Pour pouvoir communiquer et exprimer ses émotions, une personne passe par un outil essentiel qu’on appelle la langue. « C’est un outil composé de système de signes vocaux et/ou graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d’individus pour l’expression du mental et la communication. »1 Par rapport à sa constitution, il est donc possible de distinguer des langues audibles ou des langues muettes qui ne sont que graphiques. Elles peuvent être communautaires, régionales, voire continentales et constituent une représentation identitaire. Représentant des identités, elles sont donc liées à des cultures et véhiculent les savoirs de celles-ci, puisqu’elles ne sont pas dissociées de leurs sociétés et de leurs langues, mais présentes dans la langue2. Ainsi, chaque langue est singulière, car elle possède un système de codes et de langage bien précis, qui ne figurerait pas de manière ferme dans d’autres langues. Outre le fait que ce système de code est bien spécifique, l’utilisation faite de cette langue par des professionnels linguistiques comme les écrivains, figures politiques, traducteurs et autres, laisse voir un style particulier qui transmet un message, que parfois seul l’auteur arrive à décoder : « […] le style de l’auteur qui est toujours assorti d’une signification plus large en rapport avec l’histoire linguistique de l’auteur ou de son pays »3. Cet usage de la langue passe parfois par des métaphores, des allusions, des proverbes ou encore la polysémie de certains mots et expressions qui engendrent un double sens ou un double langage : un langage produit par les unités linguistiques et un autre qui serait une connotation ou encore une interprétation culturelle. C’est un phénomène qui est très répandu au sein des œuvres littéraires africaines, dont les auteurs, cherchant à s’affirmer et à mettre leur culture au même niveau que les cultures occidentales longtemps dominantes, utilisent des expressions et des imaginaires issus d’une mixité de langues, locales et occidentales, qui donnent ce double langage. Ces doubles sens ne laissent pas indifférents les acteurs linguistiques, notamment les traducteurs qui, ne sachant pas les sens introduits par l’auteur, se confrontent à une problématique majeure : quel sens transmettre ?
Or, selon Cary cité par Sprová, traduire est « une opération qui cherche à établir des équivalences entre deux textes exprimés en des langues différentes, ces équivalences étant toujours et nécessairement fonction de la nature des deux textes, de leur destination, des rapports existants entre la culture des deux peuples, leur climat moral, intellectuel, affectif, fonction de toutes les contingences propres à l’époque et au lieu de départ et d’arrivée »4. Alors, se pose-t-on la question de savoir comment on accède au savoir culturel transmis dans la source présentant un double langage ? Comment donc restituer l’implicite des textes culturels dans d’autres langues ? Quelles sont les stratégies nécessaires pour traduire le double langage de la culture ? Ce que définit Ojo-Ade cité par Nyong par « une représentation de la manière dont des peuples vivent ; l’ensemble de leurs croyances, leurs codes de conduite, de techniques, tous les éléments qui sont nécessaires pour l’existence et la survie dans un environnement social »5 ? Ces questions nous conduisent à réfléchir aux stratégies que l’on peut mettre en place pour traduire le double langage dans la culture.
Parmi les œuvres culturelles, nous allons nous intéresser aux écrits de Chinua Achebe qui comportent de très nombreux passages en double langage dans les ouvrages et leurs traductions, respectivement en français et en anglais. En plus de cet auteur, nous allons utiliser le film de la production nigériane du nom d’Ossy Affason, intitulé Winning Your Love, traduit de l’anglais vers le français, qui illustre une présence du double langage dans l’usage de la langue par ses divers personnages. Le but de notre article est de proposer différentes méthodes utiles qui permettront de traduire le double langage ou les doubles sens que l’on perçoit dans la culture au sein des œuvres littéraires.
Par une analyse d’œuvres littéraires et en nous appuyant sur les apports de la traductologie, nous démontrerons la présence du double langage dans les œuvres littéraires exprimant des cultures qui seraient différentes de celles du lectorat. Nous procéderons tout d’abord à une présentation des œuvres que nous exploiterons. Ensuite, nous exposerons quelques exemples de double langage dans les œuvres mentionnées plus haut. Ensuite, nous formulerons des propositions pour la traduction du double langage dans la culture et nous proposerons une synthèse en conclusion.
