Paru dans Magna Grecia e Oriente Mediterraneo prima dell’età ellenistica,
Atti del trentanovesimo Convegno di studi sulla Magna Grecia, Taranto, 1-5 ottobre 1999,
A. Stazio & S. Ceccoli dir., Istituto per la Storia e l’Archeologia della Magna Grecia, Tarente, 2000, p. 39-61.
La documentation archéologique sur les âges dits obscurs qui séparent l’époque mycénienne de l’époque archaïque s’est considérablement accrue au cours des cinquante dernières années. Deux remarquables synthèses, d’Anthony Snodgrass et de Vincent Desborough, sont parues en 1971 et en 1972. Depuis lors, fouilles, découvertes fortuites et prospections ont enrichi, nuancé et renouvelé le tableau des Dark Ages1 ; plusieurs colloques et de nombreuses études spécialisées ont été récemment consacrés à cette période. L’archéologie des Âges obscurs est une archéologie exigeante et ambitieuse, qui vise à reconstruire les structures sociales et politiques de la Grèce des XIIe-VIIIe siècles, leur diversité régionale et leur évolution. La méthode suivie consiste d’une part à confronter les données de nombreux sites pour dégager les tendances majeures (sur le nombre des nécropoles et leur importance, sur la taille et la forme des tombes, sur la richesse et la nature du mobilier funéraire, par exemple), d’autre part à recourir à des modèles ethnologiques pour passer des phénomènes matériels ainsi dégagés à des hypothèses sur l’organisation sociale. Grâce au travail remarquable des archéologues (surtout anglo-saxons) des Dark Ages au cours des dernières décennies, le début de l’âge du fer en Grèce a cessé d’être cette période tout à fait inconnue par-dessus laquelle sautaient les historiens qui passaient en quelques phrases du monde mycénien à l’époque archaïque ; il fait même l’objet de très vifs débats.
Les archéologues des Âges obscurs s’affirmant à juste titre historiens, il est naturel, sans remettre en cause l’ensemble de leur démarche, de discuter quelques-uns de leurs postulats et quelques-unes de leurs conclusions2.
Beaucoup d’archéologues des Dark Ages reconstruisent l’histoire des Âges obscurs à partir des seules données archéologiques et rejettent comme non pertinent le témoignage des autres prétendues sources de la période – Homère et les traditions grecques ultérieures ; leur modèle est celui des préhistoriens qui peuvent faire de l’archéologie “pure”, non celui des archéologues classiques qui doivent constamment tenir compte des textes anciens et des discussions philologiques. Homère est un poète, donc un “menteur”3. Le monde qu’il décrit, amalgame de données de dates diverses transformées par l’imagination du poète, est dénué de toute réalité historique. Quant aux traditions sur les migrations et les changements de dynastie, elles reflèteraient des propagandes tardives et ne pourraient rien apprendre à l’historien des Âges obscurs.
Assez logiquement, beaucoup de ces archéologues insistent sur la rupture entre le monde mycénien et les Âges obscurs, et sur les transformations radicales du début de l’époque archaïque : plus les Âges obscurs diffèrent tant de ce qui a précédé que de ce qui a suivi, plus il est légitime de les étudier exclusivement à partir de la documentation archéologique contemporaine. Ce durcissement des oppositions d’abord entre la civilisation mycénienne et les Âges obscurs, puis entre ces derniers et la Grèce archaïque et classique est également courant chez les historiens qui spéculent sur la naissance des cités grecques.
Selon une thèse actuellement en vogue, l’effondrement des palais mycéniens aurait été un cataclysme semblable au déluge selon Platon4, qui aurait provoqué une rupture totale avec le passé et un retour à un mode de vie très primitif ; les survivants auraient vécu dans des groupes isolés les uns des autres, familles, hameaux ou bandes pastorales, de caractère pré-politique. Dans cette perspective, il est fréquent de voir célébrer l’apparition de la cité en Grèce au VIIIe siècle comme la naissance du politique. La rupture avec l’âge du bronze serait telle que l’historien de la Grèce archaïque pourrait faire comme si les royautés mycéniennes n’avaient jamais existé, et devrait résoudre le même problème que Fustel de Coulanges en 1864 : expliquer l’émergence de la cité à partir de groupes familiaux indépendants, de grands oikoi plus ou moins autarciques5.
On peut opposer à ces théories de nombreuses objections.
La fin du monde mycénien est souvent présentée comme une catastrophe qui frappa soudainement la plupart des sites vers 1200 et les détruisit complètement et définitivement. L’on parle volontiers d’“effondrement du système palatial” et l’on s’interroge sur les causes d’un événement d’une telle ampleur.
Pourtant, les fouilles archéologiques menées depuis une vingtaine d’années, notamment en Argolide, ont montré que l’histoire des sites mycéniens à la fin de l’HR IIIB et à l’HR IIIC était beaucoup plus complexe. Les premières destructions attestées à Mycènes (dans la ville basse) datent probablement des environs de 1250 ; elles ne semblent pas compromettre la puissance et la richesse de l’autorité palatiale, mais le renforcement des fortifications dans la période qui suit s’explique probablement par un sentiment d’insécurité. Un demi-siècle plus tard, peut-être vers 1200, les citadelles mêmes de Mycènes et de Tirynthe subissent des destructions importantes, mais elles sont reconstruites ; la ville basse de Tirynthe connaît même au début de l’HR IIIC son extension la plus grande ; dans ces conditions, l’abandon de certains sites secondaires d’Argolide pourrait s’expliquer par une sorte de synœcisme plutôt que par le dépeuplement de la région. C’est seulement dans le troisième tiers du XIIe siècle que de nouvelles destructions conduisent à l’abandon progressif des deux grands sites. À Pylos, les fouilles de Blegen menées dans les années 50 paraissaient révéler une situation plus simple : le palais, non fortifié, aurait été détruit, brutalement et définitivement, à la fin de l’HR IIIB. Les conclusions de Blegen sont cependant contestées : des sondages récents suggèrent que la ville autour du palais était fortifiée, et surtout il semble bien qu’il y eut réoccupation du site dès l’HR IIIC.
