Paru dans L’Étranger dans le monde grec, II, R. Lonis dir., Nancy,
Presses Universitaires de Nancy, 1992, p. 107-125.
Le terme grec nothos1 est généralement traduit par “bâtard”. Cette traduction, qui rend bien compte de l’infériorité des nothoi du fait de leur naissance, crée cependant une impression de simplicité et de familiarité illusoire. Tous les enfants illégitimes ne sont pas qualifiés de nothoi, et tous les nothoi ne sont pas nés hors mariage. Il convient d’abord de cerner l’emploi du mot et son évolution sémantique. Après quoi, nous examinerons la situation juridique des gens qualifiés de nothoi dans l’Athènes classique, en partant des hypothèses suivantes : le statut des nothoi a pu varier d’une cité à l’autre, il a pu y avoir à Athènes plusieurs catégories de nothoi, et les droits de chacune d’elles ont pu évoluer.
Dans l’Iliade, tous les nothoi ont pour pères des rois ou de grands personnages : leur infériorité vis-à-vis des gnèsioi (enfants légitimes) vient de ce que leur mère est une captive, une concubine ou une épouse secondaire2. Leur situation dépend en grande partie de l’attitude à leur égard de l’épouse de leur père3 et de leurs demi-frères, mais ils jouent souvent un rôle important, quoique un peu en retrait4 : Teucros seconde Ajax5, Cébrion nothos de Priam conduit le char d’Hector6. Un passage de l’Odyssée souligne en revanche la précarité du sort des nothoi : les fils légitimes peuvent les priver presque totalement de l’héritage paternel7. Les enfants de jeunes filles non mariées, généralement conçus par des dieux, ne sont jamais qualifiés de nothoi. En outre, dans le monde homérique, les mariages sont d’autant plus prestigieux qu’ils allient des familles puissantes, établies souvent en des lieux éloignés : l’exogamie la plus radicale étant ainsi privilégiée, les enfants d’une épouse venue de loin ou d’un époux venu de loin8 ne souffrent d’aucune discrimination.
Chez les poètes tragiques, qui mettent en scène des personnages de la tradition mythique, nothos garde le plus souvent son sens homérique. Le seul emploi conservé dans l’œuvre de Sophocle concerne Teucros9. Quant à l’Andromaque d’Euripide, pour faire honte à Hermione de sa jalousie mesquine à l’égard du nothos de Néoptolème, elle proclame qu’elle-même, du vivant d’Hector, n’hésitait pas à donner le sein aux nothoi de son mari10. Dans l’Hippolyte du même Euripide, cependant, on observe un glissement du sens de nothos : la nourrice qualifie Hippolyte de nothos en tant que “fils de l’Amazone” (v. 305-310) et le héros lui-même se plaint d’être chassé comme un étranger et déplore le sort des nothoi ainsi traités. Le lien entre le statut de nothos et l’origine étrangère de la mère est tout à fait évident dans le fameux passage des Oiseaux d’Aristophane où apparaît Héraclès : Héraclès est un nothos parce que sa mère est étrangère, donc il ne saurait recueillir l’héritage de Zeus que lui fait miroiter Poséidon, donc Athéna est épiclère et Poséidon l’épousera11. L’application du droit successoral athénien aux dieux de l’Olympe produirait le même effet burlesque si Héraclès était qualifié de nothos au sens homérique du terme, en tant que fils de Zeus conçu hors mariage : l’explication ὤν γε ξένης γυναικός (v. 1652) est d’autant plus significative.
Chez les historiens, la formule νόθος υἱὸς τοῦ δεῖνα désigne le plus souvent un grand personnage, fils d’un roi, d’un tyran ou d’un satrape, mais qui a le désavantage d’être né d’une concubine12. Cependant, Hérodote qualifie de nothos Hégésistratos, fils de Pisistrate et de son épouse argienne13. La discussion sur les origines de l’expédition perse contre l’Égypte est également très intéressante : Hérodote explique qu’Amasis ne voulait pas donner sa fille à Cambyse, car il savait qu’elle n’aurait été qu’une concubine (III, 1) ; un peu plus loin, il rejette la version selon laquelle Cambyse aurait eu une mère égyptienne, car dans ce cas il aurait été un nothos, et, chez les Achéménides, il est d’usage que les nothoi soient exclus de la succession lorsqu’il y a des enfants légitimes (issus d’une épouse achéménide).
Si la plupart des nothoi mentionnés par les orateurs attiques sont des fils de concubines, Eschine accuse Démosthène d’être “le fils nothos du fabricant de poignards Démosthène”14, non parce que sa mère serait une hétaira ou une pallakè, mais parce qu’elle serait elle-même une nothè, issue du mariage d’un Athénien et d’une Scythe.
Dans son Onomastikon, qui vise à expliquer aux lecteurs du IIe siècle après J.-C. le vocabulaire des auteurs attiques, le lexicographe Pollux (III 21) présente des nothoi la définition suivante :
γνησίος μὲν ὁ ἐκ γυναικὸς ἀστῆς καὶ γαμετῆς ……, νόθος δʹ ὁ ἐκ ξένης ἢ παλλακίδος
“est légitime l’enfant né d’une femme citoyenne15 et épousée…, est nothos celui qui est né d’une étrangère ou d’une concubine”.
Pollux ajoute : ὑπʹ ἐνίων δὲ καλεῖται μητροξένος, “et certains l’appellent étranger de mère”. Il est clair que Pollux distingue deux catégories de nothoi, qui se recoupent, mais qui ne se recouvrent pas totalement : ceux qui sont issus d’étrangères, épousées ou non, et ceux qui sont issus de concubines, athéniennes ou non. Le terme de μητροξένος ne convient qu’au premier groupe.
Les lexicographes commettent parfois d’étranges bévues, et leurs étymologies font souvent sourire. Leurs indications n’en sont pas moins extrêmement précieuses pour toute étude de terminologie juridique, parce qu’ils s’appuyaient sur des œuvres bien plus nombreuses que celles qui nous ont été conservées et parce qu’ils étaient dans l’ensemble très conscients de l’évolution des mots, des institutions et du droit : l’un de leurs buts principaux était d’éviter aux lecteurs des auteurs classiques des contresens par anachronisme. La définition des nothoi par Pollux mérite donc toute notre attention.
Les nothoi ont un père connu jouissant d’un statut social avantageux : leur propre infériorité tient uniquement à leur filiation maternelle. Ce n’est que chez les auteurs tardifs (chez Plutarque en particulier) que par extension nothos en vient à désigner tout enfant né hors mariage. Au Ve et au IVe siècles, les enfants adultérins ne sont pas qualifiés de nothoi, mais de moichidioi ou de skotioi (littéralement “obscurs”) et les fils d’une jeune fille et d’un père inconnu, ou de statut inférieur, sont appelés parthenioi16 et non nothoi le plus souvent17.
