalement, la destination des fonds publics. C’est ce que propose Pline le Jeune quand il écrit à l’Empereur que les Prusiens étaient disposés à consacrer à la construction d’un bain neuf l’argent que d’habitude ils dépensaient pour l’huile (huile offerte gratuitement par la cité dans les bains, à certaines dates).
Passons à mon troisième point, qui porte sur la main d’œuvre et le travail.
Est-il possible de mettre le statut de la main d’œuvre en rapport avec les types de modes de construction ? Dans les années 1970 et 1980, on s’est interrogé sur les rapports entre la présence massive d’ouvriers esclaves et l’évolution de ces techniques. F. Coarelli et M. Torelli, par exemple, ont insisté sur l’idée que l’usage de l’opus reticulatum, très fréquent en Italie centrale, et notamment à Rome et Ostie, à la fin de la République et dans la première partie du Haut-Empire, devait être mis en relation avec l’existence de cette main d’œuvre servile, globalement moins qualifiée45.
Depuis, l’opus reticulatum a continué à faire l’objet d’une abondante bibliographie. Il est inutile que j’entre ici dans le détail de ces travaux, puisque le réticulé ne se rencontre guère en dehors d’Italie, mis à part quelques cas dignes d’être remarqués (il a par exemple été utilisé dans les programmes d’Hérode et on le trouve aussi dans la Basilique sévérienne de Lepcis, ainsi qu’à Nicopolis)46.
Parmi celles et ceux qui se sont intéressés récemment au réticulé et, plus largement, aux divers modes de construction, il faut surtout signaler H. Dessales et J. DeLaine. À partir de ses études très sophistiquées sur les thermes de Caracalla et sur le centre d’Ostie, J. DeLaine a examiné ou réexaminé les questions posées par l’emploi de la main d’œuvre. Elle s’est efforcée de chiffrer le coût de la construction en termes de quantité de temps de travail sur le chantier de construction, en mettant ce coût en rapport avec la taille des moellons introduits dans les murs et dans leurs parements, et aussi avec l’éventuel réemploi de matériaux déjà utilisés dans d’autres bâtiments47. Elle conclut que, certes, le réticulé demandait moins de qualification dans la construction, mais que, pour l’ensemble des opérations, il demandait plus de travail qualifié que l’incertum. Elle est également convaincue qu’en termes de main d’œuvre, l’opus incertum de médiocre qualité, tel qu’on le voit à Ostie dans les “casette tipo”, était moins coûteux que la brique.
Quant à H. Dessales, elle a notamment publié deux études approfondies, l’une sur l’utilisation du réticulé dans les murs d’enceinte et les aqueducs, l’autre sur les liens entre la connaissance des roches et la pratique professionnelle des maçons48. Elle partage les conclusions de J. DeLaine sur les coûts des modes de construction, et pense que toutes les variétés de petit appareil (à commencer par l’incertum) étaient moins exigeantes quant à la qualification des ouvriers. Elle insiste aussi sur le fait que la qualification des ouvriers et le statut de la main d’œuvre doivent être considérés en relation avec les autres facteurs de l’activité de construction (par exemple la rapidité de la chaîne opératoire et de l’exécution, le coût des matériaux et de leur transport, etc.).
Où trouvait-on la main d’œuvre pour les grands monuments dont nous parlons ici, et quelle main d’œuvre ? Sauf erreur, Pline le Jeune en parle dans une seule de ses lettres, celle où il propose à Trajan d’encourager le creusement d’un canal entre le lac de Nicomédie et la mer. Il écrit alors : “La main d’œuvre (manus) ne manque pas. Car il y a beaucoup de monde dans les campagnes et bien plus encore dans la ville, et il y a tout lieu d’espérer que tous se mettraient volontiers à un travail dont tous profiteraient”49.
Pour Rome et sa région, P. A. Brunt a mis l’accent sur une main d’œuvre d’ouvriers libres et recevant un salaire. Mais l’Aquitaine et le Nord de la péninsule ibérique ne sont pas Rome. Selon toute probabilité, on y trouvait à la fois des esclaves et des ouvriers libres, mais en quelle quantité ? Il me paraît impossible de le déterminer.
En tout cas, en dehors des esclaves et des hommes libres volontaires qui recevaient un salaire, les indices disponibles orientent vers deux autres groupes d’ouvriers non qualifiés ou plus ou moins qualifiés. Le premier de ces deux groupes est celui des ouvriers statutairement libres, mais soumis à des corvées et donc contraints de travailler.