Au terme de deux siècles d’une histoire mouvementée, différente d’une région à l’autre, d’un site à l’autre, et de surcroît très obscure pour nous, il est incontestable que les royaumes mycéniens ont disparu et que la civilisation mycénienne s’est transformée, mais il ne s’agit ni d’un écroulement soudain, ni même d’un déclin continu (la première phase de l’HR IIIC est sur beaucoup de sites une période brillante). On a parfois supposé que les communautés mycéniennes de l’Helladique récent III C étaient dirigées par des rois sans bureaucratie (Fr. Schachermeyr a même imaginé des conquérants “barbares”) ou par des aristocraties débarrassées de la tutelle palatiale6, mais rien ne prouve qu’il n’y ait pas eu des tentatives pour maintenir ou rétablir le contrôle palatial.
Aucun document en linéaire B connu actuellement n’est postérieur à 1200. On en a souvent conclu que l’écriture, et tout le système de contrôle palatial, disparaissaient à la suite des perturbations de la fin du XIIIe siècle. Cet argument e silentio est assez fragile : pour qu’une fouille puisse mettre à jour des tablettes, il faut qu’un incendie ait eu lieu pour cuire ces documents d’argile crue. Il serait surprenant que tous les administrateurs mycéniens aient été massacrés en même temps, ou qu’ils aient d’un jour à l’autre cessé totalement d’écrire. Il est probable qu’au XIIe siècle quelques scribes ont encore tenté de tenir une comptabilité, mais qu’ils y ont peu à peu renoncé, parce que le contrôle du centre sur le territoire s’était affaibli et qu’ils ne disposaient plus des informations nécessaires. L’usage du linéaire B, et de toute écriture, s’est perdu en Grèce à la fin du 2nd millénaire, mais il peut s’agir d’un phénomène progressif.
Il est impropre de parler d’une “chute du monde mycénien”, car le passage de la période d’apogée des palais mycéniens (l’Helladique récent III B) à une forme de civilisation nettement différente (celle que caractérise la céramique protogéométrique) a pris près de deux siècles. L’évolution politique et sociale au cours de cette longue période nous échappe dans une large mesure, mais il ne semble pas qu’elle ait été ni linéaire ni uniforme.
On ne peut parler de rupture totale que s’il y a eu oubli total. C’est une idée que d’aucuns ont soutenue, avant le déchiffrement du linéaire B, lorsque l’on affirmait souvent que les Mycéniens étaient des préhellènes, mais quelquefois aussi dans les dernières années : les Grecs du VIIIe siècle, dit-on, auraient imaginé de toutes pièces le monde héroïque, dans un souci de légitimation, en se fondant en partie sur les vestiges mycéniens qu’ils auraient eus devant les yeux ou qu’ils auraient redécouverts (A. Giovannini déclare ainsi que la Grèce de l’époque géométrique était un “musée archéologique”7). Les récits sur les Achéens seraient des fictions tardives, le lien établi avec les temps héroïques serait tout à fait artificiel. Il n’y aurait pas à proprement parler de tradition grecque antérieure à l’époque archaïque.
Il est important de bien distinguer trois questions : 1) la date de la composition des poèmes homériques, 2) la date à laquelle ont commencé à se développer les traditions épiques, celles sur la guerre de Troie notamment, 3) la valeur historique de ces traditions. La troisième question ne nous intéressera pas ici. Même si une tradition orale se modifie constamment de génération en génération, elle reste un legs du passé ; une mémoire déformée est encore une mémoire.
Il ne saurait être question de reprendre ici l’examen détaillé de la fameuse “question homérique”, mais l’on ne peut se dispenser de l’évoquer. Il est évident en effet que, si les épopées homériques n’avaient été rassemblées qu’à l’époque des Pisistratides, comme l’avait affirmé Wolf et comme le prétendent aujourd’hui un certain nombre de philologues, notamment américains, la date de naissance des traditions épiques pourrait plus facilement être rabaissée8.
La tradition antique dominante d’Hérodote à Aristarque attribue la composition des poèmes à un Homère antérieur de plusieurs siècles aux Pisistratides. C’est dans le cadre de cette tradition qu’il faut interpréter la plupart des indications sur le rôle des Pisistratides. Le témoignage d’Hérodote (II 53) est particulièrement intéressant : l’historien d’Halicarnasse veut montrer que les dieux égyptiens sont beaucoup plus anciens que les dieux grecs, parce que les généalogies et les attributions de ces derniers ont été fixées seulement par Homère et Hésiode, et que ces deux poètes ont vécu quatre cents ans tout au plus avant lui, c’est-à-dire, si l’on date la rédaction de ce passage de 440 environ, vers 840. La date proposée par Hérodote semble le résultat d’une recherche personnelle (peut-être à partir de généalogies), mais l’historien ne donne aucune précision. Ce qui est sûr, c’est que, dans le contexte du livre II dans lequel Hérodote se plaît à rabaisser les prétentions des Grecs, l’historien n’aurait pas manqué de signaler une tradition datant la composition des poèmes homériques de l’époque des Pisistratides s’il avait eu vent d’une telle tradition. Ce n’est pas le cas.
Tenter de repérer dans l’art grec les premières illustrations de l’Iliade et de l’Odyssée est très délicat, car l’artiste a pu s’inspirer de versions pré-homériques d’un épisode. Le fait que l’aveuglement de Polyphème apparaisse sur plusieurs vases du début du VIIe siècle ne suffit pas à prouver que les peintres connaissaient l’Odyssée, car l’histoire du Cyclope devait être populaire depuis très longtemps, et figurer dans le répertoire de nombreux conteurs. En revanche, une grande partie de l’intérêt du duel d’Hector et de Ménélas autour du corps d’Euphorbe représenté sur une coupe de Camiros des environs de 630 vient du contexte dans lequel l’épisode s’insère au chant XVII de l’Iliade, entre la mort de Patrocle et celle d’Hector. De même, le graffito incisé à Ischia vers 730 assimilant un modeste bol géométrique à la “coupe de Nestor” comporte une allusion évidente à un objet extraordinaire décrit dans l’Iliade, la coupe en or à quatre anses surmontées de colombes (XI 632-635)9. L’Iliade était célèbre dans tout le monde grec, jusque dans les colonies occidentales les plus éloignées, aux environs de 730 av. J.-C.
