Le mérite : une notion clé
L’Homme du XVIIe siècle : entre mérite et lignée
La notion de mérite constitue un élément clé du discours figuéroen qui permet de rapprocher El Pasajero de la tradition dialoguée du XVIe siècle puisque des propos analogues avaient déjà été tenus par certains auteurs de dialogues militaires1. Certaines des idées développées par Suárez de Figueroa trouveront un écho dans la politique réformatrice d’Olivares, notamment dans son Gran Memorial (1624). On ne peut exclure que le Conde Duque ait pu lire l’ouvrage mais peut-être est-il plus probable qu’il se soit inspiré des œuvres de Santamaría . On ne peut certes pas se prononcer avec certitude sur les références livresques d’Olivares, en revanche, il est tout à fait possible d’identifier la parenté idéologique entre les œuvres des deux auteurs. Santamaría et Figueroa portaient un intérêt commun aux problèmes de l’Espagne et aux solutions qu’il convenait d’y apporter. Le souci de Santamaría pour ces questions se manifeste notamment dans le rapport qu’il remit en 1620 à Olivares intitulé “Lo que SM debe executar con toda brevedad, y las causas principales de la destrucción de esta monarquía”2. Figueroa n’était pas le seul à condamner l’irresponsabilité de la noblesse et à envisager la nécessité de remédier à cette situation. De telles idées commençaient, de toute évidence, à se diffuser. Mais il ne s’agissait pas d’un phénomène généralisé, tant s’en faut. Les idées de Suárez de Figueroa étaient certainement partagées par d’autres letrados, qui étaient les concurrents directs de l’aristocratie en matière de gouvernement. En revanche, leur vision de la société et leur proposition d’une nouvelle configuration des rapports sociaux – ou plus exactement de retour à une configuration plus acceptable sur le plan éthique – ne faisait probablement pas l’unanimité : les réactions virulentes de la noblesse au moment de l’arrivée au pouvoir d’Olivares et surtout face à certaines de ses propositions en apportent la preuve.
On retrouve cette réflexion sur le mérite également des années plus tard chez López de Vega, dans les Paradojas racionales (vers 1655). À ce propos, l’argument développé dans le premier dialogue de la Paradoja segunda est particulièrement révélateur: “La diferencia de la sangre y de los nacimientos ni tiene verdad en la naturaleza, ni es más que una vanidad ridícula al verdadero filósofo”3. L’audace de certains points développés par l’auteur lisboète est évidente comme le fait remarquer Marie-Laure Acquier dans l’un de ses travaux :
Les propos que tient l’auteur sur la noblesse de naissance et sur la vertu militaire, des propos jugés hardis pour l’époque.4
Le personnage qui sert de relai à cette hardiesse, rappelons-le, est celui du Philosophe5 qui déclare, toujours dans la deuxième section de l’œuvre :
Ténganse lo lustre de su sangre, no por eso más colorada ni más pura, los insensatos de su siglo; y tengamos nosotros, los amantes de la filosofía, o del mediano, o sea del más ínfimo del orden civil, la nobleza del saber y del obrar como racionales; que con esta sola, aun a pesar de las introducciones políticas, se han sabido muchos hacer lugar decente, y podremos también, si no nos falta, los que para algún buen fin hiciéramos tal vez caso dello, ponernos con el mérito en el mismo grado que a ellos los tiene la estratagema de la política.6
Au-delà de l’importance de la notion de mérite, la formule mise en évidence dans la citation ci-dessus introduit un élément fondamental dans le système de pensée des auteurs favorables à une forme de méritocratie : l’importance des connaissances suggérée par l’utilisation de “saber” mais aussi des actes et de l’expérience que suppose “obrar”, que l’on retrouvait déjà chez Figueroa. L’interprétation proposée par Marie-Laure Acquier des écrits de López de Vega est assez éclairante :
Si l’on y regarde de plus près, (…) ce qui avait pu être interprété par certains exégètes comme des critiques acerbes de la société du temps nous apparaît plutôt désormais comme un mécanisme de régulation et de maintien de l’équilibre social où chacun participe à un échange d’idées sans remettre en cause le système dont il fait partie7.
Le commentaire sur la critique de son temps demande à notre avis à être nuancé car, on le montrera, la diatribe joue, elle aussi, une fonction essentielle du point de vue de la construction du sens et de la structuration du discours. Si une thématique comme l’amour néo-platonicien que l’on retrouve également chez Figueroa jouit d’une assise discursive et littéraire consensuelle, il n’en est pas de même pour l’idée de mérite qui avait pourtant une existence latente dans les productions écrites du Siècle d’Or. C’est ce que confirme Manuel Borrego Pérez dans une de ses études :
Muchos se daban cuenta de la gravedad del problema y prodigaban sus consejos, repitiendo una y otra vez que gobernar no era cosa de aficionados: “el oficio de regir pide estudio y experiencia” decía el franciscano Santamaría, y no era otra cosa lo que pedía Olivares, cuando deseaba que los nobles se ejercitaran antes de pasar a cargos mayores, o cuando expresaba su deseo de que pasaran por academias donde recibieran la educación adecuada. Treinta o cuarenta años antes, Castillo de Bobadilla había expresado una opinión, todavía, si cabe, más radical: “el saber bien gobernar Repúblicas es ciencia y arte y la más dificultosa de todas’8
Quel qu’ait été le niveau de diffusion des idées sur le mérite, il est indiscutable que leur présence massive participe de la mise en cohérence de l’espace textuel figuéroen. D’ailleurs, ce statut fondamental qui lui est conféré par le texte est perceptible jusque dans le nom donné aux meneurs de l’interaction : le Maître et le Docteur. Un retour étymologique sur ces deux termes tendrait à octroyer la place de choix au Maître, et celle de ‘consort’, au Docteur. En effet, doctor, faut-il le rappeler, vient de docere, de doctus et désigne par conséquent “celui qui a reçu un enseignement”. En ce sens, il pourrait être tentant d’en déduire que le Docteur occupe un rang inférieur à celui du Maître, une place moins importante que celle du magister; ce dernier étant supposé se trouver, par nature, au-dessus des élèves. A l’appui de cette analyse, pourraient également être mentionnés les liens étroits qui unissent magister et magnus avant de souligner que d’après Gaffiot9, le magister est “celui qui commande, dirige et conduit”. Il s’agit là de son sens premier et l’acception qui fait de lui “celui qui enseigne” ne vient qu’en deuxième position. Cette comparaison sémantico-étymologique est donc d’autant plus intéressante qu’elle vient en quelque sorte ‘contredire’ le schéma hiérarchique de l’interaction développée dans El Pasajero. L’on peut légitimement s’interroger sur les raisons d’un tel parti pris. La première objection à cette théorie de la prétendue prédominance du titre de maître sur celui de docteur naît précisément de la confrontation des termes de magister et de doctus. Certes, le titre de magister sous-entend que celui qui en bénéficie se trouve en position haute. De là à en déduire que tous ceux qui ne sont pas des magistrī sont forcément inférieurs, il y a un pas à ne pas franchir. À l’inverse, l’infériorité n’est signifiée par aucun morphème dans le vocable doctus. En outre, la poursuite de cette analyse sémantique permet de signaler que l’utilisation du suffixe –or confère un statut actif au docteur. Celui-ci a construit son savoir, l’a acquis par l’apprentissage, les lectures et l’expérience d’où la place de choix accordée à l’effort et au mérite personnel dans l’ensemble de son discours. Autrement dit, la supériorité du Docteur n’est pas inhérente au terme. Cette prééminence est acquise, elle est le fruit des efforts fournis par celui qui porte ce titre, efforts qui se sont vus récompensés en Italie alors qu’ils n’avaient pas été reconnus en Espagne. Le docteur jouirait donc de connaissances et d’un statut justifiés alors qu’un certain prestige intrinsèque se dégage du terme magister sans que cette notoriété soit forcément justifiée. Il s’agirait en quelque sorte d’un titre honorifique ; or, la suite de la présente étude ne se propose pas d’offrir une orientation différente. Une des interventions du Maître est, en ce sens, particulièrement révélatrice. Alors que le Docteur fait de lui son alter ego, c’est le Maître lui-même qui se juge comme ne méritant pas un tel statut. Ainsi déclare-t-il :
Maestro. Honráis a quien nada bueno tiene sino conocer sus cortos méritos. Cuanto más, que la teórica de los libros antes entorpece que adelgaza los ingenios en las cosas comunes, en los términos politicos. La prática sí que perficiona la natural viveza, alumbrando en muchas cosas que no se pueden aprender en los estudios. Las conversaciones, sobre todo, aficionan la prudencia, maduran los entendimientos y enriquecen los ánimos de infinitos actos nobles. Según esto, habiendo vos visto más, y más conversado, tocará a vuestra suficiencia dar satisfación al interés del amigo; que los dos le conseguiremos no menor en oíros atentamente.10
Cette réplique du Maître érige indubitablement une opposition savoir livresque VS savoir tiré de l’expérience qui est assurée par le contraste évident entre le groupe nominal “la teórica de los libros” et le substantif “prática”. Dès lors, le savoir livresque, autrement dit le diplôme entendu comme titre ‘social’ est en opposition avec la prééminence scientifique acquise par le vécu. Le lecteur assiste, en quelque sorte, à un passage de témoin entre une forme de mérite et une autre qui sont incarnées respectivement par le Maître et le Docteur. Il semble d’autant plus nécessaire de signaler la prégnance de cette opposition dans la mesure où elle constitue également la clé de la construction de El Pasajero qui repose sur l’exploitation conjointe d’une matière livresque et d’éléments d’expérience. La réplique du Maître propose donc une métaphore de la structuration de l’œuvre elle-même dans laquelle le concept de mérite fonctionne comme un axe fédérateur.
La notion de mérite, un vecteur de continuité
Le mérite chez Figueroa
On a vu, dans le chapitre précédent, comment les réflexions littéraires des personnages pouvaient revêtir une dimension sociétale dans El Pasajero. Aussi bien dans le domaine littéraire que dans le domaine sociétal, le mérite est érigé en idéal dans le texte figuéroen : si l’on retrouve cette notion principalement quand il est question de société et de gouvernement mais aussi de récompenses, elle est parfois mentionnée dans des interventions en relation avec la littérature. Le concept de mérite traverse l’œuvre figuéroène dans son ensemble puisque sa présence est massive dans le texte de El Pasajero mais aussi dans Varias noticias ou dans Pusílipo. La confrontation de certains extraits de ces deux œuvres révèle l’existence de nouveaux cas d’autocitation qui révèlent que la notion de mérite est bel et bien au cœur du système de pensée figuéroen . L’un des développements consacrés à Cyrus dans Pusílipo est une reprise assez fidèle d’une réflexion menée au préalable dans Varias noticias :
Citation n°1 : Varias Noticias
Privaban con él todos los buenos, sabiendo en lo distributivo eligir siempre lo mejor. Repartía los premios entre los más beneméritos, atendiendo más a sus buenas partes, que a importunidades de intercesores.11
Citation n°2 : Pusílipo
Privaban con él (decía) todos los buenos, sabiendo en lo distributivo eligir siempre lo mejor. Repartía los premios y cargos entre los más beneméritos; atendiendo más a sus buenas partes, que a la importunidad de intercesores.12
Les similitudes entre les deux extraits sont, pour le moins, éloquentes et viennent s’ajouter à la liste d’exemples d’écrits antérieurs que Figueroa exploite au service d’une création nouvelle. De nombreux arguments développés par les quatre sujets parlants de El Pasajero sont repris dans Pusílipo assurant une cohérence idéologique au sein de la production figuéroène. En ce sens, la critique que formule le personnage de Silverio dans Pusílipo à propos du système ouvre des perspectives intéressantes :
Que los más indignos eran por sus inteligencias preferidos, y adelantados a los más beneméritos.13
Dans ce développement consacré à Gèvres, l’un des proches de Charles Quint, on retrouve des idées et des formules qui étaient déjà employées dans El Pasajero :
Citation n°1 :
Colegiréis, pues, de lo referido haber en el mundo sobra de beneméritos si les diesen lugar los indignos; si no usurpasen los malos los asientos de los buenos.14
Citation n°2 :
Ocupan muchos por favor cargos que no merecían por su experiencia en aquel ejercicio. Claro es que donde ésta falta, no habrá servicios. ‘Nace (dice un docto) de aquí desesperarse los que los tienen, por ver adelantar indignos, cuando a ellos es forzoso quedarse atrás’. De modo, que la esperanza que antes les servía de remuneración (fundándola en sus méritos, hasta llegar el premio) se les acaba por la negociación de otros.15
Au-delà des reprises lexicales évidentes entre ces deux passages, on peut également signaler la présence de l’expression “usurpar los asientos” qui, à l’instar du participe “adelantados”, renvoie à la notion de classement, de hiérarchie. Le même constat peut être dressé à propos des pretensiones mentionnées très tôt dans El Pasajero puisqu’elles font l’objet d’un développement dès les premières répliques de l’œuvre :
Maestro. (…) Muchos se quedan atrás y renuncian cualesquier mejoras por no engolfarse en las descortesías, en las dificultades de audiencias, en las asperezas de ministros y en los profundos piélagos de pretensiones.
Doctor. Habeisme parecido lince sutil de mi pensamiento, pues de tal manera penetrastes mi inclinación como si fuera vuestra. No puedo negar serme todo lo posible odioso el nombre de pretensor, por carecer de dos incentivos, importantes mucho para conseguir grandes intentos; esto es: codicia y ambición.16
Cette critique réapparaît bien, une dizaine d’années plus tard, dans le texte de Pusílipo par l’entremise de Rosardo :
Rosardo. ¿No os dejan las pretensiones aún bien desengañado?17
Même si la critique du système est traitée à travers des interventions prises en charge par les différents locuteurs, ces deux citations incombent à deux personnages qui constituent les figures de projection de l’auteur Le Docteur et Rosardo qui expriment de façon réitérée l’absence de reconnaissance dont ils ont eux-mêmes eu à pâtir et que leurs interlocuteurs jugent injustifiées au regard de leurs compétences :
Citation n°1 : El Pasajero
Maestro. ¿Que faltase en España algún principe que os diese la mano, en virtud de vuestros estudios y experiencias? Antigua queja es ésta en los más ingeniosos, opresos de contino de excesiva penuria.18
Citation n°2 : Pusílipo
Laureano. No acumuléis más ejemplos de infortunios, y desgracias, que también esa regla vacila no pocas veces. Siglos han de correr (y es uno por ventura el presente) en que se premien los méritos, y más tan bien fundados como son los vuestros, en letras y virtud. Por lo menos; dejaos conocer, que no habrá ojos tan ciegos, ni menos mano tan avara, que no os miren y premie.19
La reconnaissance des mérites du Docteur est posée par le Maître comme une évidence et la reprise de cette thématique dans les propos de Laureano montre bel et bien la persistance de cette problématique dans les écrits de Figueroa. A l’instar du Docteur, le Maître se fait aussi souvent l’écho de ce type de discours comme le montre l’extrait reproduit ci-après :
Don Luis. Algunos conocí, escoria en calidad y talento, que tuvieron osadía para pretender, dicha para conseguir su pretensión y ánimo para ejercerla, quedando con riquezas y sin castigo. Déstos, pues, inferí ser fácil gobernar el mundo, y para esto superfluas las letras, inútil el entendimiento y poco necesaria la esperiencia.
