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40• “Fermes” et “villae” romaines en Gaule chevelue La difficile confrontation des sources classiques et des données archéologiques

“‘Fermes’ et ‘villae’ romaines en Gaule Chevelue : la difficile 
confrontation des sources classiques et des données archéologiques”, 
Annales HSS, 72-1, 2017, p. 47-74 ; 
dans la version présentée ci-dessous, les figures annexes 
publiées en ligne ont été intégrées dans le texte.

Les termes de “fermes” et de “villae” romaines, souvent opposés, ressortissent à un débat historiographique ancien, mais toujours actuel car jamais véritablement tranché. Lors d’un important colloque de l’Association AGER, tenu en 1993, les organisateurs, D. Bayard et J.-L. Collart, en rappelaient les prémisses, avec des mots qu’il est toujours utile de citer1 : “Le titre “De la ferme indigène à la villa romaine” renvoie aux travaux de Roger Agache, références incontournables dans le nord de la France2. Le concept de “ferme indigène” a été développé relativement tard en France en particulier par R. Agache3 pour désigner des établissements caractérisés par des enclos fossoyés, plus ou moins irréguliers, attribués à la fin de la Protohistoire et connus uniquement par la photographie aérienne. La villa gallo-romaine correspond à un concept emprunté aux auteurs antiques, illustré en Gaule par de nombreuses fouilles, qui recouvre une forme d’exploitation agricole présentant tous les signes de la romanité : architecture en dur, avec une certaine recherche de la monumentalité, organisation spatiale rigoureuse marquée du sceau de la symétrie, de la ligne droite et de l’angle droit”. Les auteurs rappelaient ensuite que, si la filiation entre les établissements laténiens et romains avait depuis longtemps été postulée, sa mise en évidence ne reposait alors que sur un très petit nombre d’exemples, au demeurant douteux, et ce fut justement l’apport essentiel de ce deuxième colloque AGER que d’en apporter de nouvelles et nombreuses preuves archéologiques. 

Restait toutefois et reste encore le sentiment, largement partagé, que cette distinction de vocabulaire entre “fermes” et “villae” reflète une hiérarchie des formes d’exploitation du sol et une différence d’intensité dans les modes de la “romanisation”4. Ces termes désignent en première analyse des demeures et des bâtiments à fonction économique, que l’archéologie sait voir, alors qu’elle a du mal à appréhender l’extension et la composition des terres qui en dépendent. Par extension, et faute de démonstration matérielle, ils entraînent souvent, de manière implicite, un glissement sémantique qui se traduit par cette équation sous-jacente à toute la réflexion historique sur les campagnes romaines : villa = grand domaine ; ferme = petite exploitation.

Caractériser et nommer les établissements agricoles des provinces de l’Empire à l’aide d’un terme aussi connoté économiquement, socialement et culturellement que le mot villa implique donc fréquemment un jugement de valeur. Parce qu’il est emprunté au vocabulaire latin, le terme est souvent synonyme, dans l’opinio communis, de changement de civilisation, de saut qualitatif du système agraire, de rupture dans la capacité productive par rapport à l’époque protohistorique, mais aussi d’évolution dans la taille même des exploitations. De fait, le débat historiographique des années 1970/90 sur la grande propriété esclavagiste s’est fréquemment effectué sans considération du maillage territorial effectif des campagnes romaines, en raison des lacunes des sources archéologiques, notamment en matière de petits établissements ruraux, souvent négligés à cette époque car considérés comme marginaux5. Or dans la Gaule du Nord, que l’Empereur Claude (41-54 ap. J.-C.) continue d’appeler de son nom ancien, la Comata (“Gaule Chevelue”), dans son célèbre discours devant le Sénat6, ces “fermes”, héritières de la tradition protohistorique, sont toujours très majoritaires un siècle encore après la conquête. L’archéologie préventive les met régulièrement au jour, depuis maintenant plus d’un quart de siècle, remodelant ainsi profondément notre vision des campagnes à l’aide de sources nouvelles mais éclatées, dispersées, lacunaires, peu accessibles aux historiens. Une synthèse sur leur importance économique et sociale reste donc à écrire. 

