Introduction
L’annonce du thème de la journée d’étude, « Traduire le double langage », ainsi que l’intérêt exprimé dans l’appel pour les pratiques traductives, coïncidèrent avec la parution de la traduction américaine du dernier recueil de la poétesse argentine Susana Thénon, Ova Completa. Cette traduction, composée par Rebekah Smith et publiée chez Ugly Duckling Press (New York) offrait une visibilité inédite à Susana Thénon en réception anglophone, plus de trente ans après la publication d’Ova Completa en Argentine, en 1987. Jusqu’alors, le public anglophone ne disposait que d’extraits du quatrième recueil de Susana Thénon, distances, traduits et publiés par Renata Treitel du vivant de la poétesse1. Cet article rassemblera quelques réflexions issues de l’observation des propositions de Rebekah Smith, à partir de difficultés de traduction propres au recueil Ova Completa repérées lors de travaux antérieurs. La traduction anglaise sera confrontée à nos propres tentatives et propositions, en français. Exercice de funambulisme traductif s’il en est, puisque l’écriture d’Ova Completa est caractérisée par un usage acide de la parodie, de l’ironie et des jeux de mots.
L’histoire de ce recueil est, à plusieurs titres, singulière. Il occupe une place à part dans l’itinéraire de son autrice. C’est le cinquième et dernier recueil publié par Susana Thénon, présente dans les milieux littéraires argentins depuis 1958, date de publication de Edad sin tregua, son premier recueil. Par sa radicalité, Ova Completa ouvre un nouvel espace de jeu pour une poésie se faisant à la fois ouvertement polémique et ludique, espace voué à se prolonger dans des publications postérieures. Mais le décès prématuré de la poétesse en 1991 fait mentir cet espoir, et Ova Completa demeure sans suite. De tous les recueils de Thénon, c’est celui qui ménage la plus grande place aux spécificités de la langue argentine, au-delà des insertions isolées d’éléments de lexique déjà visibles dans les recueils antérieurs. C’est notamment le seul recueil à introduire le voseo – le tutoiement – et à en problématiser l’usage. Du point de vue de la réception, il s’agit du recueil le plus célèbre de Thénon, celui par lequel les nouveaux lecteurs découvrent son œuvre, découverte à rebours qui ne peut que surprendre, tant l’esthétique d’Ova Completa diverge de la création antérieure.
Pourquoi qualifier la relation de ce recueil avec ses traductions de rhapsodie ? Le CNRTL nous apprend qu’une rhapsodie est une « œuvre instrumentale ou orchestrale de forme libre, composée de thèmes juxtaposés, d’inspiration populaire ou régionale »2. Le plus célèbre représentant de ce genre musical, Franz Liszt, voulait rassembler des fragments de musique tzigane avant de les coordonner, afin de créer à partir d’eux un ensemble cohérent, quoiqu’hétérogène, une « épopée bohémienne »3 pouvant refléter l’âme de la Hongrie. Faisant cela, Liszt se constituait rhapsode de sa propre nation. Susana Thénon, quant à elle, choisit d’ancrer Ova Completa dans le territoire argentin en marquant fortement ses choix linguistiques, et emprunte largement à des formes musicales populaires détournées et parodiées : le tango, le boléro ou la murga, chanson de carnaval. Elle inscrit même explicitement son recueil dans cette filiation générique et musicale : le dernier poème d’Ova Completa, intitulé « Libretos », a pour sous-titre « rhapsodie homérique »4.
