“L’avenir d’Alésia”, in : S. Krausz, A. Colin, K. Gruel, I. Ralston,
T. Dechezleprêtre (dir.), L’âge du Fer en Europe. Mélanges offerts à
Olivier Buchsenschutz, Ausonius Mémoires 32, Bordeaux, 2013, p. 681-688.
“Alésia est un lieu complexe, mélange de mythe, d’histoire et d’archéologie. Une image mythologique à laquelle les Français accordent depuis le XIXe siècle une place particulière : point de référence, départ de l’histoire nationale. Rencontre d’un peuple et de son passé ? Lieu magique où les reliques de l’histoire nationale sont exhibées ? En tout cas, nulle part ailleurs en Europe, un site archéologique n’a été sacralisé avec autant d’acharnement. En fait, Alésia est un espace où s’investit le désir d’histoire des Français”.
C’est par ces mots que s’ouvre la contribution d’Olivier Buchsenschutz et d’Alain Schnapp aux Lieux de mémoire de Pierre Nora1, écrite juste avant le début des nouvelles fouilles sur les travaux militaires romains. Celles-ci, aujourd’hui publiées2, ont pu donner le sentiment que tout était dit désormais puisque, malgré les polémiques inutiles et stériles3, on savait enfin avec certitude où était Alésia… Pourtant, après avoir passé tellement d’années à guerroyer contre l’imaginaire4 et, de manière plus sérieuse, à analyser la complexité archéologique des vestiges césariens autour du Mont Auxois, il me serait fort pénible de penser que la recherche sur ce site célèbre n’a plus d’avenir ; je suis sûr de recueillir l’assentiment d’Olivier Buchsenschutz en traçant, dans le cadre de cet hommage, l’esquisse d’un nouveau programme destiné à satisfaire “le désir d’histoire des Français”.
Lieu mythique de l’Histoire de France en raison du sentiment national exacerbé depuis le XIXe siècle par le conflit franco-allemand, Alésia est avant tout un gisement archéologique de premier ordre quand on veut étudier l’occupation d’un territoire, puisque la présence humaine y est attestée dès le Néolithique et qu’elle paraît continue depuis l’âge du Bronze au moins5. L’épisode du siège n’en constitue qu’un moment bref qui, certes, a rendu le site célèbre, mais ne doit pas faire oublier qu’au moment même où s’affrontaient César et Vercingétorix, les Mandubiens avaient déjà une longue histoire et qu’ils étaient destinés à une postérité glorieuse, sans commune mesure avec leur importance réelle. Il est impossible, en quelques pages, d’en retracer tous les aspects, et la publication de la Carte archéologique de la Gaule a permis de faire le point sur nos connaissances archéologiques actuelles6. Je me limiterai donc ici aux travaux du siège et à l’occupation de l’oppidum entre La Tène finale et le début de l’époque romaine.
Les ouvrages militaires romains : une recherche inachevée
Sept années de fouilles (1991-1997) après celles de Napoléon III (1861-1865), plus brèves mais plus amples, n’ont pas épuisé le sujet, loin s’en faut, et nombre de questions restent ouvertes. Qu’on me comprenne bien : ce n’est pas de la localisation du site césarien dont je veux ici parler7…
Nous sommes éminemment redevables à P. Millot et E. Stoffel d’avoir déterminé la topographie générale du site, avec des moyens qui étaient alors purement manuels, et la carte qu’ils ont dressée reste valable dans ses grandes lignes. Elle n’est toutefois pas dépourvue d’incertitudes, déjà perceptibles au XIXe siècle si l’on en juge par la documentation primaire qu’a publiée J. Le Gall. Celle-ci montre les interrogations et les repentirs des hommes de l’Empereur, notamment à travers les minutes de P. Millot8 : ici une biffure, là un ordre de Sa Majesté enjoignant de chercher plus loin… Dirigeant les recherches à distance, Napoléon (qui se piquait d’histoire) a souvent tranché en faveur de la solution qui lui paraissait la plus appropriée (ou la plus conforme à ses théories), figeant ainsi pour la postérité une topographie publiée sans apparat critique dans son Histoire de Jules César9. Mais il est vrai qu’on tâtonnait en découvrant progressivement le site, ce qui est bien normal. Lors des fouilles des années 1990, nous avons pu au contraire nous appuyer sur ces recherches de nos prédécesseurs et sur le très important dossier des photographies aériennes prises par R. Goguey. Nous avons pu ainsi sonder, presque toujours à coup sûr, les structures qui nous intriguaient et que nous voulions examiner. Il reste que nombre de terrains privés nous sont restés inaccessibles, faute d’avoir fait l’objet d’une déclaration d’utilité publique10, et que nous n’avions ni le temps ni les moyens de contrôler systématiquement tous les “fossés” repérés sous le Second Empire et réputés appartenir à l’épisode du siège, le seul qui comptât pour les fouilleurs de cette époque. Ceci explique la multiplicité des tracés que nous avons reproduits sur la nouvelle carte des travaux romains autour du Mont Auxois (fig. 1). Ils constituent en quelque sorte un témoignage de nos ignorances scientifiques. Un certain nombre de secteurs essentiels mériteraient donc d’être de nouveau prospectés.