Présentation des œuvres
Winning Your Love est un film qui s’écarte des mœurs que promeut la société nigériane. C’est une production d’Ossy Affason Production, réalisée par MacCollins Chidebe qui est sortie en 2006, en langue anglaise. Le but du film est de revoir les mœurs qui encouragent le mariage forcé. C’est un mariage où les sentiments de la fille sont ignorés. L’explication de cette situation est la volonté d’accorder la main de sa fille à tout prétendant qui se trouve dans l’opulence, afin d’amasser des biens dans un contrat de mariage qui, de manière fondamentale, devrait être basé sur l’amour. Généralement, les filles de la communauté ne sont pas favorables à cette décision de leur parent, mais elles sont obligées de respecter les mœurs qui les forcent à obéir à leur décision. C’est le cas de la fille de Madame Tension qui refusait que Chief Douglas épouse sa fille, car il n’était pas assez riche. Finalement, le film montre Madame Tension qui laisse sa fille conclure ce mariage, car elle aime sincèrement Chief Douglas. Chaque personnage s’exprime dans le film comme on le ferait dans la vie réelle. Ce qui montre la façon dont on s’exprime en langue anglaise au Nigeria, à travers des personnages opportunément choisis.
Things Fall Apart est une œuvre de Chinua Achebe, écrivain de la littérature africaine anglophone, qui est publié en 1958 et traduit par Michel Ligny (1966) et Pierre Girard (2013). Cette œuvre compte deux cent cinquante-quatre pages réparties en trois grandes parties. C’est un roman qui parle d’un affrontement entre la culture locale igbo et celle qu’ont apportée les Occidentaux pendant la colonisation. Cet affrontement survient au cours de la colonisation lorsque les colons cherchent à bannir les coutumes et traditions des peuples autochtones dans le village d’Umofia. L’œuvre tourne autour du protagoniste qui se nomme Okonkwo et qui encourage tout le village d’Umofia à se lever contre la civilisation que veulent installer les envahisseurs dans leur communauté. Il finit par être trahi et meurt à la fin de la bataille.
Quelques exemples de double langage au sein de la culture nigériane
Nous allons consacrer cette partie à la présentation de quelques exemples de double langage que nous avons constatés dans les œuvres des auteurs mentionnés. Nous commençons par le film Winning Your Love d’Ossy Affason production, nom inventé à partir d’Osita Jr et Afam, les deux fils du prince Osita Okeke, fondateur de l’entreprise, qui est la plus ancienne maison de production au Nigeria, dans le secteur du spectacle, de la musique et de la distribution, avec une solide expérience de plus de 35 ans6. Plus loin, nous démontrerons la présence du double langage dans l’œuvre d’Achebe.
Le double langage au sein du film Winning Your Love
Tout d’abord, nous voulons parler de ce passage à la 90e minute :
Texte de la langue de départ 90 : « […] I learnt she is in the campus as well. »
Texte de la langue d’arrivée 90 : « […] j’ai appris qu’elle est aussi à l’université. »
Quand nous lisons ce passage en anglais, ce que nous comprenons en tout premier lieu est l’information de la position géographique du sujet « she ». Cela est expliqué avec la préposition « in » qui a été utilisée et qui nous donne automatiquement accès à cette information. Ce qui a poussé le traducteur à donner la traduction qui est présentée. Mais le double langage se situe dans le fait que cette phrase peut aussi parler du statut de l’auteur. Ce passage transmet l’information selon laquelle le sujet « she » est une étudiante de premier cycle. L’on peut comprendre cela par le fait que l’auteur a utilisé un jargon particulier, employé dans la culture nigériane, que l’on rattache au Broken English. Paul Bandia le définit comme le West African Pidgin English (WAPE) qui est « le résultat de la combinaison de plusieurs langues africaines et certaines langues européennes »7. C’est aussi une combinaison des imaginaires renvoyant à des langues et cultures différentes que nous pouvons constater dans le passage de ce film. Ainsi, dans le Pidgin English qui est une langue pratiquée au sein de ce peuple nigérian, utiliser « in » dans ce contexte ne réfère pas directement à une position géographique, mais donne une indication du niveau d’étude du personnage mentionné. En d’autres termes, avec le « in » ainsi mentionné, cela voudrait dire qu’elle n’est plus une étudiante du secondaire ou du lycée, mais une étudiante de première année à l’université. Mais nous pouvons voir qu’à partir de cette phrase, l’on peut bien avoir un double langage qui est véhiculé dans cette culture, qui donne des sens complètement différents l’un de l’autre. Un langage dans le sens où, en utilisant « in the campus », cela indique soit le niveau d’étude – étudiant de première année et non de lycée ou collège – soit la localisation, c’est-à-dire le lieu où la personne se trouve. Ce qui nous amène à parler d’un double langage dans ce passage qui nous signale non seulement la position géographique, mais aussi le statut ou le niveau d’étude du sujet mentionné.
