“Un village dans les oasis d’Égypte : Douch”, in : L’Afrique du
nord antique. Cultures et paysages, Les Belles Lettres, 1999, p. 67-84.
Le voyageur qui arrive aujourd’hui à Douch par la route asphaltée traverse, en venant de Khargeh, une succession de très petites oasis – quelques hectares chacune – qui parsèment de grandes étendues sableuses totalement désertiques1. En bordure ou à l’intérieur de ces zones fertiles, un hameau ou un village marque la présence humaine : chaque oasis constitue ainsi un terroir autonome pour une communauté de quelques centaines d’individus (fig. 1).
Il en allait sans doute de même dans l’Antiquité : une cartographie des sites archéologiques connus au sud de Baris montre une densité d’occupation à peine supérieure à celle d’aujourd’hui, même si les zones irriguées ne coïncident pas nécessairement2. C’est la même image que révèle, pour le milieu du IIIe siècle, un recensement administratif des points d’eau3. Bien qu’il s’agisse de la campagne d’Hibis (mod. Khargeh), et non de celle de Douch, la description peut sans doute être étendue à l’ensemble de la région. Il faut y reconnaître des zones de verdure isolées, avec des puits éruptifs, séparées par des étendues sableuses (ἄμμος)4 ou pierreuses (ὄρος), avec des crêtes rocheuses (λόφοι), des puits à sec ou à eau stagnante, ce qui suppose un appauvrissement progressif des ressources hydriques. Le désert, alors comme maintenant, est présent au milieu même des cultures qui s’ensablent et qu’il faut sans cesse entretenir en aménageant de nouveaux points d’eau : milieu fragile, à l’équilibre écologique toujours instable, qui nécessite une mise en valeur humaine permanente5.
Douch n’est que l’un de ces bourgs, à l’extrémité sud de la dépression de Khargeh : à côté d’une petite oasis occupée par un village moderne, le site antique est installé, au milieu du désert, sur un tell naturel constitué par une butte de grès nubien (alt. 110 m) qui domine la plaine d’une quarantaine de mètres. D’autres tells accompagnent celui de Kysis : Ain Ziyada, à environ trois kilomètres vers l’est, Ain Manawir à quatre kilomètres vers l’ouest (fig. 2). La plaine au nord de Douch est limitée par une série de nécropoles qui commencent à moins d’un kilomètre du pied du tell et marquaient la limite du désert dans l’Antiquité. Entre la butte même de Douch et Ain Ziyada, le seuil de Dikura constitue une abondante réserve hydrique dont l’exploitation intensive a permis la mise en valeur des parties basses, où des parcellaires antiques ont été repérés et étudiés par B. Bousquet.
Ain Manawir et Ain Ziyada ont été occupés par des villages antiques – dès l’époque perse pour le premier – et c’est seulement la présence de ruines plus importantes, plus spectaculaires et mieux conservées sur le tell de Douch, chef-lieu de la toparchie dans l’Antiquité tardive, qui a déterminé l’emplacement des fouilles de l’IFAO. Kysis est ainsi au centre d’une petite région parsemée de plusieurs villages qui disposent de leurs propres terroirs, avec leurs zones de cultures et leurs nécropoles.
Le tell de Douch est dominé par deux grands ensembles monumentaux (fig. 3) : un temple anépigraphe en briques crues et un gros kasr, dont les murs, construits eux aussi en briques crues, ont encore, selon les endroits, six à douze mètres de hauteur. Dans l’une des enceintes de ce complexe, un temple en pierre fort bien conservé, dédié à Osiris et Isis, constitue le but ordinaire d’une visite touristique. Entre ces deux ensembles architecturaux se reconnaissent les arases d’un habitat qui s’étend vers le nord et le nord-est, sur une pente assez douce. Le revers sud du tell semble avoir été inhabité, tout comme les arêtes rocheuses situées à l’ouest du temple en briques, où l’on connaît au contraire une petite nécropole rupestre.
La zone occupée par l’homme, à l’époque classique, correspond à une accumulation sableuse ancienne où des dunes indurées, à polygones, recouvrent le substrat gréseux, créant ainsi un modelé aux pentes peu accentuées, favorable à l’implantation urbaine, notamment entre les deux temples où existe une quasi plate-forme. Les affleurements rocheux, d’ailleurs entaillés par l’homme lors de la construction du sanctuaire d’Osiris, n’apparaissent donc, sauf exception, qu’à la lisière sud-ouest de la ville. Vers le nord-est au contraire, l’apport éolien se poursuit, et le sable ennoie les vestiges archéologiques, dont la limite n’apparaît pas clairement. Malgré cette incertitude, on peut situer approximativement la limite basse de la ville, au nord et à l’est, autour des cotes 80/85 m ; cette extension de la zone urbanisée est indiquée à la fois par les jonchées de céramiques, et par la présence, immédiatement en aval, de surface irriguées réservées à l’agriculture. Au sud du kasr, en revanche, l’extension de l’habitat semble avoir été très limitée.