Il est possible d’illustrer la définition de Pollux (et l’ensemble des emplois classiques du terme) par un tableau qui présente le statut de l’enfant en fonction de deux variantes de la situation de la mère (épouse ou concubine, “citoyenne” ou étrangère) :
mère astè mère étrangère
mariage gnèsios nothos
concubinage nothos nothos
Deux critères intervenant pour distinguer enfants légitimes et nothoi, on peut distinguer trois catégories de nothoi : les enfants d’une concubine astè, ceux d’une épouse étrangère et ceux d’une concubine étrangère. Cette troisième catégorie est de loin la plus nombreuse, mais il est intéressant d’examiner si l’infériorité de ces nothoi est justifiée principalement par leur naissance hors mariage ou par l’origine de leur mère. Le fait majeur, du monde homérique au IVe siècle, semble être la discrimination croissante à l’égard des mètroxénoi. Nous examinerons d’abord cette évolution là où elle est le mieux attestée et le plus évidente, c’est-à-dire dans le droit athénien, avant de proposer quelques hypothèses plus générales touchant à l’histoire des mentalités.
Jusqu’en 451, les fils d’un Athénien et d’une épouse étrangère sont pleinement légitimes : ils héritent des biens paternels et sont citoyens au même titre que les enfants d’une épouse athénienne. Avant cette date, les seuls qui soient juridiquement nothoi sont les enfants de concubines – athéniennes ou étrangères – : le statut de ces nothoi est difficile à préciser à haute époque, dans la mesure où beaucoup de lois attribuées à Solon sont en fait beaucoup plus récentes, mais il semble qu’ils aient été écartés de l’ἀγχιστεία, le groupe de proches parents, qu’ils n’aient pas participé aux cultes familiaux et qu’ils aient été exclus de l’héritage, au moins lorsqu’il y avait des enfants légitimes (ils pouvaient en revanche recevoir une part spéciale, les notheia, dont le montant maximum était fixé par la loi)18. Une fille nothè ne peut être épiclère : le client du 3e discours d’Isée, Sur la succession de Pyrrhos, fait valoir que, si son adversaire Philè avait été légitime, elle aurait été épiclère ; puisque le fils adoptif de son père ne l’a pas épousée et qu’aucun de ses parents ne l’a revendiquée en mariage, c’est qu’elle est une nothè19. Aucun texte ne précise si ces nothoi fils de concubine pouvaient être admis parmi les citoyens, ni selon quels critères, et l’on est réduit aux conjectures. Dans la mesure où la participation au corps civique dépend de l’inscription dans une phratrie et dans un dème, on peut raisonnablement supposer que, sauf dans les périodes de bouleversement au cours desquelles un chef influent peut imposer une vague d’exclusions (Isagoras) ou de naturalisations (Clisthène), l’octroi ou le refus de la citoyenneté à un nothos tenait à l’influence de son père, à l’attitude de ce dernier (un citoyen sans descendance légitime devait se montrer plus insistant en faveur de ses nothoi), à l’état d’esprit et aux usages particuliers de chaque phratrie et de chaque dème et aussi probablement à la réputation de la mère : les fils d’une courtisane à la carrière galante notoire et ceux d’“une concubine que l’on garde en vue de donner naissance à des enfants éleutheroi”20 n’étaient pas sur le même plan.
En 451-450, Périclès fait voter une loi réservant la citoyenneté à ceux qui ont deux parents athéniens, ἐξ ἀμφοῖν ἀστοῖν21. Cette règle générale s’impose à toutes les phratries et à tous les dèmes, dont la marge d’appréciation se trouve considérablement réduite : désormais, il leur est totalement interdit d’admettre comme citoyens des nothoi de concubines étrangères. Cependant, l’effet le plus important de cette loi est de créer dans le droit athénien une nouvelle catégorie de nothoi, les enfants d’épouses étrangères. Leur exclusion du corps civique a sans doute des répercussions sur leur position au sein de la famille : les biens fonciers étant à Athènes réservés aux citoyens, le droit à l’héritage des enfants d’épouses non athéniennes est certainement limité, sinon supprimé, après 451. Cessant d’être citoyens, ils cessent d’être gnèsioi22. On ne saurait dire si la loi était rétroactive : l’hypothèse la plus simple est qu’elle s’appliquait immédiatement à tous les jeunes gens qui demandaient à être inscrits dans une phratrie (à seize ans) ou dans un dème (à dix-huit ans)23.
Diverses raisons ont été invoquées pour expliquer la proposition de Périclès, et son vote par l’Assemblée du peuple. Nous nous contenterons ici de les rappeler brièvement, sans entrer dans le détail des controverses. Selon Aristote, la mesure aurait été prise διὰ τὸ πλῆθος τῶν πολιτῶν, à cause du nombre des citoyens ; il semble en effet que le corps civique athénien ait connu une croissance remarquable entre 480 et 45024, et il pouvait paraître souhaitable de freiner cet essor à un moment où une politique de maintien de l’empire se substituait à une politique d’expansion et où la qualité de citoyen conférait des avantages de plus en plus importants (on a souvent observé que le même Périclès, presque au même moment, faisait instituer les premiers misthoi). Le fait que les enfants d’épouses étrangères fussent désormais réduits à l’état de nothoi était aussi de nature à gêner l’aristocratie, dont certaines familles au moins recherchaient volontiers des alliances matrimoniales en-dehors de la cité. La loi de Périclès dissuade les aristocrates de continuer à conclure de tels mariages, sous peine de voir leurs descendants privés de la citoyenneté. En imposant, indirectement mais efficacement, une stricte endogamie civique, la nouvelle loi brise les stratégies matrimoniales, mais aussi financières et politiques, conçues dans un cadre international, et oblige les aristocrates à raisonner dans un cadre purement athénien, ce qui accroît évidemment leur dépendance vis-à-vis du dèmos25.