Aux environs de 600 av. J.-C., le tyran Clisthène de Sicyone (le grand-père du grand législateur athénien) fit interdire la récitation des poèmes homériques dans sa cité, parce que les Argiens ennemis de Sicyone y étaient trop fréquemment célébrés (Hérodote, V 67). Plusieurs traditions rapportent que Solon, vers la même époque, invoqua à l’appui des revendications athéniennes sur Salamine les deux vers de l’Iliade où Ajax vient ranger ses vaisseaux auprès des Athéniens
(II 557-558), mais que les Mégariens répliquèrent que Solon avait introduit frauduleusement ces deux vers dans le poème. Le texte de l’Iliade avait bien avant Pisistrate une autorité panhellénique : c’est pourquoi il était profitable de le modifier, ou d’accuser ses adversaires d’interpolation.
L’examen de la langue des poèmes suggère également une composition très antérieure aux Pisistratides. L’ionien est le dialecte qui domine dans la langue poétique d’Homère ; le linguiste C. J. Ruijgh a comparé systématiquement l’ionien des poèmes homériques à celui du poète Archiloque de Paros, dont l’œuvre date du milieu du VIIe siècle, et il a montré que l’ionien d’Homère était beaucoup plus archaïque ; même en tenant compte du fait que la langue épique est conservatrice, il est indispensable de supposer un écart chronologique de plus d’un siècle10.
Enfin, l’analyse interne des deux poèmes homériques montre que ce ne sont pas des compilations juxtaposant et combinant de nombreux épisodes dont chacun aurait d’abord été une épopée indépendante. Le contraste avec le Mahabharata et avec ce que nous savons des poèmes du Cycle troyen est sur ce point très net. L’Iliade et l’Odyssée sont des amplifications d’histoires relativement simples et non des compilations.
Au début du VIIIe siècle sinon à la fin du IXe, un aède particulièrement doué, maîtrisant parfaitement un riche répertoire traditionnel relatif à la guerre de Troie, a décidé un jour de composer un long poème sur la colère d’Achille. L’occasion de présenter son épopée d’un type nouveau devant le même auditoire pendant plusieurs jours consécutifs lui a probablement été fournie par une fête religieuse11. L’Iliade a été immédiatement perçue comme un chef-d’œuvre dépassant toute la poésie épique antérieure ; des publics variés ont demandé au poète de la reprendre devant eux. Le succès de l’œuvre a incité d’autres aèdes à l’apprendre pour la répéter plus ou moins fidèlement. Vingt ou trente ans plus tard, un autre aède très doué12, cherchant à rivaliser avec l’auteur de l’Iliade, a choisi le thème du retour d’Ulysse pour composer une autre longue épopée. Le pari fut réussi : l’Odyssée fut elle aussi reconnue comme un chef-d’œuvre13.
La composition monumentale des poèmes homériques a été précédée d’une longue période de genèse des formules et des thèmes. Le système rigoureux d’épithètes servant à qualifier Achille, Ulysse et beaucoup d’autres héros est le résultat d’une élaboration très longue : il montre que des aèdes ont chanté la guerre de Troie pendant des siècles avant “Homère”. Les Grecs des Âges obscurs ont très tôt, peut-être dès le XIIe siècle, célébré un passé héroïque dont ils avaient la nostalgie. L’existence de cette tradition épique est un fait historique fondamental, ce qui ne signifie évidemment pas que le contenu de ces récits traditionnels puisse être considéré comme vérité historique. La guerre de Troie n’a peut-être pas eu lieu, mais elle faisait déjà partie de la culture des Grecs des Âges obscurs14.
Les historiens grecs unanimes font suivre la guerre de Troie d’une longue série de troubles, de migrations et de changements politiques. Deux générations après la guerre de Troie, les Héraclides, descendants d’Héraclès, parviennent à reconquérir le Péloponnèse dont leur ancêtre avait été chassé par Eurysthée : lors de ce “retour”, ils sont à la tête de Doriens venus de la région du Parnasse appelée Doride. Tandis que les Arcadiens parviennent à repousser l’invasion, ce qui leur permet de se dire autochtones, les Achéens, chassés d’Argolide, de Laconie et de Messénie par les Héraclides et les Doriens, émigrent vers la région montagneuse au nord-ouest du Péloponnèse qui s’appelait auparavant Aigialée et qui s’appellera désormais Achaïe ; ce territoire était occupé par les Ioniens, qui, expulsés par les Achéens, se réfugient à Athènes avant d’aller s’installer sur les côtes d’Anatolie. Les Athéniens repoussent victorieusement les Doriens, mais changent de dynastie royale, et remplacent les descendants de Thésée, insuffisamment combatifs, par des Néléides originaires de Pylos ; les Ioniens partant pour l’Asie prendront également des Néléides comme fondateurs (œcistes) des nouvelles cités et comme rois.
On se gardera pour l’instant de toute hypothèse sur la vraisemblance historique de ces traditions. Il convient simplement de noter que l’ensemble est remarquablement cohérent. Si les récits les plus détaillés sur le retour des Héraclides et la migration ionienne apparaissent chez des auteurs relativement tardifs (Strabon, Apollodore et Pausanias notamment), il est clair que leur élaboration est bien antérieure (on trouve plusieurs allusions incontestables à ces épisodes chez des poètes archaïques des VIIe et VIe siècles, Mimnerme de Colophon, Tyrtée et Solon notamment). Il est vraisemblable que ces récits ne sont guère postérieurs aux grandes traditions épiques : ils visent à expliquer les différences entre la Grèce des héros évoquée par l’épopée et celle dans laquelle vivent les Grecs des Dark Ages et du haut archaïsme15. Dire que le monde héroïque constitue un “passé exemplaire indéterminé”, appartenant à un “temps mythique” distinct du “temps historique”, c’est méconnaître le fait fondamental que les Grecs ont cherché très tôt à se situer par rapport aux grands événements mythiques comme la guerre de Troie et à bâtir une chronologie globale.