Nous voulons ensuite parler de ce passage :
Texte de la langue de départ 289 : « […] and pushed me down on the floor in my own husband’s house. »
Texte de la langue d’arrivée 289 : « […] m’a fait tomber par terre dans la maison de mon mari. »
L’auteur parle effectivement de « la maison de son mari » qui est un simple lieu, par cette explication littérale. Et cela ne veut pas dire grand-chose en soi. Car, que l’on se bagarre à la maison ou au marché, le plus important consiste plutôt à connaître la raison de la bagarre. Mais le message qui est aussi porté dans cette expression, c’est l’importance du lieu de la bagarre mentionné par l’auteur. Comme nous l’explique Felicia Oluchukwu, chercheuse nigériane, professeure de français et de traduction à l’université Nnamdi Azikiwe, « […] la culture igbo donne un droit inexprimé au propriétaire de la maison de se défendre de toute manière possible une fois qu’un ennemi le pousse jusqu’à chez lui parce que le droit de propriétaire sera en sa faveur pour gagner l’ennemi, même sans tenir compte de la raison de la bagarre »8. Ainsi, dans ce passage, l’auteur communique la puissance ou le pouvoir que représente la maison du foyer. L’auteur utilise un élément linguistique pour communiquer cette dimension de puissance. Il s’agit de « own », cet adjectif qui traduit non seulement la notion de propriété, mais qui met aussi un accent sur le nom que l’adjectif « own » modifie. Avec l’usage de cet adjectif, ce groupe « husband’s house » qui représente le lieu, prend une ampleur beaucoup plus grande, celle d’un lieu de respect, d’autorité qui est presque sacré, et auquel il faut accorder une grande considération. L’insistance que manifeste cet adjectif indique que ce lieu n’est donc pas un lieu banal, mais qu’il doit être honoré. Ce n’est donc pas un simple lieu. Tout comme des lieux où l’on pratique des rituels et des rites religieux et qui possèdent des forces mystiques et incontestables, « la maison du mari » représente une force indiscutable et peu importe la raison de la bagarre, la personne belliqueuse n’aurait en aucun cas raison. Et l’auteur voudrait aussi parler du fait que l’on n’a aucun droit de venir se bagarrer dans la maison du mari au sein de cette communauté. C’est aussi un langage qui exprime l’humiliation de la femme battue. En se faisant battre dans la maison de son mari, qui est censée être une maison symbolisant l’honneur, la pensée exprimée dans ce cas est le regret ou la honte. Car cette maison est censée protéger, ou encore accorder du respect à la femme du mari. Et si ce respect n’est pas témoigné envers la femme en tenant compte de la maison du mari, cela veut dire qu’elle n’est pas du tout respectée et qu’elle regrette ce fait. C’est la raison pour laquelle nous parlons d’un sentiment d’offense exprimé par le langage dans ce passage. Ce qui justifie l’insistance du texte anglais par « my own husband » qui traduit non seulement le lieu et l’importance que cette maison devrait apporter, mais qui sert aussi à exprimer le regret. Nous trouvons que la traduction « dans la maison de mon mari » est trop faible et ne traduit pas cette insistance que le texte anglais nous montre. Nous pourrons proposer « la maison même de mon mari » pour illustrer l’appartenance et l’accent mis sur l’importance que représente cette maison. Mais nous allons le développer dans la partie où nous mentionnons les propositions de méthodes de traduction en expliquant la raison pour laquelle nous le traduisons ainsi. Si l’on étudie précisément les mots employés dans ce passage, nous pouvons constater que l’auteur parle de la maison, du lieu où la bagarre s’est déroulée, mais l’autre langage exprimé dans ce contexte culturel qui est implicite est celui de la « maison du mari » qui représente une force, une autorité qu’il ne faut pas défier et aussi l’humiliation subie par la femme battue dans cette maison. Ce qui constitue un double langage exprimé au sein de la culture nigériane.
