UN@ est une plateforme d'édition de livres numériques pour les presses universitaires de Nouvelle-Aquitaine

Trois terrains en contextes de formation artistique : de l’expérience d’intégration de la chercheure à celle de participation d’enseignants et d’étudiants

Trois terrains en contextes de formation artistique : de l’expérience d’intégration de la chercheure à celle de participation d’enseignants et d’étudiants

L’éducation artistique a toujours fait partie de ma vie. Mon histoire personnelle et le mariage de mes formations en arts de la scène et en éducation m’ont conduite à compléter un doctorat afin de mieux comprendre les expériences d’enseignement et d’apprentissage dans la formation professionnelle de l’acteur, puis à entreprendre une recherche postdoctorale – conduisant à des projets subventionnés que je poursuis en tant que professeure-chercheure – afin d’approfondir les expériences de formation, cette fois dans le domaine des arts du cirque. Cet article fera la lumière sur les particularités de ces milieux de recherche et sur mes expériences d’intégration en tant que chercheure. Il abordera dans un premier temps une collecte de données tenue au sein d’une école de théâtre ainsi que la manière dont celle-ci fut facilitée grâce à ma double posture de diplômée de ce contexte de formation artistique et de chercheure en éducation. Il sera ensuite plus longuement question de collectes de données s’étant déroulées dans deux écoles de formation professionnelle en cirque où je n’avais, jusqu’alors, jamais mis les pieds. Cette deuxième partie explicitera comment l’approche ethnographique qui n’était pas initialement prévue s’est naturellement imposée sur le terrain. Une troisième partie discutera ensuite du taux surprenant de participation à ces collectes de données en s’appuyant notamment sur des témoignages partagés par des participants aux projets. Enfin, une quatrième et dernière partie abordera la prise en compte de différents types d’authenticité, un critère relationnel propre aux recherches qualitatives interprétatives témoignant du souci de la chercheure au regard des retombées de ce travail de terrain pour les personnes y ayant pris part.

Mon intégration dans une formation professionnelle de l’acteur ou Retour à mon alma mater en fonction d’une double posture

De nature qualitative interprétative, ma recherche doctorale visait à mieux comprendre les expériences de formation du corps scénique dans différents contextes de cours d’un programme de formation professionnelle de l’acteur. Pour ce faire, j’ai tenu une collecte de données à l’École supérieure de théâtre où j’avais moi-même complété la formation en interprétation théâtrale plusieurs années auparavant. En échelonnant le travail de terrain sur l’ensemble d’une année scolaire (2013-2014), de même qu’en m’intégrant à de nombreux cours, j’ai pu tisser des liens étroits avec les étudiants et les enseignants qui sont rapidement devenus à l’aise en ma présence. Ce projet m’a amenée à étudier 14 contextes de cours pour ensuite en approfondir 5 dans le cadre de ma thèse. Grâce à la participation de 30 participants (enseignants et étudiants), la collecte de données a conduit à tenir 130 heures d’observation annotée, 38 entrevues individuelles et 4 groupes de discussion, en plus d’un journal de bord de la chercheure et du matériel écrit divers (documents écrits partagés par les participants tels que des plans de cours, des planifications ou d’autres documents remis aux étudiants). Cette recherche a ainsi pris la forme d’une étude de cas multiples d’assez grande envergure en fonction de laquelle j’ai d’abord approfondi la compréhension des expériences de formation au sein d’un cours de voix, d’un cours d’interprétation et de trois cours de mouvement (un cours de mime decrousien, un cours de combat scénique et un cours de danse), avant de faire des liens entre les expériences vécues dans ces différents contextes de cours ainsi que d’approfondir la finalité commune vers laquelle elles convergent1.

Il importe de souligner que la formation professionnelle de l’acteur est un milieu relativement fermé et difficile d’accès pour un chercheur souhaitant observer les séances de cours. La formation en interprétation théâtrale étant « avant tout un “art science du vécu” (Gisèle Barret), une pédagogie basée sur le développement de la personne »2, le travail en salle de classe – ou en studio – exige une concentration soutenue et une participation active de la part de chaque étudiant. Dans ce contexte, « il est important que l’élève soit détendu et disponible »3 sans quoi sa concentration en sera affectée. Or, si le travail du corps en contexte de formation peut d’emblée placer l’apprenant dans une position de vulnérabilité tant physique que psychologique4, la présence d’un chercheur aux fins d’observation participante peut déstabiliser le déroulement habituel des séances de cours et brimer la qualité des expériences vécues. Par ailleurs, en se sachant observés, les étudiants pourraient ressentir une pression de performance et le contexte d’apprentissage pourrait alors être associé à une dimension de représentation, ce qui n’était pas souhaité. Heureusement, le mariage de mes formations en interprétation théâtrale et en pédagogie m’a assuré une crédibilité de chercheure facilitant l’accès à l’étude de cet objet pertinent du travail du corps dans la formation de l’acteur. Le fait d’avoir moi-même déjà fréquenté l’institution en tant qu’apprenante plusieurs années auparavant me permettait une connaissance de l’intérieur, une certaine confiance de la part de plusieurs membres du corps professoral et m’a ainsi permis de bénéficier d’un accès privilégié dans ce contexte.

