Paru dans Paysage et religion en Grèce antique.
Mélanges offerts à Madeleine Jost, P. Carlier & Ch. Lerouge-Cohen dir.,
Travaux de la Maison René-Ginouvès 10, Paris, De Boccard, 2010, p. 3-12.
Après quelques phrases sur les frontières de l’Arcadie1, Pausanias consacre les six premiers chapitres de son livre VIII à l’histoire commune2 des Arcadiens ; cinq de ces six chapitres traitent des rois d’Arcadie. L’intérêt du Périégète pour les plus anciens rois apparaît à maintes reprises. Après avoir décrit le sanctuaire d’Athéna Chalinitis, la déesse qui apporta le plus d’aide à Bellérophon en bridant Pégase, Pausanias fait une assez longue digression sur les rois de Corinthe de Sisyphe à Alétès (II, 4, 1-5) ; il commence la présentation de Sicyone par la liste de ses rois jusqu’à la conquête dorienne (II, 5,6-7,1). Au livre III, après quelques paragraphes sur les monarques laconiens antérieurs au retour des Héraclides, Pausanias consacre deux longs développements aux Agiades (III, 2-6), puis aux Eurypontides (III, 7-10,5), ce qui le conduit à parcourir deux fois l’histoire de Sparte. Au livre IV, la liste des rois messéniens fournit le fil directeur de l’histoire de la région jusqu’à la fin de la 1ère guerre de Messénie (IV, 1-13). À propos de l’Attique, Pausanias déclare que s’il lui plaisait de γενεαλογεῖν, il pourrait dresser une liste complète des Médontides de Mélanthos à Cleidicos (I, 3, 3) ; il ne le fait pas cependant, probablement parce qu’il n’a rien à ajouter à ce qu’ont dit ses prédécesseurs, et se contente de mentionner incidemment un certain nombre de rois.
Dans la plupart des régions et des cités, Pausanias mentionne au moins trois catégories successives : 1) les premiers rois, d’origine divine, qui sont souvent les éponymes des cités, des fleuves et des montagnes, ainsi que les fondateurs des principaux cultes, 2) les rois héroïques célébrés par l’épopée, 3) les dynasties établies après le retour des Héraclides, dont le Périégète évoque souvent la chute. Ces trois groupes de rois apparaissent dans la liste des rois arcadiens3, mais les vingt-cinq rois d’Arcadie appartiennent tous à la même dynastie. Les Arcadiens se disent autochtones, comme les Athéniens ; ils sont fiers d’avoir résisté aux invasions (notamment à l’invasion dorienne), comme les Athéniens. Cependant, alors qu’à Athènes les Théséides sont remplacés par les Médontides, les descendants de Pélasgos règnent sans interruption sur l’Arcadie, jusqu’à Aristocratès II à l’époque de la 2de guerre de Messénie.
Du 12e (Hippothoos) au 25e (Aristocratès II), les rois d’Arcadie se succèdent de père en fils4, mais les successions sont beaucoup plus compliquées dans les premiers temps de la dynastie. Lycaon (2) eut 28 fils qui fondèrent de nombreuses cités ; l’aîné d’entre eux, Nyctimos (3), détint le pouvoir suprême, mais aucun des petits-fils de Lycaon en ligne masculine ne régna sur toute l’Arcadie. Le pouvoir revint à Arkas (4), fils de Zeus et de Kallisto, fille unique de Lycaon : une forme de succession matrilinéaire prévalut alors. Arkas partagea son territoire entre ses trois fils Azan, Apheidas et Élatos ; tous trois, ainsi que certains de leurs descendants, furent rois, mais Azan (5) puis son fils Kleitor (6) eurent la prééminence. Comme Kleitor n’avait pas d’enfant, son neveu Aipytos (7) fils d’Élatos hérita de la royauté panarcadienne. À la mort de ce dernier, son cousin Aléos (8) fils d’Apheidas fut préféré à son neveu Agamédès parce qu’il descendait d’Arkas à la troisième et non à la quatrième génération5 (VIII, 4, 8) : une forme de séniorat, privilégiant la proximité avec un ancêtre prestigieux, joue ici un rôle prépondérant. Le pouvoir royal panarcadien continue à passer d’une branche à l’autre de la famille royale, jusqu’à l’avènement d’Hippothoos.