Au début de la guerre du Péloponnèse, quand la peste eut emporté les deux fils qu’il avait eus de son épouse athénienne, Périclès se trouva privé de toute descendance légitime, du fait de sa propre loi : le fils que lui avait donné Aspasie était un nothos. Périclès, si l’on en croit Plutarque, aurait alors demandé l’abrogation de la loi de 451 : la formulation de Plutarque n’exclut pas qu’il l’ait obtenue, mais suggère plutôt que le peuple lui accorda une dérogation personnelle26. Les pertes dues à la peste et à la guerre conduisirent en tout cas les Athéniens à abroger, à suspendre ou au moins à ne plus appliquer rigoureusement la loi de Périclès : les phratries et les dèmes pouvaient à nouveau admettre en leur sein des mètroxénoi (et, semble-t-il, des patroxénoi), et la citoyenneté des gens ainsi inscrits ne pouvait pas être contestée27. Le même souci d’enrayer le déclin du corps civique poussa le peuple à voter une loi qui encourageait les citoyens à prendre une épouse, mais à donner aussi des enfants à une autre femme28. Il n’est pas sûr qu’au sein de la famille les enfants de ce concubinage officiel aient eu des droits à l’héritage égaux à ceux d’une épouse, mais ils jouissaient de la plénitude de leurs droits civiques. Peut-être étaient-ils à la fois nothoi et citoyens.
En 403, lors de la restauration démocratique, la loi de Périclès est remise en vigueur sur proposition d’Aristophon29, mais de manière non rétroactive : les enfants d’un citoyen et d’une étrangère nés avant 403 (et déjà présentés dans une phratrie) restent citoyens, les enfants nés après le vote de la loi sont exclus de la citoyenneté. À la même date, une loi définit de façon très stricte la légitimité familiale (gnèsiotès)qui permet de participer au groupe de parenté (ἀγχιστεία), aux cultes domestiques, et à l’héritage30 : pour être gnèsios, il faut être né d’une femme épousée selon les procédures d’engyè (entre le kyrios de la jeune fille et son futur mari) ou d’épidikasia (attribution officielle de l’épiclère à son plus proche parent)31. Il est probable que cette loi ne fait que réaffirmer des règles traditionnelles, mais elle leur donne un caractère officiel, et met fin aux nombreuses tolérances des années immédiatement antérieures de la guerre du Péloponnèse.
À une date que nous ignorons entre la restauration démocratique et le procès au cours duquel a été prononcé le Contre Néaira (vers 340), les mariages mixtes entre Athéniens et étrangères, comme entre Athéniennes et étrangers, furent totalement interdits. Les contrevenants étrangers étaient réduits en esclavage, le mari athénien d’une étrangère était frappé d’une amende de mille drachmes (Contre Néaira,§ 16) ; l’Athénien qui avait donné en mariage une étrangère en la faisant passer frauduleusement pour sa fille ou sa parente était frappé d’atimie et voyait ses biens confisqués (Contre Néaira, § 52). Comme la loi de Périclès, cette loi sévère procédait du souci d’imposer aux Athéniens une stricte endogamie civique. Apollodore n’hésite pas à déclarer que la citoyenneté est une dot que la cité accorde aux Athéniennes pauvres : les juges ne doivent pas tolérer que des courtisanes étrangères, belles et riches, se fassent épouser par des Athéniens, et condamnent ainsi certaines Athéniennes au célibat ou à la prostitution (Contre Néaira,§ 113). Le verbe utilisé à deux reprises dans la loi citée au § 16 du Contre Néaira,συνοικεῖν, signifie littéralement “cohabiter”, mais désigne aussi, de manière tout à fait habituelle, l’état de mariage : la loi frappe non seulement ceux qui ont accompli de manière frauduleuse la procédure d’engyè, mais ceux qui laissent croire ou qui font croire qu’ils sont mariés. L’une des finalités de ces lois est de prévenir l’inscription frauduleuse de νόθοι ἐκ ξένης dans les phratries et dans les dèmes. L’entretien d’une concubine étrangère par un Athénien reste bien entendu autorisé, mais un citoyen qui serait tenté de traiter cette maîtresse comme une épouse risquerait un procès devant les thesmothètes.
Plusieurs types de fraudes permettent à Athènes l’inscription d’un nothos né d’une étrangère dans une phratrie et dans un dème : le père peut faire passer une concubine étrangère pour son épouse (c’est le type de fraude que vise à empêcher la loi mentionnée dans le Contre Néaira), ilpeut aussi présenter le fils d’une concubine comme le fils d’une épouse athénienne. La filiation maternelle dépend dans une large mesure des affirmations du père : elle a un caractère en grande partie déclaratif32. Le fait que les femmes soient tenues à l’écart de la vie sociale rend possible un cas de figure qui fait mentir l’adage latin “Mater certa, pater incertus”. À Athènes, c’est parfois la mère qui est incertaine.
On ne saurait dire si les usurpations frauduleuses de la citoyenneté étaient nombreuses à Athènes. Ce qui est certain, c’est que les soupçons de fraude étaient fréquents, ce qui avait pour effet de donner un caractère précaire tant à la légitimité familiale qu’à la citoyenneté. Entre orateurs, la mise en cause de la naissance de l’adversaire est presque un topos obligé : si Démosthène est pour Eschine un nothos, fils d’une Scythe et scythe lui-même, Midias est pour Démosthène un enfant supposé33, et Eschine d’après le Sur la Couronne est le fils d’un esclave et d’une prostituée34.
Pour éviter de voir contester la légitimité de leur descendance, il est probable que les parents athéniens tendaient à multiplier les indices en faveur de la double filiation athénienne de leurs enfants : une engyè en bonne et due forme devant témoins, un banquet de mariage offert aux membres de la phratrie constituaient à cet égard des présomptions précieuses, sinon décisives35. Dans ces conditions, il est naturel de supposer que les Athéniens s’efforçaient de conclure pour leurs filles les mariages les plus officiels possibles et que les citoyens soucieux du statut de leur descendance cherchaient à éviter le concubinage avec des Athéniennes, d’autant plus que le divorce était facile et permettait des mariages successifs. Cette pression sociale explique que les nothoi issus de deux parents athéniens soient extrêmement rares au IVe siècle. Nous n’avons aucun exemple de νόθος ἐξ ἀστῆς36, et nous ne connaissons qu’un cas possible de nothè de ce type – la Philè du 3e discours d’Isée. C’est cette absence de documentation qui rend tout à fait insoluble la question de savoir si les bâtards nés de deux citoyens étaient eux-mêmes citoyens. Certains historiens et juristes, se situant dans une tradition qu’on pourrait qualifier de fustélienne, pensent que nul ne peut faire partie de la cité s’il est exclu de la famille et de ses cultes37. Ce premier type d’interprétation introduit dans le droit athénien une forme de logique rigoureuse qui rend difficile d’expliquer la souplesse des dispositions adoptées pendant la guerre du Péloponnèse. D’autres commentateurs, au contraire, observent que, selon la Constitution d’Athènes d’Aristote (42, 1), la seule condition exigée pour participer à la politeia reste d’être né de deux parents athéniens (ἐξ ἀμφοτέρων γεγονότες ἀστῶν) : la formulation de la fin du IVe siècle est exactement celle de la loi de Périclès, aucune disposition nouvelle ne s’y est ajoutée, et il convient en particulier de remarquer que le texte ne précise pas que les parents doivent être mariés38. Un tel argument ex silentio est extrêmement fragile ; en outre, même si la loi de Périclès restait la seule règle qui s’imposait absolument à toutes les phratries et à tous les dèmes, il est vraisemblable que ces petites communautés athéniennes, soucieuses de restreindre le nombre des bénéficiaires de la citoyenneté et volontiers soupçonneuses, tendaient à assimiler a priori l’enfant d’une concubine à celui d’une étrangère. S’il est logique de penser que les νόθοι ἐκ ξένης, au IVe siècle, avaient le statut d’étrangers, et qu’ils devaient se faire inscrire comme métèques, on ne saurait dire avec certitude s’il en allait de même d’hypothétiques νόθοι ἐξ ἀστῆς ou si ces derniers formaient une catégorie d’atimoi intermédiaire entre les citoyens et les métèques39.