Cette esthétique rhapsodique de la juxtaposition est l’une des causes principales de la difficulté à traduire le recueil, puisqu’elle implique une profusion sémiotique délirante, grâce à divers procédés : la stratification des signifiés (polysémie, syllepse) ; l’usage généralisé de l’hétérolinguisme ; une irruption du dialogisme en régime poétique. L’esthétique rhapsodique participe ainsi pleinement d’un double langage structurant le recueil, ce qui amène un certain nombre de questions : quels sont les liens entre la forme rhapsodique (les fameux « thèmes » juxtaposés), les langages qui s’y déploient et les enjeux politiques investis par cette forme, dans le cas précis d’Ova Completa ? Si Thénon se constitue rhapsode de la nation argentine, comment représente-t-elle cette posture dans le recueil et comment la tourne-t-elle en dérision, notamment en jouant du sens péjoratif de l’adjectif rhapsodique, entendu comme synonyme de décousu ou d’hétérogène ? Tous ces éléments sont redoutables pour la traduction, puisqu’il s’agit de traduire une esthétique presque entièrement fondée sur l’ironie et la stratification sémiotique. La composition d’une rhapsodie est d’ailleurs indissociable du traduire : en effet, cette forme musicale naît d’une volonté de transposer l’épopée homérique afin de fonder une culture nationale (dans le cas de Liszt, la culture hongroise), dans un contexte particulier, le romantisme allemand, qui fit de la traduction une structure modélisante pour penser la spécificité de la culture allemande. La traduction est alors conçue comme un acte « générateur d’identité »5.
Le risque, rendu évident par la forme même du recueil, serait de ne pas parvenir à restituer la cohérence du système que représente Ova Completa, ni ses réseaux signifiants sous-jacents. C’est pourquoi nous allons nous pencher sur certains des enjeux de traduction de ce « double langage » rhapsodique : le premier temps de la réflexion visera à replacer Ova Completa dans le contexte de l’Argentine des années 1980, et s’interrogera sur la manière de traduire les poèmes les plus historiquement situés du recueil. Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur la difficulté de choisir une langue pour la traduction, dans la mesure où Thénon revendique un usage critique de la langue espagnole. Enfin, nous reviendrons sur le délire de polysémie qui gouverne le recueil, en nous arrêtant sur son titre, véritable programme des difficultés traductives à venir.
Le double langage d’un recueil argentin de l’après-dictature. Contexte historique et enjeux de traduction.
Durant les années du Proceso de Reorganización Nacional, pendant lesquelles se succèdent quatre juntes militaires (1976-1983), Susana Thénon ne publie aucun recueil poétique. Même si elle met ce temps à profit pour développer d’autres formes d’expression comme la photographie ou, significativement, la traduction, son silence est révélateur. Ce n’est qu’en 1983 qu’est publié distancias, pourtant déjà presque terminé plus de quinze ans auparavant, suivi d’Ova Completa en 1987. Ces deux recueils, très différents, peuvent être lus comme des réponses à la manière dont la censure et la violence des représailles ont obligé les artistes à travailler leur langage, pour investir les mailles encore lâches du discours officiel. distancias fonctionne selon une logique soustractive : il faut parvenir à dire avec le moins de matériel signifiant possible, sachant que la disposition des mots sur la page ouvre déjà à une pluralité de lectures et de significations. Voici par exemple la distance n° 27:
27
silencio de máuser
(avanza gallina sacra
estúpida coalición
de pluma)
pum (eli eli)6
Récit du meurtre d’une poule, allégorie des victimes innocentes du terrorisme d’ État, ce court poème concentre la violence de l’assassinat dans de brefs syntagmes, pour la plupart averbaux. Cynisme et humour noir ne sont pas absents de ce poème, à travers notamment la notation finale entre parenthèses qui reproduit les criaillements de la poule à l’agonie, manifestement tournée en ridicule, ou l’interjection mimant comiquement le bruit du coup de feu. Pourtant, les silences trouant le poème diffusent une menace latente. C’est par retraits successifs que les poèmes de distancias acquièrent une forte densité musicale, vectrice de l’émotion.