Maestro. Lejos os apartáis de la razón. Mal puede ser regido el bajel sin gobernalle. Sin méritos ni estudios, todo será borrasca, todo perdición.20
Dans cet échange, la thématique du mérite pénètre dans le texte par l’entremise du substantif “talento” employé par don Luis qui se livre, comme en d’autres endroits de l’espace textuel, à un raisonnement erroné que le Maître s’empresse de corriger par un énoncé dont la structure habilement construite repose sur une double opposition entre “sin…ni” et “todo…todo” et entre “méritos…estudios” et “borrasca…perdición” d’autre part. L’absence de talent et de connaissance va de pair dans le discours du Maître avec le triomphe de la confusion ; la corrélation entre les deux est, de fait, assurée par le recours au verbe ser. À vrai dire, la question du mérite figure dans l’espace textuel avant même que l’échange à proprement parler ne commence. Elle est étroitement liée à l’amertume du Docteur à l’égard de sa patrie puisqu’elle est fondée précisément sur la non-reconnaissance de ces mérites personnels. Or, cette acrimonie est posée comme trait définitoire du Docteur dès l’introduction :
Sólo el letrado, al despedirse los demás con lágrimas de la Corte, la miraba con ceño y ojos enjutos, casi como indignado contra la que de contino es pródiga en favorecer a estranjeros y avarísima en beneficiar a sus naturales.21
Sa véhémence et son rejet de la patrie trouvent assez rapidement un prolongement dans l’échange où elle est relayée par le Docteur et par le Maître :
Cuanto a la que vos llamáis ingratitud en la patria, o sea escaso conocimiento para premiar, creed no puede tener la misma contentos a todos. Es el poder humano de cortas fuerzas; y así, no es maravilla se hallen muchos quejosos y mal satisfechos, o por disfavor, por repulsa, o por ver adelantados en premio a los indignos dél en su opinión. Si lo consideráis como se debe, en la distribución de cargos mayores y menores sólo le queda al superior el trabajo de haberlos repartido y el escrúpulo de si la elección saldrá acertada. Ni es de creer corra el gobierno acaso, falto de acuerdo y consulta; antes está puesto en razón lo contrario, bien así como naturalmente la traza precede a la disposición.22
L’intérêt de l’intervention du Maître tient aussi au fait que le lecteur retrouve un discours assez analogue dans les pages de Varias noticias :
La segunda causa que destruye las Repúblicas, es la ambición. Promuévense levantamientos cuando los indignos son adelantados y preferidos a los más capaces. Conviene pues en la distribución de cargos públicos, de premios y honras, tener consideración a la calidad y suficiencia de las personas. Siempre deben ser excluidos los deméritos, y los dignos antepuestos, para que la virtud abra la puerta a las honras, no el favor, no el dinero.23
Si l’intervention du Maître joue une fonction décisive dans l’œuvre outre le fait d’introduire, dès les premières pages, une des thématiques essentielles de El Pasajero, c’est parce qu’elle instaure d’emblée un lien entre une réflexion à teneur moralisante sur le mérite et le vécu du personnage du Docteur :
Cuanto más que si queréis dar lugar a la pasión que ahora os sujeta, imagino me confesaréis habréis por ventura andado flojo en procurar acrecentamiento.24
Le glissement de la réflexion plus théorique à l’expérience personnelle s’insinue de manière très subtile. L’argumentation du Maître, dans cette partie, répond à une parfaite maîtrise de la rhétorique puisque celui-ci conserve les arguments les plus percutants pour la fin25. Après avoir quelque peu nuancé la teneur du discours du Docteur dans une approche très générale, le Maître revient sur le cas personnel du letrado. C’est une pratique d’écriture assez répandue dans le style employé par Figueroa dans El Pasajero où le discours passe du général au particulier avant de revenir au général :
Muchos se quedan atrás y renuncian cualesquier mejoras por no engolfarse en las descortesías, en las dificultades de audiencias, en las asperezas de ministros y en los profundos piélagos de pretensiones.26
L’argumentation du personnage est habilement construite puisque celui-ci ne semble pas enclin, dans un premier temps, à écouter les plaintes du Docteur. C’est, du moins, ce que laissent supposer les énoncés “creed no puede tener la misma contentos a todos” mais aussi “no es maravilla se hallen muchos quejosos y mal satisfechos, o por disfavor, por repulsa, o por ver adelantados en premio a los indignos dél en su opinión.” En effet, l’usage qui est fait de “en su opinión” met en évidence le caractère subjectif de l’interprétation. Ce n’est que dans un deuxième temps que la référence à l’expérience personnelle du Docteur fait son apparition dans l’espace textuel. Autrement dit, cet élément relatif au vécu du personnage vient s’insinuer dans le texte et aurait pu parfaitement échapper au lecteur. L’intervention du Maître le place toutefois dans une situation d’écoute à l’égard de son interlocuteur. En ce sens, la réplique du Maître coïncide avec les usages du genre dialogué : elle est conforme à son rôle d’homme d’église puisque l’expression “si queréis dar lugar a la pasión que ahora os sujeta” possède d’indéniables résonances religieuses. Dès lors, la remarque de ce personnage devient une véritable invitation à la confession. L’emploi du verbe confesar s’avère révélateur puisque, étymologiquement, ce verbe découle du latin confessare qui est le fréquentatif de confiteor et est donc directement rattaché à l’aveu, mais aussi et surtout au concept de vérité ; deux sèmes que l’on retrouve dans la définition qui en est proposée par Sebastián de Covarrubias :
CONFESSAR, dezir uno la verdad, quando es preguntado, o el de suyo lamanifiesta,, consiteri, confessar uno sus pecados sacralmente (…), confession, lo que declara con presupuesto de que es verdad.27
Bien que la dimension religieuse de la confession n’intervienne qu’en deuxième position parmi les différentes acceptions, l’emploi de ce verbe est d’autant plus éloquent qu’il est associé au pronom complément d’objet indirect “me”. Ce pronom consacre le Maître en récepteur premier du témoignage du Docteur, là où par ailleurs, les différents récits et exposés s’adressent la plupart du temps, conformément aux usages du genre dialogué, au groupe dans son ensemble. En effet, le texte abonde de formes verbales conjuguées à la première personne du pluriel :
Citation n°1 :
Don Luis. Pues si ha de tener semejantes requisitos, pasemos adelante; que me juzgo insuficiente para novelar.28
Citation n°2 :
Maestro. Pasad adelante os ruego; que aunque a Isidro y a mí tiene tan poco lisiados la Poesía, gustamos, con todo, de oír a cuánto se alargan las fuerzas de su accidente en los a quien reconoce por súbditos.29
Il n’est pas rare non plus de voir un des locuteurs interroger l’auditoire dans sa globalité ; ainsi le Docteur questionne-t-il Isidro et le Maître dans l’alivio III comme l’atteste l’usage qui est fait du pronom “os” :
Doctor. ¿Qué os parece del silencio de don Luis? Mudo le han vuelto los dos sentenciosos.30
De fait, le verbe confesar n’est guère employé par ailleurs au cours de l’échange. L’appel à la confession formulé par le Maître permet, qui plus est, de poser d’emblée la thématique du mérite ; de fait, la confession ne signifie pas seulement dire la vérité mais aussi affirmer sa foi. Or, cette affirmation de la foi peut être rapprochée du topique religieux hérité du Concile de Trente et plus particulièrement du Décret sur la justification selon lequel “la fe sin obras es muerta” qui confère un rôle décisif aux actes31. Un rapprochement séduisant semble possible entre la question de la foi et celle du mérite dans la mesure où l’une et l’autre accordent une place de choix aux actes. Au-delà de ces rapprochements, la thématique du mérite sert de fil conducteur à plusieurs excursus plus théoriques ou moralisateurs mais se matérialise également dans plusieurs narrations intercalées.
Le soldat : figure du mérite ou de son absence
Comme on vient de le voir, le mérite est non seulement traité à maintes reprises dans le récit autobiographique du Docteur. Mais il revient, au-delà du seul cas du letrado, de façon très récurrente dans le discours des différents locuteurs qui, on l’a vu, ont tous été confrontés à une forme d’injustice :
Doctor. (…) Siempre juzgué inútil sobra todo lo que no se emplea en lo forzoso. De aquí procedió mi negligencia en no haber dado sobre alguna pretensión ni un papel alegando servicios y estudios. De suerte, que debe hacer vana mi queja el no ser quizá conocido de quien pudiera darme la mano, ya que sobre menores fundamentos vemos suele levantar la fortuna grandiosos edificios; aunque cuando quiere favorecer de veras, obra más veloz que rayo.32
Le mérite, ou plutôt son absence de reconnaissance, est aussi à l’origine de l’isolement de l’ermite. Ce dernier, se voyant également condamné à l’immobilisme social, fait le choix d’une vie de réclusion. Le personnage de l’ermite permet de réunir deux facettes de cette problématique du mérite grâce à son passé de soldat. En effet, un intérêt tout particulier est porté à la figure du soldat dans El Pasajero :
Doctor. Decís bien; mas es de considerar no ser legítimos los más de ésos, sino bastardos: no partos buenos, sino abortos. ¿Acaso juzgaréis por verdadero capitán al que no hubiere sido soldado, por buen piloto al que nunca hubiese entrado en la mar, o cuadraríale bien al maestro su grado si careciese de estudios? Así, pues, no merecerán nombre de libros los en que no precedieren ciencia, erudición, experiencia, moralidad y lo demás que los puede hacer perfetos.33
L’extrait ci-dessus atteste une fois de plus les étroites connexions qui existent entre le discours littéraire et le discours sociétal dans El Pasajero. Par l’entremise de la figure du soldat, ce passage, qui s’inscrit dans un alivio consacré à la littérature, prend une coloration autre. Deux des exemples sur lesquels s’appuie le Docteur concernent des militaires dont l’expérience n’est pas avérée par des actes. De plus, ces exemples sont destinés à quelqu’un qui n’a, lui-même, jamais pris part à des combats. Par le truchement de cette interrogation rhétorique, la caractérisation de soldat du personnage de don Luis se trouve donc remise en cause puisque rien dans son expérience passée ne le rend digne, ‘méritant’ d’un tel titre. Ces actes ne sont donc pas en conformité avec le statut qu’il revendique. À l’exception de l’ermite, les personnages ‘militaires’, de don Luis à Juan34, font un usage de dévoyé de leur statut puisque celui-ci ne se voit pas concrétisé par des actes. Or, on a vu que, dans le système de pensée préconisée dans l’espace textuel, le mérite est tributaire des actions de chacun. Cette idée traverse la production de Figueroa puisqu’on la retrouve notamment dans Hechos de don García Hurtado de Mendoza :
Toda Provincia es madre al valeroso. Vamos donde nos guía Dios; que quizá nos llama por aquí, para que realcemos con dignas obras nuestra nativa calidad. Los que carecen de algún esplendor de virtud, ponen delante las gloriosas empresas de sus mayores. Jáctanse de su nobleza: mas ¿cómo se pueden decir nuestras las cosas que nosotros no hicimos? La verdadera nobleza se adquiere mientras se vive, no mientras se nace.35
Le départ dans le discours de don García est présenté comme une opportunité de démontrer sa noblesse, d’en apporter la preuve. Le jeune homme veut saisir l’occasion qui s’offre à lui de “[realzar] con dignas obras [su] nativa calidad”. À travers cette expression, le débat sur le caractère héréditaire de la noblesse ou son acquisition par des actes fait son apparition très tôt dans la production figuéroène. Cette apparition précoce est d’autant plus intéressante que d’autres biographes de don García, comme Oña, éludent totalement cette question. Chez Oña, la caractérisation de don García en tant que noble est d’emblée posée comme acquise36. Cet emploi spécifique du terme obras se généralise dans les œuvres postérieures de Figueroa37. En ce sens, l’utilisation qui est faite du verbe obrar et de ses dérivés, en plusieurs endroits du texte, est particulièrement éloquente :
Citation n°1 :
Serlo todos los deste jaez se infiere de que si aquello se llama superfluidad que, expelido de la Naturaleza, para nada es bueno, los que nacieron para sólo vivir sin obrar, acercándose a la muerte con la continuación de vasos vacíos, sólo sirvieron en la república de superfluidad38
Cette première citation tirée de l’alivio IV mobilise une expression que l’on retrouve également dans les citations n°3 et 4 : en effet, dans chacun de ces trois exemples, le verbe obrar est employé adjoint au privatif sin réaffirmant la prégnance de ce reproche. L’absence d’actions est donc clairement vilipendée. Cette mise en accusation transparaît également à travers la citation n°2 :
Citation n°2 :
Sabed que, así como no se halla gente tan necesitada de todo como las personas más sublimes (hombres, al fin, criados en deleites, y menesterosos de gran número de ministros, a quien quitándose, quedan, sin duda, menos poderosos que los demás, por no estar enseñados a ejercitar los pies, las manos y las otras partes del cuerpo, sino a vivir por la mayor parte en un ocio perpetuo, sabiendo mejor mandar que obrar), así ninguno se halla tan lejos de oír lo que le importa como un príncipe, en quien, como se estima la felicidad más que la persona, todos procuran no desabrirle con desengaños, sino granjearle con lisonjas39
La diatribe est exprimée ici sous une modalité sensiblement différente à travers une mise en regard entre mandar et obrar. Dans la citation n°3, située comme la citation précédente dans l’alivio V, la dimension privative s’intensifie puisque sin fait l’objet d’une réitération et que ces deux occurrences se voient accentuées par l’utilisation de ni :
Citation n°3 :
Es lástima no sólo que chupen como inútiles zánganos la miel de las colmenas, el sudor de los pobres, que gocen a traición tantas rentas, tantos haberes, sino que tengan osadía de pretender aumentarlas, sin influir, sin obrar ni merecer.40
Citation n°4 :
Si se viese un soldado (dije) que, sin obrar las armas que posee, se ocupase todo en fabricar otras, ¿a quién no causaría risa? Della, pues, son bien dignos los que sin contentarse ni valerse de los que tienen, ponen suma fatiga en acaudalar más bienes.41
Ce dernier exemple permet de renouer avec la thématique militaire qui, on l’a dit, joue d’une présence forte dans l’ensemble de l’œuvre et qui entretient des liens étroits avec la question du mérite et des œuvres. En effet, le militaire exemplaire c’est celui qui assume ses fonctions guerrières. Or, à l’exception du récit de l’ermite, le texte de El Pasajero propose, on l’a dit, des exemples de miltaires qui ne se rendent pas dignes d’un tel titre par leurs actes (“obras”). Outre les récits de vie de ‘militaires’ produits par don Luis, l’ermite et Juan, le métier de soldat apparait également dans plusieurs excursus. Il figure de manière assez anecdotique à travers l’évocation du Capitaine Contreras à la fin du chapitre VIII :
Pasó puntualmente en esta forma. Embarcado el Duque de Maqueda en el galeón San Luis, vino una galeota de mar en fuera y tomó un barcón mastelero con mil y quinientos quintales de bizcocho. Síntiose como era razón semejante presa, hecha a los ojos de los nuestros. Así, partieron en su seguimiento algunos caballeros, capitanes y soldados, en una carabela que llevaban de conserva.42
