Depuis les années 20 de notre ère jusqu’à son démantèlement en 1843, le pont de Saintes qui supporte l’arc de Germanicus assure le franchissement de la Charente et constitue un axe majeur, tant à l’échelle locale que suprarégionale. Artère clé de la ville de Saintes, il remplit de multiples fonctions vitales pour cette dernière et fixe l’axe structurant de la topographie saintaise durant de nombreux siècles. Support de la représentation héraldique de la ville depuis le Moyen Âge central, le trinôme pont-arc-Charente sert d’axe de composition au premier portrait de Saintes (1560) et impose le paradigme de la ville-fleuve/ville-pont comme l’un des plus pérennes parmi les représentations littéraires (80 % des descriptions textuelles) et icono-cartographiques (60 %) jusque vers le milieu du XIXe siècle1.
- point 1
- Point 2
- point 3
Sur la base des observations topographiques, du corpus des représentations textuelles et icono-cartographiques de Saintes, mais aussi en mobilisant la documentation normative et fiscale des coutumes de l’eau, cette communication propose d’étudier les multiples fonctions de ces ouvrages, dans leurs dimensions pratiques et idéelles. Voie de franchissement implantée entre deux socles rocheux, le pont de Saintes constitue une barrière paysagère et fiscale, une frontière temporaire entre les terres françaises et anglaises, un verrou défensif de la ville tout en étant un axe majeur de l’urbanisme saintais. À ces fonctions, s’ajoutent celles des structures qu’il supporte ou auxquelles il est connecté (arc de Germanicus, mais aussi moulins, zone de déchargement, chapelle, habitation, statues… il aurait même abrité l’atelier de Bernard de Palissy). Le pont de Saintes ne serait certainement pas ce qu’il est sans l’arc antique qui expose les glorieuses origines de la cité. L’aménagement urbanistique du milieu du XIXe siècle conduit au divorce topologique forcé du couple pont-arc : le premier périt mais fut reconstruit, tandis que le second, sauvé in extremis par Prosper Mérimée, dans l’un des premiers combats des Monuments historiques, fut extrait des racines du pont pour être remonté, à quelques mètres, sur la rive droite de la Charente. Le trinôme pont-arc-Charente est indissociable de Saintes au point que l’on puisse interroger le rôle respectif de toutes ces structures dans l’élaboration au long cours de l’image que la ville donne à voir et à lire, parfaitement illustré par le portrait de Saintes de 1560 et conduisant à la formation d’un paradigme ville fleuve-ville pont.
Un site de franchissement
La ville de Saintes est bâtie sur un site de franchissement de la Charente, implanté entre deux socles rocheux calcaires2 que sépare le fleuve et qui constituent les supports à la construction d’un pont.
Configuration rare dans une région où les prairies alluviales et inondables, qui suivent le cours de la Charente, rendent son franchissement difficile, particulièrement en périodes de crues ; le passage le plus proche se situe à une vingtaine de lieux. La Charente prend sa source à Chéronnac en Haute-Vienne et se jette dans l’océan Atlantique par une large embouchure entre Fouras et Port-des-Barques en aval et au sud de Rochefort. D’une longueur de près de 380 km, son cours ne devient navigable qu’à partir d’Angoulême, et ce uniquement durant une partie de l’année en amont de Saintes et est sensible aux effets de marée en aval de Saintes. L’axe fluvial est un axe important de la circulation des vivres, matières premières, biens, produits artisanaux et personnes3[3]. Il sert ainsi à acheminer le sel issu des marais salants de Marennes et des rives de la Seudre sur la côte atlantique vers l’Auvergne et les provinces du centre de la France. Les blés et vins, quant à eux, descendent la Charente vers les ports de la côte pour être acheminés notamment vers l’Angleterre.
Transportées sur la Charente, les pierres de taille en calcaire issues des carrières de Sainte-Même, entre Cognac et Angoulême, alimentent les constructions à travers toute la Saintonge et l’Angoumois. Deux axes routiers se croisent eux aussi à Saintes : la via Agrippa, d’une part, reliant la capitale des Gaules, Lugdunum à Mediolanum Santonum, dont l’arc de Germanicus marque l’entrée dans la ville de Mediolanum et la via Turonensis, le chemin de pèlerinage conduisant à Saint Martin de Tours reliant Paris à Bayonne via Bordeaux.