Partout en Grèce, les traditions locales chercheront à s’intégrer dans ce cadre généralement admis, qu’on peut sans exagération qualifier de “panhellénique”. Les traditions locales post-héroïques des cités et des ethnè présentent à peu près toutes la même structure et comprennent en général les mêmes trois éléments aisément identifiables. 1) Des récits assez détaillés racontent l’instauration des nouvelles dynasties, leurs premières conquêtes et leurs premiers exploits. 2) Les dynasties royales, et les communautés tout entières, tombent dans la plus complète obscurité à partir de la deuxième ou de la troisième génération. Fréquemment, les sources anciennes se contentent de dire que la dynastie établie lors des grandes migrations s’est maintenue sans interruption jusqu’à son renversement beaucoup plus tard. Dans quelques cas, des généalogies ou des listes de rois tentent de combler le vide, sans parvenir à masquer l’absence de récits ou d’anecdotes. 3) Après cette longue période sans tradition, d’assez nombreux rois apparaissent dans des textes relatifs au VIIIe et au VIIe siècle16.
Les Grecs des Âges obscurs avaient un passé riche et complexe qui comportait notamment un âge héroïque et des récits sur la transition avec la période suivante. Ce passé exaltait des rois, et évoquait des guerres qui opposaient des coalitions d’États. L’existence seule de tels récits prouve que les Grecs des Âges obscurs n’avaient pas perdu toute idée de structures et de décisions politiques. Le problème rebondit donc dans les termes suivants : dans quelle mesure les Grecs des Âges obscurs se contentaient-ils d’exalter un passé glorieux par opposition à un présent terne et ennuyeux, fait de pauvreté et d’isolement, dans quelle mesure s’efforçaient-ils de restaurer un peu de ce passé ?
Selon A.M. Snodgrass dans son grand livre de 1971, les Dark Ages mériteraient leur nom parce qu’il s’agit d’une période obscure et mal connue, mais aussi et surtout parce que la vie des hommes y était particulièrement sombre. Le tableau dressé par A.M. Snodgrass était dans l’ensemble négatif : dépopulation, pauvreté, isolement de minuscules communautés les unes par rapport aux autres, interruption des liens entre la Grèce et le reste du monde seraient les traits dominants de la période. A.M. Snodgrass introduisait cependant de nombreuses nuances, régionales et chronologiques : certaines régions, comme le sud et l’ouest du Péloponnèse, seraient plus touchées que d’autres, et la situation tendrait à s’améliorer à partir de la fin du Xe siècle.
Le développement des recherches archéologiques au cours des vingt-cinq dernières années conduit à nuancer plus encore. Les tombes du site de Lefkandi en Eubée témoignent dès le XIe siècle d’une certaine richesse et de contacts maintenus avec l’Orient. Bien plus, on a découvert, au centre de la nécropole de Toumba à Lefkandi, un grand bâtiment absidal de la première moitié du Xe siècle, d’une taille exceptionnelle (50 mètres sur 14) et entouré de colonnes de bois formant péristyle, dans lequel on a retrouvé deux fosses funéraires comprenant l’une les restes de quatre chevaux, l’autre le squelette d’une femme couverte de bijoux ainsi qu’une urne funéraire de bronze d’origine chypriote contenant les cendres d’un homme. Les circonstances de la découverte (l’intervention d’un bulldozer) ayant perturbé le sol, il est impossible de dire si l’édifice est un hèrôon construit au-dessus des tombes de personnages vénérés, ou si c’est une demeure princière dans laquelle les maîtres du lieu ont été enterrés après leur mort17.
Le grand bâtiment de Lefkandi reste pour l’instant sans parallèle, mais V. Lambrinoudakis a trouvé à Naxos deux groupes de tombes, l’un des environs de 1000 av. J.-C., l’autre de 925-900, soigneusement aménagés dans des enclos funéraires les séparant du reste de la nécropole, longtemps vénérés et finalement recouverts de tumulus au VIIIe siècle, ce qui suggère que les morts ainsi honorés bénéficiaient d’un statut exceptionnel18.
Dans l’ensemble de la Grèce, A. Mazarakis Ainian19 a relevé un assez grand nombre d’édifices qui se distinguent par leur taille et leur position centrale dans l’habitat : il les a qualifiés de “résidences de princes”20. Cette interprétation a été discutée : d’autres voient dans ces bâtiments des lieux de réunion des Anciens de la communauté, mais il s’agit encore d’une interprétation politique.
Les fortifications de Smyrne, qui semblent remonter au IXe siècle, n’apparaissent plus comme un phénomène isolé. Dans les Cyclades, des sites comme Zagora d’Andros sont puissamment fortifiés au début du VIIIe siècle, puis abandonnés après quelques générations.
En Crète, la ville de Cnossos reste peuplée et relativement prospère de la fin de l’âge du bronze au VIIe siècle, ce qui a fait dire à J.-N. Coldstream qu’à Cnossos, le Dark Age, c’est le VIe siècle21.
Tous ces indices suggèrent que, dans certaines régions au moins, les Grecs des Âges obscurs ont eu une histoire politique riche et mouvementée, même si nous ne pouvons que l’entrevoir. À propos d’une autre période, une telle conclusion à partir de données archéologiques analogues paraîtrait naturelle. Si elle répugne à beaucoup d’archéologues et d’historiens d’aujourd’hui, c’est que ceux-ci sont convaincus a priori qu’au début de l’âge du fer, les Grecs sont retombés à un stade d’organisation pré-politique. Il est clair par exemple que, si Fr. de Polignac voit dans le mort de Lefkandi “l’archégète d’un clan” vénéré seulement par un “lignage”22, c’est qu’il ne saurait y avoir pour lui de communauté politique avant la “naissance de la cité” par “définition de l’espace cultuel” au VIIIe siècle.
On admettra bien volontiers que la forme particulière de communauté que représente la polis grecque avec notamment son territoire, ses sanctuaires et ses cultes n’apparaît qu’au VIIIe siècle, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas succédé à d’autres formes de communauté politique23.
