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Traduction du double langage dans le récit de l’aubergiste Juan dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figuero

Traduction du double langage dans le récit de l’aubergiste Juan dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figuero

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La littérature de la deuxième partie du Siècle d’Or et l’idéologie baroque qui la sous-tend trouvent toute leur place dans une réflexion sur le double langage et sur sa traduction tant les notions d’apparences trompeuses et de faux semblants y sont prégnantes. Cela se vérifie notamment à travers l’œuvre majeure de Cristóbal Suárez de Figueroa, auteur castillan du XVIIe siècle, El Pasajero, et plus particulièrement à travers l’un des multiples récits intercalés qu’enserre cette miscellanée dialoguée : celui de l’aubergiste Juan. El Pasajero, malgré l’indéniable résonance dont il jouit auprès des spécialistes de littérature et de civilisation auriséculaires, reste à ce jour non traduit1. Ce n’est pas là le premier paradoxe que soulève cette œuvre, restée longtemps « boudée » par la communauté scientifique – certains spécialistes allant jusqu’à qualifier Figueroa d’auteur mineur – et il ne semble pas abusif d’affirmer que la densité de l’œuvre et la richesse de la langue qui y est mobilisée ne sont pas étrangères à cette absence de traduction. Cette absence concerne d’ailleurs l’ensemble de son œuvre. En effet, seul son roman pastoral, La Constante Amarilis, a été traduit par Nicolas Lancelot au XVIIe siècle, et c’est à mon sens davantage dû à la vogue connue à l’époque par des œuvres telles que La Diana de Montemayor ou encore La Arcadia de Lope de Vega, elle-même traduite par Lancelot. Pour mémoire, El Pasajero se présente sous une forme dialoguée entre quatre hommes – le Docteur, le Maître, Don Luis et Isidro – qui lient connaissance au détour d’un voyage Madrid-Barcelone dont la destination est l’Italie. Figueroa reprend donc le topique du voyage comme prétexte au dialogue qui vient apaiser la souffrance de l’itinérance liée notamment à l’hygiène douteuse des auberges de l’époque qui est d’ailleurs mentionnée dès l’introduction de El Pasajero :

Los cuatro, pues, habiendo comenzado el viaje en tiempo cuando más aflige el sol, determinaron cambiar los oficios de día y noche, dando a uno el reposo y a otra la fatiga del camino, por poder sufrir mejor con la templanza désta el excesivo calor de aquél. Mas, como regalos de posadas antes obligan a inquietud que a sosiego, por su escasa limpieza y curiosidad, pasados algunos ratos de reposo, […], trataron aliviar el cansancio de la ociosidad con diferentes pláticas.2

Au cours de ce voyage, les quatre hommes échangent sur des thèmes très variés (l’amour, les femmes, la décadence de la société de l’époque…) et déclament des vers de leur composition qu’ils soumettent au jugement de leurs interlocuteurs. Ils exposent également les raisons qui les poussent à quitter leur pays d’origine dans des récits autobiographiques sur le plan de la fiction. Cependant, le récit du Docteur comporte des éléments largement inspirés de la vie de Suárez de Figueroa qui contribuent à ériger le meneur de l’interaction en figure de projection de l’auteur. Le récit du Docteur est de loin le plus long puisqu’il s’étend sur près de trois chapitres (l’œuvre en comporte dix au total) et il présente une particularité puisqu’à deux reprises, le Docteur va être amené à rapporter le parcours de vie de deux personnages qu’il a rencontrés : un ermite et un aubergiste. Autrement dit, par un subtil jeu d’enchâssement des récits, les interlocuteurs du Docteur et le lecteur vont accéder aux récits de vie de deux personnages qui n’interviennent pas directement dans l’interaction puisque leurs propos vont être rapportés par le Docteur. La réflexion sur le double langage prend tout son sens dans l’œuvre de Figueroa dans la mesure où celle-ci se caractérise par une écriture de l’entre-deux : le texte de El Pasajero oscille perpétuellement entre différents pôles et se prête régulièrement à une double lecture. Le récit de Juan n’échappe pas à cette règle mais l’illustre, au contraire, de manière magistrale. C’est pourquoi un peu à l’instar de l’œuvre de Figueroa, mon article relève de l’entre-deux dans la mesure où j’y mène à la fois un travail d’analyse littéraire et de traduction, car il ne saurait y avoir de traduction littéraire sans exégèse. Je me propose, pour ce faire, d’étudier la question de la traduction du double langage en montrant que celui-ci est présent dès l’introduction du récit de Juan puis en analysant quelques passages révélateurs de l’utilisation spécifique qui en est faite dans l’espace textuel figuéroen.