Le siège de la royauté panarcadienne s’est lui aussi déplacé. Pélasgos est antérieur à toute cité, Lycaon fonde Lycosoura6, où s’installèrent aussi les descendants d’Azan. Les rois issus d’Apheidas, notamment Échémos qui repoussa les Héraclides et Agapénor qui combattit à Troie et fonda Paphos, eurent leur capitale à Tégée7. Pendant le règne des quatorze derniers rois, le siège du pouvoir est à nouveau en Parrhasie, dans la cité de Trapézonte8. Contrairement aux rois de Tégée, ces rois de Trapézonte se sont illustrés par des forfaits plus que par des exploits.
En prenant comme fil directeur les listes de rois, Pausanias parvient à retracer, brièvement mais clairement, huit siècles d’histoire arcadienne. Il convient de souligner l’importance du travail accompli par Pausanias, et la virtuosité avec laquelle il a réussi à concilier traditions locales, traditions panarcadiennes, traditions d’autres régions9 et traditions panhelléniques dans un récit si cohérent qu’il est souvent difficile de retrouver les traces de ses diverses sources. Dans quelques cas, cependant, le Périégète laisse entrevoir quelques décalages entre une version locale qu’il mentionne pour expliquer tel ou tel rite ou telle ou telle curiosité et la version panarcadienne et panhellénique qui a ses préférences dans le récit des chapitres 1 à 6. La généalogie des rois arcadiens fait d’Aéropos père d’Échémos (10) le fils de Képheus, tandis qu’une tradition liée au sanctuaire d’Arès Aphneios lui donne comme père Arès et comme mère Aéropè, fille de Képheus : Aéropè serait morte en couches, mais Arès dieu de l’abondance lui aurait permis d’allaiter son fils après sa mort (VIII, 44, 7-8). De même, si Pausanias reprend la tradition homérique selon laquelle Agapénor commandait le contingent arcadien à Troie (VIII, 5, 2), il signale aussi des traditions locales divergentes. Dans le sanctuaire d’Athéna du village de Teuthis, on voit une statue d’Athéna blessée à la cuisse. Selon les villageois, le héros local Teuthis aurait dirigé les Arcadiens à Aulis ; comme les vents n’étaient pas favorables, Teuthis aurait voulu faire défection ; Athéna s’opposant à lui, Teuthis l’aurait frappée à la cuisse ; la stérilité qui affligea le pays n’aurait pris fin qu’après la consécration de la statue, ordonnée par un oracle de Dodone (VIII, 28, 4-6). Près de Kaphyai, d’autre part, on montre un platane appelé Ménélaïs que Ménélas aurait planté lorsqu’il rassemblait une armée contre Troie (VIII, 23, 4)10.
Pausanias n’est pas le compilateur maladroit que certains modernes ont vu en lui : il a pour ambition de présenter un récit nouveau, plus complet, plus agréable et plus convaincant que ses prédécesseurs. À propos de Cadmos et de ses fils (IX, 5, 3), Pausanias regrette de n’avoir pu trouver quelque chose de nouveau. Cette notation suggère qu’en règle générale, le Périégète recherche des traditions peu connues qui lui permettent de renouveler le récit des épisodes célèbres. Le texte relatif aux rois arcadiens, comme l’ensemble de l’œuvre de Pausanias, doit beaucoup à l’auteur lui-même11. Il est cependant fort peu probable que Pausanias ait inventé quelque événement que ce soit. Un logopoios, pas plus qu’un poète épique, n’est un auteur de fictions. À partir de ses lectures, à partir de récits recueillis un peu partout en Grèce et surtout en Arcadie, Pausanias a présenté une version de l’histoire des rois arcadiens qu’il voulait supérieure aux précédentes.
Pausanias, contrairement à Plutarque, donne peu d’indications sur ses sources, mais il arrive qu’il indique les plus importantes : Eumélos pour Corinthe, Myron de Priène et Rhianos de Bénè pour la Messénie. Nous n’avons rien de tel à propos des rois arcadiens, et la recherche des sources est particulièrement difficile12. On regrette notamment la perte de quelques grands textes qui devaient parler des rois d’Arcadie, l’Histoire générale d’Éphore et la Constitution commune des Arcadiens13 d’Aristote. Malheureusement, Strabon, qui cite souvent Éphore à propos d’autres régions du Péloponnèse comme l’Argolide, la Laconie et la Messénie, accorde très peu d’importance à l’histoire de l’Arcadie14, et les seuls fragments de la constitution aristotélicienne cités par les lexicographes concernent l’assemblée des Dix Mille au IVe siècle15.