On peut ainsi dessiner un carré grossier d’environ 300 m x 300 m dans lequel s’inscrit l’essentiel de l’agglomération. Ces 9 à 10 ha (environ 32/37 aroures, si l’on ne compte que l’agglomération, à peu près le double si l’on rajoute la couronne de jardins et de vergers) occupés par l’homme sont-ils pleins ou comprennent-ils des vides ? Ont-ils été habités en totalité durant toute la durée de l’occupation humaine à Douch ? On ne saurait répondre avec certitude, en raison à la fois de la faible extension des fouilles par rapport à la surface urbaine théorique, et des accumulations sableuses, parfois considérables, qui interdisent toute estimation fiable à partir des seules observations de surface à l’est et au nord. Toutefois, la présence continue de jonchées de céramique sur l’ensemble du site laisse penser que le maillage urbain devait être serré, sans vides importants au sein de l’espace urbanisé.
Cette superficie, relativement modeste, ne place pas la Kysis antique au rang d’une “ville”, même en tenant compte des critères égyptiens : des agglomérations comme Karanis ou même Tebtynis (109 aroures) sont infiniment plus étendues. Il s’agit donc, tout au plus, d’un gros village, identique ou même inférieur par la taille à ceux que l’on peut trouver ailleurs en Égypte, notamment au Fayoum, région pour laquelle nous avons quelques données chiffrées6 : ainsi le village de Kerkeosiris occupe-t-il, avec ses jardins et vergers, une superficie de 69,5 aroures, Philadelphie 70 aroures, Magdola 156, dont presque 32 de vergers ; les ruines de Bacchias, de Euhemeria, de Théadelphie, de Dimè occupent une superficie d’environ 500 x 300 m, soit 15 ha ou 54 aroures7. On peut comparer ces exemples à d’autres que l’on trouve ailleurs dans le monde romain, en Syrie ou en Afrique du Nord8. En revanche, Douch est assurément le plus important des villages du sud de Khargeh, tant par le caractère monumental de ses principaux édifices que par son étendue propre, puisque les autres agglomérations ne sont au mieux que des hameaux de quelques maisons. Même le tell voisin d’Ain Manawir, pourtant très vaste, semble pour l’instant loin d’avoir un habitat groupé aussi dense que celui de Douch.
Cette superficie habitable permet-elle d’estimer à la fois la taille du terroir et celle de la population ? À Kerkeosiris (P. Tebt. 1.60), pour une superficie bâtie comparable, la surface cultivable et taxée est estimée à 4480 aroures (soit 1 232 ha)9. La chora de Douch est difficile à estimer avec précision, car il manque ici les documents administratifs si fréquents au Fayoum ; on ne dispose pas en effet, à Douch, de l’équivalent des “Tax Rolls” de Karanis, ce qui fait que la structure foncière du terroir oasite nous échappe largement : notre seule source sur ce point est le P.Iand. 142, particulièrement précieux mais malheureusement très incomplet. Les ostraca grecs, au demeurant très concentrés chronologiquement dans l’Antiquité tardive, ne suppléent guère à ces lacunes. Rien que la plaine et les vergers situés immédiatement au nord du tell dessinent un rectangle d’environ 2 x 1 km, soit environ 727 aroures (fig. 4 et 5). L’oasis actuelle n’est pas comprise dans ce chiffre, non plus que toute la plaine – très vaste – au sud de Douch et de Dikura. S’il est vrai que la carte des parcellaires repérés par B. Bousquet est aujourd’hui lacunaire, il faut en accuser la mauvaise conservation de ces vestiges fragiles, et une prospection qui, faute de temps, n’a pu être exhaustive. Mais en inscrivant tell Douch au sein d’un terroir d’environ 12 km2 (3 x 4 km) diminué d’un bon tiers pour comptabiliser les surfaces bâties et les zones stériles, on est assuré d’être en-dessous de la réalité. On est donc, à Douch, dans un cadre comparable à celui de Kerkeosiris, pour peu que l’irrigation soit suffisante. Ce chiffre est tout à fait cohérent avec les calculs de B. Rathbone, qui estime à environ 8 km2 ou 3 000 aroures de terres cultivables la superficie moyenne d’un village égyptien10.