Pour St. Mitchell, si les cités ou l’Empire avaient dû payer la main d’œuvre pour la construction et l’entretien des routes, ils auraient été en faillite. Les grandes routes étaient construites et entretenues aux frais des cités, pense-t-il, mais au moyen de corvées50. Plus récemment, C. Saliou a traité aussi de ces corvées51. La lex Vrsonensis, qui organisait la vie de la colonie romaine césarienne d’Urso en Bétique, et la Lex Irnitana, charte du municipe flavien d’Irni, également en Bétique, mentionnent ces corvées, que la cité est en mesure d’imposer à ses citoyens. Selon la loi d’Irni, tous les hommes habitant la cité et ayant plus de 15 ans et moins de 60, étaient réquisitionnés pour les constructions publiques, mais à condition que ce travail obligatoire ne dépasse pas la durée de cinq journées par an52. On pouvait aussi exiger la fourniture d’autant de journées de travail d’une paire d’animaux de trait. L’obligation était impérative, et les décurions devaient contrôler qu’elle était bien remplie par tous les hommes de la cité. En plus de ces corvées “civiques”, exigées par les cités en vertu de leur statut municipal, il est vraisemblable que certains indigènes étaient plus ou moins contraints de travailler, éventuellement en recevant un salaire. En matière de mines, les fouilles de certains villages proches des mines d’or du Nord-Ouest de l’Espagne orientent plus ou moins nettement en ce sens ; la même pratique existait vraisemblablement pour la construction publique.
Le second groupe, c’est celui des militaires. De nombreux indices montrent que les soldats ne participaient pas seulement à la construction de bâtiments et d’installations militaires. Des soldats étaient aussi engagés dans des travaux publics civils et la construction de monuments civils. Dans l’Histoire Auguste, par exemple, il est dit que l’Empereur Probus ne souffrait pas que les soldats restent inactifs, et qu’il leur faisait construire des ponts, des portiques, des basiliques53. C’est un texte très parlant, et il n’est pas le seul à témoigner de ce rôle des militaires. Au IIe siècle p.C., des soldats ont par exemple participé à la construction d’un temple et de portiques à Narona, en Dalmatie, à la construction d’amphithéâtres à Lambèse et à Doura Europos et à la construction des thermes de Lambèse54. L’armée fournissait aussi des techniciens et des architectes pour des constructions publiques.
Dans les textes antiques, par exemple dans les lettres de Pline le Jeune ou les discours de Dion, la construction des monuments est souvent justifiée par la gloire des Empereurs, par celle de l’évergète, ou par le prestige et la beauté des villes, qui étaient souvent en rivalité avec leurs voisines55. Mais il arrive aussi que l’auteur antique insiste sur d’autres raisons de les construire, et notamment sur leur utilité pratique, dans la vie quotidienne. Flavius Josèphe, par exemple, dans la Guerre des Juifs, énumérant les bienfaits d’Hérode le Grand, signale qu’il a pavé de marbre, sur une longueur de deux milles et demi, la rue principale d’Antioche de Syrie, auparavant particulièrement boueuse, et qu’il l’a bordée de portiques permettant de s’abriter de la pluie. Et il est inutile de souligner l’utilité matérielle des constructions militaires et des enceintes urbaines, des aqueducs, des ponts, etc.56.
Certains monuments antiques ont à nos yeux un rôle économique, par exemple les marchés et les entrepôts. Les Anciens étaient parfaitement conscients de leur utilité, mais il ne faut pas oublier qu’ils n’utilisaient pas la notion d’économie. Pline le Jeune fournit un bon exemple de cette absence du concept d’économie. Il suggère à l’Empereur d’aider au creusement d’un canal entre le lac de Nicomédie et la mer (canal qui, finalement, ne sera pas creusé)57. Le lac de Nicomédie, dit Pline, “permet de transporter par eau jusqu’à la route les blocs de marbre, les produits de la terre, le bois de chauffage et de construction, sans grands frais et sans grande peine”. Le creusement diminuerait le coût du transport entre le lac et la mer58. Pline propose donc une mesure qui, à nos yeux, est typiquement économique, mais ce n’est pas de cette façon qu’il la présente ; il présente son utilité pratique, mais du point de vue de la circulation. Ce que nous qualifions d’économique relève souvent, aux yeux des Anciens, ou de l’approvisionnement ou de la circulation (commeatus).
Mais, en plus de l’absence du mot “économie”, il faut signaler que les monuments à vocation économique sont moins bien considérés que les autres, non seulement par la tradition philologique, mais aussi par les Anciens eux-mêmes. Par exemple, il n’est pas question dans le traité de Vitruve des marchés alimentaires, les macella, dont certains sont pourtant monumentaux, ceux de Pouzzoles et de Lepcis Magna par exemple59.