Le récit de cette disparition peut certainement être lu comme le contrepoint au récit des aventures prétendument épiques de Juan et il est intéressant que cette narration soit prise en charge par don Luis. Ce personnage qui, par ailleurs, se refuse à ses obligations militaires évoque toujours cette carrière avec beaucoup d’emphase. En dehors des envolées lyriques auquel se livre ce personnage à propos de la poésie et de l’amour, le récit de la disparition du Capitaine Contreras est l’une de ses plus longues interventions. Son enthousiasme pour les Armes semble purement textuel pour ne pas dire littéraire. la figure du soldat est présente aussi bien dans son projet de comedia que dans la première de ses compositions qu’il soumet au jugement de ses interlocuteurs comme on peut le voir dans les extraits ci-dessous :
Citation n°1 :
Haré que venga un soldado de Italia y se enamore de la señora que hace el primer papel (…) Descubrirase ser el soldado hermano del novio, que desde muy pequeño se fue a la guerra.43
Citation n°2 :
Empuñe pica el soldado,
siga el rústico los bueyes,
no dejen al cortesano,
o sus males, o sus bienes.44
Plus qu’une vocation, la fonction militaire, dans le discours de don Luis, est érigée en motif littéraire que le personnage déploie à l’envie. Il est remarquable qu’il s’agisse de soldats qui assument leur fonction puisque dans une citation comme dans l’autre, la dimension belliqueuse apparaît. Toutefois, dans le cas de la comedia, le soldat est aussi envisagé dans sa dimension théâtrale puisqu’il apparaît aussi dans ses rapports avec les autres personnages de la pièce (“la señora que hace el primer papel”// “hermano del novio”), il figure donc aussi en tant que figura, pour reprendre le concept de Christophe Couderc qui a déjà été évoqué au cours de ce travail. En ce sens, la seule véritable scène de combat proposée dans El Pasajero est précisément le récit que l’on vient de mentionner et dans lequel se lance don Luis. Cette narration se caractérise par une série d’expressions relevant du champ lexical de l’armée et du combat :
Don Luis. Perdiose allí la de un capitán, llamado Contreras, de los que en Flandes habían servido con entera satisfación. En diferentes rencuentros y asaltos opuso animosamente el pecho a infinidad de balas y picas. Postrado dellas mil veces, volvió, como nuevo Anteo, a cobrar vigor y gallardía, faltándole esta vez esfuerzo para resistir a las ondas, pues las eligió por sepultura.45
Ce passage présente également un ensemble d’indications de quantité et une concentration de détails relatifs au déroulement de l’affrontement :
Descubrieron los demás, como a media noche, el bajel que los turcos le habían quitado, a quien pidieron los metiesen dentro, si eran cristianos, y si moros, los admitiesen por esclavos. Moviéronse a semejante oferta, por verse desnudos y sin esperanza de vivir. Fue la respuesta tirarles muchas piedras y palos. Tras esto, quiso Dios les fuese calmando el viento, causa de persuadirse a volverle a embestir, no obstante se hallasen con sola una espada y la mitad de otra. Púsose en ejecución, y habiendo asido un cabo, para no poderse desamarrar, comenzaron el asalto los diez con ánimo inaudito y gallarda resolución. Hallaron no menos obstinada defensa en cinco valientes turcos, que, si bíen armados de escopetas, les pareció superfluo usarlas contra gente tan inútil; y así, sólo con hachas y alfanjes defendían la subida a los nuestros. Hirieron malamente a cinco o seis.46
Au regard de la multitude de termes techniques qui sont employés dans cet extrait et compte tenu de l’importance de la pratique du collage dans la composition de El Pasajero, il semble légitime de postuler que la narration de la disparition du Capitaine Contreras est une reprise de quelque chronique ou de l’autobiographie d’un soldat47. Une piste séduisante pourrait être la Historia de la vida y hechos del Emperador Carlos Quinto puisque qu’on sait grâce à Marcel Bataillon que Figueroa connaissait ce texte et l’avait mis à profit pour composer l’épitaphe de Juan Labrador48. Une telle interprétation semble d’autant plus encourageante qu’elle semble en cohérence totale avec la représentation qui est faite du personnage de don Luis dans El Pasajero49. Le discours critique à l’égard de la noblesse revêt dès lors une apparence résolument prismatique car il est traité à travers plusieurs personnages qui en sont les différentes facettes. A l’instar du Docteur qui n’était ni aubergiste ni ermite, don Luis n’est pas un charlatan mais il n’est pas non plus un soldat authentique puisque sa loyauté envers les armes n’est jamais validée par l’expérience. En ce sens, l’adhésion au pôle positif qu’incarne l’ancien soldat devenu ermite chez le letrado comme chez le jeune homme en reste à un niveau purement verbal. Don Luis propose un discours très laudatif et élogieux de la vie militaire mais sans pour autant franchir le pas de la pratique qui, on l’a vu, a une fonction déterminante aussi bien dans l’acquisition des savoirs que dans l’acquisition d’un titre. Là encore, la pratique et les actes ou “obras” se manifestent de manière très prégnante. Comme on vient de le voir, les valeurs martiales inhérentes à la vie militaire évoluent même chez don Luis vers un statut de motif littéraire. Le combat n’est réellement présent dans le discours de don Luis qu’à travers le récit épique d’exploits accomplis par d’autres que lui. Don Luis est donc un soldat en paroles mais pas en actes. Le discours du Docteur se fait plus sévère à l’égard des nobles : le rejet de leur fonction est plus grave dans le cas de don Luis car c’est un noble. C’est probablement ce qui justifie la présentation comique des dérobades de Juan. L’ermite, quant à lui, semble représenter un versant plus positif de la noblesse qui tient son rôle puisque, assez rapidement dans le récit, l’ermite précise son origine sociale :
Mucho antes de verse aquel distrito tan feliz y honrado con la real presencia, de que hoy goza, poseyeron mis mayores en él cuantiosa hacienda, de casas, viñas y heredades, que al paso que con el tiempo iba creciendo su estimación, se pudiera formar de todo mayorazgo bien facultoso. Destruyole con velocidad quien me dio el ser, no tanto con propios desórdenes cuanto con haber abonado a quien, metido en golfo de negocios, zozobró en ellos. Por manera, que, habiéndonos dejado pobrísimos ajena culpa, convino desterrarse de la patria voluntariamente50.
Le discours confère à l’ermite les traits du noble de solar conocido. De fait, son portrait de l’ermite réunit différents topiques puisque l’image de l’hidalgo pauvre transparaît à travers l’évocation de la figure paternelle. L’utilisation de l’imparfait du subjonctif “pudiera” virtualise indéniablement l’énoncé et la constitution du “mayorazgo”. Certains des traits évoqués dans ce portrait tendent à convoquer l’image des “ricos hombres”51 puisque, dans les quelques lignes qui viennent d’être citées, on retrouve aussi bien les concepts de richesse que de noblesse militaire52. Les remarques adressées à l’encontre de la noblesse se font parfois de manière plus sous-jacente – on comprend mieux l’ironie dont fait preuve le Docteur en diverses occasions à l’égard de don Luis – mais celles-ci n’en gagnent que plus d’expressivité. Le caractère indirect de la mise en accusation contribue à conférer plus d’intensité à la diatribe qui prend, dans d’autres passages de l’œuvre, une tonalité nettement plus incisive. Quelles que soient les modalités de formulation de cette critique, la diatribe à l’instar de la réflexion sur le mérite, fonctionne comme élément de structuration de l’œuvre.
Compte tenu de l’importance du discours sur le mérite dans l’ensemble de la production figuéroène et plus particulièrement dans El Pasajero, la place de choix qui est accordée à la figure du soldat apparaît comme totalement logique. L’armée trouve en effet naturellement sa place dans cette réflexion dans la mesure où le mérite est un point largement traité dans les dialogues de thématique militaires. Qui plus est, la promotion sociale que le mérite est censé permettre va de pair avec tout un débat sur une noblesse qui ne tient plus son rang, qui ne joue plus la fonction qui est traditionnellement la sienne et dont le comportement est plus particulièrement décrié dans l’alivio V. Cependant, la figure du soldat n’est pas la seule qui soit rattachée à ce discours sur le mérite qui vient également se loger dans des développements consacrés à l’appareil judiciaire. À ce propos, dans la suite de cette étude, le terme “justice” sera employé dans un sens large : on l’utilisera indifféremment pour faire référence au concept de Justice et à l’appareil judiciaire. Cette thématique de la justice revient, de fait, elle aussi de façon récurrente dans le discours des différents personnages. C’est plus particulièrement vrai pour le discours du Docteur. En toute logique, par sa formation, celui-ci entretient des rapports étroits avec cette notion. La réflexion sur la nécessité de prendre en compte les mérites de chacun se situe aussi dans des excursus où il est question d’autres catégories sociales qui sont traitées, quant à elle, selon une modalité beaucoup plus favorable. La thématique du mérite prend donc aussi son sens à travers une tension vers un Ailleurs qui réaffirme le statut passager du texte figuéroen, le texte est passage, transition vers un Monde Autre où le discours sur l’Espagne est tout aussi important si ce n’est plus que celui sur l’Italie. L’étude de ce discours sur la noblesse espagnole mais aussi sur d’autres classes sociales montrera comment la diatribe constitue, elle aussi, un élément de mise en cohérence de l’espace textuel.
Entre apologie du mérite et dénonciation
Critique de la société et mérite
L’étude consacrée aux personnages annexes dans la deuxième partie de ce travail a montré que leurs portraits donnent à voir une société dont les comportements sont vilipendés dans le texte dans des sections à caractère nettement plus moral pour ne pas dire moralisateur, et ce, même si la critique n’est pas forcément toujours explicite. En cela, l’exemple le plus représentatif est celui des laboureurs53 :
De las cosas que me causan admiración más crecida es una el excesivo trabajo de los agricultores. Puedo decir que nunca gozan día bueno. ¿Qué fríos, lluvias y nieves no padecen de invierno? ¿Qué ardores y cansancios no sufren por estío? A muchos, particularmente segadores, ahoga el demasiado calor en las mismas hazas. Visten lo más humilde, lo de más bajo precio. Comen lo peor y más desechado, siempre con penuria y calamidad. Toda su fatiga y sudor se va en pagar las rentas, y ¡ojalá que alcanzase! Cuando la cosecha del pan es razonable, es malísima la del vino. El año pasado vi, haciendo un viaje, ofrecer cincuenta arrobas de vino por un carro de paja. Habíase cogido en la Mancha casi ningún trigo, y menos cebada, y recelosos de que el ganado mayor se les muriese, salían a buscar sustento para él muchas leguas de sus casas54.
Ce portrait, quoique très bref, est particulièrement éloquent et ce, même s’il ne donne pas lieu à une mise en accusation et propose plutôt même tout le contraire comme le prouve l’expression “De las causas que me causan admiración más crecida” placée stratégiquement en début d’énoncé. Cet éloge des laboureurs reprend certains éléments lexico-sémantiques mais aussi certains éléments stylistiques qui figurent dans la diatribe adressée à d’autres membres de la société dans des excursus moraux. L’évocation pleine de compassion des conditions de vie pénibles auxquelles sont soumis les laboureurs prend tout son sens dans la mise en regard avec un extrait du chapitre V dans lequel le Docteur s’en prend violemment aux nobles :
Mas tú, indigno de la vida que gozas, ¿qué pretendes metido en un coche, rodeado de cortinas, sobre cojines de terciopelo, albergue vil de exquisitos manjares, entre sedas, entre brocados, telas y perfumes? Ídolo de criados, de súbditos a quien oprimes, a quien desuellas, ¿cuánto más apacible es para ti la suavidad de la holanda que la aspereza del arnés, la blandura de la cama que la dureza del suelo, la dulzura de la conserva que el amargor de la achicoria? ¿Tú armado por estío? ¿Tú en campaña por invierno? Dios nos libre: eso es morir.55
Ainsi l’évocation des saisons est un élément que l’on retrouve dans les deux extraits (“¿Qué fríos, lluvias y nieves no padecen de invierno? ¿Qué ardores y cansancios no sufren por estío?” VS “¿Tú armado por estío? ¿Tú en campaña por invierno?”). Certes, il s’agit d’expressions assez convenues pour parler de la division du temps mais leur reprise, à l’identique, dans ces portraits qui sont, par ailleurs, totalement antithétiques n’a rien de fortuit. Les allusions aux aliments (“Comen lo peor y más desechado” VS “albergue vil de exquisitos manjares”) et les références aux tissus et au confort ou à son absence, dans le cas des laboureurs (“Visten lo más humilde, lo de más bajo precio” VS “en un coche, rodeado de cortinas, sobre cojines de terciopelo” ou encore “entre sedas, entre brocados, telas y perfumes”) ont une fonction analogue. L’ampleur des richesses dont sont pourvus les nobles se manifeste également par un style accumulatif face à la simplicité des formules qui décrivent le quotidien des laboureurs. Les énumérations, dans le cas des laboureurs, ne sont mobilisées que lorsqu’il s’agit d’évoquer les difficultés qu’ils doivent affronter (“fríos, lluvias y nieves” ; “ardores y cansancios”). Il en va de même pour les formes superlatives qui sont employées pour accentuer les privations dont ils souffrent comme on peut le lire dans la triple occurrence de “lo más”. Le parallèle de construction est également décelable à travers les deux occurrences du verbe gozar mais aussi dans l’opposition “día bueno” VS “vida” puisque “nunca” vient annuler le sémantisme positif de l’expression “gozan día bueno”. Enfin, le recours aux interrogations est commun aux deux passages et ce, même si leur utilisation ne répond pas à la même intention. Dans le cas des laboureurs, elle est l’expression de la compassion qu’exprime le Docteur à leur égard. En revanche, dans le passage consacré à la noblesse, l’interrogation devient l’outil de la mise en accusation, elle est mise au service de l’expression d’un reproche. Le comportement des nobles, jugé inadmissible donne lieu à une véritable interpellation. Le Docteur feint de s’adresser directement à l’un d’entre eux qui, par métonymie, désigne l’ensemble de la classe à laquelle il appartient pour l’intimer d’assumer ses fonctions. Le caractère incisif et péremptoire de son adresse passe par les formes impératives (“sirve tú”) et le tutoiement puisque le “tú” scande ce passage. Ces jeux de miroirs foisonnent dans El Pasajero. Figueroa crée tout un réseau spéculaire en mettant en regard des personnages, des récits qui donnent une vision d’ensemble de la problématique du mérite. L’absence de mérite se matérialise textuellement par l’emploi de l’adjectif “indigno” dans l’extrait du chapitre V, adjectif qui jouit d’une grande visibilité dans le texte figuéroen. La présentation élogieuse consacrée aux laboureurs ne fait que renforcer la tonalité critique et la teneur globale des autres extraits de l’ouvrage. Cette recherche de mise en cohérence du discours est également perceptible dans le témoignage de don Luis qui, évoquant sa jeunesse, raconte :
Levantábame tarde, oía misa en la Trinidad, de quien vivía cerca, y hasta la una me entretenía parlando con otros mozuelos de mis años.56
Le portrait que dresse don Luis de sa jeunesse dans son récit autobiographique semble valider par l’expérience le discours tenu par le Docteur à propos du déroulement de la journée type des membres de la jeunesse oisive madrilène :
Ninguno ignora la ocupación del que ahora se tiene por mayor caballero: levantarse tarde; oír, no sé si diga por cumplimiento, una misa; cursar en los mentideros de Palacio o Puerta de Guadalajara; comer tarde; no perder comedia nueva. En saliendo, meterse en la casa de juego o conversación; gastar casi todo la noche en la travesura, en la matraca, en la sensualidad57.