Des trois types de nothoi que la définition de Pollux (ci-dessus) permet d’envisager a priori, le groupe des nothoi issus d’une épouse étrangère a totalement disparu à la fin du IVe siècle, puisque tout mariage avec une étrangère est désormais interdit. Le groupe des nothoi issus d’une concubine athénienne n’est pas représenté dans nos sources. Ne reste qu’un type de nothoi, celui des enfants d’une concubine étrangère, qui s’oppose terme à terme à celui des gnèsioi issus d’une épouse athénienne. Les deux critères de l’origine maternelle et du statut maternel en viennent pratiquement à coïncider.
L’histoire du mot nothos, entre l’usage de l’épopée et celui du IVe siècle, révèle une évolution sémantique importante : à la définition du nothos comme fils d’une concubine tend à s’ajouter, sinon à se substituer, celle de fils d’une étrangère. L’histoire du droit athénien présente une évolution parallèle : la loi de Périclès exclut de la cité les fils d’étrangères, une loi du IVe siècle interdit les mariages mixtes, tous les bâtards tendent à être considérés comme des fils d’étrangères. On est souvent enclin à expliquer l’évolution du vocabulaire par la loi de Périclès, attribuant par exemple à un anachronisme d’Hérodote le fait qu’il qualifie Hégésistratos de nothos. Avant que d’attribuer à une décision politique, si importante soit-elle, un effet aussi considérable sur les mœurs et les mentalités, il convient d’examiner l’hypothèse inverse : la loi de Périclès ne pourrait-elle pas être elle-même l’effet de l’exclusivisme croissant des Athéniens, qui seraient à la fois de plus en plus méfiants à l’égard des alliances matrimoniales à l’étranger et de plus en plus convaincus de leur propre supériorité ?
Le dossier des nothoi du Kynosarges est sur ce point d’une importance capitale40.
Dans le Contre Aristocrate (§ 213), Démosthène déclare que le condottiere Charidème, auquel les Athéniens veulent accorder divers privilèges exorbitants, n’est même pas citoyen de la cité eubéenne d’Oréos dont il est originaire : sa mère est d’Oréos, mais son père est étranger, si bien qu’“il cotise là-bas chez les nothoi comme autrefois ici les nothoi cotisaient au Kynosarges”41. On peut déduire de ce texte qu’il existait “autrefois” à Athènes une association religieuse à laquelle devaient obligatoirement “cotiser” les nothoi et que leur inscription dans ce groupe marquait officiellement leur statut politique inférieur, mais qu’au milieu du IVe siècle cette catégorie des nothoi du Kynosarges avait disparu42.
Le recueil épigraphique de Polémon, géographe et érudit du IIe siècle avant J.-C., cite un décret d’Alcibiade relatif au culte d’Héraclès au Kynosarges. Ce décret stipule que le prêtre célébrera les sacrifices mensuels avec les parasitoi, que les parasitoi seront pris parmi les nothoi et les fils de nothoi, conformément aux traditions ancestrales (κατὰ τὰ πάτρια) et que ceux qui se déroberont et ne voudront pas exercer les fonctions de parasitoi seront traduits, pour cela aussi, devant le tribunal (probablement par le basileus)43. Athénée mentionne ce texte dans un long développement consacré aux parasitoi. Le terme de parasites, souligne Athénée, n’avait rien de péjoratif dans les temps anciens, et servait au contraire à désigner de prestigieux desservants de sanctuaire. La fonction des parasitoi était à la fois d’être les commensaux de la divinité et de procurer au sanctuaire une partie du blé destiné à sa nourriture. Les conditions exigées des divers groupes de parasitoi varient selon les sanctuaires, mais deux traits communs à tous apparaissent nettement : 1) le contrôle de la désignation des parasitoi, comme celui de l’ensemble des cultes ancestraux, est de la compétence du basileus, le magistrat héritier des prérogatives religieuses des anciens rois d’Athènes44 ; 2) les parasitoi, ceux de l’Héraclès du Kynosarges comme les autres, sont extrêmement anciens et manifestent la vitalité de traditions religieuses remontant aux temps les plus reculés. Le décret d’Alcibiade n’est en rien une innovation, c’est seulement la restauration d’un culte ancestral, à un moment où ceux qui remplissaient les conditions rituelles pour être parasitoi répugnaient à assumer une fonction religieuse qui manifestait leur appartenance à une catégorie frappée de discrimination juridique, ou à tout le moins méprisée45. Que les enfants nés du métissage de parents d’origine différente aient été associés au culte d’Héraclès, héros né de l’union d’un dieu et d’une mortelle, n’a rien de surprenant. On peut raisonnablement supposer que, pendant très longtemps, les parasitoi du Kynosarges ont été choisis parmi les aristocrates issus de mariages prestigieux avec des étrangères. Il serait intéressant de savoir à quel moment ces mètroxénoi associés à l’Héracléion du Kynosarges ont commencé à être désignés par le terme méprisant de nothoi.