À l’inverse, Ova Completa est placé, dès son titre, sous le signe de l’excès, de la boursouflure et du trop-plein. Le recueil emprunte certaines de ses caractéristiques et audaces à la veine du neobarroco, alors en vogue : les images monstrueuses et grotesques, le contraste des registres de langue, le travail sur les signifiants et, conséquemment, la transmutation des signifiés. Nancy Fernández, qui étudie l’écriture baroque chez Arturo Carrera et Tamara Kamenszain, deux auteurs contemporains de la deuxième période poétique thénonienne, voit dans l’esthétique néo-baroque « el espiral (el pliegue) del continuo »7 : il s’agirait d’une écriture privilégiant la métamorphose, et non pas la rupture. Cette image de spirale, qui avance par transformations, mais aussi dévorations successives, permet de mieux comprendre la structure d’Ova Completa et particulièrement la manière qu’a Thénon de traiter les hypotextes. Nous pouvons lire, à titre d’exemple, le poème « Punto fonal (tango con vector crítico) »8 :
“la picana en el ropero
todavía está colgada
nadie en ella amputa nada
ni hace sus voltios vibrar”
¡ESO ES DECLAMACIÓN!
Ce poème est la réécriture d’une strophe du tango Mi noche triste chanté par Carlos Gardel (1890-1935)9. C’est un jalon important de l’histoire artistique et culturelle de l’Argentine, puisqu’il est considéré comme le premier tango chanté à avoir été enregistré en 191710 : ce repère culturel se trouve ici détourné de manière très corrosive. La guitare du chanteur de tango, autour de laquelle s’articule le refrain, est remplacée par la picana, un instrument de torture massivement utilisé sous la dictature. Dans la mesure où le chanteur exprime dans le refrain le regret d’avoir été abandonné par celle qu’il aime, il est facile d’envisager, pour qui connait les paroles de la chanson, une lecture cynique du poème, dans laquelle le premier sujet de l’énonciation exprimerait sa nostalgie de la dictature. La charge ironique n’apparaît que si l’implicite intertextuel est mobilisé : avec ce poème, Thénon signale à quel point des sphères a priori anodines de l’identité populaire argentine, incarnées par le célèbre tango de Gardel, ont été dévoyées par le Proceso de Reorganización Nacional.
Quant au titre du poème, il s’agit d’une allusion transparente à la Ley del punto final promulguée par la toute jeune démocratie argentine en décembre 1986, c’est-à-dire peu de temps avant la publication d’Ova Completa, loi venant garantir l’impunité de tous les militaires ayant « agi sur ordre » d’une hiérarchie durant la dictature11. Cette loi est votée sous la présidence de Raúl Alfonsín, qui avait pourtant promis durant sa campagne qu’il n’y aurait pas d’amnistie pour les criminels de guerre. La néologie autour de l’adjectif « final », absorbé dans le champ du phonique, souligne un refus manifeste de la clôture faisant écho aux slogans qu’on retrouve dans les manifestations de l’époque : « No al punto final ». Comme traductrice, nous nous trouvons face à un double problème : d’une part la transparence de l’hypotexte musical pour un lecteur natif, et d’autre part la clarté de la référence à l’actualité politique lors de la publication. Le double langage parodique de « Punto fonal (tango con vector crítico) » s’exhibe, ce qui contribue à renforcer la charge du discours critique figuré dès le titre par l’image du vecteur : ce dernier viendrait frapper les lecteurs et lectrices, et provoquer une nouvelle lucidité. Ce double langage gagne fatalement en opacité dans la traduction : d’une part, il est peu probable que le texte de la chanson de Gardel fasse partie du réseau d’interlecture pouvant être mobilisé par des lecteurs et lectrices français. De plus, il semble difficile de maintenir aujourd’hui, et en français, la charge polémique du poème liée à la loi d’amnistie. Toutefois, voici une proposition de traduction :
Point phonal (tango avec vecteur critique)
« la gégène dans le placard
est encore à l’abandon
personne n’y fait d’amputation
ni ne chante ses volts vibratos »
ÇA C’EST D’L’ÉLOQUENCE! 12
Nous avons pris le parti de conserver, autant que possible, la musicalité du texte en favorisant les réseaux de rimes et d’allitérations même s’ils ne pouvaient pas se superposer exactement à ceux du poème argentin : par exemple, en inscrivant dans le premier vers une rime interne « fantôme » entre le mot absent « guitare » et le terme « placard ». Nous avons également procédé à une substitution de culturèmes, en préférant à la picana argentine un autre objet, la gégène, le terme désignant un groupe électrogène dont l’usage fut détourné à des fins de torture durant la guerre d’Algérie. Le procédé est contestable, bien sûr, et s’inscrit dans une démarche cibliste : mais une telle mutation semblait indispensable pour impliquer un lectorat français dans la dimension polémique du texte original. C’est dans cette perspective également que nous avons choisi de traduire « declamación » par « éloquence » dans l’exclamation finale, marquée par une rupture énonciative qui éclaircit le statut citationnel de la chanson de Gardel : nous privilégions ainsi le sème d’habileté rhétorique, sans pour autant négliger la dimension oratoire et presque théâtrale présente dans les spectres sémantiques des deux termes. C’est une manière de contemporanéiser la critique incisive que fait Thénon des effets dévastateurs d’une manipulation politique utilisant le langage à la fois comme cible et, justement, comme vecteur.