En étant déjà imprégnée de la culture de ce milieu en fonction de mon expérience d’apprenante, il m’était par ailleurs possible de « mieux la comprendre et de la décrire plus justement, précisément »5. Mon expérience « personnelle, intime et professionnelle »6 représentait donc pour cette collecte de données et son analyse un avantage en ce qu’elle aiguisait mon regard de chercheure dans ce contexte, ainsi que ma capacité à accorder du sens aux données recueillies. Une attention particulière devait toutefois être constamment portée lors de mes échanges avec les professeurs que j’avais déjà connus en tant qu’apprenante en ce que plusieurs tenaient pour acquis qu’ils n’avaient pas besoin d’expliciter une situation puisque je l’avais moi-même déjà vécue. Afin de toujours considérer leurs perspectives plutôt que mes souvenirs expérientiels, je prenais soin de leur demander de me la verbaliser comme si je n’avais pas cette connaissance du contexte. Cette dernière a néanmoins permis et grandement facilité mon intégration en tant que chercheure au sein de ce milieu particulier.

Au terme de ce projet de recherche, je me sentais confiante à l’idée d’amorcer un projet similaire, soit une autre étude de cas multiples visant à mieux comprendre les expériences de formation du corps scénique, cette fois dans le domaine des arts du cirque. Contrairement au contexte de recherche précédent, je n’avais pas évolué dans le domaine circassien et je n’avais encore jamais mis les pieds dans les deux écoles de formation ciblées. J’étais donc fébrile en ce que je savais que le milieu de la formation artistique peut être difficile d’accès. J’étais néanmoins très enthousiaste à l’idée que le projet avait été bien accueilli et que leurs portes m’étaient ouvertes.

Mon intégration dans des écoles de cirque ou Quand l’ethnographie s’impose sur le terrain

C’est en souhaitant entreprendre une nouvelle étude de cas multiples, cette fois afin d’approfondir les expériences de formation du corps dans différents contextes de cours de deux programmes de formation professionnelle en arts du cirque, que je me suis tournée vers le Centre national des arts du cirque (CNAC) (France) et l’École nationale de cirque de Montréal (ENC). Ayant l’impression que mon expérience doctorale m’avait bien préparée à tenir ce projet aux visées similaires, j’arrive sur le terrain du CNAC pour y tenir une première résidence de recherche et collecte de données du mois de février au mois d’avril 2018. Rapidement, j’ai l’occasion de me présenter aux étudiants et certains membres du corps enseignant m’invitent à venir observer leurs séances de travail.

Un premier constat s’impose : contrairement à la formation en interprétation théâtrale sur laquelle portait mon projet précédent, les programmes d’études en cirque ne sont pas conçus de manière à ce que l’ensemble d’un groupe-cohorte vive collectivement différents cours. Selon sa discipline de spécialisation – par exemple le fil de fer, la roue Cyr ou le mât chinois – ainsi que sa pratique – par exemple en solo au trapèze fixe, en duo en main à main, ou encore en trio ou en quatuor à la bascule – chaque apprenant a son propre horaire. Celui-ci comprend de nombreuses séances privées en lien avec la discipline de spécialisation, voire une discipline complémentaire, en plus de séances en sous-groupes (par exemple en trampoline, en acrobatie et en équilibre) ainsi qu’en plus grand groupe leur permettant de s’ouvrir aux différents domaines artistiques que sont la danse, le théâtre et la musique. Ce faisant, il y a autant d’horaires qu’il y a d’étudiants inscrits. Par ailleurs, les écoles de formation en cirque profitent d’espaces d’entraînement collectifs faisant en sorte qu’il peut régulièrement y avoir plus d’une dizaine de séances de cours en même temps dans un même grand studio de travail. Dès lors, il ne m’était plus possible, dans ce contexte particulier, de tenir une étude de cas multiples référant aux « différents contextes de cours » comme je l’envisageais initialement. J’ai ainsi privilégié une approche ethnographique au sein de chacune des deux écoles de formation professionnelle où j’avais prévu tenir une collecte de données.