On se demande, à lire certains historiens des Âges obscurs, s’ils savent vraiment que le linéaire B a été déchiffré par Ventris il y a près d’un demi-siècle. Il est exact, comme l’a souligné M.I. Finley dès 195724, que le vocabulaire institutionnel mycénien est très différent du vocabulaire des cités grecques classiques : la plupart des termes désignant des fonctions palatiales ont disparu avec ces fonctions elles-mêmes25. Il n’en reste pas moins que certains termes politiques grecs importants du Ier millénaire apparaissent déjà dans les documents grecs du 2nd millénaire : ἄναξ, βασιλεύς, δᾶμος, peut-être γερουσία. Les mycénologues ont précisé le sens de ces termes dans les tablettes en linéaire B par une analyse attentive des textes : c’est le contexte qui montre que les da-mo sont des communautés rurales dont dépendent les attributions d’un type de terres appelées ke-ke-me-na26, c’est le contexte qui montre que les qa-si-re-we (βασιλεῖς) sont des chefs locaux subalternes27. Dans ces conditions, il est tout à fait légitime de comparer dans un deuxième temps le sens mycénien et le sens classique de ces termes : l’évolution sémantique que l’on constate fournit un fil directeur précieux pour tenter de reconstituer l’évolution historique elle-même28. Les communautés rurales ont survécu à la disparition des palais, leurs attributions se sont élargies et leur nom s’est étendu à des assemblées de composition plus large. L’autorité locale des βασιλεῖς a subsisté ici et là, et le titre porté par les seuls détenteurs de pouvoir à s’être maintenus est devenu le titre royal. Ces observations n’ont aucune prétention à l’originalité, mais elles ont une grande importance pour la présente discussion : elles montrent que les cités grecques n’émergent pas du chaos, qu’elles ont des racines mycéniennes, voire pré-mycéniennes, et qu’il convient d’en étudier la genèse dans la longue durée29.
À ce stade de l’analyse, il est indispensable de revenir aux épopées homériques pour examiner les structures sociales et politiques qu’évoque le poète et pour voir si elles ne pourraient pas refléter certaines réalités des Âges obscurs.
Je ne m’attarderai pas ici à discuter les théories de ceux qui réduisent les sociétés homériques à une juxtaposition d’oikoi, qui leur refusent tout caractère politique (“there are no states, only estates”30) et qui assimilent les basileis homériques aux big men mélanésiens, petits chefs au pouvoir précaire sans fondement institutionnel dont l’influence repose sur la générosité et le prestige personnel31. J’ai déjà expliqué ailleurs que la lecture attentive des épopées homériques imposait le rejet de ces théories à la mode32.
La carte du monde achéen que présente le Catalogue des Vaisseaux (Iliade II 484-759) comporte trois niveaux politiques :
- les bourgades (quelquefois qualifiées de poleis) et les petits ethnè énumérés à l’intérieur de chaque contingent, près de trois cents au total ;
- les 29 ensembles politiques correspondant aux contingents, qui sont en général, mais pas toujours, des royaumes soumis à un seul roi, et qui sont assez souvent désignés par un ethnique global (“Phocidiens”, “Arcadiens”, par exemple) ;
- la communauté panachéenne.
La Grèce décrite par Homère se caractérise par la superposition de trois types de communauté politique33 Cette superposition ne s’accompagne pas d’une organisation fédérale. Le Conseil panachéen ne comprend pas tous les chefs de contingents – et encore moins des représentants de chaque contingent, mais seulement les rois qui sont reconnus comme les plus puissants, les plus braves ou les plus sages par l’ensemble de l’armée panachéenne.
Toutes les communautés politiques évoquées dans l’Iliade et l’Odyssée – y compris la communauté des dieux – sont dotées d’institutions analogues qui fonctionnent de la même manière. Les communautés politiques des poèmes homériques ont toutes une Assemblée (ἀγορή) et un Conseil – ou plusieurs Conseils34. Les scènes d’assemblée, de conseil et de discussion des Anciens devant l’Assemblée sont très nombreuses dans les poèmes homériques : j’en ai relevé quarante-deux exemples35. Il faut attendre l’Athènes du Ve siècle pour retrouver un ensemble de données politiques d’une telle richesse. Les décisions se prennent toujours de la même façon. Les Anciens qui le souhaitent expriment leur avis, ce qui donne lieu souvent à des affrontements verbaux. L’Assemblée acclame bruyamment une proposition, ou garde un silence désapprobateur, mais ne vote jamais. Il n’y a pas non plus de vote au sein du Conseil. C’est le roi à la tête de la communauté qui met fin à la discussion et qui tranche. Le roi – et lui seul – a le pouvoir de transformer une proposition en décision : c’est un tel pouvoir qu’exprime le verbe κραίνειν brillamment analysé par Émile Benveniste36. Le système politique décrit par Homère peut se résumer par la formule suivante : le peuple écoute, les Anciens proposent, le roi dispose37.
Dans le domaine politique, les poèmes homériques sont d’une parfaite cohérence, et donnent une impression de vraisemblance : le lecteur d’Homère se persuade aisément que les décisions politiques ont été prises de cette manière en Grèce à un certain moment. On pourrait objecter que cette impression de réalité n’est qu’une illusion, qui témoigne simplement du génie du poète : pour servir de cadre aux exploits des rois et héros de l’épopée, Homère aurait amalgamé de vagues souvenirs des monarchies mycéniennes, des traits empruntés aux cités archaïques et d’autres inventés de toutes pièces. De fait, certains traits de l’organisation sociale et politique des poèmes sont si étroitement liés à la structure narrative des récits épiques transmis par la tradition que le poète était contraint de les conserver. Ainsi, les épopées homériques évoqueraient certainement Priam, Agamemnon et Ulysse même si la royauté avait disparu à l’époque de leur composition. Le témoignage homérique, pris isolément, ne prouve donc pas l’existence de rois dans la Grèce des Âges obscurs et du haut archaïsme.
C’est une confrontation entre les structures politiques des épopées et les témoignages extérieurs, lorsqu’elle est possible, qui permet d’esquisser des réponses à la question controversée de l’historicité du monde homérique. La société évoquée par Homère et les cités grecques archaïques et classiques ont de nombreux points communs. Le vocabulaire politique est en grande partie le même, et surtout deux des institutions fondamentales des cités grecques – l’Assemblée et le Conseil – jouent déjà un rôle majeur dans les communautés homériques. Même si le poète s’inspire principalement des usages politiques de son temps – le VIIIe siècle probablement –, il évite d’attribuer aux héros du passé des pratiques dont son auditoire sait qu’elles sont récentes. Assemblées du peuple et discussions entre les Anciens ne sont pas des innovations du VIIIe siècle, ce sont des coutumes traditionnelles qui remontent donc aux Âges obscurs au moins.