On peut présumer qu’au IVe siècle, l’histoire la plus ancienne de l’Arcadie a non seulement passionné les érudits, mais qu’elle a été exploitée par les fondateurs de la confédération arcadienne de 370, par les fondateurs de Mégalopolis en 36816, ainsi que par les adversaires de ces deux initiatives, bref qu’elle a fait l’objet de vifs débats liés à l’histoire récente, tant en Arcadie que dans le reste de la Grèce. L’unité du koinon arcadien est de courte durée. Dès 363, une scission se produit, opposant d’une part les Tégéates et les Mégalopolitains alliés aux Thébains, d’autre part les Mantinéens appuyés par la majorité des Dix Mille, qui s’allient aux Athéniens et aux Spartiates. Chacun des deux groupes antagonistes prétend cependant représenter toute l’Arcadie, si bien que l’exaltation de l’unité arcadienne continue après la fin de la confédération.
L’autre grand bouleversement lié à la défaite spartiate de Leuctres et à l’intervention thébaine dans le Péloponnèse est la fondation de Messène. Certains historiens modernes estiment que tous les récits antiques sur l’histoire archaïque de la Messénie, et en particulier les Messeniaka du livre III de la Périégèse, ne sont qu’une “pseudo-histoire”17 postérieure à 369, forgée de toutes pièces pour fournir un passé glorieux à une cité nouvelle. Tout récemment, Nino Luraghi, dans un livre extrêmement stimulant18, a soutenu que les Messéniens de l’époque archaïque ne se distinguaient pas des Laconiens, que la revendication d’une identité messénienne n’apparaît que lors de la révolte des années 460, que la Messène fondée par Épaminondas a été peuplée d’anciens hilotes et d’immigrants d’origines diverses, et que tous les récits sur la Messénie archaïque et ses luttes glorieuses contre Sparte sont destinés à créer un patriotisme messénien en transformant une fondation en résurrection et à faire reconnaître à l’extérieur les droits anciens des Messéniens. Cette thèse brillante suscite quelques réserves : ainsi, les guerres de Messénie font aussi partie de l’histoire de Sparte, et Tyrtée les évoque dès le VIIe siècle ; on s’expliquerait mal aussi qu’Anaxilas de Rhégion, au début du Ve siècle, revendique fièrement une origine messénienne s’il n’y a pas encore d’ethnos messénien.
Cette interprétation des récits messéniens a des incidences sur l’histoire de l’Arcadie : elle suggère que l’alliance matrimoniale conclue entre le roi arcadien Kypsélos (13) et son gendre Cresphontès premier roi héraclide de Messénie, ainsi que l’appui apporté par le roi arcadien Holaios (14) au rétablissement de son neveu Aipytos sur le trône messénien, pourraient être la projection dans le passé de l’alliance messéno-arcadienne contre Sparte dans les années 360 ; elle incite aussi à supposer que le thème de la trahison du roi arcadien Aristokratès II aurait pu être imaginé par les Messéniens pour expliquer qu’ils aient été vaincus malgré leur valeur exceptionnelle19. Dans une perspective plus large, on peut se poser la question suivante : tous les récits sur les rois arcadiens ne relèveraient-ils pas d’une pseudo-histoire de l’Arcadie, élaborée à partir de 370 parallèlement à la “pseudo-histoire de la Messénie” ?