Dans ce contexte particulier où les étudiants évoluent sous le regard des autres en fonction de ces espaces de travail partagés, ma présence en tant que chercheure pouvait alors être remarquée par l’ensemble de la communauté occupant les lieux de formation. Par des échanges informels, je me présentais aux personnes que je croisais et je répondais à certaines questions sur le projet que j’y tenais. Plusieurs enseignants et étudiants m’invitaient alors à venir les observer à leur tour et à produire des fiches de notes pour ensuite discuter de leurs expériences de formation. Après avoir obtenu les approbations nécessaires, je me rendais jovialement disponible afin de saisir un maximum d’opportunités dans ce nouveau milieu permettant d’enrichir la collecte de données.

Si j’avais initialement prévu interagir avec 8 à 10 enseignants et étudiants, la collecte de données a plutôt pris une très grande envergure, particulièrement au CNAC (61 participants, 75 heures d’observation, 52 entrevues individuelles, 9 groupes de discussion), mais aussi à l’ENC (24 participants, 83 heures d’observation, 33 entrevues individuelles, 3 groupes de discussion). Au total, ce projet s’appuie sur la participation de 85 personnes (54 étudiants, 29 enseignants et 2 membres de la direction) ayant permis de tenir 158 heures d’observation annotée de manière très détaillée, 85 entrevues individuelles et 12 groupes de discussion en plus d’un journal de bord de la chercheure et de matériel écrit divers pouvant référer à des notes, des extraits de carnet de création, des listes d’étudiants, des horaires de cours et de présentation, etc.

L’intérêt pour les participants à prendre part à de telles collectes de données

Surprise par ce haut taux de participation qui n’était pas initialement visé, je me suis questionnée sur l’intérêt des membres de ces communautés de formation à faire valoir leurs voix et leurs expériences dans le cadre de ce projet. Malgré leur horaire déjà très chargé, pourquoi autant d’étudiants et d’enseignants acceptaient – voire demandaient – de consacrer du temps à ce projet ? Les paragraphes qui suivent répondront – du moins en partie – à cette question en s’appuyant sur des témoignages d’enseignants et d’étudiants à même leur participation aux collectes de données.

La visibilité des activités de recherche

Bien que je souhaitais me faire discrète, ma présence ne passait pas inaperçue, ne serait-ce que par l’accumulation de pages de notes que je prenais, assise à même le sol près des personnes que j’observais travailler. Il m’apparait ici important de préciser que je prenais soin de rédiger les notes d’observation à la main de manière à ce que les participants puissent en tout temps porter un regard sur ce que j’écrivais en leur présence. Aussitôt que la séance était terminée, je proposais d’assouvir leur curiosité en leur montrant et en expliquant mes notes, ce qui servait de base aux éléments de discussion des entrevues individuelles et des groupes de discussion. Ces derniers avaient souvent lieu directement après leur séance, à même l’espace collectif de travail où les autres pouvaient nous voir sans toutefois nous entendre ou comprendre ce qui était discuté et enregistré.

Il va de soi que le fait d’être hébergée dans les résidences du CNAC habituellement réservées pour les artistes, enseignants et chercheurs invités m’a d’autant plus permis d’être activement impliquée de 12 à 15 heures par jour tout au long de la collecte de données. Ma présence et disponibilité quotidienne a certainement aidé à tisser des liens rapidement avec les étudiants et les enseignants et à devenir, à ma manière, partie prenante de la communauté.

Toi tu es restée longtemps, tu t’es présentée à nous et tu as vraiment travaillé avec nous. (Étudiante, 2e année, CNAC, 2018)

Tu es là, partout, mais au final, c’est comme si tu n’étais pas là ; tu ne nous déranges pas. Tu peux être partout et ça ne dérange personne ! […] Vu qu’on sait que tu n’es pas là en jugement de ce qu’on fait ou de ce qu’on vit, ça crée une confiance. Tu n’es pas en évaluation de quelque chose. Tu es là pour nous, pour l’humain. (Étudiante, 3e année, CNAC, 2018)