Les estimations démographiques, fondées sur les déclarations fiscales, pour Kerkeosiris sont d’environ 380 adultes mâles vers 118 avant J.-C., soit entre 1 300 et 2 000 habitants11. Selon les cas et les époques, la densité estimée par B. Rathbone pour les villages du Fayoum, à partir des sources papyrologiques, tourne généralement autour de 100/120 personnes par km2 de surface cultivable. Ce calcul nous conduirait à évaluer la population de Douch à environ un millier d’habitants, chiffre qui ne doit être compris que comme un ordre de grandeur, mais que l’on peut confronter à un autre exemple : ainsi, à Karanis, les terres cultivables sont-elles estimées à plus de 7 000 aroures par H. Geremek12, pour un village d’une superficie de 60 ha (soit environ 6 fois celle de Douch) et une population d’environ 4 150 personnes avant la grande peste du IIe siècle. S’il est difficile, faute de document écrit, d’obtenir des chiffres précis pour la Kysis antique, ces exemples comparés permettent une évaluation réaliste de la place de Douch au sein du groupe des villages égyptiens. Il nous est en revanche impossible, dans l’état actuel des fouilles, d’évaluer l’expansion topographique de Kysis tout au long de son histoire, faute de sondages répartis sur l’ensemble du tell.
L’urbanisme de Douch est marqué à la fois par sa trame viaire et la présence des deux grands ensembles monumentaux qui dominent le site (fig. 6). Le temple en briques, situé à la lisière ouest de l’agglomération, sur une éminence en pente abrupte, n’a pas structuré un quartier périphérique, ni déterminé, semble-t-il, un réseau de voirie. L’ensemble du temple en pierre et de ses dépendances, bien qu’excentré, lui aussi, dans l’implantation générale des bâtiments, a au contraire suscité la création d’un axe majeur nord-sud, qui conduit au sanctuaire et organise tout l’urbanisme de cette zone (“grande-rue NS 1”). Une seconde rue, de direction est-ouest, conduit vers le temple, ou plus exactement vers la tribune qui précède celui-ci (“grande-rue est-ouest 2”). Le sanctuaire, qui a en outre attiré à lui une série de constructions, accolées contre l’enceinte des magasins, a donc joué, dans toute cette zone, un rôle directeur majeur, en organisant une partie de la trame urbaine et cette fonction agglutinante montre sans doute l’antériorité du lieu de culte sur l’habitat, d’autant que la création de la grande rue nord-sud semble postérieure à la première implantation humaine sur le site.
Deux autres rues nord-sud sont visibles sur le plateau entre les deux temples ; une troisième présente en revanche un axe divergent à la limite sud-ouest du village. D’autres voies de direction est-ouest apparaissent encore sur le plateau ou autour de l’ensemble des “maisons” 1-2-3. D’une façon générale, les orientations, quoique grossièrement orthogonales, ne constituent nullement un réseau d’îlots caractérisé par un rythme régulier de la trame viaire, autour de blocs d’habitation. Non seulement les désaxements sont fréquents, mais aussi les changements de direction d’une même voie, l’élargissement ou le rétrécissement de celle-ci, comme si les rues n’étaient qu’un espace résiduel entre des constructions privées, plus ou moins serrées, et plus ou moins bien alignées. Nombreuses sont en outre les impasses. Certes cette impression peut être le fruit d’une évolution historique de l’urbanisme kysite : les fouilles ont en effet montré, à plusieurs reprises, que des ruelles avaient été oblitérées dans les dernières phases de l’occupation du site. Cet empiètement de l’espace privé aux dépens de l’espace public est fréquent, particulièrement en Orient13. Il ne semble pas, toutefois, que ce phénomène soit ici de nature à masquer la présence d’un urbanisme primitif, dont la régularité originelle aurait été altérée par le temps.
On ne connaît pour l’instant aucun espace large et dégagé qui puisse faire penser à une place, voire à une platea, aucun monument public autre que les édifices religieux. Si ceux-ci existaient, ils n’ont pas, pour le moment été mis au jour. L’hypothèse est toutefois hautement improbable, les places publiques étant caractéristiques des cités ou des métropoles, mais nullement des villages, dont les véritables édifices publics sont les sanctuaires14.
Ces différentes caractéristiques font de la Kysis antique un “village oriental” et non une ville au sens classique du terme : l’irrégularité de la trame viaire, l’absence de centre public, le tracé des rues, variable en largeur, souvent sinueux, sujet aux empiétements de l’habitat, la prépondérance du sanctuaire qui structure une part notable de l’urbanisme en déterminant l’axe majeur de l’agglomération, sont typiques d’une tradition orientale, plus nette dans les villages que dans les villes, et nullement propre à l’Égypte15, car on la retrouve aussi bien en Syrie16. Caractéristique des oasis semble être en revanche la présence de portes qui ferment les rues, comme on le voit encore aujourd’hui à El Kasr, dans l’oasis de Dakhleh, l’étroitesse des voies de circulation, qui devait protéger du soleil, surtout si des balcons ou des encorbellements fermaient le ciel17, la présence d’emmarchement devant les portes afin d’éviter l’invasion du sable.