Un double langage présent dès l’introduction du récit

Au-delà de son statut de narration enchâssée, le récit de Juan se distingue aussi, car il est un récit de retrouvailles au sein duquel le double langage ne tarde pas à se manifester. L’aubergiste Juan est un ancien militaire qui a officié sous les ordres du Docteur lorsque celui-ci était Juge aux Armées dans le Piémont, comme on peut le lire dans le passage ci-après intéressant pour notre propos à bien des égards :

Al cabo de atender a lo que con instancia se le había pedido, quiso honrarme con ponérseme al lado. Mirábale yo, como al descuido, atentamente, pagándome él, con cuidado, en la misma moneda. Fueme reconociendo poco a poco, y cuando, a su parecer, estuvo bien enterado, propuso tenía por cierto haberme visto en otra parte, mas que no se acordaba dónde. Puede ser (le respondí); que he corrido mucha tierra y comunicado con muchas gentes. ¿Voarcé (replicó) ha estado por ventura en Italia, y en particular en Piemonte? Sí, amigo (proseguí); y no pocos años, principalmente en ese estado. ¡Tate, tate! (respondió, dándose una palmada en la frente). Ya he caído en el chiste al misterio. A fe de soldado que ha sido voarcé mi auditor. Acabe: ¿no conoce a Juan, mosquetero en la compañía de don Manuel Manrique? ¡Oh, que sea en buena fe bienvenido a esta su casa! ¿De dónde bueno, y cómo así? No se acuerda que siempre que le vía decía a mis camaradas: ¿Veis allí el que nos ha de juzgar? Con tan buenas señas (dije), ¿quién dejará de tener acuerdo? ¡Juan amigo, válgame Dios lo que habéis engordado! Fuera imposible conoceros de la forma que os halláis. ¡Buena vida debe ser ésta! ¿Quién os hizo ventero, tras haber sido soldado? ¡Par Dios, señor (replicó), la necesidad! Mi historia no es comoquiera. Coma primero, que endespués se la contaré.3

Les derniers mots de Juan montrent bien que nous ne sommes pas encore dans le récit de son histoire à proprement parler, mais que ces lignes tiennent plutôt lieu d’introduction pour justifier l’insertion de la narration. En fin de compte, il s’agit d’une scène relativement classique d’anagnorisis dont la traduction n’est pas toujours aisée, car il convient de recréer les effets d’attente, les lenteurs du rythme de la phrase espagnole qui tendent à restituer la lenteur du processus d’identification (« con instancia », « con cuidado », « fuéme reconociendo poco a poco »). Certes, cette indolence est en tout point conforme à la caractérisation traditionnelle du personnage de l’aubergiste dans les textes de l’époque, mais dans le cas qui nous occupe, c’est également elle qui retarde le processus d’identification. Dès ces premières lignes, des difficultés de traduction se présentent notamment à travers le segment « fuéme reconociendo poco a poco » car le français peine à rendre la redondance liée à l’emploi du verbe IR suivi du gérondif qui dit l’aspect progressif associé au « poco a poco ». Cette redite n’est pas fautive en espagnol et est, au contraire très courante, mais le traducteur français est indubitablement condamné à procéder à un effacement dans cet extrait pourtant essentiel à cette scène d’anagnorisis.