Le double langage rhapsodique d’Ova Completa est partie prenante d’une esthétique historiquement située, et tire une partie de son intelligibilité du contexte argentin de l’après-dictature. Il ne se limite cependant pas à des motifs thématiques. L’esthétique rhapsodique est également perceptible dans la mise en scène et en voix d’une langue plurielle : l’appréhender en traduction nécessite d’interroger nos propres usages linguistiques.
L’espagnol et son double. Quelle(s) langue(s) pour la traduction ?
Ova Completa et la querelle de la langue
Adopter une posture de rhapsode implique un rapport particulier à la parole ainsi qu’à sa langue, et marque le désir de constituer une identité linguistique particulière ; d’autant plus s’il s’agit de structurer une forme artistique nationale fondée non pas sur les harmoniques, comme c’est le cas de Liszt et de ses Rhapsodies hongroises, mais sur le langage. De ce point de vue, Ova Completa s’inscrit dans la continuité de la « querella del idioma » (querelle de la langue), notamment concernant un point particulièrement polémique : la porosité du fait littéraire à une langue argentine marquée par rapport à un castillan ressenti comme hérité et imposé. L’un des traits les plus saillants de cet « idioma nacional » (langue nationale), et l’un des plus intéressants du fait de son histoire et de ses conséquences à la fois morphologiques et syntaxiques, est le voseo13 : trait archaïque de l’espagnol de la conquête coloniale en Amérique, progressivement disparu dans la péninsule Ibérique, et devenu l’un des plus importants marqueurs de l’espagnol du Río de la Plata14.
Dans Ova Completa, la première manifestation du voseo se trouve dans le deuxième poème du recueil, dépourvu de titre. L’allocutaire y est d’emblée interpellé, et le « vos » se trouve ainsi mis en valeur en tant que premier mot et premier vers du poème. L’usage du voseo est ici doublement iconoclaste : d’une part, il s’agit pour Thénon d’une rupture avec les grandes figures tutélaires qui ont guidé l’inspiration de sa première période poétique, encore très influencée par les codes d’une poésie de l’intériorité. Le « tú » traditionnel de l’invocation lyrique est définitivement remplacé par la forme argentine « vos ». D’autre part, le voseo fait sa première apparition dans un poème refusant la représentation littéraire et picturale de l’Enfer de Dante, désacralisant par là même l’un des piliers de la culture occidentale, au profit de l’expérience du sujet poétique. Les deux derniers vers rapportent au discours direct les paroles du « señor » (maître) des lieux, qui utilise lui aussi les formes de conjugaison typiques du voseo : « llegás allí y te dicen / sos libre / andá y hacé lo que te dé la gana »15. Est-il possible de rendre justice à cette langue en traduction, d’autant plus qu’il faut en souligner l’irruption dans la poétique de Thénon ?