Les lignes
La contrevallation dans les vallées de l’Oze et de l’Ozerain est extrêmement mal connue, son tracé indécis, parfois “double”. Nous n’avons pu y pratiquer que des sondages très limités, pas toujours probants en raison de l’érosion des sols et des perturbations agricoles modernes.
Le parcours de la circonvallation entre la montagne de Bussy et le Réa reste tout aussi incertain : sur les plans napoléoniens, une ligne suit les courbes de niveau à l’ouest de Grésigny, une autre est tracée dans la plaine même. Nous avons en partie reconnu cette dernière, mais elle se perd sur les pentes du Réa, où l’érosion a été forte11. Sur les collines à l’est et à l’ouest du site (Pennevelle et Réa), nous sommes dans la plus complète incertitude en raison de la présence d’un couvert végétal assez dense qui interdit les observations à la fois aériennes et terrestres.
Le “fossé de XX pieds” n’a pu être vérifié que par un seul sondage d’ampleur limitée.
Les camps
Nous sommes très loin de connaître tous les camps d’Alésia. Les deux plus grands sont ceux de Bussy (camp C, 6,9 ha) et de Flavigny (camp B, 7,3 ha). Bien que leur superficie soit relativement restreinte par rapport aux normes en usage sous le Principat, j’ai montré qu’ils pouvaient abriter chacun une légion en campagne, avec effectifs réduits, et probablement en tenant compte du fait qu’une partie des hommes était disséminée ailleurs, dans les castella et le long des lignes12. Le camp A, en revanche, ne peut guère compter plus de 1 200 hommes et ne saurait avoir abrité une unité entière. Il a, de ce fait, fort peu de chances d’avoir été celui du proconsul lui-même, contrairement à une légende bien établie depuis Napoléon III. Bien que le texte de César ne précise pas combien il avait de légions au moment du siège, les historiens, en suivant pas à pas le mouvement des unités sur plusieurs années, arrivent à restituer 10, voire 12 légions présentes à Alésia, une force nettement supérieure à celle de Scipion devant Hannibal, à Zama13. Ceci implique inévitablement qu’un certain nombre de retranchements nous échappent, probablement en raison du couvert boisé, de l’érosion des sols etc. On en attend inévitablement au moins deux sur le Réa (ceux des légats C. Antistius et C. Caninius, BG, 7.83) ; les fouilles du second Empire avaient déjà identifié à cet endroit une structure qui fait penser à une clavicule, mais nous n’avons pu reprendre l’examen de ce dispositif caractéristique, faute d’autorisation du propriétaire actuel. On attend aussi un campement sur le Pennevelle, face à la sortie orientale de l’oppidum. Quant aux camps de plaine situés hors des lignes (G, H), j’ai exprimé à plusieurs reprises mon scepticisme sur leur identification, mais ils ont été détruits par la gare des Laumes et l’extension du village de Grésigny ; le camp I est une pure invention des hommes de l’Empereur, ce que les fouilles modernes ont pu clairement démontrer. Reste le camp K, dont il faudrait vérifier la nature, mais nous ne l’avons pas sondé. D’une manière ou d’une autre, il paraît impensable que le long secteur de plaine entre le Mont Drouot et le Réa n’ait pas été mieux pourvu de garnisons bien retranchées.