Mais il y a plus encore. L’extrait ci-dessus, tiré de l’alivio X, entre également en résonance avec les arguments avancés, au chapitre VII, par le Docteur pour décliner la proposition de l’ermite de rester à ses côtés :
Pasé los años que tengo en las mayores de Europa, y amo los campos mucho; mas contraria costumbre me tuerce de su atraimiento. Combátenme profundas melancolías en viéndome solo, y diviértolas en gran manera con la conversación.58
Ces différents extraits permettent de reconstituer la logique interne qui sous-tend l’espace textuel puisque, par leur entremise, des connexions évidentes se tissent entre les chapitres II, VII et X.59 Le goût pour la vie de Cour et le rejet de la vie solitaire constituent des aspects par lesquels le texte figuéroen se distingue des propositions faites par Gracián des années plus tard. Les deux auteurs insistent sur la nécessité de posséder des connaissances livresques et de découvrir le monde mais Gracián préconise aussi un idéal de méditation solitaire, comme le rappelle Jesús Gómez :
Entre los diversos motivos que M.T. Ricci señala en su comparación de Castiglione con Gracián, figura ‘l’art de la conversation’ formulado por el primero dentro del ámbito cortesano de Urbino ‘qui montre évidemment l’importance de la socialisation entre les hommes (op. cit., p.191), frente a la escala de valores que propone Gracián para formar al discreto: ‘d’abord la formation livresque, ensuite la pérégrination dans le monde et enfin la méditation solitaire’ (ibid., p.195). La socialización queda, por tanto, postergada.60
Cet idéal de vie solitaire est certes présent chez Figueroa à travers l’exemple de l’ermite. Cependant, comme on l’a vu, le personnage qui sert de relais à l’auteur dans l’espace textuel, se refuse à un tel modèle de vie, renforçant ainsi discrètement la critique dont la noblesse fait l’objet. La représentation élogieuse des marins vient également à l’appui de cette théorie :
Doctor. El discurso ha sido como de tan buen teólogo, con que tengo por cierto quedará alentada la flaqueza que descubrió don Luis, por haberse de juntar algún tiempo con gente de tales colores. Con todo, quiero deciros padece alguna excepción la generalidad de esa regla. Las veces que he aventurado mi vida en la mar, que no han sido pocas, con diferentes navíos y gentes de diversas naciones, he hallado algunas muy cristianas, y hombres de mucha bondad, verdad y llaneza.61
Le portrait laudatif des marins est présenté comme une exception. Une digression conséquente s’ensuite avant de déboucher sur le cas des galériens. Ces derniers ne suscitent pas chez le Docteur la même mansuétude que les marins. L’absence de compassion affichée à leur égard62 par le personnage atteint son climax à travers le commentaire sur lequel se clôt leur évocation :
Es de reír ver suelen ser éstos los primeros de quien echan mano para el castigo, tan merecido sin más ocasión que haber inclinado la voluntad al recreo de tan horrenda vida. Si por algún modo puede ser lícito holgarse del mal ajeno, afirmo haberme alegrado mucho con los tristes espectáculos de semejantes bellacones.63
Une fois encore, l’espace textuel est fédéré par un système de renvois. Certains personnages font partie d’une même catégorie et par conséquent leurs portraits se répondent, se complètent. Ces portraits construits en parallèle sont mis au service de la dénonciation, ils illustrent la crise dont ils sont en quelque sorte les messagers. L’exemple des laboureurs et, dans une moindre mesure, celui des marins montrent bien que le discours sur le mérite peut aussi se décliner à travers la comparaison. Ce phénomène est également observable à travers les allusions à l’expérience italienne du personnage.
Une variante du discours sur le mérite : promotion de l’Italie et vision de l’Espagne
On dénombre trente-six occurrences du terme Italia dans El Pasajero. Sur ces trente-six mentions, un certain nombre se situe, de manière assez logique, dans l’exposé sur la présentation de l’Italie de l’alivio I. De nombreuses occurrences se trouvent dans des extraits où le personnage rend compte de son expérience italienne. Ces références sont réparties de manière assez équilibrée tout au long de l’œuvre puisque le seul chapitre où l’on n’en trouve aucune est le chapitre IX comme cela apparaît clairement dans le tableau ci-dessous. Parmi ces références, les citations tirées des chapitres VI et VII (citations n°7 et n°8) jouissent d’un statut particulier. Elles se distinguent des autres extraits dans la mesure où elles font partie du récit autobiographique du Docteur. De plus, toutes deux relèvent de phénomènes de mise en abyme. L’évocation du Piémont et de l’Italie dans l’alivio VII est certes rapportée au niveau textuel par le Docteur mais la paternité de ces propos revient en réalité, sur le plan fictionnel, à Juan. De la même façon, les commentaires sur les affaires italiennes, intégrés dans une des répliques du Docteur, sont censés être tirés d’une conversation que celui-ci a eue par le passé avec le Duc d’Alburquerque.
Dès la première citation, la connaissance du milieu italien est posée comme acquise pour ce personnage, une connaissance que les autres extraits ne viennent pas démentir. La lecture du tableau laisse apparaître la présence d’éléments en rapport avec la vie quotidienne. Ceux-ci font état des bonnes habitudes des Italiens (citations n°2, n°10, et n°11) et fonctionnent comme autant de gages de cette expérience. La plupart des informations que le Docteur distille concernent la justice et le gouvernement, des questions conformes à son statut de letrado et à l’expérience qu’il a tirée lors de son séjour en Italie (citations n°4, n°5, n°6 et n°9). Enfin, le monde littéraire et les facilités de publication pour les auteurs en Italie font l’objet d’un commentaire à travers la citation n°3. Ces renseignements légitiment l’expérience italienne du personnage et son passé d’écrivain et présentent plusieurs points communs. Le premier concerne l’emploi des temps verbaux. On en distingue deux dont l’utilisation est récurrente : le passé simple et le présent de l’indicatif. Ces deux temps illustrent deux dimensions différentes de l’expérience du personnage. Le prétérit place les passages concernés dans le domaine de l’action, du vécu (“imprimióle”, “me importó”, “en Italia administré justicia”, “Fue notable industria la que se usó con un duque potentado de Italia”, “No hubo cosa particular de Italia que no se desmenuzase”). Cette impression de vécu passe notamment par le verbe administrar qui renvoie à une pratique explicite et avérée de la justice. En revanche, le présent l’indicatif (“salgo”, “ya tengo noticia”, “Confirma esta verdad”, “es fácil”, “Es admirable (…) conserva (…)”, “observan” “Levántanse”, “acuéstanse”, “alteran”) sert à la formulation de savoirs qui sont le fruit de cette expérience. La plupart de ces présents, à l’exception des verbes salir et tener sont des présents de vérité générale qui peuvent même revêtir des accents gnomiques dans le cas des verbes observar, levantarse et acostarse. Ces indications prennent vraiment leur sens dans la confrontation avec le hic et le nunc de l’interlocution puisque, comme le fait remarquer Jean-Marc Pelorson :
Dans la littérature profane, la politisation reste encore un processus timide, presque toujours enveloppé. Je voudrais en analyser trois manifestations, qui ne sont pas à proprement parler nouvelles par rapport à la tradition autochtone du XVIe siècle, mais qui redeviennent insistantes et utilisent des moyens de diffusion plus amples : l’apparition d’attaques plus ou moins appuyées, contre des personnalités politiques de l’actualité, la tendance de certains passages de satire morale ou sociale à dresser des constats fragmentaires de carence et à suggérer des réformes partielles au niveau des institutions ; l’utilisation de la comparaison entre pays pour introduire une interrogation générale sur le devenir même de l’Espagne. (…) À une époque où le concept de “société” en son acception moderne n’était pas encore dégagé, où les représentations mentales peinaient à embrasser l’ensemble social, en dehors des conceptions “organicistes” et de leurs détours métaphoriques, c’est bien la comparaison entre les “nations” qui permettait le mieux à la satire de surmonter les vues parcellaires.64
La plupart des citations liées à l’Italie sont proches de commentaires à propos d’un espace non-italien dans lequel en filigrane apparaît l’Espagne. De façon presque systématique la remarque sur l’Espagne est de nature négative alors que, à l’inverse, celle qui fait référence à l’Italie est positive. Par contraste, le portrait qui est dressé de l’Italie n’en paraît que plus dithyrambique encore. À ce titre, la mise en regard de quelques extraits laisse apparaître des éléments d’analyse intéressants :
À l’appui de ce qui vient d’être signalé, on fera remarquer l’usage des formes superlatives “con gran puntualidad” ou “de tan odioso centro” qui dans le cas de l’Italie visent à accentuer les points positifs et dans celui de l’Espagne, la caractérisation négative. De la même manière, on notera l’opposition entre “es admirable la razón de estado italiana” et “determiné salir de España, donde son poco estimados los documentos políticos”. La construction de ces deux propositions permet d’apprécier l’opposition entre les deux pays puisqu’elles mobilisent, toutes deux, les mêmes éléments : une indication spatiale (“italiana” VS “España”), une référence à un élément politique (“Razón de Estado VS “los documentos políticos”) et enfin un jugement de valeur (“admirable” VS “son tan poco estimados”). Dans chacune des quatre citations en relation avec l’Espagne (citations n°5, n°6, n°7 et n°8), la présence de ce pays se matérialise textuellement. Outre la référence explicite à l’Espagne que comporte la citation n°6, les expressions “la que me dio el ser”, “en las repúblicas” et “nosotros” sont autant d’éléments qui attestent du changement de perspective. On repère aisément le glissement qui s’opère entre Espagne et Italie qui montrent une fois de plus la présence de deux pôles opposés. Or, on l’a vu, il s’agit de l’un des facteurs privilégiés pour assurer les transitions dans l’espace textuel et qui inscrit le texte dans une stratégie de ‘l’entre-deux’. On ne peut que souligner la rigueur de la construction de ces différents extraits, une rigueur qui est observable dans l’ensemble de l’œuvre. En effet, dans El Pasajero, la notion ‘d’entre-deux’ semble venir se loger dans le moindre détail. ‘l’entre-deux’ est placé au service du discours sur la prise en compte des mérites personnels de chacun, et ce, y compris dans des passages qui semblent n’avoir aucun lien, a priori, avec cette thématique. Ainsi, les exemples qui ont été analysés jusqu’à présent ont-ils essentiellement trait, que ce soit à travers l’évocation de la noblesse ou à travers la mise en regard Italie-Espagne, à la dimension sociétale de ce concept. Toutefois, au-delà des considérations plus purement sociétales, le concept de mérite trouve également son expression dans des développements consacrés à la littérature.
Au-delà du discours sociétal : littérature et mérite
L’interdépendance entre mérite et littérature se cristallise à travers un développement de l’alivio V. Le chapitre V débute par une nouvelle joute verbale entre le Docteur et don Luis qui s’exclame :
¿Cómo puede ser mala ocupación tan seguida de tan valientes ingenios? Oí decir haber cantado los doctos poetas antiguos todo género de cosas, todas ciencias y artes; ¿de qué sirve, pues, dar en perseguir a quien por tantas razones merece ser abrazada y defendida? Cuando no se hallara en su abono otro fundamento más que el de favorecerlas tantos príncipes y señores, ¿no era bastante para convencer al más obstinado?65
Si les désaccords entre les deux hommes ne sont pas nouveaux, la coloration sociale dont se teinte la thématique littéraire marque dans le discours un glissement dont il convient d’analyser les mécanismes. Le raisonnement du jeune homme repose sur un syllogisme – au sens de “Raisonnement déductif formé de trois propositions, deux prémisses (la majeure et la mineure) et une conclusion, tel que la conclusion est déduite du rapprochement de la majeure et de la mineure”66, dont les différents termes pourraient être schématisés comme suit :
- Prémisse A : les hommes de pouvoir favorisent la littérature
- Prémisse B : les hommes de pouvoir ne favorisent que les activités dignes d’intérêt
- Conclusion : la littérature est une activité digne d’intérêt.