D’autres bâtiments à vocation économique qui nous paraissent prestigieux n’appartiennent à aucune série typologique. C’est le cas de la porticus Aemilia, très grand entrepôt construit à Rome (en 193 a.C.)60, et de l’édifice d’Eumachia à Pompéi, édifice probablement à vocation en partie économique. C’est aussi le cas de ce que nous nommons les “Marchés de Trajan”. P. Gros se demande s’ils ne passaient pas, “aux yeux mêmes de leur commanditaire et de leur créateur, pour un rattrapage utilitaire, habile certes, mais sans valeur typologique”61.
En rédigeant de brèves conclusions sur un dossier relatif aux entrepôts et publié dans la revue Antiquités africaines, je suis parvenu à l’idée qu’à l’intérieur de la catégorie des bâtiments à vocation économique, il existait même des hiérarchies62. Quoique certains horrea aient été de belles réussites architecturales, quoiqu’ils aient été très utiles et même indispensables, les horrea ne jouissaient pas, dans la cité, d’un statut aussi officiel que les macella. Même publics, ils n’étaient pas autant mis en valeur et “monumentalisés” que les marchés urbains. Le macellum était une espèce d’institution municipale. Il se trouvait souvent aux abords du forum, ou en tout cas non loin du forum. À part quelques exceptions (par exemple à Rome et à Ostie), l’entrepôt, lui, était plutôt situé aux marges du centre urbain. Pourtant, du point de vue des nuisances (bruits, odeurs, transports pesants et encombrants), ils se valaient (c’étaient notamment la viande et le poisson que l’on vendait au macellum)63.
La construction de ces monuments supposait l’existence de ressources considérables, et donc une importante activité économique. Certes, on connaît de mieux en mieux les principaux éléments de cette activité, en particulier grâce à la contribution de l’archéologie. En s’intéressant à l’occupation du sol et aux campagnes, et d’autre part à la production et à la commercialisation des divers objets fabriqués, l’archéologie a apporté, et continue à apporter, beaucoup d’informations d’ordre économique. Mais est-il possible d’établir une corrélation entre de telles observations et l’évolution du mouvement de monumentalisation, dans une cité ou une province ? Ces observations permettent-elles d’expliquer l’évolution de la monumentalisation ? L’objet de cet article n’est pas d’envisager chaque cité d’Aquitaine et d’Hispanie septentrionale en m’interrogeant sur sa richesse et sa prospérité. Je vais nécessairement me limiter à quelques brèves remarques.
Une première difficulté regarde la chronologie. La datation des monuments, si on parvient à la situer précisément, relève d’une temporalité brève et bien définie (même si les investissements opérés dans les programmes édilitaires s’étalaient sur une durée de plusieurs années ou de plusieurs décennies). Comme cela a été souvent remarqué, la temporalité de l’archéologie des “surveys” et de l’archéologie rurale n’est pas la même que celle des textes et que celle de l’archéologie monumentale.
Quant à la Bithynie, la synthèse économique présentée par H.-L. Fernoux dans son livre sur les élites, s’appuie sur toute la documentation disponible : textes littéraires, inscriptions, contexte politique et militaire, émissions monétaires et matériel archéologique (non seulement le matériel archéologique disponible en Bithynie, mais aussi, à titre de complément et de point de comparaison, une partie de celui du reste de l’Asie Mineure). Malgré la richesse des textes de Dion et de Pline, elle ne permet pas d’esquisser une évolution chronologique précise64. Il y a eu “passage à la prospérité”, écrit H.-L. Fernoux, mais les dates précises de ce passage, au cours des Ier et IIe siècles p.C., ne paraissent pas connues.
Une deuxième difficulté concerne le financement évergétique. Quand les monuments sont financés par des membres des aristocraties municipales, leur coût et leur ampleur reflètent-ils la richesse de la cité concernée ? En Bithynie, la totalité des richesses dépensées à Nicomédie et à Nicée ne résultait pas d’activités menées dans ces cités ; H.-L. Fernoux souligne que les grands propriétaires avaient des domaines dans plusieurs cités ou même dans plusieurs provinces65. Ph. Leveau est parvenu à la même conclusion pour les régions occidentales de l’Empire, et en a déduit que le cadre de la cité n’est pas approprié pour traiter de l’implantation des aristocraties dans les campagnes.
Au contraire, pour l’étude de la monumentalisation, ce cadre paraît tout à fait approprié. Mais une telle étude suppose que l’on compare le patrimoine foncier et immobilier des diverses cités, ainsi que les ressources de leurs caisses publiques. Dans les régions qui nous concernent, à quoi attribuer principalement la richesse des finances publiques de chacune des cités, et quelle hiérarchie établir entre elles à ce point de vue ?
