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Repenser la politique

Repenser la politique

Repenser la politique : telle est donc la maxime qui a présidé à la rédaction du présent ouvrage. Repenser la politique comme une exigence de notre époque. La crise que nous avons traversée1 a permis de mettre en lumière des traits et des problèmes structurels dont nous avions depuis longtemps l’intuition : si nos manières d’envisager la politique manquaient à ce point d’efficacité, cela tenait bien sûr à une lecture erronée du réel, mais aussi et surtout aux carences inhérentes à un appareil conceptuel hérité de la tradition idéaliste que nous prétendions pourtant combattre. Du côté des partis politiques, nous avons pu voir qu’ils continuaient, à quelques exceptions près, de fonctionner selon des modèles hérités du début du XXe siècle, et ajustés à un certain stade désormais révolu du capitalisme – le fordisme –, tandis que de nouvelles transformations sociales exigeaient de renouveler nos modes d’organisation et nos manières de faire de la politique. Et surtout, nous imposaient de repenser entièrement nos propres outils conceptuels.

La philosophie post-soixante-huitarde avait déjà ouvert la voie à de nouvelles façons d’appréhender la réalité ; des approches inédites qui, tout en conservant la volonté d’intervenir de manière critique sur le réel, avaient rompu avec le simplisme dans lequel avait sombré le marxisme officialisé. Le stalinisme soviétique avait déjà fait la preuve, sans conteste, de son incapacité théorique ; et qui plus est, d’une manière étonnante, avait aussi fini par reprendre à son compte l’appareil conceptuel idéaliste, lequel sanctionnait dans le champ du discours ce dont nous avions déjà obtenu la preuve dans le domaine de la politique pratique : l’éloignement irrémissible de tout postulat révolutionnaire2. Il ne fait aucun doute que le marxisme critique contribua, tout au long du XXe siècle, par l’élaboration d’approches fécondes, à la construction d’un discours riche et complexe. Or, c’est précisément au point de confluence de ces deux traditions, celle de la philosophie post-soixante-huitarde de la différence, et celle du marxisme critique, que veulent se situer les pages qui suivent.

Il est intéressant de constater que le plus grand défaut de la plupart des politiques de type antagoniste a toujours été le manque d’attachement à une philosophie qui aurait pourtant dû constituer leur principal point d’appui : le matérialisme. Bien que l’on trouve en germe chez Marx tous les éléments nécessaires à une politique matérialiste (c’est-à-dire, comme on tentera de le montrer dans les pages qui suivent, une ontologie, une épistémologie et une anthropologie systématiquement matérialistes), force est de constater que la tradition qui se réclame de son nom s’est révélée incapable de développer convenablement les intuitions marxiennes. Et dans certains cas, les a même purement et simplement jetées par-dessus bord.

Dans ce livre, nous nous sommes proposé de recueillir ces différentes intuitions. Des intuitions qui évoquent en nous l’idée d’un sujet parcouru et traversé par la différence, comme conséquence des multiples médiations dont il est l’effet ; d’une connaissance productive et perspectiviste au sein de laquelle la différence subjective joue un rôle crucial. Des intuitions qui nous parlent, via le concept de subsomption réelle, de la puissance avec laquelle le système construit des sujets ajustés aux besoins reproductifs. Des intuitions, enfin, qui plaident pour que la machine soit mise au service des nécessités sociales, et non l’inverse.

Mais notre objectif ne consiste pas seulement à récupérer un certain Marx, le Marx matérialiste que le stalinisme a relégué aux oubliettes de l’histoire, en même temps que les rêves d’une révolution une nouvelle fois trahie. Notre ambition est de penser Marx au croisement de ces nouveaux discours que la pensée antagoniste et matérialiste s’est employée à élaborer durant toute la deuxième moitié du XXe siècle. Une entreprise qui nous a permis de mettre en lumière la facilité avec laquelle l’idéalisme de type platonicien imprègne à nouveau – à ce stade de l’histoire ! – les analyses et propositions d’auteurs se réclamant pourtant de la pensée critique, au point de les rendre bien souvent parfaitement improductives. Mais bien plus encore, de proposer une synthèse discursive qui puisse s’avérer efficace pour la production d’une politique matérialiste.

En effet, comme nous le verrons dans les pages suivantes, l’une des attitudes fondamentales de qui plaide pour une position matérialiste consiste en premier lieu à accepter que la réalité – et avec elle les sujets – se trouve traversée depuis son origine par la différence, et à promouvoir sans relâche la rencontre, pour la construction commune d’un outil théorique et d’un projet politique partagé. Face au sectarisme de notre tradition, toujours prompte à faire l’éloge démesuré du détail et de la nuance, nous misons sur le désir de rencontre, le désir de multitude.

De toute évidence, ce livre n’est pas étranger aux processus politiques que nous sommes en train de vivre3. Des processus qu’il faut restituer dans le cadre d’une terrible crise économique et de drames humains tels que celui de la migration forcée, qui nous placent face à une conjoncture historique nouvelle. Pour la première fois depuis fort longtemps, le sujet antagoniste a la possibilité de jouer un rôle politique déterminant, d’infléchir le cours de l’histoire. Il a déjà d’ailleurs commencé à le faire en certains lieux. Le passé, quant à lui, nous rappelle que nos défaites et notre impuissance politique sont aussi le fruit de nos discordes, et que le moment est sans doute venu de ne plus faire la part belle à nos divergences, afin de ramener au premier plan le commun. Car il s’agit de construire un sujet collectif antagoniste. Et peu importe d’ailleurs le nom qu’on voudra bien lui donner : peuple, multitude ou classe. Dans nos querelles théoriques, nous devons apprendre à reconnaître ce qui est essentiel à la définition d’une position politique, et mettre de côté tout ce qui ne relève que de la simple anecdote. On retrouvera tout au long de ce livre une lecture critique et nuancée de positions théoriques de différents auteurs. Mais par-delà ces critiques, et au-delà des divergences, souvent motivées par l’emploi d’outils théoriques et de traditions différentes, c’est bien le désir de partager un projet politique qui préside à ces pages. Le désir de multitude.

Notes

  1. L’auteur fait référence à la terrible crise économique ayant frappé l’Espagne au début des années 2010 [NdE].
  2. Sur ce point, voir Aragüés, J.-M., “El estalinismo y el fin de la vanguardia”, Youkali, nº 9, julio 2010. Disponible en ligne : http://www.youkali.net/youkali9completo.pdf.
  3. L’auteur fait ici référence à la situation politique consécutive aux fortes mobilisations sociales qui apparurent en Espagne au mois de mai 2011 (et qui sont connues sous le nom de “15 M”) suite à la terrible crise économique (et l’explosion de la bulle immobilière) qui frappa le pays. Cet ouvrage entend répondre à sa manière aux questions et aux espérances nées de ce formidable élan populaire [NdE].
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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111374
ISBN html : 2-35311-137-8
ISBN pdf : 2-35311-138-6
ISSN : en cours
Posté le 19/10/2021
3 p.
Code CLIL : 4127
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Aragüés, Juan Manuel (2021) : “Repenser la politique”, in : Aragüés, Juan Manuel (2021) : “Désir de multitude. Différence, antagonisme et politique matérialiste”, traduit de l’espagnol par Julien Canavera, Collection Dissidences / Disidenci@s, PUPPA, 27-30, [en ligne] https://una-editions.fr/repenser-la-politique [consulté le 19 octobre 2021]
10.46608/dissidences1.9782353111374.2
Accès au livre Désir de multitude
Illustration de couverture • D'après Multitude, wallpaper Harlequin (transformation et mise en lumière Marion Paulhac).
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