Ces réflexions, qui étaient déjà celles des hommes de Napoléon III, avaient conduit ce dernier à restituer de manière purement théorique la position des 23 fortins dont parle César (BG, 7.69). Aucun d’entre eux, en effet, hormis les castella 11, 15 et 18, n’a été matériellement identifié, et il s’agit là d’une vraie lacune dans notre information. En revanche les fouilles récentes ont mis en évidence la présence d’un dispositif défensif inédit dans la plaine des Laumes, avec un système de remparts transversal aux lignes de contrevallation et de circonvallation qui constitue un vrai poste défensif (“fortin de l’Épineuse”). Il est hautement vraisemblable, comme l’a observé S. von Schnurbein, que ce type de bastion n’est pas resté isolé et que d’autres, que nous ne connaissons pas, attendent d’être découverts14.
Ces lacunes dans nos connaissances sont des “faits” archéologiques qui s’expliquent par la nature d’un terrain difficile, tourmenté et très étendu. Elles s’expliquent aussi par une érosion inégale selon les secteurs et donc par une conservation des vestiges plus ou moins bonne. Mais elles ont naturellement alimenté les spéculations et les polémiques : pendant longtemps, et plutôt que de reprendre des recherches de terrain, la réflexion “en chambre” a prévalu, laissant place à un Kriegspiel qui, pour être académique15, n’en était pas moins aussi dangereux que la critique radicale d’un site qui ne correspondait pas trait pour trait et dans le moindre de ses détails à la supposée “véracité” du texte césarien, sorte de Bible à laquelle le terrain était prié de se conformer. Les archéologues d’aujourd’hui se gaussent assurément de ces spéculations qui ne s’appuient guère sur des faits, mais ils ont grand tort de prendre à la légère ce qu’elles dissimulent et ce qu’elles impliquent : dans le cas d’un site “national” aussi chargé d’émotions et de rivalités partisanes, c’est la recherche sérieuse avec ses doutes, ses avancées et ses reculs qui est en cause, perpétuellement confrontée à la théorie du “complot officiel” et sommée de se justifier devant l’opinion publique. Au demeurant, compléter, voire corriger nos connaissances actuelles constitue indubitablement une exigence intellectuelle auquel nos successeurs continueront de devoir faire face.
Quoique réalisées dans les années 1990, les fouilles effectuées sur les travaux césariens autour du Mont-Auxois peuvent paraître d’ores et déjà dépassées par certains aspects : il y a 20 ans, les prospections géophysiques étaient balbutiantes, les SIG dans les limbes, le LIDAR encore à concevoir. Il est bien clair aujourd’hui qu’un vaste programme LIDAR sur l’ensemble du site et de ses environs pourrait, dans ce paysage mi-boisé mi-ouvert, offrir de nouvelles perspectives de recherche. Des prospections géophysiques extensives, beaucoup plus performantes aujourd’hui qu’il y a 20 ans, seraient hautement profitables dans les secteurs de plaine. Il y a place, par conséquent, pour de nouveaux programmes que j’appelle de mes vœux.
L’oppidum : une recherche à refaire
À en croire Diodore de Sicile, qui écrivait quelques années après la mort de César, Alésia était la “métropole” de toute la Celtique, fondée par Héraklès (4.19). A. Berthier s’est emparé de ce texte pour tenter de démontrer qu’Alise-Sainte-Reine n’était pas, à l’époque du siège, la grande ville que décrit Diodore, et donc qu’elle ne pouvait être l’Alésia de Vercingétorix16. C’est pourtant le même auteur grec qui écrit, à propos de la Gaule : “À la saison d’hiver… il y a abondance de glace et de glaçons extraordinaires, de sorte que les rivières gelées se couvrent de ponts naturels ; et ce ne sont pas seulement de simples voyageurs isolés qui les traversent en marchant sur la glace, mais des milliers d’hommes en troupes avec bêtes de somme et chars lourdement chargés y passent en sécurité”. Un peu plus loin : “Du nord-ouest et du nord soufflent des vents d’une telle rapidité et d’une telle force qu’ils arrachent de terre des pierres aussi grandes que peut tenir la main et une poussière de cailloux. Et, d’une manière générale, se déchaînant avec rage, ils arrachent aux hommes leurs armes et leurs vêtements, et aux chevaux leurs cavaliers” (5.25-27).