On a quelquefois douté, en revanche, qu’il y ait eu des rois dans le monde grec à l’époque de la composition des poèmes homériques. Pourtant, un personnage portant le titre de βασιλεύς est attesté à l’époque classique dans trente cités et dans deux fédérations ; ce basileus est presque toujours un magistrat doté d’attributions religieuses, et intervient notamment dans les cultes les plus anciens et les plus secrets de la cité. L’explication la plus simple et la plus convaincante du phénomène est donnée par Aristote, Politique III, 14, 1285b : les βασιλεῖς des cités grecques sont les héritiers d’anciennes dynasties royales. Nous avons aussi beaucoup de récits sur les dernières dynasties royales et sur leur mise à l’écart. Une analyse attentive des sources anciennes, indépendamment d’Homère, suggère qu’il y avait des rois dans beaucoup d’ethnè et de cités embryonnaires des IXe et VIIIe siècles38. Dès lors, il est vraisemblable que les poètes de l’Iliade et de l’Odyssée ont pu s’inspirer en partie des rois de leur temps et des rois d’un passé récent pour décrire les attributions et les comportements d’Agamemnon, de Priam ou d’Alcinoos.
L’ensemble de la procédure de décision politique décrite avec constance par Homère a toutes chances de correspondre à une coutume de son temps, et à une coutume traditionnelle. C’est un roi, ou du moins un individu placé au-dessus des autres, qui a été pendant longtemps la clef de voûte du système politique des communautés grecques, jusqu’à l’invention du vote39. On peut ajouter que si les scènes politiques sont souvent présentées de façon allusive, c’est qu’elles faisaient partie de l’expérience des auditeurs du poète : le cas est particulièrement net pour la fameuse scène judiciaire du Bouclier d’Achille.
Aller plus loin dans la reconstruction de l’histoire politique des Âges obscurs n’est pas possible, et je me contenterai de quelques observations et suggestions.
Toutes les régions du monde mycénien n’étaient pas, semble-t-il, soumises à un palais ; les populations du nord-ouest de la Grèce, et notamment peut-être les Doriens avant leur migration, avaient probablement un autre type d’organisation.
Les documents en linéaire B laissent entrevoir, en-dessous de l’administration palatiale, plusieurs échelons d’organisation locale, et notamment des communautés villageoises. Il est possible que certaines de ces communautés locales, en dépit de leur affaiblissement démographique et de leur appauvrissement, aient profité de la fin des tutelles palatiales pour développer leurs propres organes de décision. Leurs innovations politiques ont pu ensuite être imitées, jusqu’à devenir des pratiques générales.
Il est tout à fait possible que certains Grecs des Âges obscurs aient vécu quelque temps en tout petits groupes de caractère pré-politique – familles, hameaux ou bandes de compagnons par exemple –, mais il est peu vraisemblable que telle ait été longtemps la situation habituelle. Homère ne connaît qu’un peuple dont les habitants vivent chacun dans sa maison, et ignorent les assemblées et les règles coutumières (thémistes) : ce sont les Cyclopes, dont le poète souligne l’extrême sauvagerie (Odyssée IX 108-115).
Il est probable que les Âges obscurs ont vu le développement de formes politiques diverses plus ou moins superposées selon les régions : villages, bourgades, petits ethnè et grands ethnè (Arcadiens, Messéniens, Béotiens, Ioniens d’Asie par exemple). Dans cette perspective, l’émergence des cités grecques correspondrait à la fois à un synœcisme de communautés plus petites et à un relâchement des liens au sein de l’ethnos (lequel subsiste néanmoins dans la plupart des régions au-dessus des poleis).
On pourrait estimer qu’une période qui a vu à la fois l’élaboration des cycles épiques et de nombreuses innovations politiques fondamentales ne mérite pas l’appellation de Dark Age avec le double sens qu’a l’expression en anglais, mais une dernière considération conduit à la conserver. La tradition grecque, assez détaillée sur les premières générations postérieures à la guerre de Troie40, est presque totalement muette sur les générations suivantes, parfois jusqu’au VIIIe voire jusqu’au VIIe siècle (si l’on excepte quelques généalogies souvent suspectes). Aucune tradition ne mentionne ni le héros de Lefkandi, ni ceux de Naxos, ni le sort de la forteresse de Zagora, ni rien de tel. Nous n’avons aucune anecdote, aucun récit, même totalement fictif, sur quatre ou cinq générations. Ce vide est remarquable. Tout se passe comme si les contemporains n’avaient pas jugé utile de transmettre à la postérité la mémoire d’un temps qu’Hésiode qualifiera d’âge de fer. En ce sens, il y a bien un “âge sombre” dont les Grecs eux-mêmes n’ont pas voulu se souvenir.
Notes
- Parmi les publications de fouilles les plus remarquables, on mentionnera Lefkandi, I-II, Athènes-Londres, 1980-1993, Zagora. Excavation of a Geometric Town on the Island of Andros, I-III, Sydney-Athènes, 1971-1988, ainsi que Nichoria, III. Dark Age and Byzantine Occupation, Minneapolis, 1982. Pour la plupart des sites, il faut encore se contenter de rapports de fouilles et de publications préliminaires.
- Discuter les positions d’un courant historique (j’évite délibérément le terme d’“école”) est un exercice délicat, surtout lorsque les individualités qui le composent ont beaucoup d’indépendance d’esprit et d’originalité. Les positions qui vont être critiquées ici ne correspondent en tous points ni à celles d’A.M. Snodgrass, ni à celles de J. Whitley, d’I. Morris, de C. Antonaccio ou de C. Morgan mais il semble qu’elles constituent une sorte de vulgate pour les disciples et admirateurs de ces archéologues et pour bien d’autres.