Le but particulier de la recherche

Au fil de mes échanges avec les membres du corps enseignant et apprenant, j’ai rapidement réalisé que ma présence en tant que chercheure se démarquait notamment par mes intérêts de recherche, qui portent sur la meilleure compréhension des expériences de formation. Dans ces contextes de formation professionnelle qui correspondent à des lieux de haute performance, je ne vise pas à documenter les exploits accomplis durant les séances de formation, mais à mieux comprendre ce qui est vécu par les enseignants et les étudiants ainsi que le sens que ces derniers accordent à leurs expériences. Comment sont conçues et enseignées les expériences de formation du corps scénique dans ces différents contextes ? Quelles sont les expériences d’enseignement et d’apprentissage qui en découlent ? Quels sont les enjeux et les ancrages qui y sont liés ? Tout au long de ma présence sur le terrain, plusieurs enseignants et étudiants se sont avoués surpris de constater que je ne m’intéressais pas à ce qu’ils arrivaient à accomplir, mais plutôt à ce qu’ils vivaient au quotidien.

Les gens, en règle générale, s’intéressent à nous quand on est rendus sur scène. Personne ne s’intéresse à ce qu’on a vécu avant. Moi, ça m’a surpris. Elle s’intéresse à ça ? Parce que c’est un peu la partie cachée de l’iceberg, tu vois. C’est énorme, mais on ne le voit jamais. (Étudiant, 3e année, ENC, 2019)

J’enseigne depuis de très nombreuses années et c’est la première fois qu’on vient vraiment me demander comment « moi » je vis ça. (Enseignant, CNAC, 2019)

Étant donné mon engagement de manière prolongée, des observations répétées et échelonnées au fil du temps, j’ai tissé des liens étroits avec de nombreux participants, ce qui a permis des échanges ouverts, sensibles et authentiques, où on prenait réellement le temps d’approfondir les réflexions qui amenaient à mettre des mots sur ce qui était vécu.

Tu ne demandes pas de réponse ; tu t’intéresses à nos réflexions. […] Tu me fais dire des choses que je sentais, mais que je n’ai jamais verbalisées. (Étudiante, 2e année, CNAC, 2018)

L’utilisation d’un cadre théorique systémique

Cadre d’observation et d’analyse, la théorie de l’activité7 a aussi suscité beaucoup de curiosité chez les participants. Cette théorie invite à considérer différentes composantes d’une situation pour ensuite mieux comprendre comment leurs mises en relation dynamisent les situations vécues. Représentée par une figure triangulaire, cette théorie invite à approfondir les composantes Sujet, Outils, Objet, Communauté, Règles, Division du travail et Finalité.

Dans le cadre de cette recherche, le Sujet réfère aux enseignants, alors que la Communauté est formée de toutes les personnes impliquées, directement ou non, par ces expériences de formation, à commencer par les étudiants. Les Outils correspondent aux ressources mises de l’avant afin de parvenir à l’Objet, c’est-à-dire les objectifs visés à même une séance de formation. Les Règles renvoient aux manières d’agir et d’interagir en contexte, alors que la Division du travail amène à se concentrer sur la répartition des tâches et des responsabilités entre les personnes concernées. Enfin, la Finalité fait référence à la visée plus générale vers laquelle tend la formation vécue. En approfondissant ces différentes composantes pour chaque séance observée, on peut ensuite étudier leurs mises en relation et ainsi chercher à mieux comprendre la manière dont les enseignants conçoivent les expériences de formation (Sujet-Outils-Objet) ; les manières d’agir et d’interagir des enseignants et des étudiants au sein d’une séance (Sujet-Règles-Communauté) ; la manière dont les étudiants s’approprient des responsabilités et vivent leurs expériences d’apprentissage (Communauté-Division du travail-Objet) ; ainsi que les enjeux que sous-tendent les expériences de formation pour les enseignants et les étudiants au regard des objectifs visés (Sujet-Communauté-Objet).

Version simplifiée et traduite de la figure d’Engeström représentant la structure d’un système d’activité (Engeström Yrjö, Learning by expanding: An activity-theoretical approach to developmental research, Helsinki, Orienta-Konsultit, 1987, p. 78).
Version simplifiée et traduite de la figure d’Engeström représentant la structure d’un système d’activité (Engeström Yrjö, Learning by expanding: An activity-theoretical approach to developmental research, Helsinki, Orienta-Konsultit, 1987, p. 78).

À la fin de chaque séance d’observation, les participants pouvaient alors constater cette même figure autour de laquelle j’avais pris des notes détaillées en lien avec mes observations. Je prenais ensuite le temps d’expliciter avec eux les différents éléments notés durant les entrevues individuelles ou les groupes de discussion concernés afin d’assurer une cohérence et une signifiance des observations et surtout de la compréhension qui en découle et qui était corroborée par les participants.