L’arc de Germanicus, appellation consacrée par les sociétés savantes du XIXe siècle est un arc à deux baies dressant sa masse imposante3[4] à l’entrée du pont, configuration rare dans l’empire romain, était parfaitement adapté à ce rôle, car il tient lieu de porte, les deux arches étant censées marquer les deux sens de circulation viaire. Les deux baies sont surmontées d’un entablement corinthien portant le nom du donateur, Caius Julius Rufus. Sur l’attique couronnant l’arc, côté ville, sont gravées les titulatures de l’empereur Tibère, celle de son fils Drusus et de son neveu Germanicus ; cette dernière étant la plus lisible est à l’origine du nom donné à l’arc. À l’époque antique, le tablier est large alors qu’il se réduit par la suite3[5]. La ville se trouve ainsi à l’intersection de deux axes de circulation majeurs, l’un fluvial l’autre routier.
Les dimensions réelles – les fonctions physiques & matérielles
Le pont de Saintes, ou vieux pont3[6], joue non seulement un rôle vital pour la ville en tant qu’axe de circulation mais aussi remplit de nombreuses autres fonctions physiques, fiscales, militaires, religieuses et économiques. En premier lieu, le pont fait office de barrière d’octroi sur la Charente, avec un double péage, le premier routier pour l’entrée effective dans la ville par le pont3[7], le second fluvial pour le passage sous le pont (tant vers l’amont que vers l’aval) selon la coutume de l’eau du pont de Saintes effective depuis le XIVe siècle jusqu’à la fin de l’époque moderne.
La Charente tint le rôle de frontière entre les royaumes d’Angleterre et de France au XIVe siècle ; la ville sur la rive gauche était anglaise, la rive droite avec le faubourg aux Dames et l’Abbaye française3[8], tout comme le pont qui marquait la fin des possessions françaises avec la tour de Montrible, bâtie au XIIe siècle à l’extrémité gauche du pont devant les murailles de la ville, sous le nom de Mausifrote3[9]. Le pont et la tour de Montrible personnifient la présence royale à Saintes durant les derniers siècles du Moyen-Âge, les hommages au roi de ses vassaux y sont d’ailleurs portés[10]. Le château remplacé au XVIIe siècle par la citadelle verrouille la clé du franchissement de la Charente que représente le pont, conférant au pont de Saintes une valeur stratégique donc militaire que renforce le faible nombre de point de franchissement de la Charente et le rôle de frontière dévolu à la Charente. Outre la tour de Montrible, le pont présentait deux ou trois pont-levis entre l’enceinte de la ville sur la rive gauche et la tour, puis entre la tour de Montrible et la pile suivante. L’arc de Germanicus aurait même temporairement été transformé en barbacane, que venait compléter un corps de garde dans les bâtiments sur le pont derrière l’arc.
Parmi les autres bâtiments, se trouvait aussi : une chapelle conférant au pont une fonction religieuse que venaient peut-être compléter les niches d’ornementation sur les piles du pont, vides dans les représentations de Claude Masse (fig. 5) mais qui auraient pu selon certains auteurs contenir des statues de saints, le buste de l’évêque ayant fait réparer le pont ou le portrait d’Ysembert de Saintes, architecte du pont médiéval ; des logements et des boutiques, configuration assez commune à de nombreux ponts (pont de Londres, pont aux changes, Ponte-Vecchio) aux périodes médiévales et modernes: « il y a avoit autrefois au-dessus de cette arcade, 2 moulins comme les précédents. il n’y a plus à présent que des logements qui s’élèvent jusqu’au rez-de-chaussée du pont et ceux qui sont au-dessus, qui vont depuis l’arc de triomphe jusqu’au bout de la chapelle de St [ ][11] qui est à côté de ce pont[12] » ; Claude Masse mentionne l’existence d’un marché les samedis sur le pont même; des pêcheries dont le bénéfice avait été attribué à l’abbaye aux Dames par son fondateur Geoffrey Martel en 1047[13] ; des écluses constituées de deux portes massives qui venaient obturer certaines arches et dévier l’écoulement du fleuve et ainsi gonfler le débit du fleuve sur les arches centrales, redonnant au fleuve une profondeur navigable (fig. 4) : « Apparemment que cette écluse avoit été faite pour l’établissement d’un moulin, ou bien qu’il y avoit peut être des batardaux, et autres écluses sous le pont, pour faire regonfler la rivière, soit pour la navigation ou pour faire des inondations ou pour faire tourner l’eau du côté du moulin[14] » ; des moulins à eau (fig. 4) dont la propriété se partageait entre les chanoines de la cathédrale et les moniales de l’abbaye aux Dames[15]: « il y a deux grandes roues[16] qui font tourner deux moulins perpétuellement et ils ont ceci de singulier ce qui est très peu communs à d’autres que les roues montent, et descendent par le moyen des leviers, guides et poteaux qui se meuvent à proportion que l’eau croît, et décroît, et au-dessus de ses roues, sont les meules, dont l’une est au rez-de-chaussée du pont et l’autre à demie hauteur[17] » ; de plus, un débarcadère est observable au niveau de l’arche derrière l’arc (vue inférieure de la fig. 5) avec un escalier permettant de rejoindre le tablier.