Le double langage des proverbes et référents culturels
La production d’Ossy Affason n’est pas la seule à présenter le double langage. De la même façon, Achebe, au travers de sa littérature, présente un double langage néanmoins plus présent grâce aux proverbes qu’il utilise au sein de son œuvre. Dans la culture africaine, « les proverbes sont d’une importance capitale, car ils sont l’huile de palme ou le moteur qui fait passer les mots avec des idées »9. En outre, ils sont au cœur de la communication dans les communautés africaines : ils sont non seulement utilisés dans des buts précis, mais ils sont écrits métaphoriquement dans le but de transmettre des savoirs qui sont liés à des cultures bien particulières. Ce qui signifie que leur usage cache un double langage ou une polysémie qui ne sont pas exprimés directement avec les termes que nous apercevons.
Tout d’abord, parlons de ce passage : « […] the drought continued for eight market weeks and the yams were killed »10; il est traduit ainsi : « […] la sècheresse se prolongea pendant huit semaines de marché, et les ignames moururent »11. Dans ce passage, le double langage se trouve au sein de « eight market weeks ». C’est un référent culturel qui transmet une information concernant la durée. L’on peut comprendre au travers de ces mots qu’on parle d’un marché qui s’étale sur une durée de huit semaines. Ce qu’expriment la traduction et même la source. Mais cette expression a un sens implicite ; c’est l’énonciation de la semaine dans la culture igbo qui est constituée de huit jours et non de sept jours comme une semaine classique12. Ce qui rend visible un double sens, dans une certaine mesure où l’on peut comprendre qu’on parle d’un nombre de semaines, mais que chaque semaine ne comporte pas le même nombre de jours. Ce qui nous conduit à parler d’une polysémie exprimée par un référent culturel, constatée au sein de la culture igbo, qui est une culture de la communauté nigériane dont l’auteur du livre est membre. Ce qui nous amène à conclure que la traduction présentée est inadéquate, car nous n’avons aucune idée du nombre de jours de marché dans la semaine igbo qui est de huit jours. Le traducteur devrait prendre en compte ce fait culturel afin de ne pas donner une traduction inexacte par rapport au sens qui est véhiculé par ce trait culturel. Le traducteur devrait utiliser d’autres stratégies comme les parenthèses, les notes de bas de page ou un glossaire pour mentionner ce trait culturel. Nous développerons ces stratégies dans la partie réservée aux propositions de méthodes de traduction.
De plus, nous avons ce proverbe qui relève d’un double langage dans la culture de l’auteur : « Our elders say that the sun will shine on those who stand before it shines on those who kneel under them »13 ; voici sa traduction littérale : « Le soleil brillera sur ceux qui sont debout avant de briller sur ceux qui sont accroupis au-dessous d’eux »14. Dans ce proverbe, nous comprenons clairement que celui ou celle qui est debout sera frappé(e) en premier par les rayons du soleil. Ou si l’on utilise un langage encore plus imagé, cela veut dire que ceux qui fournissent des efforts seront les premiers à être récompensés par rapport à ceux qui en font moins. Mais hormis tous ces sens, il en existe un autre qui est transmis et qui existe au sein de la culture nigériane. Si nous faisons un retour en arrière, nous observons que ce proverbe a été tiré de la langue igbo. Initialement, il a été écrit comme ceci : « Anyanwụ ga-achasacha ndị kwụ ọtọ tupu ọ chasa ndị tukwu ala »15. « Anyanwụ », qui veut dire le soleil, représente un dieu et un repère dans la culture igbo. Ce qui veut dire qu’il est vénéré et toute allusion faite au soleil transmet une information religieuse. Ainsi, ce proverbe veut aussi dire que ceux qui seront « droits », c’est-à-dire honnêtes et justes envers le dieu « soleil », auront leur bénédiction en premier lieu avant toutes les autres personnes qui sont « accroupies », c’est-à-dire injustes envers le dieu soleil. Le but de ce proverbe est d’inciter ces divinités à recevoir leurs protection et bénédiction. Par ce proverbe, l’on peut comprendre qu’en fournissant des efforts, on sera le premier récompensé, mais nous comprenons aussi le fait qu’il faut obéir aux divinités et les respecter afin d’avoir leur bénédiction. Ce qui montre le double langage de l’auteur au sein de ce proverbe. Pour traduire ce passage, nous dirons que « les anciens disent que Anyanwụ bénira d’abord tous ceux qui sont honnêtes et justes avant de se tourner vers ceux qui sont injustes ». Une traduction à laquelle nous ajouterons une note de bas de page pour expliquer cette dimension culturelle qui existe dans la culture igbo.