La seule indication que nous ayons à ce sujet vient de la Vie de Thémistocle de Plutarque (§ 1). La mère de Thémistocle n’était pas athénienne, mais thrace ou carienne selon les traditions46. “C’est pourquoi, alors que les nothoi cotisaient au Kynosarges (c’était un gymnase situé hors des portes et consacré à Héraclès, parce que celui-ci non plus n’était pas gnèsios parmi les dieux, mais se trouvait atteint de notheia du fait de sa mère qui était mortelle), Thémistocle persuada de jeunes Athéniens de la meilleure naissance de s’exercer avec lui au Kynosarges, et semble avoir ainsi effacé par ruse la discrimination entre nothoi et gnèsioi (τὸν τῶν νόθων καὶ γνησίων διορισμόν)”. Cette anecdote moralisante, que Plutarque emprunte peut-être au biographe aristotélicien Phanias d’Érésos, lui-même, semble-t-il, assez désinvolte vis-à-vis de ses sources47, comporte beaucoup de confusion. Plutarque évoque en même temps, sans les distinguer, trois réalités différentes (quoique évidemment liées) : le culte d’Héraclès, l’association à laquelle les nothoi sont tenus de cotiser, et le gymnase établi autour du sanctuaire. Il est peu vraisemblable qu’avant Thémistocle le gymnase du Kynosarges ait été fréquenté par les seuls mètroxénoi48 ; il est possible, en revanche, que l’obligation pour tous ces mètroxénoi de cotiser au Kynosarges ait précédé la loi de Périclès et qu’elle ait d’abord été justifiée par des raisons religieuses. L’information essentielle du texte, pour notre propos, c’est néanmoins que les enfants de mère étrangère étaient déjà à l’extrême fin du VIe siècle en butte à des attaques et à des manifestations de mépris, mais que certains, notamment dans l’aristocratie, réagissaient en proclamant bien haut la fierté qu’ils tiraient de leur origine. Le terme de nothoi, employé d’abord comme une insulte par certains Athéniens xénophobes, a pu être repris ensuite, dans une sorte de défi, par les mètroxénoi eux-mêmes : sur ce point, l’hypothèse de S. Humphreys selon laquelle les nothoi du Kynosarges auraient formé quelque temps une sorte de club aristocratique49 est extrêmement séduisante.
Il semble qu’on puisse distinguer quatre grandes phases dans l’histoire des nothoi du Kynosarges :
- Dans un premier temps, qui va probablement de l’époque des Médontides au VIe siècle, le culte de l’Héraclès du Kynosarges est en partie assuré par des mètroxénoi de noble naissance, choisis comme parasitoi par le basileus.
- À la fin du VIe siècle ou au début du Ve, les mètroxénoi commencent à être qualifiés de nothoi, ce qui signifie qu’une partie de l’opinion athénienne en vient à mettre en cause leur légitimité familiale et leur citoyenneté. Sous l’impulsion des plus prestigieux d’entre eux, comme Thémistocle, les mètroxénoi réagissent à ce dénigrement en soulignant leur étroite association à Héraclès et en se rassemblant autour du sanctuaire du Kynosarges.
- Cette association des nothoi du Kynosarges à direction aristocratique ne parvient pas à mettre fin aux attaques contre les enfants de mariages mixtes (il se peut même qu’elle ait contribué à les aggraver), si bien qu’en 451 la loi de Périclès interdit d’accorder la citoyenneté aux mètroxénoi et aux patroxénoi. Ces nothoi, exclus du corps civique, doivent obligatoirement s’inscrire au Kynosarges et y acquitter une contribution particulière. Les nothoi du Kynosarges cessent d’être seulement une association religieuse pour devenir aussi une catégorie juridique de non-citoyens.
- Les mariages mixtes se raréfiant à partir de la loi de Périclès avant d’être totalement interdits dans le courant du IVe siècle, les mètroxénoi issus de mariages disparaissent progressivement. Le culte d’Héraclès au Kynosarges continue très probablement, mais les parasitoi sont vraisemblablement choisis soit parmi des descendants (citoyens) de nothoi d’avant 45150, soit parmi des nothoi de basse extraction, par exemple des enfants de courtisanes étrangères51.
À partir du Ve siècle, le terme de nothoi, dans son acception la plus large, peut désigner à la fois tous les enfants de naissance illégitime et tous les enfants de mariages mixtes. Le mot est souvent, cependant, employé dans un sens plus restreint, pour désigner les seuls enfants hors mariage de deux citoyens, ou ces derniers associés aux mètroxénoi (et distingués des patroxénoi)52. Dans quelques cas (Athènes dans la deuxième moitié du Ve siècle, Oréos au IVe siècle), il existe une catégorie juridique particulière de nothoi, au statut semble-t-il distinct aussi bien de celui des citoyens que de celui des étrangers : ces nothoi, qui doivent payer une contribution particulière, sont probablement recensés sur des registres. À Athènes, ce groupe des nothoi du Kynosarges, qu’on pourrait qualifier de nothoi statutaires, fut loin de comprendre tous ceux qui étaient couramment qualifiés de nothoi ; l’existence de ce groupe fut en outre éphémère.
Si l’existence d’un statut particulier de nothos est relativement exceptionnelle53, la situation de nothos, en revanche, est presque toujours perçue comme intermédiaire et provisoire. Dans certaines cités à certains moments, tous les nothoi, ou certains d’entre eux – les mètroxénoi assez souvent, les patroxénoi très souvent –, sont exclus du corps civique ; cependant, même les nothoi qui sont juridiquement des xénoi sont considérés comme des étrangers plus proches des citoyens que les autres, et susceptibles de recevoir la citoyenneté en priorité au cas où le corps civique serait élargi54. À l’inverse, les nothoi qui ont le statut de citoyens – selon les cas les bâtards de deux citoyens, ou certains mètroxénoi, plus rarement des patroxénoi – sont dans une position précaire ; ils sont plus que d’autres menacés d’exclusion à titre individuel ou collectif.
À Athènes, la fermeture du corps civique, qui se manifeste d’abord dans le vocabulaire par l’emploi du terme de nothos à propos des mètroxénoi, puis par l’exigence d’une double ascendance athénienne lors de la loi de Périclès, enfin par l’interdiction de tout mariage mixte, va de pair avec les progrès de la démocratie, mais le phénomène est loin d’être spécifique à la démocratie athénienne. Certains groupes aristocratiques, comme les Bacchiades de Corinthe, ont imposé l’endogamie à leurs membres. Cette tendance n’est pas propre aux Grecs, puisqu’on la retrouve chez les Achéménides : Cambyse est préféré au fils d’une épouse non achéménide (Hérodote III 3), et, surtout, après la conjuration des sept Perses qui renverse le mage, les Sept décident que le souverain devra toujours épouser une descendante de l’un d’entre eux (Hérodote III 84, 2). Une partie de l’aristocratie macédonienne du temps de Philippe manifeste une préférence analogue en faveur de l’endogamie : lors du mariage de Philippe et de Cléopâtre, Attale, l’oncle de la nouvelle épouse, demande aux dieux que Philippe et Cléopâtre donnent bientôt un héritier légitime à la royauté macédonienne ; Alexandre, qui comprend qu’un tel vœu le ravale au rang de nothos, proteste violemment et lance une coupe à la tête d’Attale. Pour certains Macédoniens, un roi de Macédoine doit avoir une mère macédonienne ; Alexandre, le fils d’une princesse épirote, est un nothos55.