Dans l’état actuel de nos connaissances, la Douch antique apparaît à l’époque perse, et son occupation semble continue jusque vers le milieu du Ve siècle de notre ère. Ce sont toutefois les niveaux les plus tardifs qui sont le mieux connus : avant le IVe siècle après J.-C, en effet, les vestiges conservés, en dehors des grands monuments religieux et de leurs annexes, sont lacunaires et sporadiques. À partir de l’époque chrétienne, au contraire, on reconnaît de grands quartiers d’habitat dont les ruines, bien conservées, affleurent partout à la surface du sol.
La présence d’un grand sanctuaire dans ce petit bourg qu’est Douch n’étonne pas réellement, en milieu égyptien, où chaque village possède son temple. On ignore en revanche l’origine du culte de Sarapis à Kysis : celui-ci est-il contemporain du développement de l’oasis, à l’époque perse, ou préexiste-t-il ? Le temple primitif est en effet installé tout près d’une faille géologique, ce qui, s’agissant d’un dieu du monde souterrain, pourrait impliquer la présence d’un sanctuaire rupestre ancien, mais la preuve matérielle fait actuellement défaut et les fouilles dans la zone arrière du temple n’ont pu être complétement achevées.
Quoi qu’il en soit, et même si la vie de Douch s’explique essentiellement par la mise en valeur d’un terroir riche en potentialités agricoles, l’importance du sanctuaire n’a pu que contribuer à la prospérité du village, notamment vers la fin du Ier siècle de notre ère. C’est à partir du règne de Domitien, en effet, que l’on voit le sanctuaire de Sarapis se transformer, à la suite d’une série de reconstructions qui affectent l’ensemble du complexe religieux, témoignant de la prospérité de la Kysis antique et de l’attrait de l’oracle. S’il est vrai, en effet, que les penchants religieux propres à Domitien et surtout à Hadrien pour le grand dieu de l’Égypte peuvent expliquer la construction ou la reconstruction de nombreux temples dédiés à Osiris-Sarapis, tant hors d’Égypte que dans la vallée du Nil18, cette action politico-religieuse du pouvoir central n’est évidemment pas la seule cause que l’on puisse invoquer : une inscription métrique de Douch, gravée sur le montant oriental du premier pylône, évoque, si on en comprend bien le sens, la contribution financière des habitants de Kysis à la transformation du sanctuaire :
Ἐ[ν]θά[δε] τὸ πρόθυρον δωμήσατο τείχεος ἐντός
ὑψηλοῦ ζαθέης Ἴσιδος ἀρχιερεύς
πρὸς δ´ἔτι καὶ τὸ δ´ἄννυσε κολωναὶνηι ἐνὶ Κύσι
οὗ πάρος ἐνναέτης κέρμα νομιζόμενον
λεπτὰ τ´ἀναινομένοις ἐπε[—] ὑπὸ πᾶσι δέχεσται
Ἶ[σ]ις [ε]ὐκάρποις τερπομένη πεδίοις
–[
—[
ετεια[
πᾶσι γὰρ ———-μ[
Ἤπιος Ὄλβιος ὢν υἱὸς ὁ Οὐαλερίου19.
Le texte, très effacé, n’est pas absolument clair ni sûr ; toutefois, il ressort clairement de cette inscription métrique que le grand-prêtre d’Isis a collecté de l’argent auprès de la population de Kysis pour la construction de l’édifice. Nous devinons ici l’existence d’une communauté villageoise assez riche pour financer des travaux publics importants, sous la direction de ses prêtres et de ses magistrats.
Ceci ne saurait nous surprendre : la découverte du trésor de Douch témoigne en effet de la richesse du sanctuaire de Sarapis, sans doute liée à l’oracle qui attire la foule des pélerins et accroît la prospérité d’un village dont la vocation était à l’origine essentiellement agricole (fig. 7). En même temps, on perçoit une relative hellénisation des mentalités malgré l’isolement géographique de la région : si, en effet, les coutumes funéraires observées dans la nécropole montrent le conservatisme religieux d’une population typiquement égyptienne, qui continue, en pleine époque romaine, à pratiquer la momification selon le protocole traditionnel, à décorer cartonnages et lits funéraires selon des scènes empruntées au Livre des Morts20, le sanctuaire de Sarapis laisse en revanche percevoir des influences méditerranéennes : s’il est vrai que le rituel relève de la tradition égyptienne, comme en témoignent les textes gravés sur la pierre, la couronne du trésor de Douch, sans doute fabriquée dans un atelier alexandrin, figure le dieu dans son iconographie grecque, mais l’existence même d’une telle couronne portée par un prêtre-magistrat, très éloignée des traditions égyptiennes, prouve le syncrétisme des tendances religieuses de l’époque21. Le Sarapis de la couronne n’est d’ailleurs pas isolé puisque les premières campagnes de fouilles ont révélé l’existence d’une tête en marbre du dieu et d’une main, seuls vestiges d’une statue figurant le Sarapis Grec et non l’Osiris égyptien. Le milieu sacerdotal et l’organisation matérielle du temple restent malheureusement inconnus, faute d’archives conservées ; seule exception : un proscynème conservé sur les murs de la salle hypostyle, qui nous montre que les charges se transmettaient alors au sein d’une même famille22.