C’est hallucinant parce que c’est tout le contenu, quoi ! C’est tout le contenu que tu as [noté]. […] Aussi bien dans les conseils que dans la gestion du passage que dans le comportement des étudiants ! (Enseignante, CNAC, 2018)

Ça permet de prendre une espèce de photo des séances pour mieux comprendre ce que l’on vit. (Étudiant, 2e année, CNAC, 2018)

L’outil est tellement précis qu’il nous permet d’axer la discussion sur quelque chose d’hyper particulier et choisi. […] Ça ouvre beaucoup de points de vue. Tu nous amènes à dire comment je lis mon cours. Comment j’apprends. Qu’est-ce qu’un cours efficace pour moi et comment je le vis. Comment je le sens… […] Ça nous fait verbaliser des choses qu’on ne verbaliserait pas forcément. (Étudiant, 2e année, CNAC, 2018)

Au fil du temps, il arrivait que certains étudiants me partagent qu’ils aimeraient eux aussi que je vienne « produire un triangle de notes sur leur cours », témoignant de leur intérêt à participer au projet ne serait-ce que par curiosité pour ce cadre théorique. Si ces notes d’observation sur les expériences observées permettaient d’initier les conversations, il n’en demeure pas moins que le principal intérêt portait sur leurs perspectives au sujet de leurs expériences qu’eux seuls avaient vécues. Les notes d’observation me permettaient néanmoins d’engager la discussion ainsi que de me servir de traces écrites utiles à la compréhension de ce qu’ils me partageaient de vive voix.

La possibilité d’approfondissement de leurs apprentissages

En proposant aux participants de verbaliser leurs expériences et de porter un regard réflexif sur celles-ci, les entrevues individuelles pouvaient les inciter à approfondir leurs apprentissages en ce que ces temps de réflexion généraient souvent des « prises de conscience » par rapport à leur contexte de formation (Enseignante, École supérieure de théâtre, 2014). Par exemple, en discutant de certaines situations observées, un enseignant pouvait me dire « Écoute, ça, c’est quelque chose que tu me fais réaliser. Je trouve ça intéressant. Ce serait quelque chose à regarder » (Enseignant, École supérieure de théâtre, 2014). Les enseignants étaient ainsi amenés à porter un regard parfois nouveau sur leurs pratiques enseignantes qui pouvaient s’en trouver nourries. « Ça me permet de voir mon plan de travail, la façon dont je travaille d’une tout autre façon ». (Enseignant, ENC, 2019).

Plusieurs étudiants ont également relevé que ces occasions de discussion, sous forme d’entrevues individuelles et de groupes de discussion, permettaient une prise de recul bénéfique relative à leur cheminement.

Des fois, justement, je trouve qu’on oublie de faire ce pas en arrière, de se regarder de l’extérieur comme un oiseau et de se poser, de réfléchir à tout ce qu’on a traversé, à ce qu’on est aujourd’hui et de faire un bilan, quoi. (Étudiante, 2e année, CNAC, 2018)

Ça m’a permis de réfléchir à des choses auxquelles je n’aurais pas forcément réfléchi et de prendre conscience, aussi, de l’importance du travail du corps. Puis je trouve que tu m’as permis […] de clarifier ma vision des choses et de la partager, aussi. Je trouve ça important en fait. On devrait faire ça quasiment tout le temps dans tous les cours. (Étudiante, 1ère année, École supérieure de théâtre, 2014)

C’est intéressant de prendre le temps de décortiquer les choses parce que ça te permet de réaliser plus de choses, d’en prendre conscience. Tu me fais réaliser des choses que je n’avais pas réalisées, mais qui sont vraies. (Étudiant, 3e année, ENC, 2019)

Ce faisant, les entrevues individuelles auxquelles ont participé ces enseignants et étudiants pouvaient ainsi leur être formatrices et pertinentes en ce qu’elles ont favorisé des apprentissages chez les personnes y ayant pris part.

La possibilité de mises en commun et de retours collectifs

Il en va de même pour les groupes de discussion qui étaient l’occasion d’échanger avec leurs collègues sur les expériences vécues souvent ensemble, mais chacun à sa manière, ainsi que de comparer leurs points de vue et de faire un bilan sur leurs propres expériences d’apprentissage, ce que plusieurs ont souligné comme étant pertinent à intégrer à même leur parcours.