Si la pression du groupe, qu’il s’agisse d’un clan aristocratique ou d’une cité démocratique, vise très souvent et réussit assez souvent à exclure les enfants d’unions mixtes et à leur infliger un statut inférieur, il faut ajouter en contrepartie que certains nothoi sont crédités d’un charisme exceptionnel : c’est le cas bien sûr d’Héraclès, leur patron, mais aussi de tous les héros issus des amours de dieux et de mortelles. L’idée reste vivante dans la réflexion religieuse : Socrate, dans l’Apologie que lui prête Platon (27d), présente les daimones comme les nothoi des dieux et des nymphes. En outre, bien des tyrans et des conquérants sont des nothoi : on peut citer, parmi les plus illustres, Kypsélos, fils d’une Bacchiade à laquelle ses jambes en lambda avaient interdit un mariage au sein du clan, ou Cyrus, le “mulet” né d’une Mède et d’un Perse.
Notes
- Toutes les études sur le droit grec, sur la famille ou sur la citoyenneté sont amenées à aborder le problème des nothoi. Parmi les plus importantes, on peut citer R. Zimmermann, De Athenis nothorum condicione, Berlin, 1886 ; L. Beauchet, Histoire du droit privé de la République athénienne, Paris, 1897, p. 488-533 ; J.H. Lipsius, Das attische Recht und Rechtsverfahren, Leipzig, 1905, p. 468-499 ; H.J. Wolff, “Marriage Law and Family Organization in Ancient Athens: A Study on the Interrelation of Public and Private Law in the Greek City”, Traditio 2, 1944, p. 43-95 (repris sous le titre “Eherecht und Familienverfassung in Athen” dans Beiträge zur Rechtsgeschichte Altgriechenlands und des Hellenistisch-Römischen Aegypten, Weimar, 1961, p. 155-242) ; W.K. Lacey, The Family in Classical Greece, Londres, 1968, p. 100-118 ; A.R.W. Harrison, The Law of Athens, I, Oxford, 1968, p. 1-70 ; D.M. MacDowell, The Law in Classical Athens, Londres, 1978, p. 84-108 ; D. Lotze, “Zwischen Politen und Metöken: Passivbürger im klassischen Athen ?”, Klio 63, 1981, p. 159-178 ; P.B. Manville, The Origins of Citizenship in Ancient Athens, Princeton, 1990, p. 12-13 et 142-149. Une analyse approfondie de tous les aspects, juridiques, sociologiques et idéologiques, de la situation des nothoi dans l’ensemble du monde grec de l’époque archaïque à l’époque hellénistique fait actuellement défaut. La présente recherche n’a pas pour but de combler cette lacune, mais seulement de présenter quelques remarques et de suggérer quelques hypothèses (concernant principalement l’époque classique).
- Ce dernier cas est celui des fils nothoi de Priam. Le souverain de Troie est le seul, semble-t-il, à avoir reçu comme épouses les filles de nombreux alliés et vassaux ; les autres héros de l’Iliade n’ont qu’une épouse légitime, κουριδίη ἄλοχος.
- Théano, l’épouse d’Anténor, traitait Pédaios, nothos de son mari, comme son propre fils (V 70).
- À cet égard, il est révélateur que les nombreux nothoi évoqués dans l’Iliade ne soient pas des guerriers anonymes, mais que le poète tienne à les présenter en quelques vers, généralement au moment où ils vont mourir : ils sont membres de familles prestigieuses, quoique en position légèrement subalterne, et font partie de la classe des héros.
- VIII 284 notamment ; “les deux fils de Télamon” sont fréquemment associés.
- XVI 738. De même, en XI 102-103, Agamemnon tue deux fils de Priam, l’un nothos, l’autre gnèsios :le premier était le cocher du second.
- C’est ce qui arrive au condottiere du second conte crétois d’Ulysse, réduit à faire fortune par ses propres moyens (XIV 198 sqq.). Sur ce point comme sur bien d’autres, l’Odyssée donne une image beaucoup plus brutale des mœurs aristocratiques que l’Iliade. On peut noter en outre que ce personnage, que sa naissance rapproche en tous points des nothoi de l’Iliade, n’est cependant pas qualifié de nothos, et que ce terme est totalement absent de l’Odyssée.
- Les cas où un gendre s’établit dans la maison de son beau-père ne sont pas rares : parmi bien d’autres exemples de matrilocaIité, on peut citer Ménélas à Sparte, ou les maris des filles de Priam à Troie.
- Ajax, v. 1013.
- Andromaque, v. 224. Dans la même pièce, Pélée dénonce la vanité des préjugés relatifs aux nothoi : beaucoup d’entre eux, dit-il, ont plus de valeur que bien des fils légitimes (v. 636-638) ; le texte évoque les passages d’Électre dans lesquels Euripide souligne la noblesse de certains vilains et la vilenie de certains nobles.
- v. 1646-1669.
- Hérodote VIII, 103 : après Salamine, Xerxès charge Artémise de ramener en Asie ses enfants, gnèsioi et nothoi. Les deux emplois thucydidéens (VIII, 5, 5 et VIII, 28, 5) concernent des bâtards du satrape Pissouthnès. Le statut de nothos de ces personnages est mentionné brièvement, comme un fait bien connu, et nous n’avons pas de précision sur leur filiation maternelle.
- V 94 : Pisistrate établit à Sigée son fils nothos Hégésistratos. Sur ce personnage, voir J.K. Davies, Athenian Propertied Families, 600-300 B.C., Oxford, 1971, p. 449-450, s. u. Πεισίστρατος VI.
- Ambassade, 139.
- Cette traduction, adoptée faute de mieux, ne signifie évidemment pas qu’une astè exerce des droits civiques, mais qu’elle est fille de citoyens et apte à transmettre la citoyenneté athénienne.
- L’Etymologicum Magnum, éd. Gaisford, s. u. ΓΝΗΣΙΟΣ, marque ces distinctions avec une particulière netteté : Αἱ δὲ παιδοποιΐαι παρὰ τῷ ποιητῇ τετραχῶς λέγονται·
γνήσιος, ὁ ἐκ νομίμων γάμων
νόθος, ὁ ἐκ παλλακίδος
παρθένιος, ὁ ἐκ παρθένου νομιζομένης
καὶ σκότιος, ὁ ἐκ λαθραίας μίξεως. - Lorsque l’Ion d’Euripide apprend qu’il est le fils de Créuse, mais non celui de Xouthos, et qu’il s’écrie ὤμοι· νόθον με παρθένευμʹ ἔτικτε σόν, “hélas, c’est un nothos qu’enfanta en moi ton œuvre de vierge” (v. 1475), il n’énonce pas une banalité, mais établit un rapprochement nouveau et expressif entre l’infériorité de naissance qu’il croit être la sienne et le statut beaucoup plus familier des nothoi.