Il est très probable que les événements des années 370-360 ont laissé des traces dans les traditions ultérieures. L’Etymologicum Magnum (623.16-17) mentionne pour la rejeter une tradition selon laquelle le héros Pisos aurait épousé Olympia, elle-même fille d’Arkas, et un autre lexicographe20 fait de Triphylos un fils d’Arkas ; de telles manipulations généalogiques visent à justifier les revendications des Arcadiens du IVe siècle face aux Éléens. Il est tentant également de rattacher les traditions relatives aux rois de Trapézonte au synœcisme de Mégalopolis. Que la dernière capitale ait été située en Arcadie sud-occidentale pouvait appuyer les prétentions de la grande cité tout juste fondée à jouer un rôle central dans la confédération. Le fait que Trapézonte ait refusé le synœcisme (ses habitants furent massacrés ou durent s’exiler21) a pu inciter les Mégalopolitains à charger la mémoire des rois de Trapézonte et à faire d’eux des sacrilèges et des traîtres (les Arcadiens auraient justement lapidé Aristokratès Ier et Aristokratès II). Il est cependant possible de faire un raisonnement inverse : c’est parce qu’ils étaient particulièrement attachés à leur cité au passé glorieux que les Trapézontins, comme les citoyens de Lycosoura22, ont refusé le synœcisme. Le fait que l’un des deux prétendants à la main d’Agaristè fille de Clisthène de Sicyone soit originaire de Trapézonte23 est peut-être un indice de l’importance et du prestige de la cité au VIe siècle.
Il y a des textes sur les rois d’Arcadie bien antérieurs au IVe siècle, à commencer par le Catalogue des vaisseaux du chant II de l’Iliade (603-614).
Le poète nomme d’abord le pays, donne un repère géographique, mentionne un monument emblématique et souligne la qualité militaire des habitants : “Puis ceux qui tenaient l’Arcadie (οἳ δʹἔχον Ἀρκαδίην) au pied du haut Cyllène, près du tombeau d’Aipytos, pays des hommes experts au corps à corps (ἀνέρες ἀγχιμαχηταί)”. Il nomme ensuite neuf localités, huit poleis – Phénée, Orchomène riche en brebis, Rhipè, Stratiè, Énispée battue des vents, Tégée, l’aimable Mantinée, Stymphale – et une région, la Parrhasie. Outre le fait que Rhipè, Stratiè et Énispée ont été abandonnées et ne sont plus localisables à l’époque de Strabon24, l’ordre suivi est surprenant : l’énumération passe de l’extrême nord du pays (Phénéos) au sud-est (Orchomène, puis Tégée), remonte vers Mantinée puis Stymphale et redescend vers la Parrhasie. Il est possible que le poète ionien connaisse mal la géographie de l’Arcadie, et qu’il se contente d’énumérer des localités célèbres25. Les Arcadiens ont pour chef de leurs soixante nefs le puissant Agapénor26 fils d’Ankaios. Après avoir encore loué les qualités militaires des Arcadiens, instruits à la bataille (ἐπιστάμενοι πολεμίζειν, v. 611), le poète précise que, comme les Arcadiens ne sont pas des marins, c’est Agamemnon qui leur a donné leurs navires. L’Arcadie du Catalogue est une communauté politique obéissant à un roi unique. Le poète mentionne deux rois d’Arcadie, Aipytos (7) et Agapénor (11) et donne le nom du père de ce dernier, Ankaios.
Si l’on admet que la composition monumentale de l’Iliade date du VIIIe siècle27, et que le Catalogue est antérieur à cette composition28, on peut en déduire que, dès le VIIIe siècle, la tradition épique se représentait les Arcadiens à l’époque de la guerre de Troie comme un peuple uni sous l’autorité d’une dynastie royale prestigieuse. Bien sûr, on ne saurait en conclure ni que cette image des Arcadiens correspond à un souvenir fidèle de l’époque mycénienne, ni qu’elle reflète nécessairement la situation politique du VIIIe siècle. La conclusion minimale que l’on peut en revanche tirer, c’est que les Arcadiens du haut-archaïsme avaient une identité et une aspiration à l’unité assez fortes pour penser qu’ils étaient unis politiquement à l’époque de la guerre de Troie et pour faire partager cette conviction.
Hésiode29, Hécatée30 et Phérécyde31 se sont intéressés à la généalogie des rois d’Arcadie. Quand Hérodote présente les arguments de Tégée pour revendiquer contre Athènes le commandement de l’aile gauche de l’armée grecque à Platées en 479, l’un des hauts faits que les Tégéates invoquent est que leur roi Échémos32 a vaincu Hyllos en combat singulier et repoussé les Doriens. La série des Arkadika, les histoires locales de l’Arcadie, commence avec Hellanikos au Ve siècle33.