- Le terme est de J. Chadwick, (“Homère, un menteur ?”, Diogène 77, 1972, p. 3-18, à propos de l’organisation administrative du royaume de Pylos, mais le refus le plus net de considérer Homère comme une source historique est celui d’A.M. Snodgrass, “An Historical Homeric Society?”, JHS 94, 1974, p. 114-125.
- Lois III 677 ; dans l’Archéologie de Platon, la guerre de Troie entraîne des changements politiques – la chute des monarchies achéennes, et la naissance des royautés doriennes, beaucoup plus modérées (III 682d-684e).
- Telle est dans une large mesure l’attitude de Fr. de Polignac, La Naissance de la cité grecque, Paris 2e éd., 1995, qui ne tient à peu près aucun compte du passé mycénien. Quant à J. Whitley, il n’hésite pas à affirmer que la Grèce a connu deux fois le phénomène de l’émergence de l’État, au Bronze récent, puis à la fin de l’époque géométrique (Style and Society in Dark Age Greece, Cambridge, 1991, p. 9).
- I. Morris, Archaeology as Cultural History, Oxford, 2000, p. 198, parle d’un “âge d’or pour les aristocraties locales”.
- A. Giovannini, “La guerre de Troie entre mythe et histoire”, Ktèma 20, 1995, p. 158.
- Les deux opinions ne vont pas nécessairement de pair. On peut fort bien soutenir que des aèdes ont commencé à chanter la guerre de Troie dès le XIIe siècle, mais que la composition monumentale de l’Iliade et de l’Odyssée date seulement des Pisistratides.
- La visite de Patrocle à Nestor, au cours de laquelle le poète évoque cette coupe, ne prend son sens que dans l’architecture complète de l’Iliade (c’est alors que Nestor suggère à Patrocle de demander les armes d’Achille et de reprendre le combat). On pourrait bien sûr faire valoir que la coupe de Nestor était peut-être évoquée dans un autre épisode de la légende troyenne, célèbre au VIIIe siècle et oublié depuis lors, mais une telle cascade d’hypothèses est trop compliquée pour être vraisemblable.
- Ruijgh situe même la composition des poèmes au IXe siècle (“D’Homère aux origines protomycéniennes de la tradition épique”, Homeric Questions, J.-P. Crielaard éd., Amsterdam, 1995, p. 1-96).
- D’après H. T. Wade-Gery, The Poet of the Iliad, 1952, l’Iliade aurait été composée pour les Panionia, très ancienne fête de tous les Ioniens en l’honneur de Poséidon célébrée au cap Mycale près de Priène. Ce n’est qu’une conjecture.
- Il n’est pas tout à fait exclu qu’il s’agisse du même aède.
- Je résume ici des hypothèses présentées de manière plus détaillée dans P. Carlier, Homère, Paris, 1999, p. 81-113.
- Il est à peu près certain que la tradition épique remonte à l’époque mycénienne, ou à une période plus ancienne encore (le grec de certaines formules homériques est proche de la langue des tablettes en linéaire B, voire antérieur), mais nous ne savons rien des mythes héroïques chantés à l’âge du bronze. Il est possible qu’un poème louvite, “Quand ils revinrent de Wilusa…”, ait déjà célébré une guerre de Troie au XIIIe siècle avant J.-C (KBo IV. 11, 45-46. Ce texte est cité et commenté par C. Watkins, “The Language of the Trojans”, in Troy and the Trojan War: a Symposium held at Bryn Mawr College, October 1984, M.J. Mellink éd., Bryn Mawr, 1986, p. 51-59). Pour un état de la question sur “la guerre de Troie”, voir P. Carlier, Homère…, p. 324-336.
- Il faut cependant noter que ces traditions sur le retour des Héraclides et sur la migration ionienne n’ont pas, semble-t-il, été chantées dans des épopées, et qu’elles n’ont donc pas été transmises sous forme métrique. Dans la mesure où elles visaient à expliquer les différences entre le monde achéen et la Grèce familière à l’auditeur, il est possible qu’elles aient été fréquemment répétées en marge de la récitation des poèmes épiques – gloses en prose de poèmes en hexamètres.
- Pour un inventaire et une analyse détaillée de ces récits, voir P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 231-483.
- Le bâtiment a été publié avec une célérité remarquable par M. Popham, P.G. Calligas & L.H. Sackett, Lefkandi, II, 2, Athènes, 1993. Cet édifice exceptionnel a évidemment suscité de multiples discussions ; on trouvera un état de la question dans J.-P. Crielaard & J. Driessen, “The Hero’s Home”, Topoi 4, 1994, p. 251-270.
- V. Lambrinoudakis, “Venerations of Ancestors on Geometric Naxos”, in Early Greek Cult Practice, Proceedings of the Fifth international Symposium at the Swedish Institute at Athens, 1986, G.C. Nordquist, N. Marinatos & R. Hägg éds, Stockholm, 1988, p. 235-245.
- A. Mazarakis Ainian, From Rulers’ Dwellings to Temples. Architecture, Religion and Society in Early Iron Age Greece (1100-700 B.C.), Jonsered, 1997.
- L’ouvrage d’A. Mazarakis est d’une consultation malaisée pour l’historien, parce que le catalogue suit une classification formelle (plans absidaux, circulaires, rectangulaires) et que les interprétations sur la fonction des édifices sont ainsi très dispersées. La carte n° 2 cependant rassemble commodément les 26 sites sur lesquels on aurait selon Mazarakis repéré des “maisons de chefs” : Vitsa Zagoriou en Épire, Kastanas, Assiros, Salonique et Koukos en Macédoine, Thermon en Étolie, Nichoria en Messénie, Tirynthe et Asinè en Argolide, Éleusis et Lathouriza en Attique, Lefkandi et Érétrie en Eubée, Zagora d’Andros, Koukouniares de Paros, Vathy Mimenari de Donoussa, Antissa de Lesbos, Emporio de Chios, et pas moins de huit cas en Crète centrale et orientale. Beaucoup de ces bâtiments datent de la fin du IXe et du VIIIe siècle, mais le bâtiment D d’Asinè et la maison IV-1 de Nichoria datent du Xe et la “grande maison” de Karphi peut-être déjà de l’Helladique récent III C. L’occupation dure parfois plus de deux siècles.