Dans La Traduction ou la lettre, Antoine Berman liste un certain nombre d’erreurs, ou « tendances déformantes »16 selon lui impardonnables dès que l’on se propose de traduire de manière éthique. Parmi ces tendances déformantes se trouvent « la destruction et l’exotisation des réseaux langagiers » : Berman donne justement comme exemple la tendance qui consiste à traduire un vernaculaire étranger par un vernaculaire local. Il voit dans cette pratique une exotisation ridicule prétendant rendre « l’étranger du dehors par celui du dedans »17. Il paraît pourtant nécessaire, dans le cas précis du voseo thénonien, de surmonter l’incapacité à traduire le rapport de tension entre le vernaculaire et la koiné (la langue cultivée) participant pleinement de la conflictualité langagière et linguistique de l’œuvre. Si nous ne marquons pas la spécificité du voseo, nous courrons le risque de répéter la violence d’une imposition linguistique que le recueil questionne. Dans le poème cité plus haut, Rebekah Smith fait le choix de ne pas singulariser la deuxième personne du singulier : « you / who’ve read Dante in folio […] you get there and they tell you // you’re free // go ahead and do as you like »18. Nous allons voir qu’elle privilégie un système de compensation, perceptible plus tardivement dans le recueil : le voseo et le positionnement de Thénon dans la querelle de la langue ne sont qu’un aspect de ce double langage qui tisse étroitement, dans le cas d’Ova Completa, langage poétique et enjeux politiques.
Double langage poétique et porosité discursive
L’écriture de Thénon mélange de manière très subtile la monstration de l’obscène, c’est-à-dire une forme d’exhibitionnisme langagier contraire à la langue de bois, et un art achevé de l’ironie, c’est-à-dire une forme de dissimulation. Cela s’actualise par exemple dans une forme particulière d’hétérogénéité, celle des registres de langue. Thénon revendique ce type d’écriture dans une lettre à Renata Treitel datée du 1er décembre 1983 : « Yo encuentro creatividad en cosas muy distintas, que a veces se manifiestan en lenguaje “emputecido” y a veces en lenguaje sumamente “refinado” »19. Choix est fait d’une langue qui refuse les limitations, afin de favoriser les transgressions. Le poème « mefítico oís vosotros » est emblématique à cet égard : nous y sommes entraînés dans la traversée des différents registres de langue espagnole, menée tambour battant par la voix d’un sujet poétique cynique, qui estime que tout peut être dit, à condition que cela soit fait avec élégance. De façon révélatrice, ce sont les mots appartenant au lexique argentin qui sont stigmatisés ; si « mefítico » (méphitique) est du dernier chic, les mots de « lunfardo » (le dialecte portègne) comme « chacabuco » (faible, impotent) ou « choto » (parasynonyme, avec une connotation sexuelle supplémentaire) sont à proscrire20 :
¿oís vosotros? Ahí
“mefítico”
es tan fácil
vetusto oís vosotros
¿véis?
arriesgarse con “choto” o “chacabuco”
es pasaporte a la marginación
¿queréis ser presa de antólogos chiflados ?
¿tener una veruga en el currículum ?21
Dans ce poème, le tuteo est associé à une langue culta, autorisée, dont le sujet poétique fait usage afin d’asseoir son autorité. Dans le même temps, il joue de cette autorité supposée pour tourner les prescriptions linguistiques en dérision. C’est à cette occasion que Rebekah Smith, en traduction anglaise, propose une habile solution pour différencier tuteo et voseo. Les formes de tuteo sont marquées grâce à la présence de la forme archaïque de la deuxième personne : « do you hearest ? there / « mephitic » / it’s so easy / you hearest archaic / seest? »22
Comment rendre cette impitoyable leçon de prise de « conscience de la langue » [« conciencia de lengua », v. 13] en français ? Si la solution proposée en note est satisfaisante au niveau du sens, elle ne l’est pas au niveau de la langue : les termes « impotent » et « vieux débris » n’appartiennent pas à un lexique dialectal, et ne rendent pas compte de la hiérarchie implicite établie entre le castillan d’Espagne et l’espagnol transplanté d’Amérique du Sud, encore largement modifié par les vagues migratoires du XXe siècle dont Buenos Aires, ville dont Thénon ne s’est presque jamais éloignée, est le théâtre privilégié. Par exemple, le poème contient le mot spuzza, qui est la déformation dialectale vénitienne du lunfardo esputsa, mot signifiant « puanteur » : « “con una spuzza que volteaba oís vosotrosˮ », littéralement « “avec une puanteur qui voltige entendez-vousˮ ». Mais, avec une telle traduction, l’idiolecte est perdu. La difficulté est alors de restituer la charge polémique de ce poème qui interroge la compatibilité des éléments de langage, dans le but de mettre en évidence l’existence oppressive d’une langue normée qui ne rendrait pas justice à la diversité des usages : le double langage, associé à un terreau linguistique particulier, résiste alors à la traduction.