– Je te remercie aussi pour l’opportunité parce que ça donne l’occasion de faire une rétrospective et une introspection.
– Oui. Ça nous pousse à faire une rétrospective sérieuse sur ce qu’on a vécu et à la partager. J’ai trouvé ça intéressant aussi, l’exercice d’aujourd’hui, de voir ce que chacun a retiré de ses expériences. On ne retire pas tous la même chose de ce qu’on a vécu. Je trouve ça intéressant d’en parler ici. On n’a pas toujours l’occasion de le faire.
– C’est comme un bilan qu’on n’a pas fait.
– Qu’on n’a jamais fait…
– Et qu’on aurait dû faire.
(Quatre étudiants, 2e année, groupe de discussion à l’École supérieure de théâtre, 2013)

Plus encore, le fait de participer à un groupe de discussion pouvait briser un sentiment de solitude, comme le rapportent ces étudiants :

Partager entre nous tout ce qu’on a vécu. Je trouve ça important parce que ça nous permet de comprendre beaucoup de choses par rapport aux autres et par rapport à soi-même. C’est hyper enrichissant pour moi d’entendre les autres. Je trouve que c’est une des choses les plus enrichissantes à faire : d’écouter les gens qui parlent de ce qu’on a vécu ensemble, mais chacun à sa manière. J’ai trouvé ça vraiment le fun de pouvoir apprendre. Oui, apprendre… J’apprends sur moi-même et j’apprends sur eux. (Étudiante, 1ère année, École supérieure de théâtre, groupe de discussion, 2014)

Je croyais que ce que je vivais, j’étais le seul à le vivre. Je savais que ce n’était pas vrai, mais comme je n’entendais jamais personne en parler, moi, ça me faisait paniquer. […] De l’entendre de la bouche des autres, ça fait du bien. (Étudiant, 2e année, École supérieure de théâtre, groupe de discussion, 2013)

L’opportunité de cultiver sa curiosité

S’il ne fut pas possible de tenir des groupes de discussion avec les enseignants dans le cadre de ces collectes de données – non pas par manque d’intérêt ou de pertinence, mais en fonction des horaires parfois incompatibles entre les enseignants participants – plusieurs personnes ont partagé un intérêt à poursuivre ce type d’échanges pour leur propre parcours.

Ce qui est très particulier aussi, je te dirais, c’est que tu es la première personne qui me donne un retour sur dix ans d’enseignement. On n’a pas de retour sur comment on enseigne. Je n’ai pas d’échange, j’ai seulement des échanges avec les élèves ; puis, j’essaie d’y aller en fonction de ce que je reçois avec les élèves depuis des années. (Enseignant, ENC, 2019)

Il y a des ateliers, et il y a des formations qui sont intéressantes des fois. Mais il y a rarement des échanges. (Autre enseignant, ENC, 2019)

Je serais intéressée de parler de ce qu’eux, ils font. […] Et peut-être aussi de l’étudiant. Comment il vit le travail avec moi ? Comment il vit le travail avec l’autre ? (Enseignante, ENC, 2019)

Ces témoignages font ainsi réaliser la pertinence de ces activités de recherche pour les personnes y ayant participé, ainsi que la manière dont leur participation peut cultiver chez eux un désir d’approfondissement et une certaine curiosité à la fois personnelle, professionnelle et scientifique.

Au-delà de conduire à une richesse de données permettant éventuellement une meilleure compréhension de leurs expériences de formation, les différentes stratégies de collecte de données ont aussi donné lieu à des répercussions bénéfiques pour les participants qui ont été amenés à réfléchir à leurs expériences de formation, à les partager, à en garder une trace, à leur accorder du sens, ainsi qu’à contribuer à la co-construction d’un savoir signifiant8.

Une étude comme ça va permettre d’apporter des éclairages sur la réalité parce que tout le monde travaille trop ; donc, on n’est pas en train de voir ce qui se passe. […] Je trouve ça important d’en parler. (Enseignante, ENC, 2019)

Je crois que ce […] sera d’une grande valeur pour notre école et pour les autres institutions afin de créer une culture plus cohésive, une manière cohérente de partager l’information et de se comprendre les uns les autres. (Étudiant, 3e année, ENC, 2019)

Se sentir considéré

Il est aussi à noter que de nombreux étudiants et enseignants ont rapporté ressentir quotidiennement une grande pression de performance et assez peu de considération par rapport à leurs expériences et les défis qui peuvent y être rattachés (surcharge, fatigue et épuisement, sentiment de vulnérabilité et de solitude, interrelations parfois difficiles, etc.). Les entrevues et les groupes de discussion étaient notamment l’occasion d’aborder les différents aspects pouvant impacter leurs expériences de formation et les défis qui y sont associés. Les participants étaient bien avisés de la nature de la recherche, de ma présence en tant que chercheure sans expertise en psychologie ou travail social et visée en ce sens. En participant à ce projet, où les performances n’étaient plus le centre d’attention, les étudiants et les enseignants y ont néanmoins saisi l’opportunité de faire valoir des dimensions de leurs expériences de formation trop peu abordées autrement, et d’inciter un dialogue à leur sujet. La fin de mon expérience de terrain au Centre national des arts du cirque a d’ailleurs été marquée par ce partage d’un enseignant lors de la toute dernière journée de ma résidence de recherche :