Liée fondamentalement à la question des élites et de la production des richesses, la villa, considérée comme le centre d’une grande exploitation, reste au contraire, pour beaucoup d’Antiquisants, le principal élément qui structure l’organisation économique du monde rural provincial. C’est ainsi que l’ouvrage de P. Gros consacré à l’architecture romaine ignore délibérément les petits établissements, qui présentent effectivement peu d’intérêt du point de vue principal de l’auteur puisque celui-ci se préoccupe surtout de l’habitat, non de l’ensemble des installations agricoles proprement dites7. Dans cette perspective très classique, tout se passe comme si les campagnes de Gaule étaient parsemées de grandes exploitations, les seules qui comptent et soient capables de produire les surplus nécessaires au ravitaillement d’un monde urbain en pleine expansion et d’une armée de frontière forte d’environ 80 000 hommes pour la seule Germanie, au début du règne de Tibère (14-37 ap. J.-C.). Même si l’on a tâché avec pertinence, depuis plusieurs années, de définir, en Europe du Nord, des secteurs dépourvus de villae (“non-villa landscapes”), l’opinion selon laquelle il s’agit là de zones marginales, à la fois d’un point de vue écologique, économique et politique, domine encore8. Pourtant, et pour comparer le cas de deux provinces proches géographiquement et culturellement, les Gaules et la Bretagne, R. Hingley avait déjà depuis longtemps souligné, à propos de cette dernière, la diversité structurelle de l’occupation des campagnes antiques et le développement très différencié, tant dans l’espace que dans le temps, du phénomène de la “villa”, montrant que celle-ci n’apparaissait quelquefois pas avant la fin du IIe siècle, voire le début du IIIe, et qu’elle était présente surtout dans la moitié sud-est de l’Île9. Dans son enquête fondamentale sur le monde rural de cette même province, J. Taylor a encore insisté sur ce point essentiel10. Pour la Gaule et les Germanies, la même réflexion d’ensemble doit désormais être menée.

La conception d’une prédominance économique et sociale des grands domaines, marquée dans le paysage rural par la présence de villae luxueuses, peut être observée dans l’approche qu’a récemment proposée la Cambridge Economic History of the Graeco-Roman World11. Analysant la production du Haut-Empire romain, D. Kehoe va ainsi chercher les exemples nécessaires à sa démonstration dans le monde méditerranéen essentiellement, italien de préférence, sur les grands domaines aristocratiques exclusivement : en clair, il s’agit de mettre en valeur une agriculture commerciale de surplus, fondée d’abord sur la production du vin et de l’huile pour laquelle les fouilles de la célèbre villa de Settefinestre servent toujours de référence. Quand les provinces sont abordées dans cette réflexion qui se veut synthétique, il s’agit principalement de la Bétique, de l’Afrique du Nord, de l’Égypte, en raison de leurs rendements exceptionnels ou du caractère lucratif de leurs produits12. Si l’analyse de D. Kehoe n’est pas globalement contestable, elle n’en est pas moins tronquée car elle ne prend en compte ni les provinces de l’Europe tempérée, pourtant prospères elles aussi, ni leur production qu’on ne saurait réduire aux nécessités de l’autosubsistance. Tacite nous apprend par exemple, au détour d’une simple phrase, que le ravitaillement de l’armée de Germanie inférieure, au moment de la révolte des Bataves, provenait de Gaule intérieure ; l’intercepter permettait aux rebelles d’affamer les troupes loyales à Rome, une preuve suffisante de l’importance économique, politique et militaire de l’hinterland du limes, qui n’était pourtant pas encore, à cette époque, un monde de villae, puisque les formes architecturales de ce type ne sont guère apparues avant l’époque flavienne en Gaule du Nord13

Naturellement, l’extrême rareté des sources textuelles ou épigraphiques sur les provinces du nord-ouest de l’Empire ne facilite pas l’analyse historique classique, alors même que la constante expansion des données de terrain, fragmentaires et dispersées, d’une lecture souvent difficile, décourage la synthèse. Il s’agit en outre, majoritairement, d’une littérature “grise” faite de rapports d’opérations qui restent le plus souvent inédits. C’est la raison pour laquelle se développent actuellement, en Europe, de vastes programmes de recherche dont la vocation est de rassembler ces données pour les mettre à la disposition des chercheurs et tenter d’en extraire l’information essentielle. Il faut d’abord citer, en Grande-Bretagne, le projet “Developer-Funded Roman Archaeology in Britain” dirigé par M. Fulford et R. Holbrook et financé par Historic England et le Leverhulme Trust. Il s’agit là, à la fois, de compiler les rapports de fouilles, de les mettre en ligne, d’en publier la synthèse14. En France, la publication en ligne des documents primaires issus des opérations de terrain a été prise en charge par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap) ; elle est disponible sur le site “dolia” mais encore fort loin d’être complète. C’est l’objectif du programme Européen “Rurland”, dirigé par l’auteur de ces lignes, que d’en proposer une synthèse centrée sur le nord-est de la Gaule, entre le bassin de la Seine et la frontière de Germanie, en menant l’enquête à partir de zones-ateliers bien documentées, et sans viser à l’exhaustivité15. Les autres pays européens connaissent en revanche un retard certain en la matière.