Mais allons plus loin. Le commentaire du Docteur concernant l’apparence de l’ancien soldat – « Buena vida debe ser esta » – est lui-même porteur de double sens. On doit évidemment en faire une première lecture littérale et voir dans ce « buena vida » une dimension très matérielle car cette expression induit que Juan mange à sa faim tous les jours. Mais dès lors que l’on envisage ce « vivir bien » dans sa dimension éthique telle qu’on la perçoit dans des ouvrages comme Aviso de bien vivir de Pedro de Navarra (1539) ou Reglas de bien vivir de Antonio de Espinosa, on voit poindre une forme de double langage. La caractérisation topique des aubergistes et des soldats dans la littérature du Siècle d’Or – le plus souvent présentés comme des personnages à la moralité douteuse – nous permet de déceler l’ironie sous-jacente de ce commentaire. Il est même possible d’y deviner un effet d’annonce car la suite de l’histoire de Juan ne dément pas la représentation topique des aubergistes. C’est pourquoi j’ai opté ici pour une forme verbale en français – « bien vivre » – qui à mon avis permet de jouer sur les deux sens à la fois et permet de retranscrire à la fois la dimension matérielle et la dimension éthique induite par l’intervention du Docteur.

Allons plus loin pour nous arrêter sur une autre expression qui participe de la construction du double langage dans ce récit. Lorsque Juan parvient à se remémorer les circonstances dans lesquelles il a rencontré le Docteur, il s’exclame : « Vous étiez mon Juge aux Armées, foi de soldat ». L’emploi de ce « foi de soldat » appelle le lecteur à une certaine prudence car ce dernier a déjà pris connaissance de la diatribe au chapitre V contre l’emploi de ces expressions :

MAESTRO. De poco os espantáis. ¿Por qué consentís sea lícito jurar a cada paso a fe de caballero, a fe de hidalgo, a fe de noble, a fe de soldado, por el hábito de San Pedro, y otros tales, si os ha de hacer novedad que jure yo por el grado de maestro, título en que gasté estudio y dinero, cosa que no cuesta ninguno de esotros juramentos?4

Or, le récit de Juan offre précisément l’illustration de ce que critique le personnage du Maître dans la mesure où cette exclamation, à première vue anodine, permet au personnage de revendiquer un statut de soldat totalement usurpé puisqu’il n’est plus soldat au moment où il l’invoque mais bien aubergiste. Dès l’incipit, le double langage vient s’insérer en filigrane et se glisser dans tous les interstices de l’espace textuel ; une tendance qui ne fait pas que se confirmer dès lors que le lecteur pénètre dans le récit de Juan à proprement parler. La suite de mon article montrera d’ailleurs que ce n’est pas là le seul cas où Juan instrumentalise son passé de soldat et revendique un passé militaire non mérité et qu’il convient de restituer lors de la traduction. Le texte fait rapidement pénétrer le lecteur dans le domaine de l’utilisation frauduleuse du langage qui est définitoire de Juan. Le court extrait qui vient d’être étudié pose les premiers jalons du double langage dont Juan use et abuse tout au long de sa narration, car en réalité c’est l’ensemble du récit qui tend à faire de ce personnage l’incarnation littéraire du double langage. Il est lui-même double à bien des égards ; le titre de « ventero militar » ou « aubergiste militaire » que lui assigne le Docteur est en ce sens particulièrement éloquent : « Dio principio a la provocación mi ventero militar acriminando el que yo tardase tanto en beber; mas casi hubo de perder la paciencia cuando supo que era aguado. » 5Par son entremise, le texte convoque ses deux professions et revendique son identité double puisqu’il est à la fois ventero et militar ; or, les deux professions qu’il choisit (enfin c’est un bien grand mot car c’est souvent la nécessité qui guide ses choix) sont des professions traditionnellement caractérisées dans la littérature comme malhonnêtes ; cette appellation résume son identité intrinsèquement double, une tendance qui vient se confirmer dès lors que le Docteur entreprend de rapporter à ses compagnons d’itinérance le récit que lui a fait Juan.