L’argumentation de don Luis repose sur un amalgame entre grandeur sociale et grandeur intellectuelle. C’est là que se situe la faille dans son discours que le Docteur met rapidement à mal. L’un des postulats qu’utilise le jeune homme n’est pas fondé. Don Luis part du principe que les hommes de pouvoir ont raison parce qu’ils sont nobles et pas parce que la rigueur de leur jugement est avérée. Cette brèche dans son argumentation coïncide avec la problématique de la confusion récurrente chez Figueroa. Cette erreur d’appréciation est l’illustration d’une confusion du sens qu’il convient de remettre en ordre et qui rend le travail de mise en cohérence du discours d’autant plus nécessaire. Quoi qu’il en soit, la prégnance des rapports entre discours littéraire et discours sociétal dans El Pasajero transparaît à travers l’argumentation qui s’articule entre don Luis et le Docteur qui exprime ses griefs contre les puissants dans une intervention où débat littéraire et débat social sont en étroite relation :
Reviento por decir rostro a rostro a alguno de los titulares febeos que es mal poeta, de floja elocución, de humildes concetos, de corta vena, áspero, ratero, afectado, y luego, mas que sea mártir de la verdad; mas que perezca por decirla. No niego derivarse tales defetos antes de sus colaterales y asistentes que de sus ingenios y capacidad. Porque como nacidos y criados en grandezas, en elevaciones, con dificultad pueden sus pensamientos caer en humildades; y más si se hallase cerca un áspero de condición, un difícil de contentar, con delgada imaginativa, con elegancia de palabras, con sutileza de concetos, y, sobre todo, con caudal de letras, que le hiciese quitar lo malo y poner lo bueno: realzar y subir de punto lo de menos alteza y superioridad.67
Si dans l’extrait ci-dessus, les termes employés appartiennent, pour la plupart, au champ lexical de la littérature, les expressions “nacidos y criados en grandezas”, de même que les substantifs “elevaciones” et “humildades” font basculer le texte dans des considérations de lignée qui relèvent davantage du domaine sociétal. Le Docteur, conformément aux théories qu’il défend, évolue au gré de ses échanges avec don Luis. Il se rend aux arguments de ce dernier, sur certains points, au moins : en écoutant les compositions de son interlocuteur il finit par adopter le même point de vue que lui car celui-ci réunit les compétences pour devenir un homme de lettres. En ce sens, il s’adapte au modèle de mérite préconisé par le Docteur. De la même manière, son rejet persistant du modèle théâtral lopesque est en accord avec les principes défendus dans les chapitres II et III. Dans ses leçons de littérature, la comedia ne constitue pas un genre littéraire qui mérite d’être pratiqué ; en ce sens, le Docteur ne saurait inviter son interlocuteur à s’y adonner :
Vos solo habéis podido hacerme reincidir, obligándome con el vínculo de amistad a pacificarme con ella. Así, considerando vuestro talento, no sólo tengo por ocupación loable la de escribir tal vez, sino que me parece os corre obligación de soltar casi jamás la pluma. No por eso dejo de confirmar de nuevo convenir escusar la continuación de componer comedias, por las causas que apunté arriba, y también porque vuestro estilo excede en alteza al común scénico, que es forzoso quedar ratero cuando más se pretendiere remontar.68
Le protagonisme conféré au personnage de don Luis et sa responsabilité dans le changement d’opinion du Docteur sont perceptibles à travers l’emploi de l’expression “vos solo”. De la même manière, l’utilisation qui est faite de la proposition de cause “por las causas que apunté arriba” est révélatrice. Le Docteur ne peut revenir sur son conseil dans la mesure où il repose sur une solide assise théorique et sur le talent de don Luis. De fait, les allusions à ses compétences encadrent le raisonnement développé par le Docteur. L’agencement même de l’extrait est symptomatique. La proposition circonstancielle de cause “considerando vuestro talento” occupe la première place dans la construction de l’énoncé du Docteur ; les aptitudes de son interlocuteur, son “talento”, sont la base de son raisonnement à l’instar de la notion de mérite qui, on le sait, est la base de sa pensée et de son système de valeurs. Ce concept de mérite réapparaît quelques lignes plus bas à travers une autre proposition de cause “y también porque vuestro estilo excede en alteza al común scénico”, utilisée cette fois pour étoffer son argumentation contre la comedia. Il est tout aussi remarquable que dans cette deuxième partie de son raisonnement, l’élément qui se trouve en position initiale dans la phrase soit précisément le rejet de la comedia. En effet, la nécessité de rejeter ce type de compositions théâtrales est posée d’emblée ; les justifications ne viennent qu’ensuite. (cf. “No por eso dejo de confirmar de nuevo convenir escusar la continuación de componer comedias, por las causas que apunté arriba, y también porque vuestro estilo excede en alteza al común scénico, que es forzoso quedar ratero cuando más se pretendiere remontar”).
A l’inverse, le rejet sans nuance de la littérature affiché jusque là par le Docteur ne résulte pas d’un raisonnement. Il est le fruit de son expérience passée, malheureuse de surcroît :
Tal vez llegaron a mi noticia ajenos disgustos, y pesome de que mi sencillez diese motivo a desabrimientos. Resolvime, por evitarlos, de decir bien de todo, de no cansarme en censuras y de recuperar, si pudiese, el perdido nombre de letor benévolo. Con todo, no me faltaban quebraderos de cabeza, ya con extravagantes comedias, ya con fragmentos diarios. Convínome, últimamente, hacer una declaración juratoria como aborrecía con estremo todo género de poesía. Vituperábala en las conversaciones; procuraba escurecer su resplandor, y con semejantes artificios quedé libre y absuelto de la culpa y pena que me daba y merecía.69
Le récit du Docteur mobilise une série de verbes au prétérit qui mettent en évidence la rapidité d’enchaînement des événements. Parmi ces verbes, deux formes verbales sont plus particulièrement révélatrices, “resolvime” et “convinome”. Les sèmes rattachés au verbe resolver disent une décision rapide :
RESOLVER (…) en Castellano, sinifica recoger y reducir lo dicho por muchas palabras, a la determinación de pocas, en que se afirman y determinan.70
Un constat analogue peut être dressé à propos du verbe convenir dont la racine latine renvoie à un accord posé comme acquis, et non à un processus de réflexion71. L’intervention du Docteur repose sur une combinaison de connaissances théoriques et/ ou livresques et d’expérience. C’est l’association de ces deux domaines de connaissance qui expliquent les nuances apportées à son discours qui évolue d’un rejet en bloc de la littérature vers le rejet exclusif de la comedia. Sa rencontre avec ses interlocuteurs et ses échanges avec don Luis lui ont permis de modérer son propos. Le motif du passage se décline à différents niveaux. Cet extrait donne à voir une évolution temporelle entre passé et moment présent qui se prolonge, dans les lignes suivantes, par l’entremise d’une légère projection vers le futur. Le Docteur évoque aussi son projet de déclamer ses compositions poétiques lors de leurs arrêts à venir :
En confirmación desta advertencia, y de las veras con que la forma la voluntad, quiero, las veces que como ahora sestearemos en las posadas, comunicaros también algunos de los versos que como primicias de mi corto ingenio ofrecí a las Musas en mis verdes años.72
Les indices de cette projection dans le futur figuraient déjà en germe dans l’invitation faite à don Luis de continuer à s’adonner à l’écriture (cf. “me parece os corre obligación de soltar casi jamás la pluma”), mais aussi dans la réaffirmation de la nécessité d’abandonner les comedias (cf. “escusar la continuación de componer comedias”). En une intervention seulement, le Docteur envisage donc bel et bien toutes les strates de l’axe temporel : celles-ci se retrouvent réunies dans l’extrait où sont mobilisés le prétérit, le présent de l’indicatif et le futur à travers “ofrecí”, “forma”, “quiero”, et “sestearemos” respectivement.
En ce sens, El Pasajero présente une évolution par rapport au genre dialogué car l’une des questions qui fait débat, la littérature, est résolue avant la conclusion de l’œuvre. Ainsi qu’on l’a déjà signalé73, la thématique littéraire réapparaît au début du chapitre V :
Doctor. (…) Sólo de versos querríades tratar siempre. Ya os signifiqué al principio no ser esta materia de ganancia ni reputación; y apenas da lugar un oído al advertimiento, cuando se abre el otro para excluirle de la memoria. (…)74
Cette intervention semble, à première vue, en contradiction avec les encouragements formulés plus haut par le Docteur. En réalité, son propos ne présente aucune incohérence : les concepts de “ganancia” et de “reputación” continuent de poser problème entre les interlocuteurs. L’emploi de ces deux termes montre que le discours ne relève plus du domaine de la préceptive. Un glissement s’opère : ces vocables ont trait à la perception de l’homme de lettres par la société. La littérature est donc envisagée du point de vue sociétal dans l’alivio V. Or, ce basculement est déterminant dans la structuration du discours. Dans les dernières pages de ce cinquième chapitre, un nouveau glissement va s’opérer depuis la littérature jusqu’à la société75. A la demande de don Luis, la thématique littéraire est réintroduite à travers la déclamation de deux compositions poétiques. Mais, en réalité, les commentaires enthousiastes du Maître vont servir de transition vers une autre phase de l’échange :
Doctor. (…) ¿Para qué son menester entre cuerdos más artificios de hablar para ser creídos que el término llano de sí o no? Entre turcos no se hallan juramentos, ni más caballerías que el modo simple de afirmar o negar.
Don Luis. ¡Bueno es querernos confundir con el ejemplo de unos perrazos, faltos de fe, de verdad, de amor; de cuyo tiránico gobierno apenas están seguras vidas y haciendas; donde campean las maldades, donde triunfan los vicios y todo es confusión, injusticia, violencia!76
Avec cette intervention, le cœur du débat se déplace à nouveau vers des considérations sociétales et vers une critique du comportement de la noblesse. Encore une fois, par un minutieux système de renvois, l’échange glisse vers une nouvelle étape mais qui mobilise des questions qui avaient déjà été soulevées au début de ce même chapitre :
Doctor. ¿Cómo es eso? ¿De forma, que sacáis por consecuencia ser justo no la aborrezca yo, porque la aman los titulados? ¿Por ventura son ellos los legisladores generales del gusto y de los actos del entendimiento?77
Ce commentaire exaspéré vient en réponse à une remarque de don Luis. Les interrogations rhétoriques formulées par le Docteur répondent une fois de plus à une construction minutieuse sous-tendue par une opposition. Une nette volonté de se distinguer des “titulados” se dégage de cet extrait, une volonté qui se manifeste notamment par l’utilisation du pronom “ellos” employés en opposition avec le “yo” du locuteur. La présence de ce pronom est subsidiaire car la forme verbale “son” permet à elle seule d’identifier le sujet. L’emploi du “ellos”, communément à l’usage, traduit donc ici une recherche d’insistance et d’accentuation. De la même manière, cette citation permet d’observer deux occurrences du pronom Complément d’Objet Direct “la” qui vient remplacer poesía et les termes “titulados” et “legisladores” qui font glisser l’échange de la littérature vers la société.
Ces différents mécanismes montrent comment, en dépit d’une apparente désorganisation, la construction du texte suit un schéma particulièrement méticuleux. Par des mouvements de basculement, des transitions sont assurées entre les différentes thématiques traitées. Un élément garantit toujours la cohérence de l’ensemble : le mérite que l’on retrouve dans tous les replis du texte et qui va de pair avec une critique relayée par les locuteurs et par les tableaux de mœurs qui configurent un discours polyphonique.
‘Entre-deux’… ou plus : vers un discours polyphonique ?
Le discours critique semble lui-aussi prendre un caractère polyphonique dans El Pasajero. En effet, la critique d’un même phénomène est prise en charge par plusieurs voix. L’identification d’un tel procédé n’est pas immédiate car tous les éléments ne sont pas forcément circonscrits dans un seul chapitre. On assiste à une défragmentation du discours qui réaffirme le caractère pasajero du texte figuéroen qui permet de passer d’un portrait à un autre.
Vision prismatique d’une problématique commune
El Pasajero fonctionne à la manière d’un prisme, dans la mesure où il donne à voir plusieurs facettes d’une même thématique. Jusqu’à présent, les exemples étudiés ont mis en évidence une cohérence entre les différentes interventions d’un même locuteur mais les connexions viennent aussi s’instaurer entre les interventions de plusieurs personnages. L’une des répliques qui incombe au Docteur dans l’alivio IX dans un développement consacré aux mauvais payeurs est révélatrice :
En diferentes ocasiones he visto a más de un señor huir el cuerpo al sastre, al platero, al bordador y a otros, que esperan su salida en la antesala.78
Dans l’énumération de professions , le terme “platero” mérite qu’on s’y arrête dans la mesure car il entre en résonance avec le parcours d’Isidro. En effet, ce dernier est orfèvre comme il le rappelle lui-même79:
Sabrán, señores, que mi ocupación es de orífice y lapidario, platero por otro nombre; que confunde por instantes estos términos el hablar común.80
Cette précision apportée se situe dans une réplique stratégique puisque c’est la première fois que le jeune homme prend la parole :
Isidro. Sólo este punto me podía obligar a romper el largo silencio.81
Isidro va entreprendre quelques lignes plus bas une narration dans laquelle il rend compte de l’escroquerie dont il a été victime en des termes qui rappellent les propos du Docteur au chapitre IX :
Esperele al salir, proponiendo mi queja. Escusose, y despidiome con palabras menos corteses que las pasadas, por estar ya ejecutoriado el pleito de la joya, sobre que tenía adquirida pacífica posesión. Vime desesperado. Frecuenté sin fruto la posada del genovés.82
La proposition “Esperele al salir” trouve un écho dans celle prononcée par le Docteur “que esperan su salida en la antesala”. Dans cette même réplique, le complément circonstanciel “en la antesala” constitue une réminiscence de “la posada del genovés” évoquée par le jeune homme. Le même constat peut être dressé à propos des propositions “he visto a más de un señor huir el cuerpo” et “Frecuenté sin fruto” qui incombent respectivement au Docteur et à Isidro. Ce dernier incarne, de toute évidence, le point de vue de la victime tandis que le Docteur introduit celui du témoin (cf. “he visto”). De plus, l’intervention prise en charge par le Docteur dans l’avant-dernier chapitre présente également les événements selon la perspective du noble qui dupe l’artisan :
La primer cosa que preguntan, antes de ponerse herreruelo y espada, es quién aguarda allá fuera, para salir por puerta diferente y dejar burlados a los que solicitan la cobranza de su hacienda. Su común respuesta, cuando se hallan con demasía apretados, es que ya dieron orden al contador para que se les haga libranza; como si ésta fuese de consideración faltando dinero.83
Et là encore, cette intervention présente des ressemblances avec le récit du jeune orfèvre qui passe notamment par l’utilisation commune du substantif “libranza” :
Últimamente, ofreció libranza para que dentro de un mes pagase sin falta la cantidad cierto genovés entretenido en la mayordomía de su estado. Resistí. Multiplicó ruegos y, en fin, fue forzoso condecender con su voluntad.84
Mais par-delà ce réemploi évident, la proposition circonstancielle de manière “como si ésta fuese de consideración faltando dinero” peut être rapprochée de la réponse éloquente que fournit le Génois à Isidro quand celui-ci cherche à obtenir son paiement :
‘En éstos (dijo) fre caro, non puedo dar a vuestra mercé un cuatrino.’85
Outre les convergences qui existent entre les deux interventions de l’orfèvre et du Docteur, cette vision plurielle se décline également à travers le commentaire que fait le Maître à l’issue du récit d’Isidro :
Ojalá consistiera el daño solo en vuestro particular! Esto, amigo, es un átomo respeto del profundo océano de negocios en que están engolfados, de que les resultan indecibles aprovechamientos. Sin dudas deben ser lícitos, pues se sufren; mas no es buena consecuencia que tal vez un aprieto obliga a grandes menoscabos.86
La remarque du Maître quant au caractère répandu de tels récits est confirmée par le Docteur qui a assisté à de telles scènes “en diferentes ocasiones”. Là où dans son récit, l’orfèvre livre une expérience personnelle, le Docteur distille une connaissance sur un phénomène présenté comme généralisé. Ce passage de l’expérience à la théorie transparaît dans les traits stylistiques des deux extraits. Le récit d’Isidro se définit par son abondance de marques de la première personne et une utilisation massive des temps du passé, cette narration constituant une forme embryonnaire d’analepse. En revanche, la portée générale et théorique de l’intervention du Docteur est perceptible dans le recours au présent de vérité générale et dans des verbes qui disent l’essence comme le verbe ser. Le lexique que ce personnage emploie atteste de la teneur généralisante de son discours comme on l’observe dans le groupe nominal “su común respuesta”87. De la même manière, l’emploi de la troisième personne du pluriel, dans l’exposé théorique, contribue à accentuer cette sensation. Enfin, l’énumération de professions victimes des exactions des mauvais payeurs “al sastre, al platero, al bordador y a otros” remplit une fonction analogue. L’emploi de l’indéfini “otros” est éloquent : le propos du Docteur ne consiste pas à offrir un exemple précis et individualisé mais est susceptible de s’appliquer à différents artisans.