Chronologie de l’association pont-arc
Durant les vingt siècles de son existence, les ponts de Saintes, car il y en eut deux, le pont antique romain et le pont médiéval, dit vieux pont qui subsistera jusqu’en 1843, connurent une vie mouvementée faite de réparations, rafistolages, embellissements et transformations, dommages, destructions et reconstructions au même endroit. À l’époque romaine : l’arc se trouve sur la rive droite de la Charente à l’entrée du pont comme en témoigne Claude Masse: « il paraît assez vraisemblable qu’elle fut ainsi dans le temps qu’on a bâti le premier pont, et qu’on eut terminé son extrémité par un arc de triomphe en l’honneur de celui qui l’avoit fait bâti ou de quelques mémorables actions des Romains[18] » ou Félix Royer de la Sauvagère : « Ces ponts, lorsque la rive du côté du faubourg des Dames n’avoit point encore été endommagée, n’étaient d’abord qu’en charpente ; selon un dessein trouvé chez M. Adam, chanoine de la cathédrale ; ils aboutissaient à l’arc-de-triomphe, en passant le long[19]. » L’accès au pont depuis la rive droite se faisait par une sorte de rampe dont les vestiges ont été retrouvés lors de fouilles en 2005. Selon Louis Maurin, il faut imaginer pour le pont antique une architecture en pierre de trois ou quatre arches, avec un tablier du pont plus bas et plus large que le vieux pont médiéval[20].
Au Moyen Âge, le pont connaît de multiples dommages et les chroniqueurs de Saintes[21] et de la Saintonge s’accordent sur le fait qu’il aurait au moins été détruit par deux fois, par les Sarrasins puis les Normands ce dont Masse se fait le premier l’écho: « comme l’histoire dit que Saintes a été plusieurs fois bouleversée par diverses nations, tant Européens qu’autres peuples barbares, surtout les Sarrasins et les Normands, qu’infailliblement détruisirent le pont que les Romains avoient faits bâtir[22] ». Cependant en bon ingénieur qu’il est et sur la base des constatations qu’il fait sur le pont, il ne peut que constater les ravages du temps, souligner l’effet des intempéries, l’érosion des rives générées par la Charente et des débordements hivernaux et l’utilisation intensive du pont, qui conduisent à un endommagement régulier. Artère indispensable de la ville, les habitants et les pouvoirs locaux ne font que remédier à cette lente dégradation, faute de trouver les fonds suffisants pour une reconstruction partielle ou totale : « il se peut bien que les débordements de la rivière de Charente auraient pu détruire ce pont en divers temps et qu’on l’aurait raccommodés à mesure qu’il se ruinait, c’est d’où peut procéder son irrégularité[23]. »
En effet, les constats des voyageurs, des cartographes et amateurs d’antiquités qui passent par Saintes sont unanimes, l’écoulement du fleuve s’accélère entre les piles du pont du fait de la petite taille des arches, conduisant à une érosion rapide des rives de la Charente au niveau du pont ce qui est particulièrement sensible sur la rive droite où elle est beaucoup plus rapide et marquée. « On doit attribuer le déchirement de ces rives aux ponts, surtout lorsqu’on les a bâtis en pierre : les eaux ont envahi sur leurs bords ce que le solide des piles leur avoit ôté dans leur volume, & l’arc-de-triomphe bâti sur le sol du faubourg, s’est insensiblement trouvé tout-au-tour, & entouré d’eau. Cette progression s’est tellement augmentée, qu’il a fallu allonger les ponts, jusques à ce qu’on ait arrêté les dégradations par des revêtements ; en sorte que l’arc-de-triomphe s’est trouvé compris entre deux ponts au milieu de la rivière[24] ». Comme Claude Masse l’indique l’érosion est telle que côté rive droite il est nécessaire de rajouter des arches dans un premier temps en bois afin de rejoindre la berge, ce qui conduit l’arc à se retrouver sur une « île ». L’arc n’est plus sur la rive, il fait partie intégrante