« Ova Completa », « los huevos llenos » ou « the whole ova »
Les résistances à la traduction sont programmées dès le titre qui, respectueux en cela de l’esthétique néo-baroque, déploie déjà différentes strates interprétables. Il met en avant des œufs, symboles de gestation, mais des œufs désignés en latin, faisant signe vers le point d’origine des langues romanes. Le titre indique donc une double origine, linguistique et sexuelle, une double matrice qui est pourtant le seuil de l’ouvrage venant clore la production poétique thénonienne. Le titre trouve une prolongation dans le poème éponyme « Ova Completa », histoire accélérée et particulièrement cynique de l’humanité. Le titre du poème est accompagné d’un renvoi à une note de bas de page dont la forme rappelle les notices de dictionnaire étymologique comprenant remarques philologiques, traduction et synonymes :
Ova Completa*
*OVA: sustantivo plural neutro latino. Literalmente: huevos. COMPLETA: participio
pasivo plural neutro latino en concordancia con huevos. Literalmente: colmados. Variantes
posibles: rellenos, repletos, rebosantes, henchidos.23
Malgré cette scientificité exhibée, qui est déjà une charge ironique contre tout argument d’autorité, force est de constater que cette traduction interne repose sur un choix relatif : expliciter le lien entre « ova » et « huevos », et « completa » et « colmados », c’est choisir une traduction parmi d’autres possibles, et pas n’importe laquelle. En effet, cette traduction ne peut que résonner, dans l’imaginaire linguistique d’un lectorat argentin, avec l’expression « tener los huevos llenos » (littéralement, « avoir les oeufs pleins »), marquant l’énervement ou l’impatience. L’enjeu est alors de restituer les sèmes de l’expression idiomatique, mais également la connotation sexuelle. Au-delà de cette façade déjà duplice, les possibles lectures du titre se multiplient : un lecteur hispanophone ne peut qu’être frappé par l’homophonie entre « Ova Completa » et « obra completa » (œuvres complètes). La fixation d’un quelconque canon littéraire est regardée avec une distance soupçonneuse et tournée en ridicule. D’autre part, le filtre pseudo-érudit du latin nous rend victime, à l’orée du recueil, d’une illusion rétrospective puisque le recul avec lequel nous envisageons la langue latine aujourd’hui nous rend presque incapables d’y percevoir des ressources humoristiques. Ova Completa est un titre-anamorphose : il annonce un texte dont l’autrice revendique qu’il puisse être tout et son inverse à la fois.
La difficulté n’est pas tant de traduire le titre lui-même, forgé dans une langue hétérogène à l’ensemble du recueil, même si le latin fait irruption dans différents poèmes : il faut au contraire maintenir duplicité et faux-semblants sur la couverture, sans diluer le titre dans la langue de traduction. D’ailleurs, en traduction anglaise comme française, nous avons fait le même choix : celui de conserver le titre et sa consonance antiquisante. L’avantage du français est sans doute de partager avec l’espagnol une ascendance latine plus transparente, qui justifie cette « origine du monde » exhibée sur la couverture ; puisque, dans Ova Completa, le monde s’assimile souvent à la langue et ses multiples usages. Le défi traductif, s’il procède du titre, est ailleurs : il s’agit d’aller au-delà du filtre du latin et de déplier les implicites, impliqués dès et par le titre, au rythme que les poèmes successifs nous imposent. Ne pas réussir à restituer l’hétérogénéité cohérente et systématique des poèmes est l’un des risques majeurs posés par le double langage exploré par Susana Thénon dans Ova Completa.