Le traitement des rapports entre exemple et théorie, dans le cas qui vient d’être analysé, apporte une touche d’originalité à une stratégie d’écriture aussi répandue que celle de l’exemplum. La critique des mauvais payeurs est ainsi relayée par trois personnages différents dans l’espace textuel. Mais le texte figuéroen offre bien d’autres exemples de ce phénomène notamment à travers le discours sur la corruption, entendu comme un pendant au discours sur la Justice.
La critique de la Justice à l’aune de différents points de vue
La Justice fait partie des thématiques amplement développée dans El Pasajero. Cette question figure déjà dans Plaza Universal où elle est notamment développée dans le Discurso XII qui est consacré aux Abogados, Procuradores, Protectores, Solicitadores, y pleiteantes. Elle revient Varias Noticias ou dans Pusílipo à travers la critique des “abogado, escribano, juez” qui forment une triade récurrente de la littérature de l’époque :
Algunos atribuyen las dilaciones de lo criminal, a la multitud de facinerosos. Muchos son los presos, así desta ciudad, como de otras partes, por ser sus Tribunales ordinarios, y de apelación. Despáchanse cada día no muchos, respeto de los que se podrían, y cada día entran muchos, para no salir en algunos años.
Que esto proceda por culpa de Escribanos, Abogados, y Procuradores, no tiene duda. De mala gana unos y otros remiten el provecho, que les resulta de tan largos términos. Así, dilatan las causas todo lo que pueden; y pueden mucho, con notables daños de las partes.88
De fait, Liñán y Verdugo offre lui-même un exemple des exactions de représentants de la Justice peu scrupuleux à travers la novela sexta de Guía y Avisos de Forasteros que llegan a la Corte :
Bien se os echa de ver – respondió el que se lo había preguntado – pues habiendo mandado poner su majestad tan rigurosas penas para los que vinieren a pleitos a esta Corte y no se registraren en el Mequetrefe, os entrábades sin hacer caso de quebrantar esta nueva pragmática y ley, por lo cual, además de haber incurrido en doce mil maravedís para la Cámara, habréis de estar treinta días preso.89
Figueroa n’est évidemment pas le chantre de la mise en accusation des représentants de la Justice. Quevedo propose lui-aussi une constellation de personnages de ce type ainsi que le signale Lia Schwartz lorsqu’elle écrit :
Letrados, jueces, abogados, escribanos, ministros de la justicia son, pues, todos condenados y habitan en las sucesivas visiones del infierno quevedesco. Todos ellos engañan con una apariencia exterior de idoneidad y competencia que oculta sus malévolas intenciones. Para ser letrado, en consecuencia, basta asumir una máscara de hombre sabio, tener una imponente biblioteca y citar autoridades jurídicas que correspondan a la vestimenta simbólica de la profesión90.
La littérature auriséculaire offre de multiples témoignages d’une représentation négative de la Justice et de ses membres. De fait, le propos ici est de montrer que Figueroa s’approprie encore une caractérisation topique en mettant en œuvre certaines pratiques d’écriture spécifique. Car il ne faut pas négliger que chez Figueroa, un peu comme dans le Quichotte91, ce n’est pas tant ce qui est donné à voir au lecteur qui compte que la manière dont les différents éléments lui sont donnés à voir.
Continuité du traitement de la Justice
La prégnance de la thématique judiciaire n’a rien de surprenant compte tenu du statut de letrado du Docteur. La thématique de la Justice fait son apparition tôt dans l’espace textuel par l’entremise d’une intervention du Maître dans les dernières pages de l’alivio I :
Por el consiguiente, es importantísima al que administrare justicia la prudencia, guía y madre de todo lo bueno, y derecha razón de las cosas agibles, siendo general en todos la necesidad de la ajena.92
Cette thématique est abordée tout au long de l’œuvre où elle figure dans des excursus érudits et dans des narrations. La Justice est envisagée comme concept à défendre et donne lieu à des développements érudits :
‘Hoy (dice Pedro Blesense) el oficio de los jueces consiste sólo en confundir leyes, en fomentar litigios, en romper conciertos, en inventar dilaciones, en oprimir verdades, en favorecer mentiras, en seguir su ganancia, en vender la equidad y en acumular engaños, dobleces, malicias’.93
Elle est aussi envisagée à travers ses représentants et la caractérisation des lieux où celle-ci est censée s’appliquer comme la prison dont le texte donne une vision très négative. Ainsi dans l’alivio VI trouve-t-on deux développements consacrés à cet aspect. Le premier fait partie d’une narration intercalée et l’autre se situe dans une intervention du Maître :
Citation n°1 :
El triste anduvo buscando donde poder reclinar el cansado cuerpo, con la fatiga del día pasado, y no lo pudo hallar. Temía tenderse en el suelo, por las sabandijas de que abunda todo aquel territorio. En suma, vio arrimado a. una parte el potro, con que la tarde antes habían dado tormento a cierto delincuente. Eligiole por cama, estendiéndose sobre él lo mejor que pudo. Considérese qué descanso hallaría en su rigor el pobre afligido.94
Citation n°2 :
No hay hecho de tanta injuria como el de una cárcel indebida, por tener más parte de pena que de custodia. Todas las plagas de Egipto, todas las penas del infierno se cifran en aquel asqueroso albergue, donde se hallan corrompidos casi todos los elementos. Abunda la tierra de sabandijas, el aire de mal olor y de mal sabor el agua. Apenas hay quien ejercite allí acto de piedad. Cuesta los ojos el recado, el billete. Pues ¿qué si el preso no tiene familia y le es forzoso dormir en ropa del carcelero? ¡Qué hedionda, qué cara! Por un colchón sobre el suelo, dos reales todas las noches. La compañía me digan que se puede apetecer: junta de incorregibles, mezcla de facinerosos, turba de bergantes, desalmados, blasfemos, sin modo, sin discreción, sin cristiandad.95
Le discours sur la pénibilité de l’enfermement est relayé par le Docteur qui apporte des informations complémentaires à ce sujet :
¡Oh, cuántas veces quedan sin debida pena grandes insultos y maldades, por impedir el medio poderoso la ejecución de justicia! Hállase el mundo, sin duda, depravadísimo; redes de araña son las cárceles para los más facinerosos, como tengan favor. Las estrechas prisiones, los calabozos y malos tratamientos, parece quedaron solamente en pie para los desvalidos miserables, moscas, al fin, vilísimas.96
Le rapprochement entre “una cárcel indebida” et “sin debida pena” est évident. Ces deux citations posent indéniablement le problème de la mise en application de la peine. Hormis les indications sur les conditions de réclusion pénibles des prisonniers, le développement du Docteur situé dans l’alivio IX met en exergue une Justice à deux vitesses97. Cette question, on le verra, est inaugurée dans les récits à thématique judiciaire du chapitre VI. Certaines allusions relatives à la Justice restent anecdotiques comme celle du boticario poeta ou celle de l’étudiant qui conseille le Maître avant son départ pour Alcalá :
Citation n°1 :
Desvergonzose ya tanto, que osaba dar sus proverbios a los ministros de justicia.98
Citation n°2 :
Conviene en estas salidas ir sobremanera bien puesto; porque en los vivos aires se traban obstinadas pendencias, de quien resultan nocturnos hurgonazos, que en un punto envían a cenar con Cristo al más orgulloso. Son comunes las resistencias que se hacen a las justicias, y así, en este particular, en diciendo ‘Aquí de los nuestros’, no hay sino acudir como un águila, cum armis et fustibus, venga lo que viniere.99
Les altercations entre étudiants et membres de la Justice devaient être courantes à l’époque100. De la même manière, le commentaire du Docteur “en Italia administré Justicia”101 participe essentiellement de l’élaboration de son passé. Enfin au chapitre VIII, l’allusion à Ambrosio et César, fait partie des multiples marques d’érudition qu’enserre le texte de Figueroa102.
En revanche, la Justice jouit, dans les chapitres V et VII, d’une présence plus massive comme on le perçoit dans l’une des interventions du Maître :
Maestro. Admirado me dejáis con esa relación. ¿Es posible se halle entre bárbaros tan acertado gobierno, tan grande cumplimiento de justicia, tan loable modo de distribuir premios? (…) Maravíllome de como no quedan confundidos los pueblos católicos que llegan a tener noticia deste modo de gobernar, tan contrario del que se suele suponer en sujetos tan bárbaros, tan inexorables, tan atroces. (…), ¿a quién no deja pasmado, a quién no hace salir de sí?103
Ainsi, l’évocation élogieuse de l’Italie s’accompagne-t-elle dans le cas de la Justice d’une comparaison avec le modèle turc. Cette mise en regard repose sur des mécanismes similaires à ceux identifiés dans le traitement de la thématique italienne. L’évocation des usages turcs prend son sens dans l’éclairage qu’elle suppose par rapport à la situation espagnole à ceci près que, dans le cas turc, une dimension religieuse vient s’ajouter à travers “puebloscatólicos”. Le caractère surprenant de cet état de fait transparaît bien dans l’utilisation du champ lexical de la surprise (“admirado”, “maravillome” et “pasmado”). L’étonnement du Maître provient du décalage entre l’évocation élogieuse des procédés mis en application par les Turcs et la caractérisation négative qui est faite de ce peuple par ailleurs. Ce décalage se matérialise, sur le plan textuel, par l’utilisation commune de formes superlatives : “tan acertado gobierno, tan grande cumplimiento de justicia, tan loable modo de distribuir premios” VS “sujetos tan bárbaros, tan inexorables, tan atroces”. Dans la harangue du Maître, le participe passé ‘confundidos’ joue une fonction décisive : par son entremise, le thème éminemment baroque de la confusion refait son apparition dans l’espace textuel.
Cette présence de la confusion trouve un prolongement dans les narrations qui traitent de la Justice au chapitre VI qui, on le sait, offre une place de choix à cette thématique. L’alivio VI présente deux mouvements : les premières pages sont constituées, pour l’essentiel, d’un exposé érudit auquel succèdent des narrations où la Justice est mise à mal. Un autre excursus situé au chapitre IX coïncide avec le message véhiculé dans les narrations :
Quedará, según esto, condenado todo género de resistencia contra la justicia, pues de hacerla resultan solamente oprobrios, gastos, penas. ¿Hállase cosa tan indigna como obligar a que ponga las manos en una persona noble el desecho y escoria de las ciudades, que son los corchetes y otros agarradores?104
La Justice en elle-même n’est pas mauvaise – cela va sans dire – mais certains de ses représentants le sont. Les narrations justifient pleinement le conseil exprimé par le Docteur quant à la nécessité de se méfier d’eux. L’agencement des éléments en rapport avec cette thématique judiciaire mérite d’être signalé. En premier lieu, sont introduites dans le texte des remarques générales et des marques d’érudition. Viennent ensuite les expériences passées. La formulation de conseils tirés de ce vécu intervient dans les derniers chapitres inscrivant la fin du texte dans un propos plus pragmatique. Les narrations proposées dans le chapitre VI sont au nombre de quatre :
- L’homme en concubinage avec une défunte (p.517-518)
- L’algarade avec la vendeuse de pêches (p.522)
- L’altercation avec le muletier (p.534-540)105
- La querelle avec le letrado (p.540-542)
Les trois dernières sont situées dans le récit autobiographique du Docteur alors que la première d’entre elles fonctionne davantage comme un exemplum qui apporte la preuve par l’expérience du développement inclus quelques lignes plus haut :
El carcelero, el procurador, el solicitante, el escribiente, y, sobre todo, el abogado, escribano y juez, alanazos de mayor cuantía. Adviértase qué tal puede quedar quien pasa por tantos colmillos, quien es chupado de tantas sanguijuelas: sin sangre al fin, sin sustancia, sin vida. Quiero poner aquí un reciente suceso, que, a no ser testigos de su tenor los ojos, careciera de posibilidad el darle crédito, para que dél se infiera mejor la intención y celo que suelen tener algunos jueces modernos.106
Dans chacun de ces récits, la Justice présente des failles. Les personnages des narrations n°1 et n°3 font l’objet d’accusations infondées alors que dans les récits n°2 et n°4, un amalgame est fait entre Justice et Vengeance. La confusion tient à ce que les scènes décrites montrent un usage dévoyé de la Justice.
Entre justice et injustice
Le caractère ubuesque de la première narration est immédiatement perceptible dans le titre que lui donne Carmen Hernández Valcárcel dans l’une de ses études : “el hombre amancebado con una fallecida”, soit “l’homme en concubinage avec une défunte”107. Ce titre est une reprise d’une formule employée dans le récit du Docteur pour se référer au chef d’accusation qui pèse sur le tailleur :
Citation n°1
Con aquel endiosamiento que suele tener un juez mozo (que no era viejo éste), le fue haciendo preguntas, enderezadas al examen de su conciencia. Qué oficio tenía, quién era aquella mujer, y si era su hija aquella criatura. Fue respondiendo a todo como convenía, y, sobre todo, confesó ser padre de la muchacha. Díjosele si era también hija de su mujer; declaró que de otra persona, difunta tres años había. Esto bastó para decirle que se vistiese y para enviarle a la cárcel con título de amancebado con la fallecida.108
Citation n°2
Contábamelo atónito de que, a título de amancebado con la muerta tres años había, le hubiesen dado tan esquisita molestia.109
L’anecdote semble s’ouvrir et se fermer sur elle-même mettant ainsi en évidence le décalage entre l’objet de l’accusation et la disproportion des mesures prises. (cf. “esto bastó para” et “atónito” VS “tan esquisita molestia”). De la même manière, on ne peut négliger l’étymologie même du terme “título”, qui dérive du latin titulus, -i.Dans son acception figurée, celui-ci exprime le prétexte allégué et par conséquent, le caractère fallacieux de l’argumentation avancée.