Ces différents exemples empruntés à Ossy Affason production et à Achebe, nous ont permis de percevoir une polysémie ou un double langage, transmis par des référents culturels et des proverbes, au sein de la culture nigériane. Dans la prochaine partie, nous allons essayer de proposer quelques méthodes ou stratégies qui permettront de cerner ce double langage et de les traduire pour éviter des erreurs ou des intraduisibles au sein des langues cibles.
Propositions de méthodes de traduction
Nous allons mentionner quelques méthodes que nous estimons importantes pour la traduction du double langage constaté au sein de la culture.
La première méthode que nous souhaiterions évoquer est le décentrement de l’écriture. Il s’explique par :
[…] le rapport textuel entre deux textes dans deux langues-cultures jusque dans la structure linguistique de la langue, cette structure linguistique étant valeur dans le système du texte. L’annexion est l’effacement de ce rapport, l’illusion du naturel, le comme-si, comme si un texte en langue de départ était écrit en langue d’arrivée, abstraction faite des différences de culture, d’époque, de structure linguistique. Un texte est à distance : on la montre, ou on la cache. Ni emporter ni exporter.16
Il explique que pour des traductions de cultures ou de la culture au travers d’une langue, il faut décentrer l’écriture. Cela peut être un décentrement textuel ou culturel. Pour Meschonnic, une traduction doit éviter l’effacement de l’autre. Le fait de ne pas pouvoir traduire ou transmettre le double langage dans une langue cible est une forme d’effacement qui n’est pas visible au sein de la traduction. Alors le décentrement permettra de pouvoir traduire tout en gardant le sens : le deuxième sens transmis, mais implicite, sera plus visible et sera communiqué pour les lecteurs dans les autres langues cibles. Cette méthode de décentrement pourra donner des explications approfondies, qui ne pourraient pas être données directement dans le texte. C’est une méthode qui n’a pas été utilisée par Ligny dans sa traduction, mais qui a été utilisée par plusieurs traducteurs, comme Etienne Galle dans sa traduction de The Interpreters17. Une méthode qu’il a utilisée tout au long de sa traduction pour permettre une compréhension fluide et complète qui, parfois, ne figurait pas dans la source. Les traductions d’Etienne Galle qui sont issues du décentrement de l’écriture n’expriment pas nécessairement le double sens. Mais elles manifestent des sens sous-entendus que l’usage du décentrement de l’écriture précise. Nous pouvons voir cela dans ce passage : « He rocked backwards as far down as any igunuko could boast at public display, and his weight made the performance all the more impressive »18. Cette phrase est ainsi traduite : « Il se balançait et se penchait en arrière aussi bas que l’aurait fait en public un igunuko, et sa corpulence rendait l’exploit d’autant plus impressionnant. »19 Le décentrement de l’écriture se manifeste par « igunuko » qui n’a pas été remplacé par un mot en français. Le traducteur l’a gardé en expliquant dans une note de bas de page que c’est un « personnage masqué capable de se pencher en avant et en arrière jusqu’à toucher la terre ». C’est un détail qui ne serait pas porté à la connaissance des lecteurs si ce mot était directement remplacé par un équivalent dans la langue cible. Le décentrement a permis de connaître ce détail et de le faire savoir aux lecteurs. Dans la traduction de « my own husband’s house », nous proposons la traduction « la maison même de mon mari ». L’ajout de « même » représente l’équivalent de « own » qui marque l’appartenance et l’accent sur la « maison du mari ». D’ailleurs, nous rajouterons une note de bas de page pour expliquer ce qu’exprime cet adverbe « même » dans cette expression du personnage. Et nous expliquerons que ce passage cache un double langage auquel il faudra faire attention. La traduction proposée et la note de bas de page permettront aux acteurs de prendre connaissance de la culture igbo afin de donner le sens implicite de ce qui est dit dans la source. De plus, l’explication donnée dans la note de bas de page favorisera une bonne compréhension que les acteurs pourront communiquer clairement. Cette méthode peut être aussi utilisée dans le cas de « […] I learnt she is in the campus as well. » ; nous garderons cette traduction : « […] j’ai appris qu’elle est aussi à l’université ». Mais nous ajouterons une note de bas de page où nous expliquerons le sens implicite que le texte source semble ne pas communiquer avec le « in » qui sème la confusion au sujet du niveau d’étude du personnage et de sa localisation. Une explication sera aussi donnée aux acteurs et aux lecteurs du script concernant le double langage de ce passage. Ce qui nous amène à parler de cette méthode qui est très utile dans la traduction du double langage, car elle fournit des explications supplémentaires par son écriture décentrée.