C’est bien d’avoir une personne comme toi, qui se préoccupe de ce qu’on vit, qui est autant investie. C’est rare. C’est très rare. C’est prendre en compte l’humain et c’est si important en arts. On l’oublie souvent. On le met de côté. Merci à toi d’être là pour ça. (Enseignant, CNAC, 2018)

La prise en compte des critères d’authenticité ontologique, éducative, catalytique et tactique

Les trois terrains de collecte de données abordés dans cet article réfèrent à des recherches qualitatives interprétatives dont le bien-fondé peut en partie être appuyé par des critères de rigueur relationnelle propre à ce type de recherche et à l’établissement d’un rapport de proximité chercheure-participants. Ces critères se rapportent notamment à différents types d’authenticité se référant au « souci, de la part du chercheur, de favoriser des apprentissages chez les participants et d’induire une prise de conscience, voire un désir d’action chez ceux-ci »9.

On parlera d’authenticité ontologique lorsque les participants peuvent apprendre davantage sur le phénomène étudié et d’authenticité éducative lorsqu’ils peuvent parvenir à une meilleure compréhension de leurs propres perspectives, de celles des autres, ainsi qu’être en mesure de les comparer. On fera ensuite allusion au critère d’authenticité catalytique en ce que la recherche peut stimuler leur désir d’agir dans leur réalité et d’authenticité tactique lorsque la recherche permet de les outiller en ce sens, par exemple, par le biais d’un outil théorique10.

À différentes reprises, plusieurs participants (tant des étudiants que des enseignants) ont souligné à la fin des entrevues et des groupes de discussion que ces moments d’échanges pouvaient les amener à réfléchir sur certaines situations, à leur accorder du sens et à verbaliser celui-ci, à faire des réalisations qu’ils n’auraient pas été amenés à faire autrement, voire à se questionner sur certains changements possibles pour les séances à venir. La triangulation des sources – soit la participation de diverses personnes aux différents statuts, expertises et cohortes – a aussi conduit à une vue d’ensemble sur les expériences vécues par les différents membres de chaque établissement de formation. Les données recueillies, en reflétant les divers points de vue des participants, seront également susceptibles de stimuler le désir d’agir des membres du corps enseignant et de la direction afin d’optimiser les expériences vécues par les étudiants. Dans le même sens, les descriptions riches et détaillées auxquelles ont conduit les projets de recherche abordés, de même que le cadre théorique qui fut partagé et expliqué aux participants, peuvent outiller ces derniers à agir dans leur réalité en leur fournissant des données sur lesquelles ils pourront s’appuyer au regard de leurs futures pratiques afin d’optimiser la formation offerte au sein de leur contexte, voire d’autres contextes avec lesquels il sera possible de tisser des liens jugés pertinents. Les témoignages abordés dans le présent article rappellent l’importance de se préoccuper de ces différents types d’authenticité pouvant positivement influencer leurs expériences de formation à même une collecte de données et bien au-delà de celle-ci.

Ce chapitre, en abordant trois terrains de recherche en formation artistique, a conduit à mieux comprendre différents cas d’intégration d’une personne en tant que chercheure, tantôt sur un terrain connu, tantôt dans des contextes étrangers. En plus de cerner certains éléments pouvant favoriser l’intégration, il a fourni un exemple de considération des particularités d’un nouveau terrain qui a nécessité une adaptation sur le plan méthodologique. Cet article a aussi cherché à expliquer les raisons pouvant justifier le fort intérêt des enseignants et des étudiants à participer à de telles collectes de données. Il fut ainsi discuté en quoi la visibilité des activités de recherche, la visée du projet et l’utilisation d’un cadre théorique systémique peuvent susciter la curiosité des personnes présentes sur le terrain à en connaître davantage. Furent ensuite abordées différentes raisons évoquées par les participants pour expliquer leur enthousiasme à participer à de tels projets de recherche. Plusieurs témoignages ont ainsi mis en lumière les possibilités d’approfondissement des apprentissages, de bilans et de mises en commun, ainsi que les opportunités de se sentir considéré, de contribuer à une co-construction du savoir et de cultiver une curiosité tant personnelle, professionnelle que scientifique. Ces bénéfices associés à la participation peuvent être envisagés en amont du projet, à même les considérations des critères de rigueur et relationnels, et plus précisément par la prise en compte des critères d’authenticité ontologique, éducative, catalytique et tactique.