Quelques cas concrets de traduction du double langage

Le récit de Juan est assez long puisqu’il suppose l’incursion d’une autre voix narrative pendant près de trente pages. Pour des contraintes matérielles évidentes, je me limiterai à aborder deux passages où cette utilisation du double langage se fait particulièrement prégnante : celui de la levée des soldats et celui de la fausse rixe…tout un programme. De façon un peu triviale, on pourrait tout à fait dire que le double langage est le fonds de commerce de Juan. J’ai déjà signalé comment Juan revendiquait un statut de soldat qu’il ne possède plus et dès les premières lignes de son récit, il expose les raisons qui l’ont conduit à renoncer à la vie militaire : « Pues casi luego traté de venirme a España, enfadado de tener siempre por compañero a un pesado mosquete. Y aun si el hombre fuera bien pagado, vaya con Dios; mas trabajar mucho y comer poco, ¡no en mis días »6. L’exposé des motivations de Juan donne a posteriori un caractère jubilatoire à son « foi de soldat » : les allusions à la difficulté de la vie soldatesque sont légion dans la littérature auriséculaire et le lecteur comprend assez rapidement que la décision de Juan est étroitement liée aux privations inhérentes à cette profession. De fait, son récit ne fait guère mention que de quelques faits d’armes et il n’est pas excessif de dire que Juan refuse le combat dans la mesure où il décide de se séparer de l’attribut qui devrait le consacrer dans son statut belliqueux : son mousquet. En revanche, en deux occasions, dans la suite du récit, alors qu’il n’est plus soldat, il n’hésite pas à exploiter un passé militaire qu’il n’a pas vraiment mérité ni à utiliser son prétendu passé glorieux pour se jouer des autres. Pour preuve, je citerai l’extrait suivant :

Escurrime por este respeto hacia la Corte, en tiempo cuando se había publicado elección de cuarenta capitanes. Hablé a uno, y como soldado viejo le ofrecí la diligencia y solicitud necesaria para el lucimiento de la leva. Estimolo mucho el recién eligido, y entendió sería su compañía dichosa con mi favor […]. Como ya plático, engaité a cuantos pude, con encaramarles mucho las cosas de aliende el mar. Asegurábales ser sólo sedas y brocados los que se gastaban en vestir; las comidas, siempre en forma de grandes banquetes, […]. Caían en la trampa como moscas […].7

Une première difficulté se présente à travers le segment « como soldado viejo » du fait de la polysémie de l’adjectif « viejo ». Dans un premier temps, je m’étais résolue à accepter une perte de sens puisque j’avais traduit « en tant que soldat expérimenté », mais avec un peu de temps et de recul j’ai pu reconsidérer cette proposition initiale. D’ailleurs, à mon sens, c’est aussi cela qui fait la richesse de cette discipline : la traduction est mouvante, vivante, elle évolue. « Viejo » dit certes l’expérience, comme on peut le voir dans la définition qu’en propose le Diccionario de Autoridades qui en cinquième acception mentionne précisément le cas du soldat : « Soldado viejo. Lo mismo que Veterano, como contrapuesto al bisoño. MARIAN. Hist. Esp. lib. 10. cap. 10. A los Almagavares (assi llamaban los Soldados viejos de grande experiencia, y valor) se dió orden, que estuviessen de guarnicion en el Castelar. »8 Les notions d’expérience et de courage présentes dans cette définition revêtent un caractère savoureux lorsqu’elles sont associées au personnage de Juan qui en bien d’autres épisodes de son récit fait plutôt preuve de couardise. Mais au-delà de l’expérience, « viejo » c’est aussi la roublardise. Là encore, Autoridades s’avère d’une aide précieuse puisqu’il mentionne le célèbre proverbe « a perro viejo no hay tus tus » 9  pour lequel il propose l’explication suivante : « dificultosamente pueden ser engañados los que tienen experiencia de las cosas. » 10Ces considérations lexicales ouvrent de nouvelles pistes de traduction à travers l’adjectif « chevronné » puisque le chevron, dans le lexique militaire, fait référence au « Galon en forme de V renversé pour marquer l’ancienneté de service ». C’est finalement le terme de « briscard » proposé par Bernard Sesé et Marc Zuili qui a obtenu ma faveur puisque d’après le CNRTL, on appelle briscard le « soldat chevronné qui porte des brisques; soldat qui a de nombreuses années de service à son actif ». Désireuse de conserver le groupe nominal composé d’un substantif et d’un adjectif dans le texte original, j’ai finalement opté pour l’adjectif « fieffé » dont le sémantisme relève du renforcement notamment quand il est associé à un terme négatif (fieffé coquin, fieffé menteur, etc.). L’expression « fieffé briscard » rend donc pleinement compte des sèmes de l’âge, mais aussi du côté roublard inhérents au groupe nominal « soldado viejo ».