La deuxième solution que nous souhaiterions proposer pour la traduction du double langage dans la culture est une méthode fondée sur l’approche ethnographique. Mounin20 explique que nous traduisons en nous servant des ressources ethnographiques du texte source. Il est vrai qu’il faut connaître une langue pour la traduire, mais la connaissance de cette langue à elle seule serait insuffisante pour effectuer cette tâche. L’un des facteurs qu’il faudra maîtriser est la connaissance des codes ethnographiques de la langue source. Plusieurs œuvres littéraires qui expriment des faits culturels particuliers sont le plus souvent inspirées des langues maternelles et ethniques des auteurs. Effectuer une traduction sans la maîtrise ou la connaissance approfondie de ces langues maternelles empêcherait plusieurs traducteurs de reconnaître le double langage et par conséquent de pouvoir le traduire. Il est important de rappeler cela, car le vocabulaire est l’expression de la civilisation21 et « […] l’ethnographie résout la question de la civilisation et des cultures »22. Pour Rainier Grutman, « l’ethnographie est la restitution suivie d’une traduction »23. Il explique que cette stratégie consiste non seulement à reprendre les passages hétérolingues, mais aussi à ajouter une traduction du passage en question dans le texte ou dans les notes de bas de page. Ce qui est une non-traduction, accompagnée d’une traduction. Pierre Girard, le traducteur de Things Fall Apart, a fait usage de cette approche dans sa traduction. Plusieurs passages qui traduisaient le double langage ont été traduits en s’appuyant sur l’ethnographie. C’est le cas de la phrase « the drought continued for eight market weeks and the yams were killed »24 qu’il a traduite en gardant l’expression « huit marchés »25, mais en donnant une explication de ce terme grâce à la source ethnographique igbo qui lui a permis d’expliquer ce qu’est une semaine de marché. Nous voyons que l’expression « huit marchés » donnerait une compréhension transparente, même sans cette explication. Mais cette compréhension est toujours différente de ce que veut dire la culture dans ce cas. Ce qui explique la présence d’un double langage qui a été rendu en se servant de cette méthode.