du vieux pont jusqu’à sa destruction en 1843. Côté rive gauche, il est nécessaire de prolonger le tapis du pont, là aussi par une extension en bois pour rejoindre la ville (fig. 4 et 5). Durant toute sa vie, le vieux pont a connu cette succession permanente d’effondrements partiels, d’extensions, de réparations et surtout de rafistolages temporaires du fait du coût des travaux, conduisant à plusieurs reprises à sa désaffection et à son remplacement par un bac ! Ainsi Félix Royer de la Sauvagère nous rapporte que (le pont) « n’a été rebâti solidement qu’en 1665, et conduit par M Blondel ingénieur et architecte du Roy qui rapporte dans ses mémoires, qu’étant chargé du rétablissement de ce pont, sous les ordres de Mr Colbert premier ministre du Roy Louis XIIII, et surintendant des bâtiments de France qui obtint de sa majesté le rétablissement du pont de Saintes, parce qu’il y avoit très longtemps que l’on ne traversait la Charente à cet endroit que dans un bac ; toute la partie du pont depuis l’arc de triomphe jusqu’au faubourg, était tombée[25]. » Ce que confirme Claude Masse en décrivant les travaux entrepris par l’ingénieur Blondel, travaux qui mettent à jour les décombres des précédentes réparations : « Il commença par enfermer toute l’espace où il voulait travailler, de batardeaux, et qu’ensuite il fit déblayer les décombres des anciens ponts, qu’il trouva avoir été raccommodé à diverses fois, mais bâtis peu solidement, et établis sur pilotis sans grillage et que ses pilotis étaient resaillis dehors par l’effort de la terre glaise et vase ».
Depuis le XVIIIe siècle, la nécessité de construire un nouveau pont est discutée notamment dans les réaménagements urbains conduisant au perçage des cours Reverseaux et nationaux. Déplacer le pont pour faciliter la circulation en évitant les petites rues de la vieille ville est à l’ordre du jour malgré l’opposition des commerçants de la vieille ville. Les discussions s’éternisent et les projets restent à l’état de projets faute de moyens face à l’investissement à réaliser[26]. Au XIXe siècle, le délabrement du pont est tel qu’il devient urgent de trouver une solution. Le vieux pont est démantelé en 1843 et un nouveau pont est construit un plus au nord de sa position. L’intervention conjuguée entre 1840 et 1843 de Prosper Mérimée et des Monuments Historiques fraîchement nés, permettent le sauvetage, la préservation et le déplacement de l’arc de Germanicus sur la berge, conduisant à la séparation à ce jour définitive du pont et de l’arc, séparation physique et divorce iconographique, puisqu’à compter de cette date, le pont disparaît des représentations urbaines de la ville de Saintes au profit de l’arc de Germanicus, qui prend ce nom à cette époque, et devient l’une des icônes de la ville, ce que renforce le développement du tourisme.
Le pont générateur de la topographie saintaise
L’occupation du site de la ville de Saintes est très ancienne. La fondation de la ville de Mediolanum intervient peu de temps après la conquête romaine, entre 40 et 20 av. J.C., à l’extrémité ouest de la voie d’Agrippa traversant la Gaule d’Est en Ouest depuis Lugdunum, du nom du gouverneur de Gaule Cisalpine et gendre de l’empereur Auguste qui en est à l’origine. La ville construite sur la rive gauche du fleuve Carantonus au bout du pont qui permettait de le franchir, connaît un développement rapide dont témoigne l’ensemble monumental majeur du haut Empire mis au jour par les archéologues (temples, basiliques, capitole disposés autour d’un forum, thermes, amphithéâtre…)[27], preuve d’une assimilation rapide des Santons. L’organisation en était classique avec des rues orthogonales, révélées par les fouilles archéologiques[28] dont ne subsistent pour l’essentiel que les decumani, dont le principal constituait la voie d’Agrippa vers Lyon et passait par le pont.