De tels passages font évidemment sourire les Modernes, qui y reconnaissent clairement la peinture, classique chez les auteurs grecs et latins, des pays barbares de l’Europe du Nord. Diodore, qui n’est jamais venu en Gaule, décrit ce pays (et bien d’autres) en plagiant ses devanciers, une pratique qui n’était alors nullement infamante, bien au contraire, puisqu’elle faisait valoir à la fois l’autorité des Anciens et l’érudition de l’auteur. Mais, dans le passage consacré à Alésia, Diodore cite un épisode récent, survenu quelques années auparavant, et dont il y avait encore nombre de témoins oculaires. Peut-il, sur ce point, avoir menti ?
L’historien grec a sans doute écrit moins d’une génération après le quadruple et fabuleux triomphe du dictateur sur les Gaules, l’Égypte, le Pont et l’Afrique, en 46 av. J.-C., resté fameux par son caractère exceptionnel et son faste. Il faut se souvenir qu’un triomphe romain était le point d’orgue d’une carrière, le jour de gloire auquel avait droit tout aristocrate qui n’avait pas été honteusement battu, un honneur que ses ennemis avaient longtemps refusé à César, sous des prétextes divers, puis que les guerres civiles avaient différé. On y promenait les captifs, on y représentait aussi les villes prises à l’ennemi en de grands tableaux peints, propres à exciter l’imagination de la foule ; bref tout concourrait à célébrer la gloire du vainqueur, demi-dieu montant au Capitole, travesti en Jupiter. Quoi d’étonnant que la victoire d’Alésia et la capture du chef suprême des Gaulois aient été, à cette occasion, amplifiées, magnifiées, voire déformées, donnant naissance, dès l’Antiquité, à la légende, mais suscitant aussi une abondante et violente polémique anticésarienne ? César lui-même traite l’épisode avec un soin particulier et sa narration de la bataille constitue – de très loin – l’épisode le plus long de la Guerre des Gaules, dont elle clôt le récit. La victoire fut d’ailleurs saluée à Rome par l’annonce de 20 jours de supplications, phénomène inouï, miracle de la propagande, alors que la guerre était loin d’être achevée.
On peut, à ce propos, s’interroger sur l’usage que les Latins eux-mêmes faisaient du vocabulaire désignant des agglomérations. Oppidum désigne en effet, dans la langue juridique et religieuse, toute forme de ville régulièrement fondée, une notion qui englobe aussi les colonies et les municipes romains17. C’est la raison, comme l’a fort justement fait observer M. Tarpin, pour laquelle un général vainqueur ne prend jamais des vici – des bourgs –, mais toujours des oppida – des villes – voire, quand le rythme épique du récit entraîne le narrateur, des urbes, un mot qui suppose un apparat monumental prestigieux, surtout appliqué au monde barbare18. Mais ce vocabulaire du triomphe est trompeur et c’est un commentaire facile (et naïf) qui fait d’Avaricum la plus belle “ville” de la Gaule, pulcherrimam prope totius Galliae urbem (BG, 7.15).
Derrière l’opinion exprimée par A. Berthier et A. Wartelle, se cache donc l’idée, traditionnelle chez nombre d’historiens imprégnés de culture classique, qu’une “ville” répond à des normes qui ne peuvent pas ne pas être celles de la polis méditerranéenne. La métropole des Gaules, la ville dans laquelle Vercingétorix vient se réfugier pour mener un combat désespéré contre l’envahisseur, ce premier haut lieu de l’histoire de France, ne pouvait être qu’une ville magnifique et brillante et non la butte du Mont-Auxois, où même l’archéologie la plus favorable à la thèse alisienne est incapable de mettre en évidence les traits caractéristiques de l’urbanitas.
A. Berthier avait donc bien raison sur ce point (mais sur ce point seulement) : ce n’est pas une grande métropole qu’a prise César, simplement l’oppidum central d’un petit peuple, les Mandubiens, dont on n’aurait jamais dû entendre parler sans l’écho que l’écrivain latin a donné à son nom. A. Berthier aurait pu ajouter que la recherche a trop longtemps négligé la mise en évidence des vestiges protohistoriques sur le plateau d’Alise, accaparée qu’elle était par la polémique sur le siège de César et par la fouille de cette “Pompei gallo-romaine”19. Mais au fait, que doit-on chercher ?