Un autre problème soulevé par la traduction de ce passage tient au caractère elliptique de la langue espagnole qui jouit d’une nette intensité expressive ; autrement dit, le français est souvent amené à procéder à des étoffements et à des périphrases pour tenter de rester fidèle à la lettre. D’autres fois encore, le traducteur doit consentir à une perte de sens en utilisant le verbe français « berner » qui ne parvient pas à rendre compte des sonorités inhérentes au verbe « engaitar ». Une piste intéressante pourrait être celle du verbe « bercer », naturellement associé à la musique et à la chanson à l’instar du verbe « engaitar » si l’on se réfère à la définition du Diccionario de la lengua española établi par la Real Academia Española (RAE) : « engañar con promessas y palabras, atrahiendo con tanta variedad de razones aparentes quantas tiene voces y sones una gaita, con que desatina y deslumbra al que quiere engañar el charlatán. » Toujours dans ce passage, pour apporter un équivalent à la formule laconique « como ya plático », j’ai proposé la traduction « comme j’avais de l’expérience en la matière » afin de mettre une fois de plus en valeur la duplicité de Juan qui s’octroie de manière indue une expérience et j’oserais même dire une expertise militaire.

Cette question du double langage est également perceptible dans la scène du faux sauvetage d’un noble que met en scène Juan. En effet, ce dernier feint de venir en aide à un noble dans une rixe que Juan lui-même a organisée avec la complicité de plusieurs comparses. Là encore, son expérience militaire usurpée participe à la toile qu’il tisse autour de sa proie. Ainsi au début du récit de ce sauvetage factice, Juan déclare : « fuera de que adquiere no poco crédito de buen batallador el haber sido un poquito soldado. »11 Et Juan d’ajouter quelques pages plus bas : «  Con este suceso dichoso adquirí entre caballeros tan grande crédito de valiente (ignorando lo había sido de mentira), que en los mayores riesgos cualquiera se tenía por mal seguro si no llevaba a su lado a Juan Fernández. »12 Le double langage de Juan est perceptible pour le lecteur conscient qui accède à des récits d’exploits feints. On pourra signaler à ce propos la connivence qui s’instaure entre l’émetteur du message et son récepteur dans un procédé qui suppose une connivence et qui s’apparente à l’aparté théâtral. Le lecteur pourrait être tenté de voir en Juan un personnage guère subtil, mais ses propos ne sont pas dépourvus de finesse pour autant. Sa duplicité langagière passe d’ailleurs par des systèmes d’oppositions et de contrastes parfois difficiles à rendre : on soulignera à ce titre le jeu qui s’instaure entre « no poco crédito » et « un poquito soldado ». D’une part, le sème de petitesse associé à « poco » est totalement annulé par le négatif « no » ; en revanche, ce même sème de faible quantité est renforcé par le recours au suffixe diminutif « ito » qui vient se rapporter à l’expérience du soldat. De la même manière, la reprise lexicale de « crédito » ne saurait être fortuite quand on connaît la richesse du vocabulaire dont fait montre Figueroa en d’autres endroits du texte. La traduction du double langage passe donc aussi par la reprise à l’identique de ces termes, car elle contribue à retranscrire le piège élaboré par Juan. En ce sens, il serait préjudiciable de ne pas choisir la même traduction pour ces deux occurrences de « crédito », car elles s’inscrivent toutes les deux dans la même stratégie, une stratégie qui est en réalité déployée dans l’ensemble de l’œuvre. Les réemplois lexicaux ne se limitent pas au seul récit de Juan et permettent d’établir des connexions avec d’autres personnages qui pratiquent eux-mêmes le double langage. À vrai dire, toute la structure de l’œuvre repose sur un système de renvois et de reprises qui créent des ponts entre les personnages : les négliger conduirait à une perte de sens très dommageable pour une bonne appréhension de l’œuvre. Je reviendrai très rapidement à présent sur un dernier exemple pour montrer que la référence à l’épée employée par un autre personnage qui se refuse également aux exploits militaires participe également à la construction du double langage. Il a déjà été question des motivations avancées par Juan pour renoncer à sa carrière militaire ; outre la piètre solde et la faim, on a vu comment Juan se plaignait d’avoir « pour compagnon un lourd mousquet ». Ce passage à première vue anodin qui participe indéniablement de la portée comique de son récit est en réalité porteur de sens si on le met en regard avec deux autres extraits de El Pasajero. Le premier fait partie du récit de la fausse rixe organisée par Juan et ses complices du pretil de San Felipe, lieu fréquenté régulièrement par les rufians madrilènes de l’époque : « Púseme […] en hábito […] con daga y espada de crecidos gavilanes. » 13La dague et l’épée dont s’équipe Juan sont les accessoires indispensables à son larcin ; ce sont eux notamment qui lui permettent de tromper ses interlocuteurs. On voit à travers ce passage comment Juan n’hésite pas à accessoiriser son discours et à se munir à nouveau d’armes lorsque celles-ci peuvent servir ses plans.