Le pont romain et la Charente sont des morphogènes, à la fois générateur de l’urbanisme mais aussi de la conservation préférentielle des axes de franchissement par rapport au cardines. Mediolanum Santonum est donc, selon les saintongeais et les éminents membres des sociétés savantes du XIXe siècle, tout à la fois la cité des Santons et la capitale de la Gaule Aquitaine, avant Bordeaux ou Poitiers qui lui succédèrent vers le IIe siècle. À cette époque, la ville semble se contracter pour se limiter au IVe siècle à un castrum de 18 hectares entouré d’un rempart, dont une grande partie des pierres provenaient des anciens monuments de la ville et qui servira globalement de limites à la ville de Saintes jusqu’au XVIIIe siècle, excepté sur la berge charentaise. Au cours du haut moyen âge, la cathédrale actuelle et l’ensemble épiscopal sont construits à l’intérieur de l’enceinte ; de même le château est construit après l’an mil sur la colline à l’extrémité ouest de la ville, dominant le fleuve et commandant le pont. En 1047, l’abbaye-aux-Dames est fondée sur la rive droite proche du sanctuaire de saint Pallais, contribuant au développement du faubourg dans le prolongement du vieux pont, le long de l’ancienne voie d’Agrippa. À la même époque, le rempart le long de la Charente est reconstruit une quinzaine de mètres en avant pour faire fonction de batardeau, représentant un agrandissement fort limité. Le traité de Paris de 1272 sépare la rive gauche anglaise de la rive droite française pour une quarantaine d’années sans effet notable sur la topographie de la ville. En 1609, Henri IV ordonne la construction d’une fortification bastionnée incluant une citadelle, à la place du vieux château sur la colline, commandant la traversée de la Charente sur le vieux pont, citadelle dont le démantèlement est ordonné une vingtaine d’années plus tard par Richelieu suite au siège de la Rochelle.
La Contre-Réforme contribue à la modification du patrimoine religieux de la ville et à la reconstruction de la cathédrale et du vieux pont de 1660 à 1665. En 1843, le vieux pont est démoli et remplacé par un pont légèrement plus au nord à l’emplacement actuel du pont Palissy de 1876. Cette destruction du vieux pont conduit au déplacement de l’Arc de Germanicus sur la berge de la rive droite de la Charente.
Le dernier tiers du XIXe siècle est marqué par l’arrivée du chemin de fer à l’est de la ville dont la gare, mise en service en 1867 par la Compagnie des chemins de fer des Charentes3, se trouve à l’extrémité de l’Avenue qui traverse le faubourg Saint-Pallais sur la rive droite.
Avec l’implantation des ateliers des chemins de fer en 1877, c’est un véritable quartier populaire cheminot qui se développe de l’autre côté du pont, venant bouleverser l’équilibre topographique des deux rives. Le pont romain puis le vieux pont ont généré puis figé la configuration durant vingt siècles, faisant du trinôme pont-arc-Charente un marqueur indissociable de la ville de Saintes.
Les dimensions idéelles : le premier portrait de Saintes
Dans les représentations de la ville de Saintes, le pont et l’arc sont omniprésents. Ils sont visibles dans 60% des descriptions iconographiques et cartographies et dans 80% des représentations textuelles. L’analyse sémantique des textes décrivant la ville, montre que les termes arc/arche et pont apparaissent respectivement en 5e et 6e position avec 260 et 232 occurrences.
Le portrait de Saintes de 1560 est la première représentation complète de la ville dont nous disposons. Ce portrait du XVIe siècle constitue une véritable œuvre de transition entre l’iconographie et la symbolique médiévales et une vue de la ville moderne. Il ne s’agit aucunement d’une représentation au plus près de la topographie de la ville. Le « portrait » de Saintes de 1560 est issu du tome V du Civitates Orbis Terrarum de Braun et Hogenberg, publié pour la première fois en 1598[30], il est le fruit d’une même « mise en image »[31]. Pour interpréter un tel portrait, Paul Zumthor nous rappelle en parlant de Hogenberg : « aussi longtemps que la constitution d’une carte échappera aux contraintes mathématiques, l’œuvre s’offrira nécessairement à une lecture non littérale. […] Jusqu’au XVIIIe siècle, l’espace cartographique relève fondamentalement de l’imaginaire. » [32]
Le portrait de Saintes de 1560 nous offre donc une vision de la ville idéale, une représentation de la ville telle qu’elle veut être perçue et non une représentation exacte au sens des mesures mathématiques et géométriques.