Cette prospérité du sanctuaire ne peut guère se concevoir sans un développement contemporain du village : mais les sources, sur ce point, font particulièrement défaut et il est à peu près impossible, en l’état actuel des fouilles, d’identifier des niveaux sûrement datés du IIe siècle. Trop rares sont en effet les documents, tant numismatiques que papyrologiques, qui permettent de retracer, à ce moment, l’histoire de la ville. On est mieux renseigné par la nécropole, qui fournit d’intéressantes remarques sur la société kysite : la différenciation sociale y semble bien marquée par la richesse de quelques sépultures – avec des dorures corporelles notamment – qui contraste avec la médiocrité des procédés de momification appliqués au plus grand nombre. Bien que le niveau de vie soit certainement modeste, – en témoigne le faciès matériel général du site – l’état sanitaire de la population paraît alors relativement bon, compte tenu des conditions de l’époque, et malgré un régime alimentaire déséquilibré où prédominent certainement les végétaux23. Toutefois, de nombreux squelettes laissent percevoir des stries d’arrêt de croissance, caractéristiques sans doute de périodes de crise dans l’approvisionnement24. L’archéologue ne peut toutefois suivre dans le détail le rythme de ces ruptures, faute d’éléments chronologiques suffisants.
De la même manière, le IIIe siècle paraît totalement lacunaire dans la stratigraphie kysite, sans pourtant qu’on constate, dans les fouilles de la ville, une couche de destruction ou d’abandon : plus qu’à la récession généralement invoquée pour cette époque de crise générale dans l’Empire, nous croirons à une absence de sources archéologiques clairement datées, identique à la lacune du IIe siècle, qui contraste singulièrement avec ce que les inscriptions – pourtant rares – nous enseignent alors pour le sanctuaire de Sarapis. En réalité, les remaniements de l’Antiquité tardive semblent avoir complètement “nettoyé” le site des traces de son occupation antérieure. Seule lueur – mais combien vive – dans cette obscurité : le dossier papyrologique des nécrotaphes de Kysis atteste, durant tout le IIIesiècle, la persistance des coutumes funéraires traditionnelles, la transmission d’une charge d’embaumeur au sein d’une même famille que l’on peut suivre du milieu du IIe siècle au début du IVe, preuve, s’il en était besoin, de la permanence des structures sociales dans le milieu kysite et de la continuité de l’occupation humaine, pendant toute cette période obscure, en même temps que l’apparition du christianisme25.
Quels sont les phénomènes qui expliquent le développement et la prospérité du bourg, dans un milieu reculé, à l’équilibre écologique particulièrement instable ? Traditionnellement, plusieurs raisons ont été avancées : pour les premiers fouilleurs, Douch était, à l’époque la plus récente, un “fort” du limes d’Égypte et il paraissait dès lors vraisemblable de penser que cette fonction militaire remontait aux origines du site26. Mais, s’il est vrai que des soldats se sont installés, vers la fin du IVe siècle, dans les annexes du temple de Sarapis – de nombreux ostraca en font foi27 –, leur présence aux époques antérieures n’est nullement attestée (n°13 ci-dessous). Tout au contraire, une étude attentive des architectures du kasr montre que, dès l’origine, ce grand bâtiment en briques crues doit être identifié avec les magasins du sanctuaire, et non avec une enceinte militaire. Les soldats n’ont joué à Douch qu’un rôle tardif, et somme toute marginal dans l’histoire du site.
Plus probante paraît être l’idée, depuis longtemps avancée, qui voit dans la Kysis antique l’ultime halte où s’arrêtaient les caravanes de l’alun qui affrontaient la piste des quarante jours – le Darb el-Arbain – en direction du sud. Le grand dieu de Kysis n’est-il pas en effet un Osiris Iyoui, un Osiris-bienvenue28, protecteur des voyageurs qui venaient le remercier d’avoir échappé aux multiples dangers d’un désert redoutable ? Toutefois, le commerce soudanais ne semble guère avoir laissé de traces matérielles à Douch, pas même dans la population de la nécropole, de type essentiellement méditerranéen. Sans nier le phénomène, on observera donc qu’il ne suffisait sans doute pas à entretenir une population somme toute importante. Or les prospections menées par B. Bousquet permettent aujourd’hui de mesurer tout ce que le terroir kysite doit à la main de l’homme qui l’a transformé et aménagé à son profit en exploitant, voire en surexploitant, la moindre nappe phréatique29. Rappelons qu’ont été identifiés en grand nombre, autour de Douch, des puits artésiens, naturels ou creusés, des puits stagnants, des galeries souterraines drainantes (qanat), et des combinaisons de puits et de qanat (fig. 8).