- La mention la plus ancienne de cette “loi de Solon” est le passage des Oiseaux déjà cité (v. 1663-1664). La fin de la “citation” (ἐὰν δὲ παῖδες μὴ ὦσι γνήσιοι, τοῖς ἐγγυτάτω γένους μετεῖναι τῶν χρημάτων, v. 1665-1666) a donné lieu à des interprétations divergentes : pour les uns (D. Lotze, “Zwischen Politen und Metöken…”, p. 162-163 par exemple), les collatéraux les plus proches obtiennent tout l’héritage, pour les autres (A.R.W. Harrison, The Law of Athens…, p. 67, notamment), ces collatéraux “participent” à l’héritage avec les nothoi. La première hypothèse s’accorde beaucoup mieux avec le mouvement du texte des Oiseaux, mais on ne saurait totalement exclure qu’Aristophane ait modifié le sens traditionnel de cette clause en l’isolant de son contexte.
- Isée, III, 56-76. Le commentaire de W. Wyse, The Speeches of Isaeus, Cambridge, 1904, p. 348-357 notamment, est encore très utile.
- Παλλακὴ ἣν ἂν ἐπʹἐλευθέροις παισὶν ἔχῃ. J’emprunte cette expression à la loi de Dracon sur le meurtre, citée par Démosthène dans le Contre Aristocrate, 53 : un homme peut légitimement tuer sur le champ celui qu’il aura surpris en flagrant délit d’adultère avec son épouse (δάμαρ), sa mère, sa fille, sa sœur, ou ce type de concubine. Il est possible qu’éleuthéros signifie plus ici que non esclave et veuille dire “jouissant de tous les droits d’un homme libre”, c’est-à-dire pratiquement citoyen.
- Aristote, Constitution d’Athènes 26, 4. Les trois autres sources sont Plutarque, Périclès 37, 2-5 ; Élien, Varia historia 6, 10 et la Souda, s. u. δημοποίητος. L’étude la plus approfondie de la loi de Périclès est actuellement la monographie de C. Patterson, Pericles’ Citizenship Law of 451-50 B.C., New York, 1981.
- Pour l’instant, aucun témoignage direct ne confirme cependant cette déduction logique.
- Voir notamment C. Patterson, Pericles’ Citizenship…, p. 96-97.
- Sur ce point, voir les indications réunies par C. Patterson, Pericles’ Citizenship…, p. 40-81.
- Cette explication politique, anti-aristocratique, proposée notamment par F. Jacoby dans son commentaire du Fr. 119 de Philochore (FrGrHist. III B Suppl. n° 329) et par V. Ehrenherg, From Solon to Socrates, Londres, 1968, p. 219-220, est rejetée par C. Patterson, Pericles’ Citizenship…, p. 99-100, de manière fort peu convaincante. Avant 451, il est sûr que les aristocrates n’étaient pas les seuls à épouser des femmes étrangères : c’est néanmoins pour eux que la renonciation à des alliances hors de la cité constitue le changement le plus radical.
- Périclès 37, 5 : συνεχώρησαν ἀπογράψασθαι τὸν νόθον εἰς τοὺς φράτορας, ὄνομα θέμενον τὸ αὑτοῦ, “ils lui permirent d’inscrire le nothos parmi les membres de la phratrie, en lui donnant son propre nom”.
- Dans le Contre Euboulidès de Démosthène, Euxithéos déclare que son père, étant né avant l’archontat d’Euclide, serait citoyen même s’il n’était astos que par l’un de ses parents (§ 30). Rien ne prouve cependant que les mètroxénoi acceptés comme citoyens soient ipso facto devenus des gnèsioi ayant droit à l’héritage : il se peut que certains aient continué à être considérés comme des nothoi dans la famille de leur père. C’est peut-être de ces incertitudes et de ces discussions qu’Aristophane se fait l’écho dans le passage des Oiseaux relatif à Héraclès (v. 1646-1669) : il me paraît injustifié de déduire de ces vers que la loi de Périclès est encore en vigueur en 414, comme l’affirme A.R.W. Harrison, The Law of Athens…, p. 25.
- Diogène Laërce, II 26 : γαμεῖν μὲν ἀστὴν μίαν, παιδοποιεῖσθαι δὲ καὶ ἐξ ἑτέρας. Usant de cette possibilité, Socrate, marié à Xanthippè, aurait eu des enfants de Myrtô. Diogène se fonde sur le témoignage d’Aristote.
- Karystios, fr. 11 Müller. La mesure ne s’explique pas par des raisons démographiques (la population athénienne a considérablement diminué au cours de la guerre), mais par des raisons politiques : en 403, beaucoup d’Athéniens, même parmi les adversaires de l’oligarchie, sont favorables à une limitation du corps civique. Les témoignages sur cet état d’esprit ne manquent pas : Archinos s’oppose avec succès à la proposition de Thrasybule accordant la citoyenneté aux métèques qui avaient combattu pour la restauration de la démocratie, et Phormisios tente même (en vain) de réserver les droits civiques aux propriétaires fonciers. Sur ces épisodes, voir en dernier lieu B.S. Strauss, Athens after the Peloponnesian War. Class, Faction, and Policy, 403-386 B.C., Ithaca, 1986, p. 97-99.
- Démosthène, Contre Macartatos, 51 : νόθῳ δὲ μηδὲ νόθῃ μὴ εἶναι ἀγχιστείαν μήθʹ ἱερῶν μήθʹ ὁσίων ἀπʹ Εὐκλείδου ἄρχοντος.
- Ιsée VIII, 19 ; Démosthène, Contre Stéphanos II, 18.
- Bien entendu, la filiation paternelle a également un caractère déclaratif. Un père qui a reconnu un enfant peut se raviser et le désavouer (ἀποκηρύττειν) ; à l’inverse, un fils peut sommer son père de le reconnaître et de l’introduire dans sa phratrie. Sur ces procédures, voir notamment D. M. MacDowell, The Law in Classical Athens…, p. 91.
- Contre Midias, 149.
- Couronne,130. Dans le Sur l’Ambassade de 343, alors que les parents d’Eschine vivent encore, Démosthène se montre plus modéré dans ses attaques.
- Voir par exemple l’argumentation du client d’Isée dans le VIIIe discours, § 18-19, ou celle d’Euxithéos dans le Contre Euboulidès de Démosthène, § 54 notamment.