Quant à l’implantation des aristocraties dans les campagnes, la province ne semble pas non plus un cadre approprié. L’Aquitaine est très vaste ; il y a loin de sa frange maritime et du piémont des Pyrénées au Massif Central et à la cité des Bituriges Cubes66 ! Pour l’activité économique, et sans doute aussi pour les intérêts des aristocraties municipales, il faudrait s’efforcer de délimiter des unités intermédiaires entre la province et la cité, de petites régions présentant des indices d’unité économique, par différents biais, et au coup par coup67. L’Aquitaine antique ne constituait pas une unité économique68. Il y avait même de fortes différences dans l’espace de l’Aquitaine actuelle. La vallée de la Garonne était un grand axe commercial et un foyer d’activité ; la ville de Bordeaux prit de plus en plus d’importance. La région située sur la rive gauche de la Garonne, au Sud-Ouest du fleuve, était beaucoup moins active, semble-t-il, que les régions de sa rive droite. Quant à l’Est et au Nord-Est de l’Aquitaine antique, qui ne font pas partie de la région aquitaine actuelle, c’étaient, sous le Haut-Empire, les régions de la province les plus actives du point de vue de la fabrication : pensons à la métallurgie berrichonne, qu’ont signalée César et Strabon, et qui est maintenant bien connue archéologiquement69 ; pensons aussi à la céramique de La Graufesenque. Mais des recherches récentes ont montré que la vigne y jouait aussi un rôle70.
Si l’évergétisme dépend de la richesse des élites (mais une richesse qui n’a pas nécessairement été acquise dans la cité où l’évergète déploie sa générosité), P. Ouzoulias a bien montré, depuis quelques années, qu’il n’existe pas une seule manière d’exploiter la terre pour parvenir à une certaine prospérité, et que les équilibres sociaux et économiques ne sont pas partout les mêmes. Un de ses maîtres-mots, c’est qu’un seul critère ne suffit pas à discerner les régions riches et les régions moins riches71. Il ne suffit ni de compter les grosses villae ni de comparer le nombre des inscriptions pour décider de la prospérité d’une région ou d’une cité. La richesse des citoyens des cités et celle des finances municipales ne sont pas livrées clés en mains, si l’on peut dire. Pour les déterminer, une analyse des diverses données disponibles, cité par cité, au coup par coup, est nécessaire. C’est aussi ce qu’écrit Fr. Dumasy à partir du cas biturige : ces cités gauloises “évoluèrent selon des rythmes divers et des processus multiples”72.
Sans ressources, pas de monumentalisation. Les monuments financés par les cités dépendent de l’état des ressources de ces cités. Mais ils dépendent aussi des comportements des aristocraties municipales, de l’efficacité de la gestion municipale, de l’habileté des magistrats municipaux, des rapports entre les autorités municipales et le gouverneur de la province, etc. Les monuments financés par les évergètes dépendent des ressources de ces derniers, mais aussi de leur disponibilité, de leur esprit collectif, de la cohésion de l’élite municipale, etc. On peut dire de la monumentalisation ce que P. Le Roux a écrit de l’évergétisme73 : de même que la monumentalisation triomphante n’a pas seulement été le produit d’une conjoncture économique florissante, de même son déclin relatif a suivi une logique autre que purement économique. On ne peut expliquer ni ce triomphe ni ce déclin sans prendre en compte l’évolution économique, mais cette évolution dépend aussi des équilibres sociaux, et elle ne suffit pas à expliquer l’évolution de la monumentalisation.
Notes
- Jacques 1984, XX.
- Plin., Ep., 10.18.3 (nam et esse eas vexatas satis constat). Ce qu’écrit H.-L. Fernoux sur la prospérité des cités de Bithynie va dans le même sens que ce que j’écris ici, même si, sauf erreur, il ne cite jamais F. Jacques (Fernoux 2004, 273-277).
- Plin., Ep., 10.17-18 ; 10.43.1 (impendia maxima).
- Plin., Ep., 10.17a.3 (variis ex causis).
- D.Chr. 48.9 ; voir à ce propos Sherwin White 1966, 583-584 et Fernoux 2004, 335.
- Plin., Ep., 10.81 et 10.82.2 ; Sherwin White, 675-679.
- Plin., Ep., 10.17a.3 (impendia, reditus, debitores).
- Plin., Ep., 10.17b.2 ; Sherwin White 1966, 583-586.