Que les fragments de généalogie présentés par Homère, Hésiode ou Hérodote concordent avec la généalogie de Pausanias n’a rien de surprenant : le Périégète, ainsi que ses sources écrites et orales, connaissaient ces grands textes qui faisaient autorité. Ces fragments, cependant, venaient déjà de généalogies complètes de l’époque archaïque, qui ont pu garder assez longtemps une certaine flexibilité, certains noms en remplaçant d’autres en fonction des préoccupations du moment. La structure d’ensemble de la liste des rois arcadiens est probablement très ancienne – la longueur de la liste et l’unicité de la dynastie en particulier – ; les parties mouvantes s’articulaient autour de segments devenus intangibles après avoir été adoptés par des auteurs prestigieux.
De ce bref examen des généalogies des rois d’Arcadie, on peut tirer trois observations de caractère plus général.
La première concerne l’ancienneté du phénomène de la tradition (je ne parle pas pour l’instant du contenu des traditions). La genèse des poèmes homériques continue à susciter beaucoup de discussions, mais il est unanimement admis que la composition des grandes épopées a été précédée par des siècles d’improvisation orale pendant lesquels les aèdes ont chanté les exploits des principaux héros. Parallèlement à cette tradition épique en vers, des récits élaborés et transmis de manière plus informelle expliquaient pourquoi le monde dans lequel vivaient les auditeurs des poètes différait du monde héroïque chanté par les aèdes. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, les Grecs, dans les villages, dans les bourgades, dans les ethnè et au niveau panhellénique, ont eu un passé qui constituait un élément de leur identité et qui leur permettait de se situer par rapport aux habitants antérieurs de leur territoire et par rapport à leurs ancêtres (dans le cas des Arcadiens et des Athéniens, qui se disent autochtones, les deux groupes coïncidaient, mais le cas est exceptionnel). Chaque groupe a bien entendu tendance à modifier les traditions pour accroître son prestige et appuyer ses intérêts du moment, mais une version en contradiction avec une autre qui s’est déjà imposée peut susciter l’incrédulité, et il faut souvent accepter des compromis. Ainsi, les Arcadiens auraient aimé se présenter comme les inventeurs de l’agriculture, mais les Athéniens s’étant déjà approprié le rôle, ils ont dû se contenter d’affirmer que leur roi Arkas “introduisit la culture du grain, qu’il avait apprise de Triptolème”34. Le va-et-vient entre traditions orales et traditions écrites, traditions locales, traditions régionales diverses et traditions panhelléniques, voire traditions d’autres peuples, que l’on observe si bien dans l’œuvre de Pausanias, est un phénomène ancien. Bien sûr, la tradition se modifie, d’autant que chaque auteur de récit souhaite introduire des éléments nouveaux pour captiver son auditoire, mais la propagande des communautés et la fantaisie des narrateurs ne peuvent se déployer sans limite. Lecteurs et auditeurs sont prompts à dénoncer les impostures et les invraisemblances trop flagrantes. Il y a sans cesse des innovations, mais qui le plus souvent précisent et nuancent sans les remettre en cause des versions qui se sont déjà imposées. L’historien moderne ne saurait prendre les récits traditionnels pour argent comptant, mais ne saurait non plus renoncer à l’étude de cette partie importante de la culture grecque.