- Malgré ce qu’ont affirmé certains commentateurs, le Boiotos des deux discours Contre Boiotos du corpus démosthénien n’est pas un νόθος ἐξ ἀστῆς. Selon son adversaire, Boiotos est le fils d’une Athénienne non mariée et d’un inconnu. Boiotos lui-même, d’autre part, qui revendique le nom de son grand-père paternel Mantithéos, affirme être le fils légitime de deux Athéniens mariés. Il est vrai que Plangon, la mère de Boiotos, fit un moment semblant de vouloir faire introduire ses fils dans la phratrie de ses propres frères (Contre Boiotos II, 10), mais dans ce cas elle les aurait vraisemblablement fait présenter comme des enfants légitimes indignement traités par leur père, non comme des nothoi issus de deux citoyens.
- Tel est en particulier le point de vue de H.J. Wolff, “Marriage Law…”, p. 76-95.
- Cf. par exemple A.R.W. Harrison, The Law of Athens…, p. 63-65. Sur ce problème, voir aussi D.M. MacDowell, “Bastards as Athenian Citizens”, CQ 26, 1976, p. 88-91, qui, tout en critiquant l’analyse de Harrison, soutient la même thèse avec d’autres arguments, et P.J. Rhodes “Bastards as Athenian Citizens”, CQ 28, 1978, p. 89-92, qui souligne la fragilité des arguments de Harrison et de MacDowell.
- C’est l’hypothèse qui a la faveur de D. Lotze, “Zwischen Politen…”, p. 159-180. L’absence d’exemple interdit toute affirmation sur ce point, mais on peut être tenté de raisonner par analogie à partir du cas de Philè dans le IIIe discours d’Isée : son adversaire l’accuse d’être une νόθη ἐξ ἀστῶν, et déclare qu’elle n’a pas été épiclère parce qu’elle n’était pas légitime, mais se garde de critiquer son mariage par ἐγγύη avec un citoyen athénien, qui aurait été interdit si elle avait eu le statut d’étrangère.
- L’article fondamental est celui de S.C. Humphreys, “The Nothoi of the Kynosarges”, JHS 94, 1974, p. 88-95.
- Εἰς τοὺς νόθους ἐκεῖ συντελεῖ, καθάπερ ποτʹ ἐνθάδʹ εἰς Κυνόσαργες οἱ νόθοι. Je comprends ici συντελεῖν dans son sens étymologique, qui est aussi le plus riche : il est évident que quiconque doit “cotiser” à une association est rangé parmi les membres de cette association.
- En tant que catégorie juridique seulement, car il est vraisemblable qu’au milieu du IVe siècle des nothoi restaient attachés au culte d’Héraclès.
- τὰ δὲ ἐπιμήνια θυέτω ὁ ἱερεὺς μετὰ τῶν παρασίτων· οἱ δὲ παράσιτοι ἔστων ἐκ τῶν νόθων καὶ τῶν τούτων παίδων κατὰ τὰ πάτρια· ὃς δʹ ἂν μὴ θέλῃ παρασιτεῖν, εἰσαγέτω καὶ περὶ τούτων εἰς τὸ δικαστήριον (Athénée, 234e). Il est vraisemblable que ὁ βασιλεύς, peut-être mentionné dans des dispositions précédentes du texte, est le sujet de εἰσαγέτω. On a trouvé sur l’Acropole un petit fragment très mutilé d’un autre décret d’Alcibiade relatif au Kynosarges (IG I3, 134).
- Pour une analyse plus détaillée, voir P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 336-337.
- Il est impossible de dire si la loi de Périclès était encore en vigueur lors du vote du décret d’Alcibiade. La mention des “fils de nothoi” permet probablement de désigner comme parasitoi des citoyens nés de nothoi antérieurs à la loi de Périclès.
- Voir en dernier lieu P. Bicknell, “Themistocles’ Father and Mother”, Historia 31, 1982, p. 161-173.
- Cf. L. Bodin, “Histoire et biographie : Phanias d’Érésos”, REG 30, 1917, p. 118-123, et F.J. Frost, Plutarch’s Themistocles, Princeton, 1980, p. 61-63.
- Sur ce gymnase, voir J. Delorme, Gymnasion, Paris, 1960, p. 45-49 et 58-59.
- S.C. Humphreys, “The Nothoi…”, p. 92 : “Mysuggestion is that a group of upper-class boys disfranchised by Pericles’ law adopted the gymnasium of Kynosarges as their centre and the fellow-nothos Heracles as their patron”. D’accord sur le phénomène, j’aurais tendance à le situer bien plus tôt.
- C’est la solution que semble déjà suggérer le décret d’Alcibiade cité par Athénée (voir ci-dessus).
- Selon H.S. Versnel, “Philip II and Kynosarges”, Mnemosyne 26, 1973, p. 273-279, et J. Bremmer, “ΕΣ ΚΥΝΟΣΑΡΓΕΣ”, Mnemosyne 30, 1978, p. 369-374, le sanctuaire du Kynosarges aurait eu très mauvaise réputation, et les Athéniens auraient institué par dérision le culte de Philippe au Kynosarges dont parle Clément d’Alexandrie (Protreptique IV 54) ; dans cette perspective, les Athéniens auraient agi à la manière des Mulhousiens qui, sous l’occupation nazie, donnèrent le nom d’Adolf Hitler Strasse à leur ancienne Rue du Sauvage. L’hypothèse est très ingénieuse, mais n’emporte pas totalement la conviction, car la malédiction “ἐς Κυνόσαργες”, équivalent de εἰς κόρακας selon Eustathe, est pour nous tout à fait énigmatique ; surtout l’installation d’un culte de Philippe dans un sanctuaire de son ancêtre Héraclès semble si naturelle qu’on hésite à lui attribuer un caractère subversif.
- Aristote, par exemple, utilise deux fois le mot nothos dans la Politique. Dans l’un des deux textes, il énumère successivement les nothoi, les mètroxénoi et les patroxénoi (VI, 4, 1319b) ; dans l’autre (1278a), il distingue les nothoi d’une part, et les enfants nés ἐκ πολιτίδος (c’est-à-dire les patroxénoi) d’autre part. Sur ces deux textes, voir en particulier J.M. Hannick, “Droit de cité et mariages mixtes dans la Grèce classique”, AC 45, 1976, p. 133-148.
- Du moins à l’époque classique. Sur les données de la période hellénistique, voir Cl. Vial, “Mariages mixtes et statut des enfants. Trois exemples en Égée orientale”, in L’étranger dans le monde grec, II, R. Lonis dir., Nancy, 1992, p. 287-296.
- Ce point apparaît nettement dans les deux textes d’Aristote relatifs aux nothoi (Politique III, 5, 1278a et VI, 4, 1319b).
- Plutarque, Alexandre, 9. Sur cet épisode, voir notamment F. Sisti, “Alessandro νόθος βασιλεύς”, AI0N, sez. filol. I, 1979, p. 71-80.