Allons plus loin encore. Plus tôt dans l’ouvrage, Don Luis, jeune soldat qui entend renoncer à la carrière militaire pour embrasser une carrière d’autor de comedias – choix que réprouve fortement le Docteur – s’exclamait dans les premières pages de El Pasajero :

DOCTOR. […] Paréceme veo ya enfadados a estos dos señores por serles forzoso arrimar las armas, […].
DON LUIS. ¿Las armas? ¡Eso no! Antes dejaré la vida que la espada, fiel compañera de mi persona y digna defensora de mi honor; y, si es posible, sólo por eso no llegaré a los confines de Génova. ¡Gentil agravio, por cierto, desarmar a quien profesa milicia!14

Le courroux exprimé par Don Luis semble bien excessif quand en réalité, à l’instar de Juan, ce personnage se refuse aux exploits militaires. La reprise des termes « enfadados » et « compañera » ne saurait être accidentelle et contribue plutôt à établir un rapprochement entre ces deux personnages qui sont en réalité deux variants d’un même phénomène : le refus d’exercer la fonction qui leur incombe au sein de la société, comportement largement décrié dans l’ensemble de l’espace textuel. L’emploi de l’expression « arrimar las armas » est également savoureux dans ce passage et là encore, Autoridades nous est d’une aide précieuse :

Tambien significa dexar de la mano alguna cosa que se trahe en ella, ò que uno trahe consigo: como arrimar la espáda quando se dexa de batallar, arrimar la guitarra quando se dexa de tocar, y assi otras cosas. Lat. Ponere. Deponere. SAAV. Empr. 9. Con este fin se retiró Saúl à su casa, y mostrando que no le engreía la dignidád de Rey, arrimó el cetro, y puso la mano en el arádo.15

Le dictionnaire présente « arrimar las armas » comme un synonyme de « dejar de batallar » ; or, dans le cas de Don Luis, la bataille n’a jamais commencé, contrairement à ce que pourrait laisser sous-entendre la formule « à qui exerce une profession militaire », titre totalement usurpé encore une fois. L’utilisation du verbe « desarmar » qui suppose une action extérieure est tout à fait savoureuse alors que la suite du dialogue révèlera que le personnage renonce de son propre chef à cette carrière.