La seconde observation concerne le phénomène de l’ethnos au sens politique du terme35. La tendance actuellement dominante chez les archéologues et les historiens des âges dits obscurs et du haut archaïsme est d’appliquer à la Grèce le schéma évolutionniste cher à beaucoup d’anthropologues américains : à une société égalitaire sans pouvoir autre que familial succéderaient big men et chiefs avant que ne se développe une autorité proprement politique. Le choix de ce modèle entraîne de nombreuses difficultés. Tout d’abord, un schéma de ce type ne tient pas compte des monarchies centralisées et bureaucratiques de l’époque mycénienne36. En second lieu, il ne permet pas d’expliquer comment des poètes du haut archaïsme ont pu concevoir des sociétés aussi pleinement politiques que les sociétés homériques, toutes dotées des mêmes institutions, l’assemblée, le conseil et le roi37. Enfin, il est en pleine contradiction avec la totalité des traditions grecques, qui évoquent dès les périodes anciennes des cités et des peuples dotés d’une organisation politique. Bien entendu, il faut tenir compte de la volonté des cités et des confédérations de faire remonter leur existence le plus haut possible. Néanmoins, il convient de laisser la question ouverte : on ne saurait écarter l’hypothèse selon laquelle certains individus et certaines familles seraient parvenus très tôt à imposer une autorité, notamment militaire, à des groupes déjà dotés d’une conscience communautaire. Le souvenir nostalgique des riches et puissantes royautés achéennes, exaltées par l’épopée, a pu fournir un modèle. L’émergence des poleis et des ethnè dotés d’une organisation politique a pu se produire parallèlement, y compris dans les mêmes régions (Arcadie, Achaïe, Béotie, Phocide, Thessalie notamment) ; à leur stade embryonnaire, les deux types de communautés politiques ont pu être simplement superposés38 quelque temps, avant qu’une organisation fédérale n’articule les deux niveaux. L’ethnos arcadien du haut archaïsme n’est pas nécessairement un mythe imaginé par des propagandes ultérieures.
Il y a eu des ethnè sans roi (c’est le cas de la Béotie), mais la plupart des traditions placent un ethnos sous l’autorité d’une dynastie royale. On comprend très bien que des rois comme Pélasgos, Arkas ou Échémos pouvaient flatter l’orgueil national des Arcadiens. Les raisons qui auraient pu inspirer l’invention des rois sacrilèges Aipytos II et Aristokratès Ier, ainsi que du roi traître Aristokratès II, sont moins évidentes. Il aurait été a priori possible d’interrompre plus tôt la liste royale et d’épargner à la mémoire arcadienne ces déplaisants personnages. L’explication la plus simple, c’est qu’il y a eu des rois d’Arcadie jusqu’au VIIe siècle, que le renversement de la dynastie a été précédé de conflits violents et que les Arcadiens ont chargé la mémoire des derniers rois pour éviter une restauration. Il faut se garder de toute affirmation générale et péremptoire sur les rois archaïques, soumettre les traditions à un examen précis et chercher dans chaque cas l’hypothèse la plus probable.
Pour conclure sur l’Arcadie, je continue à penser qu’il est vraisemblable qu’il y a eu des rois d’Arcadie au début de l’époque archaïque.
ANNEXE
Généalogie des rois d’Arcadie
Notes
- Parmi les études – relativement peu nombreuses – sur les rois arcadiens, on mentionnera Fr. Hiller von Gaertringen, “Pausanias’ arkadische Königsliste”, Klio 21, 1927, p. 1-13, C. Callmer, Studien zur Geschichte Arkadiens, Lund, 1943, p. 59-67, H. Heinic, Pausanias the Perieget and the Archaic History of Pausanias, Prague, 1961, P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 405-407, (dans la perspective de ce livre, je m’étais plus intéressé au contenu de la tradition qu’à son développement), et surtout les précieux commentaires des éditions du livre VIII par Madeleine Jost dans la CUF (1998, p. 161-169) et par Mauro Moggi dans l’édition Lorenzo Valla (2003, p. 291-317).
- ἐν κοινῷ (VIII, 6, 3). Dans la suite du livre, Pausanias présentera au fur et à mesure de son itinéraire l’histoire propre aux différentes cités.
- On peut classer dans la première catégorie les rois de Pélasgos à Aléos (8) – dont certains ont été en outre des héros civilisateurs –, dans la deuxième Lycourgos (9), Échémos (10) et Agapénor (11), dans la troisième les rois d’Hippothoos (12) à Aristokratès II (25).
- À un détail près : Polymestor (21) a comme successeur son neveu Aichmis (22). On se reportera à l’arbre généalogique des rois arcadiens selon Pausanias (voir infra).
- Une idée semblable à celle qu’expose ici Pausanias inspire probablement les règles de succession royale à Sparte. Cf. P. Carlier, La Royauté en Grèce…, p. 246-247.
- VIII, 2, 1. Sur les concours des Lykaia dont Pausanias attribue également la création à Lycaon et sur les sacrifices humains du mont Lycée, voir surtout M. Jost, Sanctuaires et cultes d’Arcadie, Paris, 1985, p. 249-269.
- VIII, 4, 8.
- VIII, 5, 4.