L’archéologie a bien montré, ces dernières années, qu’il existe des modèles assez différents d’oppida, et des densités d’occupation fort hétérogènes : tantôt des sites apparemment très peuplés, comme Villeneuve-Saint-Germain ou Condé-sur-Suippes, chez les Belges, avec de vrais plans d’urbanisme, véritables centres qui polarisent activités économiques en même temps que fonctions politiques et religieuses, et se situent au sommet d’une hiérarchie d’oppida secondaires ; tantôt des surfaces remparées plus petites, avec une occupation intérieure faible, voire nulle, mais situées au centre d’un réseau de sanctuaires et de résidences aristocratiques, comme c’est le cas dans l’ouest du Belgium20.
Dans le cas qui nous occupe ici, celui d’Alise, on n’est pas très à l’aise, en l’état actuel de la documentation, pour définir avec précision le modèle, même si, apparemment, le mouvement de création des oppida de cette région (Bibracte, Langres, Mâcon, Besançon, Decize) semble homogène et comporte des caractères communs qui permettent de définir ces agglomérations comme des centres politiques, religieux et économiques tout à la fois21. Dans le cas d’Alise il semble que l’émergence du principal site des Mandubiens se soit fait au détriment des agglomérations ouvertes antérieures, dans le premier quart du Ier siècle avant notre ère, ce qui implique la présence d’une population dans l’oppidum lui-même ; mais l’existence d’un site de plaine est-elle pour autant exclue ? La densité des fouilles effectuées sur les niveaux protohistoriques de cette région est encore bien trop faible pour qu’on puisse proposer actuellement autre chose que des hypothèses. Les surfaces de l’oppidum datées avec une bonne précision par des recherches récentes sont limitées à deux segments de murus gallicus (En Curiot et Croix-Saint-Charles), à quoi il faut ajouter les ateliers de métallurgistes explorés sur quelques dizaines de mètres carrés par J. Bénard sous l’aile méridionale du forum romain22. Il faut enfin compter les sondages effectués ces dernières années sous le théâtre, à proximité du sanctuaire fouillé en 1906, ainsi que ceux, en cours, du temple d’Apollon Moritasgus23. C’est au total très peu et de toute façon insuffisant pour déterminer la superficie effective de l’habitat protohistorique. Même si celui-ci a été assez largement oblitéré par l’agglomération gallo-romaine, les niveaux de La Tène finale sont encore suffisamment présents sur le Mont-Auxois. Ils devraient faire l’objet aujourd’hui de fouilles beaucoup plus systématiques que par le passé et donner lieu à une véritable programmation.
Cette ambition paraît d’autant plus nécessaire qu’elle conditionne nécessairement l’évaluation de l’étonnante petite bourgade gallo-romaine qui succède à la “métropole” mandubienne. On a le sentiment, à l’heure actuelle, que les années 40-30 voient une expansion rapide du site, un paradoxe si l’on considère qu’il s’agit là d’une ville qui s’est rendue au vainqueur quelques années auparavant et dont la population a probablement été fortement touchée par la guerre. Mais peut-être n’est-ce là qu’une illusion d’optique, compte tenu de l’état très lacunaire de notre information sur la période précédente.
J’ai, à plusieurs reprises, émis des doutes sur la chronologie généralement proposée pour le développement du centre monumental et même sur sa qualification comme “forum” avant une époque beaucoup plus avancée24. La datation augustéenne du premier état repose en effet sur des fouilles anciennes qu’il faudrait contrôler par des sondages systématiques, et l’exemple récent des travaux effectués sur le théâtre montre tout l’intérêt d’un tel travail quand il est effectué avec minutie. Si l’existence d’une place n’est pas en cause, celle d’un forum public à une époque aussi précoce est assurément étonnante au sein d’une entité politique dont l’autonomie n’est nullement prouvée si l’on en croit les listes pliniennes qui ne mentionnent pas les Mandubiens (4.106). Toutefois, on ne sait pas comment articuler cette remarque avec la présence d’un ensemble sculpté qui suggère l’existence à cette même période d’un véritable programme décoratif, probablement de nature religieuse, ni avec la construction, à la pointe de la Croix-Saint-Charles, d’un nouveau murus gallicus (“murus Fourrier”), au plus tôt sous Tibère. Le sens que l’on peut donner à ces différents éléments apparemment contradictoires n’est pas très clair : faut-il y voir le témoignage d’une romanisation précoce et profonde que le nouveau statut politique de l’agglomération ne justifie guère, a priori ? Le signe d’une richesse économique fondée sur la métallurgie ? Et qu’indique à cette époque la construction d’un nouveau rempart, “à l’ancienne” ? Ces questions ne sont pas d’un intérêt mineur pour notre compréhension du processus d’intégration de cette partie de la Gaule dans la Romanité.