Conclusion
Le paratexte de l’édition américaine de Ova Completa, signé conjointement par Rebekah Smith et l’une des éditrices de La Morada imposible24, María Negroni, célèbre à plusieurs reprises l’usage thénonien du double langage : Rebeka Smith évoque le « clever multi-layered play »25 de Thénon, María Negroni qualifie le recueil de « geography that turns outwards in order to immerse itself in the abyss of what isn’t seen, what is ignored or silenced for reasons of taste or good manners »26. Le terme « abyss » modélise clairement le geste requis pour les lecteurs et lectrices abordant ce recueil : un plongeon dans des significations qui se dévoilent progressivement à mesure que l’on avance dans les profondeurs. Ces profondeurs sont intertextuelles et hypertextuelles, par mobilisation et manipulation d’hypotextes culturels et linguistiques ; diachroniques, par l’exploration critique de l’histoire d’une langue ; également discursives, par l’invention d’un dialogisme poétique et un usage problématisé de l’hétérolinguisme.
Ova Completa s’inscrit dans une certaine définition du double langage, loin d’être elliptique et davantage du domaine du sur-entendu que du sous-entendu. Cette profusion favorise une forme de saturation du texte venant presque entraver la marche de la pensée, exacerbant ainsi la logique de tissage et de juxtaposition de l’esthétique rhapsodique. Pour autant, les leçons du neo-barroco nous invitent à la prudence : chaque plein, chaque concavité a son envers qu’il est possible de percevoir en tendant l’oreille. C’est bien sur un vide que s’ouvre le recueil : le cri d’une femme, absent du poème initial, sans doute le texte le plus connu de toute l’œuvre de Thénon, « Por qué grita esa mujer ? »27. Ce cri qu’on n’entend pas, mais qu’on peut imaginer dans les interstices séparant les strophes du poème, programme une autre dynamique de lecture, plus libre et plus créatrice ; ce n’est sans doute pas un hasard si ce poème a été souvent interprété et mis en musique. Cette invite à la liberté est aussi un élément que nous, traductrices, devons entendre : le double langage thénonien n’interdit en aucun cas de traduire, malgré les difficultés. Il prescrit la lucidité.
Bibliographie
- Berman A. (1995), L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique : Herder, Goethe, Schlegel, Novalis, Humbolt, Schleiermacher, Hölderlin, Paris, Gallimard.
- Berman A. (1999), La traduction et la lettre ou L’auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil.
- Cifuentes Ruiz J. (2010), Les métamorphoses de la voix poétique dans l’œuvre de Susana Thénon, 2009-2014, thèse soutenue à l’université de Grenoble.
- Fernández N. (2012), « La escritura neobarroca. Tradiciones y efectos en la letra argentina (Arturo Carrera y Tamara Kamenszain) », Revista de Crítica Literaria Latinoamericana, n 76, p. 191-205.
- Glozman, M., Lauria D. (dir.) [2012], Voces y ecos. Una antología de los debates sobre la lengua nacional (Argentina, 1900-2000), Buenos Aires, Editorial Cabiria.
- Gregorio De Mac, M. I. (1967), El voseo en la literatura argentina, Santa Fe, Universidad Nacional del Litoral.
- Liszt, F. (1881), Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, Leipzig, Breitkopf et Haerter librairies-éditeurs.
- Lungu-Badea G. (2009), « Remarques sur le concept de culturème », Translationes, 1 (1), p. 15-78.
- Thénon S., Treitel R (trad.) (1993), distancias/distances, Los Angeles, Sun and Moon.
- Thénon S. (2001), La Morada imposible (t.1), Buenos Aires, Ediciones Corregidor.
- Thénon S. (2004). La Morada imposible (t.2), Buenos Aires, Ediciones Corregidor.