- J.-N. Coldstream, “Knossos: An urban Nucleus in the Dark Age?”, in La transizione dal miceneo all’alto arcaismo. Dal palazzo alla città, D. Musti, A. Sacconi, L. Rocchetti et alii éds, Rome, 1991, p. 298.
- Fr. de Polignac, La Naissance de la cité grecque…, p. 159.
- Définir les traits distinctifs d’une communauté politique est très délicat, et les controverses à ce propos sont extrêmement vives. Disons pour simplifier qu’on peut parler de communauté politique quand les trois critères suivants sont réunis : 1) distinction de la communauté globale et des groupes domestiques ou claniques qui peuvent la composer, 2) distinction privé/public, 3) existence d’un organe – qui peut se confondre avec le groupe lui-même – habilité à prendre des décisions engageant le groupe. Toute communauté politique n’est pas nécessairement un État, tout État n’est pas nécessairement une communauté politique, mais nous n’aurons pas besoin de définir ici la notion d’État, car ceux qui parlent de “pre-state” à propos de la Grèce des Âges obscurs nient aussi l’existence de toute vie politique à cette époque, et c’est ce dernier point que nous voulons discuter.
- M.I. Finley, “Homer and Mycenae: Property and Tenure”, Historia 6, 1957, p. 133-159.
- Anna Morpurgo-Davies a relevé dans les textes mycéniens 117 termes désignant des professions, des fonctions ou des dignités (la distinction entre ces trois catégories est souvent malaisée) : un tiers seulement de ces termes réapparaît au Ier millénaire (“Terminology of Power and Terminology of Work in Greek and Linear B”, in Colloquium Mycenaeum, E. Risch & H. Mühlestein éds, Neuchâtel, 1979, p. 87-108).
- Sur les da-mo, l’étude fondamentale reste M. Lejeune, “Le damos dans la société mycénienne”, REG 78, 1965, p. 1-22.
- Voir en dernier lieu P. Carlier, “Qa-si-re-we et qa-si-re-wi-ja”, in Politeia. Society and State in the Aegean Bronze Age, Aegeum 12, 1995, p. 355-364.
- I. Morris, Archaeology as Cultural History, Oxford, 2000, p. 100-101, dénonce une telle démarche comme circulaire : les mycénologues projetteraient dans les textes mycéniens le sens classique des mots, puis s’extasieraient sur la continuité. Ce reproche infondé vient de ce que I. Morris a confondu deux démarches distinctes : 1) pour interpréter les textes mycéniens, les mycénologues peuvent essayer, à titre d’hypothèse et dans le respect du contexte, d’éclairer le sens des mots par leurs attestations dans le grec ultérieur ; 2) pour reconstruire une éventuelle évolution sémantique, ils s’appuient en revanche sur une interprétation minimale des textes mycéniens eux-mêmes fondée sur le seul contexte. Si l’on suit jusqu’au bout l’argumentation de Ian Morris, il serait interdit de confronter deux textes de la même langue, sous prétexte que les mots changent de sens.
- C’est un point sur lequel insiste depuis longtemps H. van Effenterre, mais on n’a guère tenu compte de son argumentation.
- J. Halverson, “Social Order in the Odyssey”, Hermes 113, 1985, p. 129-145.
- Ce rapprochement, proposé par B. Quiller en 1981 (“The Dynamics of the Homeric Society”, SO 56, p. 109-155) a été souvent repris.
- P. Carlier, “Les basileis homériques sont-ils des rois ?”, Ktèma 21, 1996, p. 5-22.
- J’emprunte cette notion de superposition des communautés politiques à G. Vlachos, Les Sociétés politiques homériques, Paris, 1974.
- Je dis “plusieurs conseils” parce que la composition des conseils peut être plus ou moins large selon les situations. En Phéacie, par exemple, le roi Alcinoos est constamment entouré de douze Anciens, mais invite “des Anciens plus nombreux” à participer au banquet en l’honneur d’Ulysse (Odyssée VII 189).
- On trouvera la liste dans P. Carlier, La Royauté…, p. 183-184, n. 219. Encore ne s’agit-il que des scènes politiques ; il faudrait y ajouter de nombreuses allusions aux conseils et aux assemblées.
- É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 32-42.
- La fameuse scène judiciaire du Bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade (497-508), qui a suscité de multiples discussions, peut être interprétée de manière analogue : les laoi crient en faveur de l’une ou l’autre partie, les Anciens donnent tour à tour leur avis, et l’ἴστωρ, à la fois enquêteur et arbitre, tranche entre les avis exprimés et prononce la sentence, jouant ainsi un rôle semblable à celui des rois dans les scènes politiques.
- La documentation est rassemblée et analysée dans La Royauté…, p. 231-514. Dans son petit livre publié en 1983, Basileus. The Evidence for Kingship in Geometric Greece, New Haven, R. Drews avait soutenu la thèse contraire. Drews se donne beaucoup de peine pour rejeter certaines traditions – notamment sur les royautés ioniennes, mais ne peut pas mettre en doute tous les textes sur les rois du VIIIe ou du VIIe siècle. Il cherche à contourner l’obstacle de deux manières. D’une part, il note, à juste titre, que beaucoup de basileis héréditaires règnent sur des ethnè ; cependant, si l’ethnos est une forme politique très répandue à l’époque géométrique et si la plupart des ethnè sont alors gouvernés par des rois, il est clair que la royauté est alors un régime important. D’autre part, selon Drews, les basileis des cités ne seraient pas des rois mais des “basileis républicains”. Cette expression bizarre – qui vise peut-être à éviter le terme de magistrats, manifestement inadapté, convient mal à des personnages comme Phidon d’Argos ou Arcésilas II de Cyrène : des dignitaires qui exercent un pouvoir héréditaire, qui portent le sceptre et qui détiennent de nombreux privilèges, matériels et honorifiques, ne peuvent être mieux qualifiés que par le terme de “rois”.
- Pour plus de détails, voir P. Carlier, “La procédure de décision politique du monde mycénien à l’époque archaïque”, in La transizione dal miceneo all’alto arcaismo…, p. 85-95.
- Voir ci-dessus, p. 256-257.