La recherche est donc plus que jamais un projet d’avenir sur l’agglomération antique d’Alésia et sur le territoire qui l’entoure. Site exceptionnel, non pas seulement parce qu’il porte témoignage d’un épisode célèbre dans une histoire nationale dont on peut aujourd’hui “déconstruire” les mythes pour mieux en comprendre le sens, mais parce qu’il offre un incomparable champ d’investigation archéologique et peut fournir la clef de nombres de questions auxquelles nous sommes confrontés. Il est essentiel, à cet égard, que les projets d’aménagement en cours fournissent l’occasion de lancer de nouvelles investigations scientifiques et ne servent pas uniquement, une fois de plus, à “statufier” un haut lieu de mémoire.
Cette publication est en version numérique enrichie https://una-editions.fr/l-age-du-fer-en-europe [consulté le 22/08/22].
La thèse de J. Vidal, Modes d’occupation du site d’Alésia (Alise-Sainte-Reine, Côte-d’Or). Analyse spatiale multiscalaire des données archéologiques issues des fouilles, de l’imagerie géophysique et de la télédétection (photographie aérienne et LiDAR), Dijon, 2016 a fait le point des nouvelles recherches engagées sur le site. Malheureusement, s’agissant de l’épisode du siège, le bilan s’est avéré un peu décevant, notamment pour ce qui concerne la mise en évidence de nouveaux camps romains.
Les fouilles dirigées par O. de Cazanove sur le sanctuaire de Moritasgus, à la Croix Saint-Charles ont permis de mettre en évidence l’existence d’un sanctuaire gaulois remontant au premier quart du Ier siècle av. J.-C. Cf. O. de Cazanove, J. Vidal, M. Dabas, G. Caraire, “Alésia, forme urbaine et topographie religieuse. L’apport des prospections et des fouilles récentes”, Gallia, 69-2, 2012, p. 127-149.
Notes
- O. Buchsenschutz, A. Schnapp, “Alésia”, in : P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, 3. Les France, éd. in 4°, Paris, 1997, p. 4103-4139.
- M. Reddé, S. von Schnurbein (dir.), Alésia. Fouilles et recherches franco-allemandes sur les travaux militaires romains autour du Mont-Auxois (1991-1997), MAIBL 22, 2001, 2 volumes et CD-Rom.
- Le point a été fait dans M. Reddé, S. von Schnurbein (éd.), Alésia et la bataille du Teutoburg. Un parallèle critique des sources, Actes du colloque organisé à l’Institut Historique Allemand de Paris, Francia Suppl., Paris, 2008. Voir aussi M. Reddé, “Textes littéraires et réalités archéologiques. Le cas d’Alésia”, BCTH, 30, 2003, p. 179-200 et supra n°29.
- M. Reddé, Alésia. L’archéologie face à l’imaginaire, Paris, 2003.
- Les niveaux du second âge du Fer, avant le Ier siècle av. J.-C. sont toutefois très mal documentés.
- M. Provost (éd.), La Côte-d’Or. Alésia : d’Agencourt à Alise-Sainte-Reine, CAG 21/1, Paris, 2009.