Mon propos était de montrer comment le double langage traverse non seulement le récit de Juan, mais aussi l’ensemble de l’œuvre dans ce texte profondément ancré dans les problématiques de son époque, car à travers cette narration aux accents tantôt folkloriques tantôt scatologiques, on devine aussi en filigrane une critique adressée à la société de l’époque, une société où la noblesse se refuse à assumer la fonction qui lui incombe. Que ce soient les passages à la périphérie de ce récit enchâssé ou des extraits plus éloignés, tout l’espace textuel de El Pasajero s’inscrit dans une forme de double langage dont la traduction peut s’avérer ardue, mais que le traducteur ne saurait négliger s’il ne veut pas trahir la densité de la foisonnante prose figuéroène. Il ne s’agit là que de l’une des multiples déclinaisons du double langage dans le dialogue de Suárez de Figueroa car El Pasajero, c’est enfin et surtout un bel hommage à l’écriture, à la tradition littéraire, mais aussi à l’innovation linguistique et à la traduction également puisque celle-ci y occupe une place de choix en tant que thème de conversation mais aussi en tant que matériau littéraire. N’oublions pas que Figueroa lui-même était traducteur et grand connaisseur de la langue. Ce sont ces influences multiples qui configurent une œuvre unique dont la traduction constitue un véritable défi tant le double langage est inscrit en son sein, et l’on peut légitimement se demander si cette prégnance du double langage ne vise pas à transposer sur le plan textuel l’ironie de l’existence.