Alors que mon objectif principal était de recueillir et de produire des données permettant de mieux comprendre les expériences de formation pour éventuellement pouvoir s’y appuyer afin de les optimiser, j’ai réalisé que la tenue même de la collecte de données enrichissait les expériences de formation vécues. Plusieurs participants ont d’ailleurs souligné la pertinence d’intégrer à même les programmes de formation des temps de questionnement, de réflexion, de bilan et de groupes de discussion, non pas en tant que stratégies de collecte de données, mais d’activités simplement formatrices pour ceux qui y participent. Faisant d’une pierre deux coups, ces projets de recherche auront donc eu des répercussions à court terme en plus de viser des retombées à plus long terme. La pédagogue que je suis souris à l’idée que ces expériences de terrain, qui m’auront tant marquée en tant que chercheure, auront aussi laissé une trace pour ceux qui y ont contribué.

Notes

  1. Skelling Desmeules Marie-Eve, Une finalité commune au travail du corps : l’étude des expériences de formation de l’acteur au regard de la théorie de l’activité selon des professeurs de voix, d’interprétation et de mouvement, Thèse de doctorat, Université d’Ottawa, Ottawa.
  2. Marceau Carole, « L’art dramatique comme enseignement », L’Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, 16, 1994, p. 222.
  3. Marceau Carole, art. cit., p. 226.
  4. Alepin Francine, Réflexion sur l’intégration du mime corporel à la formation de l’acteur (mémoire de maîtrise non publié, Université de Québec à Montréal), Montréal, 1999. Tuisku Hannu, « Diving In: Adolescents’ Experiences of Physical Work in the Context of Theatre Education », International Journal of Education and the Arts [IJEA], 11, 10, np.
  5. Deslauriers Jean-Pierre, « La collecte des informations », in : Deslauriers Jean-Pierre (dir.), Recherche qualitative : guide pratique, (p. 33-58), Montréal, McGraw-Hill, 1991, p. 40.
  6. Paillé Pierre, Mucchielli Alex, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales (2e éd.), Paris, Armand Colin, 2008, p. 168.
  7. Engeström Yrjö, Learning by expanding: An activity-theoretical approach to developmental research, Helsinki, Orienta-Konsultit, 1987. Engeström Yrjö, Miettinen Reijo, Punamäki Raija-Leena (dir.), Perspectives on Activity Theory, Sydney, Cambridge University Press, 1999. Engeström Yrjö, « Enriching activity theory without shortcuts », Oxford Journals, Science & Mathematics & Social Sciences, Interacting with computers, 20, 2, 2007, p. 256-259.
  8. Savoie-Zajc Lorraine, « La recherche qualitative/interprétative en éducation », in : Karsenti Thierry, Savoie-Zajc Lorraine (dir.), La recherche en éducation : étapes et approches, Saint-Laurent, Québec, Éditions du Renouveau Pédagogique Inc., 2011, p. 123-147.
  9. Gohier Christiane, « De la démarcation entre critères d’ordre scientifique et d’ordre éthique en recherche interprétative », Recherches qualitatives, 24, 2004, 3-17, p. 7.
  10. Gohier Christiane, loc. cit.
Rechercher
Rechercher
Chapitre de livre
Pessac
EAN html : 9791030010879
ISBN html : 979-10-300-1087-9
ISBN pdf : 979-10-300-1086-2
Volume : 4
ISSN : 3040-2956
Posté le 15/09/2024
13 p.
Code CLIL : 3122; 3656; 3657; 3686
licence CC by SA

Comment citer

Skelling Desmeules, Marie-Eve, « Trois terrains en contextes de formation artistique : de l’expérience d’intégration de la chercheure à celle de participation d’enseignants et d’étudiants », in : Gauthard, Nathalie, Martin, Éléonore, éd., Le terrain en arts vivants. Récits, méthodes, pratiques, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, collection V@demecum 4, 2024, 85-98, [en ligne] https://una-editions.fr/trois-terrains-en-contextes-de-formation-artistique [consulté le 02/09/2024].
10.46608/vademecum4.9791030010879.7
Illustration de couverture • Anthropomorphisme#37 Crédit : © Blodwenn Mauffret, Guérande, août 2019
Retour en haut
Aller au contenu principal