- Il n’est peut-être pas inutile de mentionner à ce propos une anecdote cocasse à laquelle O. Buchsenschutz, alors membre du CNRA que je présidais, a pris une part involontaire. Après l’achèvement des fouilles franco-allemandes sur les travaux du siège, en 1997, j’ai moi-même proposé au Conseil de sortir Alésia de la liste des “sites nationaux”, c’est-à-dire de la liste des chantiers examinés au niveau de l’administration centrale du Ministère de la Culture et non par les Commissions Interrégionales de la Recherche Archéologique. L’intérêt de l’opération était de “rafraîchir” la liste volontairement restreinte de ces sites (qui faisait l’objet d’un arrêté ministériel) et de promouvoir à sa place un nouveau chantier. Las ! Les tenants de la localisation jurassienne d’Alésia se sont aussitôt emparés de cette affaire (purement administrative) pour affirmer dans les médias que j’avouais moi-même l’échec de mes recherches… Je prends donc désormais mes précautions.
- J. Le Gall, Fouilles d’Alise-Sainte-Reine (1861-1865), MAIBL 9, Paris, 1989.
- Histoire de Jules César, Paris, 1865-1866.
- À la différence de ce qui s’est fait à Bibracte, où la volonté politique était infiniment plus forte.
- Voir C. Petit, “L’environnement du site d’Alésia”, in : Reddé, von Schnurbein 2001 (note 2), p. 55-103, notamment fig. 22.
- M. Reddé, “Les camps militaires républicains et augustéens. Paradigmes et réalités archéologiques”, Salduie, 8, 2008, p. 61-72. Voir déjà S. von Schnurbein, “Camps et castella”, in : Reddé, von Schnurbein 2001 (note 2), p. 507-513.
- L. Keppie, The Making of the Roman Army. From Republic to Empire, Londres, 1998.
- von Schnurbein 2001 (note 12).
- Voir J. Harmand, Une campagne césarienne : Alésia, Paris, 1967 ; J. Le Gall, La bataille d’Alésia, Paris, 1999, ouvrage posthume qui couronne une importante littérature.
- A. Berthier, A. Wartelle, Alésia, Paris, 1990, p. 52-53.
- Voir l’usage de Pline l’Ancien dans sa description de l’Afrique du Nord, par exemple en 5.1.2 : Oppida fuere Lissa et Cottae ultra columnas Herculis, nunc est Tingi, quondam ab Antaeo conditum, postea a Claudio Caesare, cum coloniam faceret, appellatum Traducta Iulia. Abest a Baelone Oppido Baeticae proximo traiectu XXX. Cf. M. Tarpin, “Urbs et oppidum : le concept urbain dans l’Antiquité romaine”, in : V. Guichard, S. Sievers, O. Urban (éd.), Les processus d’urbanisation à l’âge du Fer. Eisenzeitliche Urbanisationsprozesse, Bibracte 4, 2000, p. 27-30.
- M. Tarpin, Vici et pagi dans l’Occident romain, Coll. EFR 299, 2002, p. 25-28.
- L’expression est de J. Le Gall, Alésia. Archéologie et histoire, Paris, 1963, p. 121, mais heureusement ponctuée d’une interrogation.
- Voir désormais P. Pion, “Oppida et urbanisation en Gaule du Nord avant la conquête : des faits aux modèles et des modèles à l’histoire”, in : P. Ouzoulias, L. Tranoy, Comment les Gaules devinrent romaines, Paris, 2010, p. 35-46.
- P. Barral, “Le second âge du Fer en Côte-d’Or”, in : Provost 2009 (note 6), p. 148-149.
- P. Barral, M. Joly, “L’occupation à l’âge du Fer et à l’époque romaine autour du Mont-Auxois”, in : Reddé, von Schnurbein 2001 (note 2), p. 123-163 ; sur les fouilles de J. Bénard, “L’agglomération de l’oppidum d’Alésia à La Tène D2, un exemple de proto-urbanisation en Gaule”, RAE, 48, 1997, p. 119-165.
- Synthèse récente dans C. Grapin et coll., “Alésia”, in : M. Reddé et al. (éd.), Aspects de la romanisation dans l’Est de la Gaule, Bibracte 21, 2011, p. 183-196.
- M. Reddé, “Entre Héduens et Lingons : Alésia gallo-romaine”, in : J.-P. Bost, J.-M. Roddaz, F. Tassaux (dir.), Itinéraire de Saintes à Dougga. Mélanges offerts à Louis Maurin, Ausonius Mémoires 9, 2003, p. 61-70 (= n°38). Cet article faisait suite à J. Bénard, M. Mangin, R. Goguey, L. Roussel, Les agglomérations antiques de Côte-d’Or, ALUB 522, 1994.