De par sa composition même, le portrait de Saintes est orienté vers l’Ouest d’un point d’observation élevé et virtuel sur la rive droite de la Charente, présentant la dissymétrie de la ville entre le faubourg aux Dames au premier plan sur la droite et la ville intra-muros sur la rive gauche. Ce choix n’est ni gratuit, ni fortuit, le site de Saintes ne manque pourtant pas de points élevés, à commencer par la colline de Saint-Eutrope et la colline du Capitole, mais en rive gauche. Le choix de cette orientation met au premier plan la Charente et le vieux pont à l’extrémité duquel débouche la voie d’Agrippa, soulignant le site de franchissement de la Charente, le seul à des kilomètres à la ronde. La mise en valeur du fleuve est un élément majeur dans les représentations et les éloges urbains médiévaux, le fleuve est tout d’abord triplement nourricier : il symbolise la fertilité des terres environnantes dont la culture assure la subsistance directe de la ville ; il est aussi une source directe de nourriture, la pêche est non seulement une subsistance importante (au moins l’une des embarcations se livre d’ailleurs à la pêche dans ce portrait, le poisson revêtant une importance majeure dans le culte chrétien à la fois symbolique mais aussi indispensable pour les jours maigres) et – finalement est la principale voie de communication, une quinzaine d’embarcations de tailles variables sont ainsi visibles sur le fleuve. Par ailleurs, deux moulins à eau sont aussi visibles sur le pont même.
L’importance de la Charente et de son pont pour Saintes est soulignée par l’ajout au portrait de son blason qui figure avec le nom de la ville au centre du registre supérieur, blason sur lequel le fleuve et le pont sont représentés[33]. Ce portrait de Saintes illustre donc le paradigme ville fleuve – ville pont.
Les édifices religieux se démarquent par leur représentation détaillée et assez précise, qui permet aisément d’en distinguer l’architecture et de les identifier facilement, leur emplacement relatif dans le portrait étant assez exact pour permettre à l’observateur de les reconnaître. Ceci est particulièrement vrai pour l’église Saint-Eutrope et la cathédrale qui se distinguent par leur taille imposante hypertrophiée et le détail de leur architecture. Cela ressort d’autant plus que le reste de la ville et du réseau viaire de la ville intra-muros ne sont qu’esquissés et non représentatifs ; en dehors des bâtiments religieux, seul le rempart et ses nombreuses tours ainsi que l’arc de triomphe sur le pont présentent un tel niveau de détail. Dans cette composition, l’église Saint-Eutrope se trouve en surplomb de la ville comme si le saint patron de la ville étendait son aura protectrice sur tous les saintais. La ville dans ses remparts apparaît au cœur de la représentation au centre du portrait, sur laquelle se fixe immédiatement l’œil de l’observateur. Presque au centre de ce cercle apparaît la cathédrale, personnification de l’évêque, et du siège épiscopal de Saintes. En comparaison, la colline du Capitole et le château sont de dimensions singulièrement plus réduites, soulignant la prééminence du pouvoir de l’évêque sur tout autre pouvoir civil. Le cercle évoque la ville idéale dans la lignée des cartes médiévales de Rome et surtout de Jérusalem[34]. Cette représentation idéale et géométrique évoque les représentations médiévales de Jérusalem et du monde, représentations parfaitement circulaires et géométriques. La ligne horizontale faite par les deux routes forme une croix avec la pliure de la planche, l’intersection se trouvant au niveau du parvis de la cathédrale, faut-il y voir un hasard ? Elle correspond au mundus, croisement des anciens decumanus et cardo. Au travers de son portrait, Saintes se voit donc placé symboliquement au centre du monde. Ces éléments répondent à la définition de la représentation de l’espace urbain médiéval formulé par Paul Zumthor : « (Cet) espace (urbain) est ainsi sommairement délimité ; mais il demeure à peu près vide. Trois traits seulement y suggèrent une présence : le pont par où l’on entre dans la ville, la muraille qui la clôt, et les reliques qui la sanctifient[35]. » La ville met en