La propriété de l’eau, à Kysis, est-elle étatique, individuelle ou collective ? Aucun document administratif d’époque romaine ne nous renseigne clairement sur ce point, mais le principe ancestral du droit égyptien, selon lequel la terre et l’eau dépendent du souverain s’applique certainement ici, ce qui explique que l’eau ne se vende pas30 ; seul peut se céder, moyennant finances, son droit à l’usage31, qui se traduit par une ouverture des vannes (ἄφεσις)32.
Dans nombre de cas, toutefois, il semble que l’emploi des ressources hydriques soit régi par un droit coutumier qui engage la communauté villageoise. D’après Olympiodore 42, le travail de creusement d’un puits est une œuvre collective qui permet ensuite d’irriguer les parcelles individuelles : ἐξ οὗ κατὰ διαδοχὴν ἀρυόμενοι, ὅσοις κοινὸν γέγονε τὸ ἔργον, τὰς οἰκείας ἀρούραςποτίζουσιν οἱ γεωργοὶ. Un tel système était encore pratiqué récemment pour le creusement des qanat en Syrie : après la seconde guerre mondiale, la construction d’un tel ouvrage de cinq kilomètres de long a exigé 30 000 journées de travail fournies par les paysans, dans un contexte coopératif, avec la seule aide d’un ingénieur civil ; le droit d’irrigation a été divisé en 800 portions d’action, donnant droit chacune à 22 minutes par tournée de 12 jours33. Un calcul rapide permet de constater qu’une communauté de 300 personnes valides, c’est-à-dire l’effectif moyen d’un village, en comptant les femmes et les enfants en âge de travailler, peut creuser un tel qanat en moins d’un an, et en organisant une rotation des ouvriers sur trois jours. À Douch, les qanat, qui ne mesurent que quelques centaines de mètres, devaient pouvoir être creusés en un temps beaucoup moins long, ou par un effectif plus réduit. On comprend dès lors assez bien que les ressources hydriques soient utilisées selon un système de tours d’eau qui supposent évidemment, là aussi, une organisation communautaire, du type de celles qu’on rencontre un peu partout, tant en Orient qu’en Afrique du nord, quand il s’agit d’irrigation. Il existe en effet traditionnellement, en milieu oasite, deux moyens pour répartir l’eau : ou bien le partage s’effectue en volume, chaque propriétaire disposant d’une quote-part du débit général, distribué localement selon un système de répartiteurs34. Le calcul se faisait en unités d’eau, correspondant à un débit calculé généralement d’après le diamètre du conduit principal, à la sortie du puits35. Ce système, encore employé dans l’oasis de Dakhla au début de ce siècle, suppose une irrigation continue36, mais n’a pas, pour le moment, été identifié dans la Kysis antique.
Ou bien le partage se fait en temps d’écoulement, ce qui suppose alors une irrigation discontinue : c’est le système que décrit Olympiodore 42, selon qui les champs sont irrigués tous les trois jours en été, tous les six jours en hiver37. Divers documents de la région de Douch confirment l’existence de cette pratique à l’époque romaine : dans le P. Grenf. II, 69, 17, un “tour d’eau” dure cinq jours. L’usage de ce tour d’eau peut donner lieu à une redevance payée en nature (blé, orge) dans O. Douch III, 248 et dans deux ostraca d’Ain Waqfa (61 et 62). Ce sont évidemment les utilisateurs de l’eau, fermiers ou métayers, voire nouveaux propriétaires qui payent cette redevance. H. Cuvigny a bien décrit le processus38 : “le tarif horaire, qui sert de base au calcul de la redevance pour le temps d’irrigation effectif… est établi de la façon suivante : on divise par le nombre d’heures du coefficient horaire la somme de la part du propriétaire… et de la redevance d’une artabe par tranche de 6 heures (1 mation 2/3 par heure). Dans le tarif horaire entrent donc deux composantes : un forfait de 1 mation 2/3 et un élément qui varie en fonction de la récolte et du coefficient horaire. À récolte égale, plus ce dernier est élevé, plus le tarif sera bas. Le coefficient horaire a un double effet : il augmente le chiffre à diviser (en fournissant le forfait), mais sa fonction la plus importante … est de fournir le diviseur. On comprend ici que le coefficient horaire ne représente pas un temps d’irrigation réel, mais sert à stabiliser la redevance de l’eau en fonction du débit : plus celui-ci est faible, plus il faudra d’heures d’irrigation, qui seront moins chères”. Mais on ne sait comment le coefficient horaire est calculé : il s’agit sans doute d’un système empirique, fort complexe, qui tient compte de la nature des récoltes et de la surface du terrain à irriguer.