Enfin, après son altercation avec un muletier, le Docteur ne doit son salut qu’à l’intervention d’un tiers. Le premier à intercéder en sa faveur fait partie de ses connaissances. Néanmoins, bien que cet homme apporte les preuves de son innocence, la résolution de l’affaire n’intervient que plus tard :
Con esto se descubrió la maraña y yo quedé absuelto de la confusión y dudas en que andaba vagando la imaginación, por inquirir la causa de mi detenimiento. Contéle lo sucedido en el mesón, dando, para mayor evidencia, las señas de mi trajinante, que cabalmente concordaban con su original. Fue volando el amigo a referir por estenso al juez lo sucedido y contado; mas no consiguió su buena intención el deseado fruto. Proponía dificultades cuanto al crédito.110
Plus exactement, le Docteur n’est absous qu’à partir du moment où le duc d’Alburquerque lui apporte son concours :
Deseoso de verme, vino el caballero a la cárcel, donde, tras varias cortesías, tras muchas honras, no sólo alcanzó del corregidor soltura sin costas, sino también, del modo que era lícito a sus pocos años, reprehendió el exceso, y amenazó con que el Duque su padre le castigaria. Apenas fue la prisión de un hora; mas mi defensor, antes de ir a la posada, me llevó a palacio.111
La thématique de la Justice est donc étroitement liée au renversement des valeurs puisque le Docteur échappe à la Justice, à deux reprises, alors qu’il est coupable. Inversement, il ne s’en sort que de justesse y compris quand son innocence est démontrée. Dans le premier récit non plus, la Justice n’est pas appliquée. De fait, d’indéniables connexions se dessinent entre le récit de l’emprisonnement à Cuéllar et celui du tailleur accusé de concubinage. Le Duc d’Alburquerque obtient la libération du Docteur sans aucun frais (cf. “soltura sin costas”) alors que le tailleur n’est libéré qu’une fois que son épouse a versé de l’argent pour obtenir sa libération. Justice et Corruption sont en étroite relation dans le discours du Docteur :
Hubo concierto, y con unas señas vomitó la triste mujer ocho ducados, que se aplicaron al fisco de las costas, sin haberse escrito letra, más que la de un mandamiento de salga, o suelten.112
Toutefois, il faut certainement nuancer un peu la portée de ce parallèle du fait de la durée d’emprisonnement du Docteur, libéré au bout d’une heure, alors que le tailleur est enfermé plus longtemps :
Llegó el día, que era de domingo, víspera de otra fiesta en quien no había visita. Apenas se comenzó a angustiar el corazón del preso, considerando había de quedar, por lo menos, condenado en dos días de cárcel, cuando le socorrió un neblí famoso.113
Face aux deux journées d’emprisonnement, l’emphase de la narration du Docteur est disproportionnée au regard du court séjour que le personnage a effectué en cellule. Dans ces narrations, la Justice n’est pas respectée ou tarde à se voir appliquée. Le Docteur comme le tailleur sont emprisonnés à tort. À travers le récit de leurs mésaventures, El Pasajero donne à voir ce que l’on pourrait assimiler, de manière anachronique, à des erreurs judiciaires. De fait, la Justice n’est jamais véritablement rendue puisque l’issue heureuse que connaît chaque récit ne relève en rien de la Justice. Pour le Docteur, la libération ne tient qu’à l’intercession d’un puissant. Pour l’artisan, c’est la puissance de l’argent qui est en jeu. A travers ce deuxième cas, Figueroa propose en quelque sorte une formule avant la lettre des célèbres vers de Quevedo, “Poderoso caballero es don Dinero”. Le caractère polyphonique du discours sur la Justice est complété, chez Figueroa, par deux autres récits où la Justice se trouve, à double titre, compromise.
Quand la Justice devient Vengeance
Les récits n°2 et n°4 que nous avons intitulés l’algarade avec la vendeuse de pêches et la querelle avec le letrado viennent compléter le discours sur la Justice. Il serait probablement plus opportun de parler d’absence de Justice puisque dans un cas comme dans l’autre, le personnage parvient à s’échapper sans avoir eu à répondre de ses actes. Le Docteur n’est pas identifié en tant qu’agresseur de la vendeuse qui lui a vendu des fruits de piètre qualité et il parvient à prendre la fuite après l’échauffourée qui l’avait opposé à un letrado au cours d’une tertulia :
El último año de Corte en Valladolid, estando una mañana en el que llamaban Palacio el Viejo, donde asistían los Consejos, ya pasada la hora de salir, nos quedamos hablando en la plazuela que tiene enfrente a San Quirce cinco o seis de una misma profesión, parte de quien pretendientes, parte abogados. Introdújose, no sé cómo, en la rueda la plática de lo que se debía tener por mejor.114
Dans les deux anecdotes, les victimes affichent des réactions similaires après avoir été blessées :
Citation n°1 : réaction de la vendeuse de pêches
Antes de levantarse, comenzó a clamar: ‘¡Justicia, que me han muerto! ¡Justicia!’115
Citation n°2 : réaction du letrado
Quisiera horadarle otra vez siquiera alguna parte de su bestial cuerpo; mas al primer envión se tendió como un atún, diciendo: ‘Soy muerto’116.
Ces deux personnages annexes sont également soumis au même processus de déshumanisation : la vendeuse est tour à tour désignée par les expressions “tortuga veloz”, “espárrago”, “hongazo de muladar” et “habada con muletas” ; le letrado qu’affronte le Docteur à proximité de San Quirce est, quant à lui, comparé à un thon, métaphore qui trouve un prolongement dans l’expression “su bestial cuerpo”. Dans chacun des deux récits, le Docteur cherche à trouver une justification à ses actes : le manque de respect de la vendeuse à son égard, et celui qu’a manifesté le letrado envers les participants à la conversation. Il se pose en quelque sorte en justicier :
Su término riguroso y el perdido respeto a los méritos y canas destos señores me obligan a responder cuando ellos callan.117
L’attitude du “letradón” fait l’objet d’une critique plus virulente que l’affront perpétré par la vendeuse car son intervention met en doute le mérite de ses interlocuteurs. L’importance attachée à ce concept dans le discours du Docteur justifie, sur le plan idéologique, la vigueur de sa réaction. Son intervention constitue une véritable plaidoirie ; c’est plus particulièrement vrai pour la conclusion de sa harangue :
Por tanto, así como al caballero que da en facineroso se vio tal vez arrancarle del pecho el hábito, así también al letrado insuficiente y torpe se le debría quitar capa y gorra de cabeza y hombros, como a quien injustamente posee las insignias de tan honrosa facultad cual es la jurisprudencia.118
L’utilisation commune de la rhétorique est perceptible dans les artifices langagiers que mobilise le Docteur pour obtenir de beaux fruits de la vendeuse :
Juzgué convenía valerme de alguna retórica para que se me diesen buenos. Entré con la runfla de ‘Reina mía, por sus ojos que me dé una libra de melocotones muy de su mano; que son para una necesidad, y páguese de lo que quisiere’; y al decir esto, hice la ofrenda de dos reales.119
Cet usage inapproprié de la rhétorique explique le résultat malheureux de son entreprise. Le but de la rhétorique est de servir une intention louable, pas de satisfaire la gourmandise. De plus, dans l’idéologie de l’époque, le beau langage ne peut s’adresser qu’à un ‘auditoire adapté’ : au-delà de la confusion de l’intention, il y a donc une confusion du destinataire. Dans un cas comme un autre, la vengeance se déroule en deux temps. Le Docteur se tait face à l’agressivité de la vendeuse puis se cache pour ourdir sa vengeance qui se concrétise dans une agression physique. Face au letrado, la réponse se situe d’abord au niveau verbal avant d’atteindre son paroxysme dans une autre manifestation de violence physique. La confusion se manifeste dans le discours du Docteur qui confond vengeance et justice. Ces deux récits semblent proposer des variantes d’une Loi du Talion sui generis. Cet amalgame offre une nouvelle illustration de l’écriture de ‘l’entre-deux’ notamment à travers une opposition entre lâcheté et courage :
Abrasábame la cólera por embestir; mas deteníame saber suelen ocultarse por entre aquellos cajones ciertas sabandijas que al improviso envainan un jifero en el estómago del más confiado.120
La peur prend le pas sur la colère dans les faits rapportés et dans l’espace textuel puisque la concision de la première partie de la phrase se voit contrebalancée par l’allusion très détaillée aux blessures que ces femmes ont la réputation d’infliger aux malheureux qui ont la mauvaise idée de s’opposer à elles. La lâcheté, associée à l’orgueil que le personnage manifeste par ailleurs dans cet extrait, va être aussi le moteur de sa vengeance. Sa lâcheté est perceptible jusque dans l’exécution de sa revanche puisque le personnage opte pour une vindicte dissimulée tout en posant sa vengeance comme inéluctable :
Pues quedar sin venganza era imposible en mi condición. Juzgué, según esto, convenía disimular por entonces; y así, recibiendo el trueco y los malos melocotones, anduve entreteniéndome, y, como buen halcón, haciendo puntas, hasta que llegase ocasión de agarrar mi garza.121
Cette forme de lâcheté trouve un prolongement dans l’anecdote du “letradón”, ainsi que le surnomme le narrateur lui-même, dans la dissimulation et la fuite du Docteur, dont le premier réflexe consiste à évaluer la distance qui le sépare de San Quirce où il entend se réfugier :
Escombraron los compañeros el círculo, veloces como flechas disparadas, midiendo yo con gentil talante lo que había desde allí a San Quirce.122
À travers ces deux anecdotes, l’expérience semble invalider le discours sur la Justice car les méfaits restent impunis. Ces narrations illustrent deux options irrecevables et proposent deux variantes de vengeance personnelle : la première est dissimulée puisque la vengeance est assouvie une fois la nuit tombée ; l’autre, en revanche, se produit au grand jour mais le Docteur se soustrait à la loi avec la complicité d’un homme d’Église. Grâce à ces deux expériences éthiquement non acceptables, le Docteur tire une leçon : ne pas céder à la violence. Ces anecdotes apportent des contre exemples par rapport au discours érudit et enrichissent la tradition de l’escarmiento. L’enseignement est le fruit d’une expérience comprise et assimilée : c’est le personnage qui évolue. Il n’a jamais à payer les conséquences de ses égarements et ne subit aucun revers. En ce sens, ces extraits offrent une variante positive de l’escarmiento.
Le traitement de la Justice est assuré par un discours polyphonique puisqu’on en trouve un écho à travers quatre narrations où les personnages peuvent assumer aussi bien la fonction de victime que de bourreau. L’introduction de différents matériaux littéraires configure, une fois encore, un glissement entre les multiples facettes d’une même thématique réaffirmant le statut de lieu de passage du texte figuéroen, espace propice à l’utilisation conjointe de ces matériaux et des idées qu’ils enserrent. La suite de ce travail se propose de montrer que le traitement de la Justice peut venir s’insinuer dans des extraits qui ne sont pas directement en prise avec elle. Le récit de Juan, par exemple, en offre une déclinaison intéressante.
La Justice : une thématique traitée en sous-main
Le récit de Juan participe lui aussi de la vision prismatique de la Justice proposée dans El Pasajero et demande à être rapproché d’un commentaire du Docteur qui, à la suite d’un excursus consacré à la charité, apporte quelque nuance :
Hállanse ciertos picarones con falso título de pobres, a quien las justicias debrían poner en galeras.123
L’emploi du terme “pícaro” tout comme celui de l’expression “con falso título de pobres”convoquent la figure de Juan qui multiplie les stratagèmes pour assurer sa subsistance sans fournir trop d’efforts124. Le substantif “pícaro” est employé par trois fois dans le récit de Juan et dans des extraits où les interlocuteurs du Docteur commentent son récit. L’appel à une action de la Justice entre en résonance avec une remarque du Docteur à propos de Juan sur laquelle se clôt le chapitre VII :
Doctor. Finalmente, partí de la venta, de quien a pocos pasos lejos, reconocí pesaba más de lo ordinario la alforja. Hice que la mirase el mozo, y halló dentro medio queso – alabado de mí por famoso en la mesa –, una gallina en pluma, doce huevos en forma de pedernales, y otro conejuelo como el comido a medio día. Estimé el cuidado del hombre, por haber puesto callando en aquel lugar parte de lo mucho que, también callando, habría quitado de semejantes. ¡Ved qué forma de poderle castigar, aunque viniera a mis manos! En suma, las dádivas obligan mucho, y hasta los más facinerosos adquieren por su medio las amistades de los más severos y terribles.125
Cette réplique du Docteur est détachée textuellement du reste du récit et repose sur un effet d’attente : la construction fait que le lecteur tarde à découvrir ce qu’a déposé Juan dans le sac. Qui plus est, l’exclamation “¡Ved qué forma de poderle castigar, aunque viniera a mis manos!” fait écho à plusieurs passages du récit de Juan. Ainsi, celui-ci, juste après avoir reconnu le Docteur, s’était-il exclamé :
– ¡Tate, tate! – respondió, dándose una palmada en la frente –, ya he caído en el chiste al misterio. A fe de soldado que ha sido voarcé mi auditor. Acabe: ¿no conoce a Juan, mosquetero en la compañía de don Manuel Manrique? ¡Oh, que sea en buena fe bienvenido a esta su casa! ¿De dónde bueno, y cómo así? No se acuerda que siempre que le vía decía a mis camaradas: ‘Veis allí el que nos ha de juzgar’?126
L’évocation d’un jugement éventuel avait déjà été abordée par Juan dans un autre extrait :
De propósito he querido descubrirle mis flaquezas, porque si otras veces se viere juez, no sea tan escrupuloso como solía.127
Dans cet extrait, l’expression “de propósito” met en relief la préméditation de la démarche de Juan qui espère s’attirer la compréhension de son interlocuteur. L’exclamation du Docteur peut aussi être mise en parallèle avec les réactions indignées de ses compagnons de route qui s’insurgent du comportement de Juan et qui s’étonnent aussi de la clémence du letrado à son égard. Isidro, par exemple, met explicitement le Docteur en accusation dès les premiers mots de sa réplique :
Isidro. Culpa grande tuvistes en no hacer pernil de tres maderos a vuestro agasajador y querido Juan cuando le tuvistes debajo de vuestra juridición. Hubiérase con una lazada128 escusado tantos males como de contino cometería el ruin proceder del picarón. Mas ¿de qué sirve condenar tanto el deste pobrete, bueno por agradecido, cuando no por otra cosa?129
La bienveillance de Juan envers le Docteur vient donc en quelque sorte justifier la mansuétude dont fait preuve le Docteur à son égard. Il faut sans doute prendre cette diligence de l’aubergiste comme une tentative de corruption à laquelle Juan est habitué conformément à la caractérisation folklorique du ventero cuadrillero. Une telle interprétation est tentante au regard de l’emploi du possessif “mi” devant Juan et de “querido” ou de “amigo”. De telles tournures suggèrent une forme d’intimité qui peut sembler suspecte. En effet, Juan manifeste la même familiarité lorsqu’il évoque “mi veinticuatro”, qui dès lors, fait basculer leur relation dans une forme de connivence. On ne saurait se prononcer sur les intentions supposées de Juan, mais sa marque de bienveillance est indubitablement le dernier élément par lequel la présence de Juan se manifeste dans l’espace textuel. À ce propos, le discours de principe du Docteur entre encore en contradiction avec les actes qu’il décrit. Exploitant un réseau analogique qui assure la cohérence de l’œuvre, l’intervention d’Isidro n’est pas sans rappeler la première réaction outragée du Docteur :
– ¡Quién – dije entre mí – aplicara a un remo los holgazanes cuartos deste bellacón, depravado por tantos caminos! ¿Es posible que con tan grande seguridad y holganza viva este troglodita desollando cristianos, sin Dios, sin ley, sin justicia? ¿Cuadrillero y perseguido de ladrones el mismo Caco? ¡Oh, quién le tuviera un hora bajo de su juridición, para que con pronto lazo pagara crímenes tan enormes!130
Compte tenu de la richesse du lexique figuéroen, la reprise de l’expression “tener bajo su juridición” est trop évidente pour ne pas révéler une intentionnalité : de fait, la condamnation du Docteur n’est pas exprimée au moment de l’entretien avec Juan comme le laisse sous-entendre le “dije entre mí” qui montre bien que le Docteur ne la formule que devant ses camarades de route. La mise en accusation de Juan passe davantage pour une position de principe visant à apaiser le mécontentement de ses interlocuteurs.