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Notes

  1. Les passages traduits l’ont été par mes soins.
  2. Suárez de Figueroa, 1617, p. 15. « Comme le voyage avait débuté au moment où le soleil est le plus accablant, tous quatre décidèrent donc d’échanger les occupations du jour et de la nuit, réservant pour l’un le repos et pour l’autre la fatigue du trajet puisque la fraîcheur nocturne serait plus supportable que la torpeur de la journée. Mais les auberges, et leur peu de propreté et de soin, invitent davantage à l’inquiétude qu’à la sérénité ; aussi, après quelque temps de repos, tâchèrent-ils de soulager l’épuisante oisiveté en conversant sur différents sujets. »
  3. Suárez de Figueroa, 1617, p. 198. « Afin de faire ce qui lui avait été demandé avec insistance, il voulut me faire l’honneur de s’installer à mes côtés. Quant à moi, je le regardais, comme si de rien n’était, mais avec attention, et lui, en retour, me payait de la même monnaie. Il me reconnut peu à peu et quand il fut sûr de lui, il déclara qu’il tenait pour sûr de m’avoir déjà vu ailleurs, mais il ne savait plus où. C’est possible (répondis-je), car j’ai parcouru bien des lieux et j’ai rencontré de nombreuses personnes ». « À tout hasard, êtes-vous allé en Italie, et en particulier dans le Piémont ? », répliqua-t-il. « En effet, l’ami, poursuivis-je, et j’y suis resté un certain temps, dans cette région notamment. » « Pardi ça y est j’y suis ! Vous étiez mon Juge aux Armées, foi de soldat. Vous ne remettez pas Juan, mousquetaire dans la compagnie de don Manuel Manrique ? (…) Vous ne vous souvenez pas qu’à chaque fois que je vous voyais, je disais à mes camarades : “Voilà celui qui nous jugeraˮ. Avec d’aussi bons indices (dis-je) qui ne se souviendrait pas ? Juan, l’ami, mon Dieu, comme tu as grossi ! Il m’aurait été impossible de te reconnaître en te voyant comme ça. Tu dois bien vivre ici. Comment es-tu devenu aubergiste après avoir été soldat ? Par Dieu, Monsieur, par nécessité. Mon histoire n’est pas comme je l’aurais voulu. Mangez d’abord et après, je vous la raconterai. »
  4. Suárez de Figueroa, 1617, p. 153. « MAÎTRE. Vous vous offusquez de bien peu. Pourquoi acceptez-vous qu’à la moindre occasion on s’exclame “foi de gentilhommeˮ, “de nobleˮ, “de soldatˮ ou que l’on jure sur l’habit de Saint-Pierre et bien d’autres encore, si vous vous offusquez lorsque je jure sur mon titre de Maître que j’ai obtenu au prix de mes efforts et de mon argent, et qui ne sont pas nécessaires pour acquérir ces autres titres ? »
  5. Suárez de Figueroa, 1617, p. 198. « Mon aubergiste militaire entreprit l’échange en me reprochant de tant tarder à finir mon verre, mais peu s’en fallut pour qu’il ne perdît patience en apprenant que je ne buvais que de l’eau. »
  6. Suárez de Figueroa, 1617p. 199. « Peu de temps après, je décidai de retourner en Espagne, fâché d’avoir toujours pour compagnon un lourd mousquet. Et si au moins votre homme avait été bien payé, passe encore ; mais travailler beaucoup et manger peu, pas à mon âge ! »
  7. Suárez de Figueroa, 1617, p. 203. « C’est pourquoi je me dirigeai vers la Cour […]. Je m’adressai à un [capitaine] et en fieffé briscard je lui offris la diligence et la sollicitude nécessaires au recrutement des troupes. L’intéressé en fit grand cas et il comprit qu’il tirerait grand parti de cette faveur […]. Comme j’avais de l’expérience en la matière, j’en bernai autant que je pus en leur chantant les louanges des terres d’Outre-mer. Je leur assurai qu’on n’y portait que soie et brocart, que chaque repas était un banquet […]. Tous tombaient dans le piège comme des mouches. »
  8. Autoridades : tome 6, 1739.
  9. « Ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace. »
  10. « Ce n’est pas chose aisée que de leurrer ceux qui ont de l’expérience. »
  11. Suárez de Figueroa, 1617, p. 208. « On acquiert une grande réputation de bon combattant en ayant été un petit peu soldat. »
  12. Suárez de Figueroa, 1617, p. 209. « Grâce à cet événement, j’acquis une grande réputation de valeureux homme auprès des nobles (qui ignoraient que c’était là un mensonge) que l’on considérait bien audacieux de ne point sortir accompagné de Juan Fernández. »
  13. Suárez de Figueroa, 1617, p. 208. « Je mis […] mon habit […] et m’armais d’une dague et d’une épée à la poignée richement ouvragée. »
  14. Suárez de Figueroa, 1617, p. 21-22.« DOCTEUR. […] Il me semble que je vois déjà ces deux hommes se fâcher en se voyant contraints de déposer leurs armes […]. DON LUIS. Les armes ? Ah ça non, pas question. Je renoncerai plutôt à la vie qu’à mon épée, fidèle compagne de ma personne et digne protectrice de mon honneur, et si cela est possible, ne serait-ce que pour cela, je ne me rendrai pas à Gênes. Quelle offense, d’ailleurs, que de désarmer qui exerce une profession militaire ! »
  15. Autoridades, 1726, tome 1.
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Pau
Chapitre de livre
EAN html : 9782353111688
ISBN html : 978-2-35311-168-8
ISBN pdf : 978-2-35311-169-5
Volume : 1
ISSN : en cours
12 p.
Code CLIL : 4033
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Daguerre, Blandine, « Traduction du double langage dans le récit de l’aubergiste Juan dans El Pasajero de Cristóbal Suárez de Figuero », in : Buisson, Françoise, Daguerre, Blandine, dir., Traduire le double langage : double jeu et double sens, Pau, PUPPA, Collection Alm@e Linguae 1, 2024, p. 43-54, [en ligne] https://una-editions.fr/traduction-du-double-langage-dans-le-recit-de-laubergiste-juan/ [consulté le 20/07/2024].
10.46608/almaelinguae1.9782353111688.3
Illustration de couverture • Réalisation T. Ferreira, PUPPA.
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