Point n’est donc besoin d’évoquer l’intervention d’un pouvoir central autoritaire pour comprendre le développement des oasis égyptiennes dans l’Antiquité. À Douch, l’archéologie se combine avec les textes pour nous permettre d’entrevoir, avec plus de précision qu’ailleurs, l’organisation sociale d’un village d’époque romaine et la vie quotidienne de ses habitants. Vie apparemment sans histoires, qui surgit brusquement à l’aube du Ve siècle avant notre ère, perdure pendant un bon millénaire, et s’achève sans raison apparente, sans même que l’archéologie puisse relever les indices de cette disparition, en observer les rythmes et en proposer une explication. À titre d’hypothèse, on suggérera l’épuisement des nappes phréatiques due à une surexploitation des sols et peut-être à une légère oscillation climatique, toujours critique dans un milieu écologique instable et menacé. Les malheurs du temps, les invasions, régulièrement évoquées, la mort inévitable des civilisations comptent sans doute beaucoup moins, dans cette histoire interrompue, que celle des relations complexes de l’homme avec son milieu.
Voir désormais M. Reddé (dir.) Kysis. Fouilles de l’Institut français d’archéologie orientale à Douch, Oasis de Khargeh (1985-1990), FIFAO 42, 2004.
Cette assertion n’est plus vraie aujourd’hui puisqu’on a découvert un autre village d’époque perse à Ain Manawir.
Notes
- L’article qu’on va lire est pour une large part extrait de la publication (en préparation) consacrée aux fouilles que mène l’IFAO sur le site de Douch depuis 1976 et que nous avons dirigées de 1985 à 1990.
- Voir G. Wagner, Les oasis d’Égypte à l’époque grecque, romaine et byzantine d’après les documents grecs, IFAO, Le Caire, 1987, p. 172 sqq.
- P.J. Parsons, “The Wells of Hibis”, JEA, 57, 1971, p. 165-180 = SB XIV, 11938.
- Il y a parfois une grande étendue de sable entre deux puits (μέγα διάστεμα ἄμμος).
- Nous renvoyons, pour toute l’étude de la géomorphologie et du terroir de Douch, à l’étude de B. Bousquet, Tell-Douch et sa région (désert libyque, Égypte). Géographie d’une limite de milieu à une frontière d’Empire (avec la collaboration de M. Robin, P. Deleuze et C. Braun), DFIFAO 31, 1996.
- Cf. D. Crawford, Kerkeosiris : an Egyptian Village in the Ptolemaic Period, Cambridge, 1971, p. 44 sqq. 1 aroure = 2 750 m2.
- B. Grenfell, A.S. Hunt, Fayoum Towns and their Papyri, Londres, 1900, p. 23.
- G. Tchalenko, Villages antiques de la Syrie du nord, II, 1953 ; voir des exemples comparables pl. CXXXIII (Brad), CXXXII (Qalat’ Sim’an) ; le village de Behyo mesure environ 200 m x 200 m (pl. CX), celui de Dehes 500 m x 200 m, mais il est vrai que l’habitat semble un peu moins serré qu’à Douch. Voir désormais G. Tate, Les campagnes de la Syrie du nord, du IIe au VIIe siècle, BAH 133, 1992.
- Crawford 1971 (note 6), p. 44.
- B. Rathbone, “Villages, Land and Population in Graeco-Roman Egypt”, PCPhS, 36, 1990, p. 103-142, sc. 124.
- Crawford 1971 (note 6).
- H. Geremek, Karanis.Communauté rurale de l’Égypte romaine au IIe-IIIe siècle de notre ère, Wroclaw, Varsovie, Cracovie, 1969, notamment tableau p. 31.
- Qu’on songe aux exemples célèbres d’Antioche et d’Apamée.
- A. Lukaszewicz, Les édifices publics dans les villes de l’Égypte romaine, Varsovie, 1986.
- Voir par exemple les remarques de E.M. Husselman, Karanis excavations of the University of Michigan in Egypt 1928-1935. Topography and architecture, University of Michigan Press, 1979, p. 29-31.
- Voir les excellentes remarques de J.-M. Dentzer, “Les villages de la Syrie romaine dans une tradition d’urbanisme oriental”, in : De l’Indus aux Balkans, Recueil Jean Deshayes, Paris, 1985, p. 213-248.