- Thénon S., Smith R [trad.] (2021), Ova completa. New York, Ugly Duckling Press.
Notes
- Une traduction complète est publiée quelques années plus tard. Voir Susana Thénon, distancias/distances, trad. Renata Treitel, Los Angeles, Sun et Moon, 1994.
- CNRLT, [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/rhapsodie [consulté en mars 2022].
- Liszt, 1881, p. 532.
- « Rapsodia homericana». Voir Thénon, 2001, p. 190.
- Berman, 1989, p. 27.
- Thénon, 2001, p. 121. « 27/meurtre de l’esprit saint/silence de mauser//(avance la poule sacrée/stupide coalition/de plumes)//pum (eli eli) » [nous traduisons].
- Fernández, 2012, p. 203. « La spirale (le pli) du continu » [nous traduisons].
- Thénon, 2001, p. 167.
- La strophe réécrite est la suivante : « La guitarra, en el ropero / todavia está colgada: / nadie en ella canta nada/ni hace sus cuerdas vibrar […]. »Latitud Argentina, [en ligne] http://www.latitud-argentina.com/blog/premier-tango-chante-carlos-gardel-mi-noche-triste [consulté en mars 2022].
- Les paroles sont de Pascual Contursi, sur la musique du tango Lita, du pianiste Samuel Castriosta. Voir Edmundo Eichelbaum, Carlos Gardel. L’âge d’or du tango, Paris, Denoël, 1984, p. 107-113.
- Cette loi est suivie, le 8 juin 1987, par la promulgation de la « ley de Obediencia Debida ». Ces deux textes sont finalement déclarés anticonstitutionnels le 14 juin 2005.
- Nous traduisons
- Le voseo est défini par María Isabel de Gregorio de Mac comme « [el] uso del pronombre vos con segunda persona singular de verbos, con los pronombres te y vos en lugar de ti, tu y tuyo para las formas posesivas – sustitución del número (vos con singular), la concordancia de esas formas con las verbales (vos tenés, vos tendrás) y la convivencia de las mismas con otras pronominales (a vos pero te) » (Gregorio de Mac, 1967, p. 10).
- Ibid., p. 12-15.
- Thénon, 2001, p. 139. « tu te pointes là-bas et on te dit/tu es libre/marche et fais ce qu’il te plait » [nous traduisons].
- Berman, 1999, p. 67.
- Ibid., p. 78.
- Thénon et Smith, 2021, p. 9.
- Thénon, 2004, p. 220. « Je trouve la créativité dans des choses très différentes, qui se manifestent parfois dans un langage “putassierˮ et parfois dans un langage très “raffinéˮ. » [nous traduisons].
- Thénon, 2001, p. 145.
- « entendez-vous ? du bon côté/“méphitique”/c’est si facile/vous entendez archaïque/voyez-vous ?/marcher sur le fil des “impotent” ou des “vieux débris”/c’est un passeport pour la marginalisation/vous voulez être la cible d’anthologistes cinglés ? /avoir une verrue sur le CV ? » [nous traduisons].
- Thénon et Smith, 2021, p. 15.
- « Ova Completa**OVA : susbstantif pluriel neutre latin. Littéralement : œufs. COMPLETA : participe passé passif pluriel neutre latin se rapportant à œufs. Littéralement : copieux. Variantes : garnis, replets, débordants, gonflés à bloc. » [nous traduisons].
- Il s’agit du titre choisi par Ana María Barrenechea et María Nagroni pour l’édition des oeuvres complètes de Thénon, publiées en 2001 à Buenos Aires.
- « Le jeu brillant et constitué de strates successives » [nous traduisons].
- Thénon, Smith, 2021, p. 136. « Une géographie qui se tourne vers l’extérieur afin de s’immerger dans l’abîme de ce qui n’est pas vu, de ce qui est ignoré ou réduit au silence pour des raisons de goût ou de bonnes manières » [nous traduisons].
- Thénon, 2001, p. 137-138.