- Les récits mythico-historiques du livre VIII recoupent non seulement des traditions messéniennes et spartiates, mais des traditions chypriotes (à propos de la fondation de Paphos par Agapénor ; VIII, 5, 2-3), pergaméniennes (à propos d’Augè et Télèphe ; VIII, 4, 9), bithyniennes (VIII, 9, 6 : la parenté des deux peuples permet d’honorer particulièrement Antinoos à Mantinée), phocidiennes (à propos de la fondation d’Élatée par l’Arcadien Élatos ; VIII, 4, 4), italiennes (tant à propos d’Oinotros, le dernier fils d’Arkas (VIII, 3, 4-5) que d’Évandre qui partit de Pallantion fonder le Palatin (VIII, 43, 2)) et bien sûr attiques (Pausanias lui-même choisit d’opposer la piété de Cécrops, créateur de sacrifices non sanglants, à l’impiété de Lycaon et de son sacrifice humain ; VIII, 2, 2-3).
- Dans ce second cas, il n’y a pas de contradiction flagrante avec la version homérique (Ménélas aurait pu parcourir l’Arcadie pour persuader les Arcadiens de suivre Agapénor), mais il est vrai que la version locale privilégie le rôle de Kaphyai.
- Sur ce point, voir aussi, dans une perspective assez différente, J. Roy, “The Sons of Lykaon in Pausanias’ Arkadian King-List”, ABSA 63, 1968, p. 286-292, qui montre que les cités de Mégalopolitide visitées par Pausanias lui-même ont des œcistes, alors que celles qu’il mentionne seulement à propos du synœcisme de 369 en sont dépourvues.
- Pausanias cite deux vers du poète Asios à propos de l’autochtonie de Pélasgos (VIII, 1, 4) et Hécatée à propos des amours d’Héraklès et d’Augè fille d’Aléos (8) (VIII, 4, 9), mais ces références à des auteurs beaucoup plus anciens ne portent que sur des détails. Pausanias déclare qu’il doit aux Arcadiens eux-mêmes la généalogie des rois arcadiens (VIII, 6, 1) ; même s’il est possible qu’il utilise parfois des historiens locaux auteurs d’Arkadika, il est probable qu’il se réfère surtout à des traditions orales recueillies sur place.
- Κοινὴ Ἀρκάδων Πολιτεία. J’ai délibérément choisi une traduction littérale : nous ne saurions dire a priori à quel moment, selon Aristote, la constitution arcadienne devient à proprement parler fédérale. Les constitutions aristotéliciennes comprennent en général une partie historique : c’est ce que montrent la Constitution d’Athènes et les fragments des politeiai de Lacédémone, d’Argos, de Thèbes, de Milet, d’Oponte, d’Orchomène et de Ténédos. Il est probable, sans être tout à fait certain, qu’il en allait de même dans la Constitution commune des Arcadiens et qu’Aristote y évoquait les anciens rois d’Arcadie. On se réfèrera aussi à l’étude très stimulante de M.H. Hansen, “Aristotle’s Reference to the Arkadian Federation at Pol. 1261a 29”, in Defining Ancient Arkadia. Acts of the Copenhagen Polis Centre 6, T.H. Nielsen & J. Roy éds, Copenhague, 1999, p. 80-88.
- Géographie VIII, 8, 1 : “Les peuples qui habitent l’Arcadie, Azanes, Parrhasiens et autres, paraissent être les plus anciens des peuples grecs. L’état de complète désolation de leur pays nous dispense de nous étendre longuement sur leur compte” (trad. R. Baladié).
- F 483 Rose.
- Je reprends ici la chronologie proposée par J. Roy, “Thebes in the 360s B.C.”, in CAH VI2, 1994, p. 192-193, qui s’appuie principalement sur Diodore XV 72. D’après Pausanias lui-même, le synœcisme de Mégalopolis aurait suivi de quelques mois seulement la bataille de Leuctres (VIII, 27, 8). Comme le note M. Jost, commentaire ad locum, les deux indications chronologiques ne sont pas totalement inconciliables, car l’établissement des modalités du synœcisme et leur exécution ont dû prendre du temps.
- La formule est de L. Pearson (“The Pseudo-History of Messenia and its Authors”, Historia 11, 1962, p. 397-426).