- Les voyageurs du siècle passé insistent sur cet aspect des rues de Khargeh, dans lesquelles il faut circuler en plein jour avec une lumière artificielle (cf. par exemple H.J.L. Beadnell, An Egyptian oasis. An account of the Oasis of Khargah in the Libyan Desert, Londres, 1909, p. 67).
- Voir notamment J. Beaujeu, La religion romaine à l’apogée de l’Empire. I. La politique religieuse des Antonins (96-192), Paris, 1955.
- Lecture de Wagner 1987 (note 2), p. 48 qui traduit ainsi, à la suite d’É. Bernand : “Ici a fait construire le prothyron à l’intérieur du haut mur d’enceinte le grand-prêtre de la toute divine Isis ; de plus, il a également achevé ce mur dans Kysis la montueuse où, auparavant, durant neuf années, il a reçu de tous… des pièces bien frappées et de la menue monnaie; Isis, toi que réjouissent les champs féconds…. Epius Olbius, qui est fils de Valerius”.
- F. Dunand, R. Lichtenberg, J.-L. Heim, “Les nécropoles de Douch, annexe à l’article de M. Reddé, Quinze années de recherches françaises à Douch. Vers un premier bilan”, BIFAO, 90, 1990, p. 294-297.
- M. Reddé, Le trésor de Douch (oasis de Kharga), DFIFAO 28, Le Caire, 1992, p. 38-52.
- Inscr. Graff. Dush 10, in : Wagner 1987 (note 2).
- On trouve d’ailleurs très peu d’ossements animaux dans les fouilles du village.
- Sur tous ces points, bien développés par les fouilleurs de la nécropole, voir Dunand et al. 1990 (note 20).
- B.P. Grenfell, A.S. Hunt, New Classical Fragments and other Greek and Latin Papyri, Oxford, 1897, II, LXVIII à LXXVIII (datés de 247 à 307). SB 4651-4654 et 9873. Voir aussi J. Bingen, “Une cession de charge nécrotaphique de la grande oasis”, CdE. 39, 1964 p. 157-166 et F. Dunand, “Les nécrotaphes de Kysis”, CRIPEL, 7, 1985, p. 117-127. Sur l’apparition de chrétiens dans P. Grenf. 76, G. Ghedini, Lettere cristiane dai papiri greci del III e IV secolo, Milan, 1923.
- Wagner 1987 (note 2), passim.
- Voir les documents publiés par H. Cuvigny et G. Wagner, O. Douch I, DFIFAO 24, 1986 ; II 1988 ; III, 1992.
- P. Vernus, “Douch arraché aux sables”, BSFE 85, 1979, p. 7-21.
- Bousquet 1996 (note 5).
- D. Bonneau, “Le souverain d’Égypte, juge de l’usage de l’eau”, L’homme et l’eau en Méditerranée et au Proche Orient, II, Maison de l’Orient, Lyon, 1982, p. 69-80.
- Voir le cas du P. Grenf. II, 69.
- Le terme apparaît dans O. Waqfa 51. Il désigne à la fois un geste concret et un acte administratif.
- Moustafa Haj Ibrahim, “L’irrigation dans les ghoutas de l’ouadi el-Majjar”, Techniques et pratiques hydro-agricoles traditionnelles en domaine irrigué, Actes du Colloque de Damas 1987, Paris, 1990, p. 303-304.
- Les répartiteurs peuvent être en pierre ou en bois. Diverses “herses” en pierre sont visibles autour de Douch ou à Umm Dabadib : il s’agit de couples de pierres dressées qui ménagent un passage pour l’eau, qu’on pouvait naturellement fermer ; mais il ne semble pas que ce soient des répartiteurs au sens propre; des répartiteurs de bois étaient en revanche visibles à Dakhla au début du siècle : il s’agit de longues herses posées au sol, les dents dressées vers le haut ; ces dents sont plus ou moins larges, laissant passer l’eau selon un débit variable en fonction du droit acquis par chacun.
- Voir l’excellent article de P. Trousset, “Les oasis présahariennes dans l’Antiquité : partage de l’eau et division du temps”, Antiquités Africaines, 22, 1986, p. 179.
- W.J. Harding King, “Irrigation in the Dakhla oasis”, The geographical Journal, 50, 1917, p. 360-361.
- Ἀρδεύουσι δὲ τὰ γήδια αὑτῶν ἐν θέρει μὲν διὰ τρίτης ἡμέρας, ἐν χειμῶνι δὲ διὰ ἕκτης, ἐξ οὗ καὶ ἡ εὐφορία γίνεται.
- Nous renvoyons pour plus de détail à son commentaire dans H. Cuvigny, Adel Hussein, G. Wagner, Les ostraca grecs d’Ain Waqfa. Oasis de Khargeh, DFIFAO 30, 1993, p. 71.