À travers l’évocation de la relation entre le Docteur et Juan, une forme de corruption est mise en évidence grâce à un système de renvois qui, une fois de plus, structure le texte. Le Docteur fait de toute évidence partie des représentants de la Justice corrompus, catégorie qu’il met pourtant fréquemment en accusation. Le comportement du Docteur semble aux antipodes des interventions où il exprime son attachement à la Justice. Même si elle ne constitue pas la thématique centrale du récit de Juan, la Justice affleure subrepticement dans un riche discours travesti et polyfacétique.
Au-delà de son indéniable bigarrure formelle et thématique, El Pasajero est une œuvre qui répond à une construction interne minutieuse, dans laquelle les notions ‘d’entre-deux’ et de discontinu jouent une fonction structurante. La continuité passe notamment par le déploiement de la thématique du mérite qui revient de façon presque obsessionnelle dans les propos des locuteurs . Si cette problématique ne jouissait pas forcément d’une large diffusion au XVIIe siècle, son utilisation massive dans l’espace textuel figuéroen favorise l’harmonie de l’ensemble. Par l’entremise de cette notion de mérite, réflexion littéraire et réflexion sociétale se répondent et se complètent. Dans El Pasajero, ces questions sont intimement liées comme dans un ruban de Möbius. Le texte met en œuvre, en ce sens, une écriture de la crise qui passe par la dénonciation des faux-semblants et de l’absence de prise en compte des compétences de chacun. Dans ce processus de mise en accusation, le discours sur l’Italie mais aussi celui sur les Turcs donnent à voir, par contraste, les griefs qui sont adressés à l’Espagne. Car dans l’espace textuel figuéroen, ce qui se dessine en arrière-plan est tout aussi important, si ce n’est plus, que ce qui est immédiatement observable. Ce phénomène permet de percevoir les différentes voix qui se manifestent dans le texte figuéroen, comme on a pu l’observer notamment à travers le traitement de la Justice qui traverse le texte de El Pasajero. L’ensemble de ces caractéristiques repose bel et bien sur une écriture de ‘l’entre-deux’ dont les mécanismes vont, à présent, être étudiés.
Notes
- Acquier, 2008, p.2. Le commentaire fait par Marie-Laure Acquier, à propos d’une originalité très relative du point de vue thématique, est également applicable à l’œuvre Figueroa : “L’introduction insiste sur le côté peu original des thèmes abordés, très discutés à l’époque il est vrai (opposition entre noblesse héréditaire et noblesse naturelle, signes extérieurs de l’honneur, repoussoir des carrières publiques, violence des armes, cercles de conversation et Académies littéraires où règnent la fatuité et l’ignorance), sur l’originalité de la forme mais aussi sur la démarche qui privilégie une approche rationnelle d’idées communément admises.”
- Elliott, 1998, p.131.
- López de Vega, [1655], 2005, p.69.
- Acquier, 2002, p.11.
- Pour rappel, les deux locuteurs qui interviennent dans les Paradojas racionales sont un philosophe et un courtisan. Ce dernier fonctionne comme garant de l’ordre établi alors que son interlocuteur défend un discours beaucoup plus audacieux quant à l’organisation de la société.
- López de Vega, [1655], 2005, p.84.
- Acquier, 2008 [disponible sur https://journals.openedition.org/narratologie/617?lang=es ; date de consultation 13 octobre 2020].
- Borrego Pérez, 1992, p.100.
- Gaffiot, 2000, p.938.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.397.
- Suárez de Figueroa, VN [1621], 2005b, p.101.
- Suárez de Figueroa, Pusil [1629], 2005a, p.71.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, Pusil [1629], 2005a, p.67.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.393.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.634.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.372.
- Suárez de Figueroa, Pusil [1629], 2005a, p.119.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.585.
- Suárez de Figueroa, Pusil [1629], 2005a, p.120.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.392.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.370.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.372.
- Suárez de Figueroa, VN [1621], 2005b, p.212.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.372.
- Perelman, 2008.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.372.
- Covarrubias, [1611], 2006, p.232.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.412.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.435.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.439.
- On consultera plus particulièrement le chapitre XVI dont le titre “Del fruto de la justificación; esto es, del mérito de las buenas obras, y de la esencia de este mismo mérito”, pour le moins éloquent, ouvre des pistes d’analyse très porteuses.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.372.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.411.
- Dans une certaine mesure, le Docteur lui-même est représentatif de ce phénomène puisqu’il a choisi les Armes car, à la différence des Lettres, elles lui garantissaient une subsistance.
- Suárez de Figueroa, H de DG [1613], 2006, p.25-26.
- Daguerre, 2015.
-
Pour comparaison, on consultera avec profit les extraits suivants tirés de El Pasajero et de Pusílipo respectivement qui attestent encore une fois de la prégnance de la réécriture et du collage dans les écrits de Figueroa : “(…) Pues al valeroso puede servir toda parte de patria y habitación.” Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.3711.
“Quien en su tierra no nació cómodo, de necesidad ha de solicitar remedio en las extranjeras; donde se hará lugar con su valor: /Que toda parte al valeroso es patria”, Suárez de Figueroa, Pusil [1629], 2005a, p.81.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.466.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.486.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.512.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.635.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.589.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.431.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.442.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.588.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.589.
- Pour des raisons évidentes de chronologie, il ne peut évidemment pas s’agir d’Alonso de Contreras.
- Cf. Daguerre, 2017, p.128-129.
- Nous n’excluons d’ailleurs pas de consacrer un travail à venir aux éventuelles sources de ce récit dans El Pasajero.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.546.
- Sur cette catégorie de la noblesse, cf. Baury, 2011.
- À ce propos, la définition que propose le dictionnaire de Covarrubias pour l’adjectif “rico” est particulièrement éclairante : “Este nombre es godo, y tiene dos significaciones. La una es ser noble un hombre y de alto linaje: 2. La otra es ser bueno, que por su persona merece ser honrado y estimado; ambas la comprehendió la ley de partida 6. Tit. 9, p.2 diciendo ‘Nobles son llamados en dos maneras, o por linaje o por bondad, y como quier que el linaje es noble cosa la bondad pasa y vence; mas quien las ha de ambas, éste puede ser dicho en verdad rico hombre, pues es rico por linaje e hombre cumplido por bondad…’ 3. Hoy día se han alzado con este nombre de ricos los que tienen mucho dinero y hacienda, y éstos son los nobles y los caballeros, y los condes y los duques porque todo lo sujeta el dinero”; Covarrubias, [1611], 2006, p.12.
Sur le plan de l’étymologie (cf. Corominas, 1980, IV, p.12-13), on peut d’ailleurs signaler que l’origine gothique de cet adjectif puisque “reiks” était l’équivalent de “puissant”. Noblesse de sang, valeur morale personnelle, richesse matérielle mais aussi puissance : rico offre un condensé de tous ces aspects de la valeur nobiliaire. Dans le syntagme nominal “rico hombre” où il s’applique à la noblesse, la question du mérite affleure déjà sans pour autant remettre en cause les fondements de la valeur nobiliaire. Ces quelques précisions doivent beaucoup à la formation dispensée par Isabel Ibáñez à l’Ecole Doctorale de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour en février 2017. - On rappellera avec Henri Ayala que El Pasajero n’est pas le seul texte de l’époque qui propose une vision élogieuse des laboureurs : “Le lecteur ne relèvera qu’une catégorie sociale qui échappant à la critique sera exaltée : ce sera la même que dans l’œuvre de Alcalá Yáñez ou Núñez de Velasco, celle des agriculteurs.” Ayala, 1985, p.342. De manière quelque peu anachronique, on pourrait ajouter que cette valorisation du peuple travailleur et contraint à de durs labeurs n’est pas sans rappeler, avec un siècle d’antériorité, le concept de physiocratie qui connut son essor au XVIIIe siècle. La question a été amplement traitée dans le travail de Noël Salomon à travers sa réflexion sur la figure du “paysan utile et exemplaire” dans les comedias d’ambiance rustique. Salomon, 1965, p.167.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.631.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.512.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.401.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.620.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.550.
- L’alivio VI peut lui aussi être inclus dans cette mécanique interne dans la mesure où, comme on l’a vu dans le premier chapitre de cette partie, l’on peut déceler également des liens entre le chapitre VI et le chapitre VII puisque la façon dont le letrado quitte Nuestra Señora del Hénar présente également des similitudes avec sa séparation avec l’ermite.
- Gómez, 2015, n.17 p.49.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.482.
- L’évocation sans complaisance du sort des galériens trouve un écho dans une réplique du Docteur à l’issue du récit de Juan à travers l’allusion à la rame et la reprise lexicale du substantif connoté négativement bellacón : “– ¡Quién – dije entre mí – aplicara a un remo los holgazanes cuartos deste bellacón, depravado por tantos caminos!”, cf. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.567.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.483-484.
- Pelorson, 1981, p.101-103. Sur ce point, quoiqu’encore plus ancienne que le travail de Jean-Marc Pelorson sur la contestation de la société, l’étude d’Albert Mas sur la représentation des Turcs dans les textes espagnols du Siècle d’Or est particulièrement éclairante ; cf. Mas, 1967.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
- Cf.TLFi : Trésor de la langue Française informatisé, http://www.atilf.fr/tlfi, ATILF-CNRS & Université de Lorraine.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.486.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.443.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.443.
- Covarrubias, [1611], 2006, p.10.
- Gaffiot, 2000, p.424 : “convenio, conveni, conventum, convenire: (…) 3. Convenir à plusieurs, être l’objet d’un accord, d’une convention.” À ce propos, il est d’ailleurs remarquable que ce verbe apparaisse, sous sa forme impersonnelle convenit, sous l’acception “il y a accord”.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.444.
- Cf. supra, Troisième partie, chapitre 8 “Vers un entre-deux littéraire et sociétal”, “Au-delà du discours sociétal : littérature et mérite”
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
- Il s’agit encore là d’un mécanisme fédérateur dont on a pu déjà apprécier la fonction à travers l’exemple du glissement entre amour et poésie. Cf. supra, Troisième partie, chapitre 7, “Une discontinuité orchestrée”, “Les mécanismes de glissement au service de la continuité”, “Des glissements en cascade”.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.507.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.485.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.611.
- Ainsi qu’on l’a vu, dès l’introduction, la profession du jeune homme est évoquée : tout d’abord, “El tercero, dado al arte orificio, pasaba a Milán, donde cierto pariente de pluma, por su muerte, le había dejado hacienda.” (Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.369), puis, quelques lignes plus loin, “No padecía menor sentimiento el orífice, por robarse a las tiernas caricias de mujer honesta, en lo más reciente de sus bodas, y a las visitas de agradables parientes y vecinos”, (Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.370).
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.376.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.376.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.377.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.611-612.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.376.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.377.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.378.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.611.
- Suárez de Figueroa, Pusil [1629], 2005a, p.68.
- Liñán y Verdugo, [1620], 2005b, p.112.
- Schwartz, 1986 [disponible sur https://cvc.cervantes.es/literatura/quevedo_critica/satiras/schwartz.htm ; date de consultation 13 octobre 2020].
- De fait, cette thématique de la Justice figure également dans les aventures de don Quichotte notamment à travers ses déconvenues avec la Santa Hermandad au chapitre XLVII de la première partie.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.392.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.517.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.518.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.538.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.617.
- Cette thématique de la Justice à deux vitesses sera reprise sous la plume de La Fontaine, à travers la fable des Animaux malades de la Peste et ses deux vers conclusifs : “Selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.”
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.439.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.445-446.
- Les auteurs de El siglo de Frai Luis de León y font d’ailleurs allusion : “Asimismo, la actitud burlesca podía extenderse hasta alcanzar a las propias autoridades académicas e incluso a las civiles, como el robo de espadas a la ronda nocturna del corregidor o el riesgo de orines y aderezos sobre el alguacil de la ciudad”; Universidad de Salamanca, 1991, p.68.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.482.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.600-601: “Llegó en este inter el día que se celebraba la fiesta del santísimo nacimiento del Salvador, y queriendo César ir a la iglesia, no para entrar con autoridad, sino para que públicamente vieran todos su penitencia, y para pedir al divino Ambrosio absolución de sus graves excesos, le salió a recibir el santo, y conocida su verdadera contrición y humildad, le absolvió de la culpa. Obligole antes a una nueva ley, y fue, que cuando pronunciase alguna sentencia de muerte contra cualquiera, la suspendiese por treinta días, para que en este espacio considerase si era dada con ira y furor, o por razón de justicia. Si fuese de ira, la revocase luego; si de justicia, la mandase ejecutar, por la conservación de tan alta virtud, que gobierna el mundo.”
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.509.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.613.
- Les six pages ne sont pas consacrées dans leur totalité au récit de son emprisonnement qui est interrompu par l’évocation de Nuestra Señora del Henar et par deux contes. Ces détours sont pointés par les interlocuteurs du Docteur qui lui demandent de reprendre le cours de son histoire.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.517.
- Hernández Valcárcel, 2002.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.518.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.518.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.538.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.539.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.518.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.518.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.540.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.523.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.542.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.541.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.541.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.522.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.522.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.522.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.542.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.596.
- Cet appel à la vigilance face aux faux pauvres convoque tout un pan de la littérature de l’époque et notamment le Amparo de pobres de Cristóbal Herrera.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.568.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.552.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.566.
- Du point de vue sociologique, l’utilisation des termes “lazada” et “lazo” est intéressante (cf. Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.567). Ces substantifs renvoient explicitement à la pendaison qui était l’un des châtiments infligés aux soldats qui commettaient des exactions. En 1623, Figueroa condamna lui-même à la pendaison cinq hommes alors qu’il officiait, à nouveau, comme Juge aux Armées à Lecce, une petite ville italienne située à proximité de Naples ; cf. Wickersham Crawford, [1911], 2005, p.74. La rédaction de El Pasajero étant antérieure à ces événements, on ne saurait voir un substrat autobiographique dans cette allusion à la pendaison.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.568.
- Suárez de Figueroa, EP, [1617], 2018, p.567.