- N. Luraghi, The Ancient Messenians. Constructions of Ethnicity and Memory, Cambridge, 2008.
- Ainsi N. Luraghi, The Ancient Messenians…, p. 98-99.
- CEG 2. 284. Ces textes sont cités et commentés par T.H. Nielsen, “The Concept of Arkadia – The People, their Land, and their Organisation”, in Defining Ancient Arkadia…, p. 54-55. On notera cependant que ces versions si visiblement inventées pour les besoins de la cause ne sont pas reprises par Pausanias.
- Pausanias (VIII, 27, 6) précise : dans la Trapézonte pontique qui était leur colonie. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’une conjecture fondée sur l’homonymie des deux cités, car la Trapézonte pontique a pour métropole Sinope, qui est elle-même une colonie de Milet. Il est cependant possible que ce lien fictif ait été exploité par la diplomatie des deux cités dès avant 370.
- Les citoyens de Lycosoura eurent plus de chance que ceux de Trapézonte : ils “obtinrent des Arcadiens leur grâce à cause de Déméter et parce qu’ils s’étaient rendus dans le sanctuaire de Despoina” (VIII 27, 6 ; trad. M. Jost).
- Hérodote, VI, 126. Il s’agit d’Amiantos fils de Lykourgos.
- VIII, 8, 5.
- Comme il y a quatre verbes dans cette énumération, on pourrait penser que le texte présente les quatre subdivisions du pays : οἳ Φενεόν τʹἐνέμοντο καὶ Ὀρχομενὸν πολύμελον, Ῥίπην τε Στρατίην τε καὶ ἠνεμόεσσαν Ἐνίσπην, (1er groupe), καὶ Τεγέην εἶχον καὶ Μαντινέην ἐρατεινήν, (2e groupe), Στύμφηλόν τʹ εἶχον (3e groupe) καὶ Παρρασίην ἐνέμοντο (4e groupe). L’hypothèse n’est pas totalement exclue, mais l’examen de la géographie n’incite pas à la retenir.
- κρείων Ἀγαπήνωρ (v. 609). Κρείων étant une épithète fréquente des rois, notamment d’Agamemnon, Mazon est fondé à traduire “un roi, Agapénor”.
- Sur ce point très discuté, voir par exemple P. Carlier, Homère, Paris, 1999, p. 81-113.
- La place naturelle du Catalogue des vaisseaux est le rassemblement de la flotte à Aulis. Le poète a inséré le Catalogue au chant II de l’Iliade pour donner plus d’ampleur à son poème sur la colère d’Achille.
- Fragmenta Hesiodea, éd. Merkelbach-West, Oxford, 1968, F. 160-168.
- Fr. Gr. Hist. n°1, F. 6.
- Fr. Gr. Hist. n°3, F. 156-161.
- IX 26. Le texte donne deux indications généalogiques : “fils d’Aéropos fils de Képheus”. Les Tégéates ne précisent pas qu’Échémos était le roi de tous les Arcadiens.
- Sur ces histoires locales de l’Arcadie, en attendant la nouvelle édition de Madeleine Jost, on se reportera à F. Jacoby, Fr. Gr. Hist. IIIB, 1964, p. 25-40.
- Pausanias VIII, 4, 1.
- C’est-à-dire non seulement le peuple conscient de son identité ethnique, mais le peuple organisé politiquement, le Stammstaat des Allemands, l’ethnos-state des Anglo-Saxons.
- Certains auteurs sont bien sûr conscients du problème. Ainsi, J. Whitley (Style and Society in Dark Age Greece, Cambridge, 1991, p. 9) déclare que la Grèce a connu deux fois le phénomène de l’émergence de l’État, au Bronze récent, puis à la fin de l’époque géométrique. Il faut alors supposer une rupture complète entre le monde mycénien et l’âge du fer, que l’existence même de la tradition épique oblige à nuancer (même si les sociétés homériques sont très différentes des sociétés mycéniennes).
- Pour une critique plus détaillée du modèle des big men appliqué au monde homérique, voir P. Carlier, “Les basileis homériques sont-ils des rois ?”, Ktèma 21, 1996, p. 5-22.
- J’emprunte cette notion de “superposition” des communautés politiques à G. Vlachos, Les Sociétés politiques homériques, Paris, 1974, p. 303-362.