De plus, nous voulons parler de la méthode que nous appelons la traduction ciblée ou la traduction par le but. Nous voulons dire par là qu’en effectuant une traduction, le but défini est un élément qui permettra au traducteur de déterminer les différents aspects littéraires de la langue source qui doivent être traduits. Comme Lederer le dit, nous pouvons traduire juste pour faire connaître l’œuvre, et il n’est absolument pas nécessaire de traduire la culture ou le double langage dans ce cas ; ou bien la traduction peut avoir une visée ethnologique, alors nous pouvons nous permettre de donner toutes les caractéristiques liées à l’environnement ethnologique de l’œuvre ; ou encore on souhaite étendre le lectorat de l’œuvre, ce qui n’oblige pas le traducteur à être attentif aux différents aspects du double langage par exemple26. Ce qui la conduit à dire qu’une traduction doit se faire par rapport à la visée ou au but de la traduction. Nous mentionnons la question du but, car elle détermine tout ce qui doit être mis en avant ou rayé par le traducteur. Pour illustrer cela, nous pouvons parler des traductrices féministes de la bible anglaise qui cherchent à représenter tous les genres par une écriture inclusive, ou à représenter davantage le genre féminin dans la bible, puisqu’elles estiment que ce genre a été longtemps effacé. Un but qui les conduit à supprimer toutes les images et métaphores masculines de Dieu. Les traductrices féministes
[…] cherchent à gommer l’omniprésence masculine dans ces textes. Dans ce but, elles suppriment toutes les images et métaphores masculines de Dieu (God the father, The Lord Almighty), puisque Dieu ne peut être ni masculin ni féminin. Elles font disparaître les pronoms masculins, préfèrent répéter le nom propre de Jésus, par exemple, plutôt que d’aboutir à une prolifération du pronom masculin he. En outre, elles introduisent le nom des femmes là où il a été exclu.27
L’on peut aussi parler de la traduction de la Psychanalyse de Freud par Jean Laplanche où il a décidé de traduire en ayant pour but d’avoir une traduction dans un français freudien28. La traduction – « Le soleil brillera sur ceux qui sont debout avant de briller sur ceux qui sont accroupis au-dessous d’eux »14 – a pour objectif de montrer seulement le premier sens littéral du proverbe. La traduction que nous proposons – « les anciens disent que Anyanwụ bénira d’abord tous ceux qui sont honnêtes et justes avant de se tourner vers ceux qui sont injustes » – montre plutôt l’aspect culturel qui est aussi notre but quand nous choisissons de traduire ainsi. Nous pouvons toutefois garder la traduction littérale et rajouter une explication en notes de bas de page ou entre parenthèses, comme le fait l’auteur Ahmadou Kourouma dans plusieurs de ses œuvres, afin de donner le sens tacite que véhicule le proverbe. Cela démontre que la traduction par but permet de choisir les aspects que l’on met en avant. Et si le but de la traduction d’une œuvre littéraire associée à une culture spécifique comme la culture igbo incluait la visée de la traduction du double langage, alors le traducteur pourrait penser à transmettre le double langage à chaque fois. Cela nous amène à conclure que si le double langage culturel n’est pas traduit dans les œuvres littéraires, cela dépend des stratégies utilisées qui ne communiquent pas le double langage. Une traduction fondée sur les stratégies que nous proposons plus haut pourra alors transférer le double langage dans les différentes œuvres cibles. Une application de ces méthodes, dont la liste est non exhaustive, pourrait permettre de traduire le double langage culturel des œuvres littéraires.
Au terme de notre analyse, nous pouvons conclure que le double langage est présent dans les œuvres littéraires liées à une culture spécifique. C’est une dimension particulière des proverbes, des métaphores ou encore des styles particuliers des auteurs. C’est un aspect qui est assez répandu au sein des œuvres littéraires inspirées des cultures des différents auteurs, et qui sont pour la plupart influencées par les imaginaires des langues de ces cultures. Ce qui exige des méthodes particulières afin de pouvoir traduire ce double langage dans d’autres langues cibles, dans le but d’éviter de transmettre un seul sens ou un sens qui n’est pas celui énoncé par l’auteur. Bien que la culture d’une langue ne soit pas si facile à traduire dans une autre, il est nécessaire de pouvoir traduire le double langage culturel, car « translations create the “image” of the original for readers who have no access to the “reality” of that original »29. Alors, pour éviter que les lecteurs se réfèrent à la source afin d’apercevoir ce double langage, et éviter d’avoir une image déformée de la culture source, il est important de faire usage de différentes méthodes, notamment l’ethnographie et le décentrement qui pourraient donner accès à cette dimension sans consulter l’œuvre source, tout en valorisant et gardant l’image de la source de manière légitime.
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Filmographie
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Notes
- CNRTL, [en ligne] https://www.cnrtl.fr/definition/langue [consulté en février 2023].
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- Mounin, 1963, p. 327.
- Grutman, 2012, p. 62.
- Achebe, 1958, p. 11.
- Girard, 2013, p. 17.
- Lederer, 1998.
- Flotow, 1998.
- Ladmiral, 2016, p. 140.
- Lefevere, 1990, p. 69. « Les traductions créent “l’image’’ de l’original pour les lecteurs qui n’ont pas accès à la ‘‘réalité’’ de cet original » [nous traduisons].