- Jacques 1984, notamment 347 ; et Saliou 2012, 17.
- Plin., Ep., 10.24.
- Plin., Ep., 10.37-38 ; Sherwin White 1966, 613-616.
- Plin., Ep., 10.39.2 ; Sherwin White 1966, 616-621 ; et Dessales 2011, 46-47.
- Plin., Ep., 10.39.5 ; Sherwin White 1966, 619-621.
- Plin., Ep., 10.39-40.
- Plin., Ep., 10.38.2 (cum inter se gratificantur).
- Plin., Ep., 10.98-99.
- Dig. 1.16.7.1 (Ulp., De off. proc.) ; voir Jacques 1984, 665.
- Jacques 1984, notamment 347 ; Sherwin White 1966, 584.
- Sur ces curateurs de cités, voir Jacques 1983 ; et Jacques 1984, 8-317.
- Mitchell 1987, 339.
- CIL, VIII, 4203, 4204, 4205 et 4590.
- Jacques 1984, 677-681.
- Mitchell 1987, 349-352.
- Tac., Ann., 16.13 ; et Mitchell 1987, 351.
- Voir Mitchell 1987, 350.
- Tac., Ann., 14.27.
- Veyne 1976 ; Jacques 1984, 687-786.
- Jacques 1984, 687-707.
- Voir par exemple Jacques 1984, 757-765.
- Bouet 2015.
- Jouffroy 1986, 462-464.
- J’ai déjà examiné ce genre de questions dans : Andreau 1994 ; Andreau 2010 ; et Andreau 2014b.
- Verboven 2002, 42 donne la définition suivante : “a procedure sui generis to transfer funds without carrying cash”, qui me semble la meilleure possible.
- Hollander 2007, 133-134.
- Voir Verboven 2002, 132-138.
- Verboven 2002 ; Ioannatou 2006, 332-335 ; et Hollander 2007, 39-44.
- MacMullen 1959, 210.
- Hollander 2007, 101-103.
- Hollander 2007, 108.
- Mitchell 1987, 344-345. Les particuliers étaient aussi amenés à payer en nature, par exemple pour s’acquitter de dettes (voir par exemple Ioannatou 2006, 394-403 et Hollander 2007, 59-75) ; mais le fait que l’Empereur fournisse du matériel et des matières premières à des cités pour des constructions n’est guère comparable à ces pratiques privées.
- MacMullen 1959, 231, n. 79-80.
- Millar 1977, 184.
- Mitchell 1987, 345-346.
- Mitchell 1987, 346-347 (Tac., Ann., 2.47 et 12.58).
- Coarelli 1977 ; et Torelli 1980b.
- Voir Malacrino 2006 ; Medri 2001 ; et Wilson 2003.
- DeLaine 1997 et 2001.
- Dessales 2010 et 2011.
- Plin., Ep., 10.41.2.
- Mitchell 1987, 336-337.
- Saliou 2012, 22-25.
- González 1986, § 83 (AE, 1986, 333) ; Hollander 2007, 69-70 ; et Le Roux 1999, 165.
- Hist. Aug., Prob., 9 (pontes, templa, porticus, basilicas labore militum struxit) ; voir par exemple Mac Mullen 1959, 214-218.
- Mac Mullen 1959, 218.
- Plin., Ep., 10.41.1 et 41.5 ; 6.31.15-16 ; voir Mitchell 1987, 333.
- J., BJ, 1.422 sq. ; voir Mitchell 1987, 334.
- Plin., Ep., 10.41-42.
- Plin., Ep., 10.41.2.
- Gros [1996] 2002, 454-455 et 458-459.
- Liv. 35.10.2 et 41.27.3.
- Gros [1996] 2002, 456-458.
- Andreau 2007a.
- De Ruyt 1983 ; 2000.
- Fernoux 2004, 235-294.
- Fernoux 2004, 242-248.
- Brun 2010, 245-247.
- Naguère, j’ai engagé cette réflexion sur les unités économiques intermédiaires entre cités et provinces, unités qu’on peut appeler les régions (dans Aerts et al., éd. 1990), mais je l’ai trop négligée par la suite. C’est un des nombreux points forts des recherches de Ph. Leveau (voir notamment Leveau 2003 et 2007).
- Voir par exemple Maurin et al., éd. 1992, 93-115 et 155-179.
- Caes., BGall., 7.22 ; Str. 4.2.2. Voir Dumasy 2010 ; et surtout Dumasy et al. 2010.
- Brun 2010, surtout 244-249.
- Ouzoulias 2010.
- Dumasy 2010, 158 ; voir aussi Trément 2010.
- Le Roux 1995, 108.