exergue son ancienneté par la valorisation des monuments antiques, l’arc de triomphe sur le pont et les arènes mais aussi par les ruines de Sainte-Saloine et les tours romaines du cercle des remparts. « Les villes […] ont voulu, elles aussi, rehausser ce prestige en vantant leur antiquité, la gloire de leurs origines et de leur fondateurs, les exploits de ses anciens enfants, les monuments exceptionnels où ils ont été favorisés de la protection de Dieu, de la Vierge ou de leur saint patron[36]. » Le nom de la ville rapporté sur le portrait avec le blason rappelle que la ville tire son nom du peuple des Santons et donc préexistait à la ville romaine de Mediolanum, façon détournée d’affirmer son statut d’antique cité. Saintes rappelle donc son origine ancienne via ses vestiges romains et tire sa fierté d’une évangélisation aux premières heures de la christianisation selon la tradition d’une venue de saint Eutrope au Ier siècle, introduite par Grégoire de Tours. Il est indubitable que la ville joue sur son nom pour renforcer l’analogie avec une ville sainte et se hisser au niveau des grandes villes de la Chrétienté. Le pont romain souligne l’ancienneté de la ville et certains auteurs n’hésitent pas en attribuer la paternité à Jules César, le pont médiéval quant à lui est associé à Ysembert de Saintes qui aurait par la suite construit le pont de Londres à la demande de Jean sans Terre après avoir traversé celui de Saintes[37]. Finalement au XIXe siècle, les érudits saintais, artisans des sociétés savantes, placèrent l’atelier de Bernard de Palissy dans la tour de Montrible. Le portrait place volontairement le trinôme pont-arc-Charente au premier plan, le pont traçant ainsi une ligne virtuelle entre les clochers de la trinité saintaise : les clochers de l’abbaye aux Dames, de la cathédrale Saint-Pierre et de la basilique Saint-Eutrope. Ainsi se présente la ville idéale de Saintes dans ce portrait daté de 1560 : une ville circulaire enclose dans ses murailles protectrices, cernée de dizaines de tours, baignée par la fertile Charente et dont le vieux pont permet la traversée, au passé illustre, protégée par saint Eutrope, évangélisateur et premier évêque du diocèse de Saintes, dont la cathédrale est le cœur de la cité, rayonnant au centre de la province de Saintonge dont elle est la fière capitale.
Le pont-arc de Saintes coupe autant qu’il relie l’espace-temps de la ville. De l’Antiquité jusqu’à l’arrivée du chemin de fer, Saintes n’est ni une ville sans pont ni une ville dotée de plusieurs ponts, elle est une ville-pont, une ville dont le pont s’« arc-ticule » entre la matérialité de l’espace urbain et la profondeur temporelle de la mémoire et de l’identité de la ville.
Il est clair que le pont de Saintes a marqué de son empreinte tant l’histoire que la topographie saintaise. Artère de la ville, il est à l’origine de son existence même et avec la Charente, il est indispensable à son existence même. Son association avec l’arc romain en a fait un marqueur de l’histoire de la ville, de son « antiquité », une icône et un symbole de la ville dont s’enorgueillit son blason et l’iconographie ancienne de Saintes ; même s’il a été détruit en 1843, le pont reste indéniablement lié à l’arc de Germanicus, emblème du tourisme saintais, dont la présence imposante sur la rive droite de la Charente rappelle à tous la mémoire du vieux pont, du pont romain et de leur emplacement. Après vingt siècles d’existence, le pont de Saintes a conservé sa dimension idéelle malgré sa disparition physique.
Notes
- Cette communication est basée sur un corpus des représentations urbaines de Saintes du XVIe au XIXe siècle établi dans le cadre de mon mémoire de Master en Études médiévales (2020) : Eric Grosjean, L’éloge de la ville : Représentations littéraires et icono-cartographiques de Saintes (XVIe – XIXe siècle), Université Bordeaux Montaigne, 2020 constitué de 47 descriptions iconographiques et cartographiques et de 53 descriptions textuelles.
- À cet endroit la distance est réduite à moins de 100 m, pour une largeur du fleuve estimée à 60 m à l’époque romaine pour une largeur du talweg dépassant les 200 m pour la basse vallée de la Charente.