La question abordée dans ces pages est donc multiple. C’est d’abord celle du rapport complexe entre des sources par essence hétérogènes : textes littéraires, épigraphiques et juridiques d’une part, qui nous livrent un certain nombre d’informations essentielles, mais principalement centrées sur les grands domaines italiens, africains ou asiatiques ; informations archéologiques, d’autre part, très techniques mais essentielles pour comprendre la réalité des campagnes de l’Europe tempérée, dans lesquelles les petits établissements jouent un rôle qui semble beaucoup plus important qu’on ne l’avait pensé jusqu’ici. Ce nécessaire débat entre historiens et archéologues se double en outre d’un autre dialogue indispensable entre spécialistes d’époques différentes, la fin de l’âge du Fer et l’époque romaine, puisqu’il importe de savoir quel rôle l’héritage gaulois a joué dans la structuration des campagnes romaines et selon quel rythme, au terme de quel processus, à quel moment (s’il y en eut un) on peut caractériser le passage d’un système agraire à un autre. Ce débat justifie qu’on se préoccupe des continuités entre le monde de La Tène finale et celui de l’Empire en passant fréquemment de l’un à l’autre et en mêlant des informations et des approches de nature hétérogène. Il ne s’agit rien moins, en effet, que de reconsidérer la périodisation réelle, en termes de culture matérielle, du passage entre la fin de la période protohistorique et le début de l’époque romaine, largement déconnectée de l’histoire politique que nous continuons d’enseigner de manière très académique à partir des seules sources textuelles.

Commençons donc par essayer d’analyser ce que nous indiquent les sources classiques avant de voir, dans un second temps, ce que nous apprennent les grands décapages qu’autorise aujourd’hui l’archéologie préventive, mettant à nu la trame de l’occupation rurale antique sur des surfaces jamais atteintes jusqu’à nos jours. 

Les mots et les choses

On trouverait difficilement, en latin, un mot spécifique pour nommer les petits établissements agricoles. Il existe certes quelques vocables, souvent employés dans un sens péjoratif, comme tugurium, pour désigner des cabanes situées en milieu rural et dont la fonction peut d’ailleurs être multiple : tugurii appellatione omne aedificium, quod rusticae magis custodiae convenit quam urbanis aedibus, significatur, dit le Digeste (Dig., 50.16.180). En aucune manière il ne s’agit d’une ferme avec des terres qui lui sont liées. Quant au mot casa, il peut aussi bien désigner une masure rurale qu’une demeure urbaine indigène (par exemple dans César, BG, 5.43.1), ou encore, peut-être, des tenures extérieures aux fundi, si l’on retient cette hypothèse incertaine de P. Veyne16. Mais il n’y a rien qui corresponde en latin à la notion de “ferme” par opposition à la grande résidence de campagne : dans tous les cas, c’est le mot villa qui est employé par les auteurs anciens. La polysémie de ce mot a d’ailleurs été maintes fois soulignée17, mais trop souvent pour tenter d’établir une typologie des établissements en opposant entre elles des catégories (villa rustica vs villa suburbana ou villa maritima, par exemple)18. On s’appuie généralement pour cela sur un célèbre passage de Varron (Res Rusticae, 3.2), apparemment compliqué car il s’agit d’un dialogue à la manière socratique, subtil et ironique à souhait, qui montre bien que, pour les Romains de la fin de la République, la notion même de villa faisait débat et englobait déjà des réalités très différentes qui ne correspondent que très vaguement aux classements fonctionnels que les historiens et les archéologues ont, depuis lors, tenté d’établir, et qu’ils enseignent souvent de manière trop normative. Le texte est bien connu – mais peut-être pas assez relu – et on se contentera ici de quelques passages essentiels : 

“5-Naturellement, dit Axius, cette villa que tu possèdes à l’extrémité du champ de Mars est de simple utilité et n’est pas plus somptueuse en raffinement que toutes les villae de tous dans tout Reate ? La tienne en fait est recouverte de tableaux, sans parler des statues ; tandis que la mienne, où il n’y a aucune trace de Lysippe ou d’Antiphile, il y en a par contre de nombreuses du sarcleur et du berger. Et tandis qu’une villa ne peut exister sans une grande étendue de terre et sans que celle-ci soit façonnée par la culture, ta villa à toi ne possède ni champ ni bœuf ni jument. 6- Bref, qu’a de commun ta villa avec celle que possédaient ton grand-père et ton bisaïeul ? Jamais, en effet, elle n’a connu, comme l’autre, ni foin séché sur les planchers, ni vendange au cellier, ni moisson au grenier. Car le fait qu’une construction se trouve hors de la ville n’en fait pas plus une villa que les maisons de ceux qui habitent au-delà de la porte Flumentane ou dans le faubourg Emilien. 7-Appius répondit en souriant : … Si effectivement une villa n’est villa qu’à la condition d’héberger un âne comme celui que tu m’as montré chez toi et que tu as acheté quarante mille sesterces, je crains d’acheter, au lieu d’une villa [à Ostie] au bord de la mer, une maison “séienne”. Cette maison, c’est Lucius Merula, ici présent, qui m’a inspiré le désir de l’avoir, lorsqu’il me dit, après avoir passé quelques jours auprès de Seius, qu’il n’avait jamais été reçu dans une villa où il se soit autant plu. Cependant il n’y avait vu ni tableau, ni statue de bronze ou de marbre, et pas davantage des pressoirs à vendange, des jarres à huile ou des meules à olives. 9- Axius regarda Merula : Qu’est-ce donc cette villa, dit-il, si elle n’a ni les ornements de la ville ni les installations d’une maison de campagne ? Est-ce que ta villa dans l’anse du lac Vélin, qui n’a jamais été vue par un peintre ou un stucateur, sera moins une villa que celle de Rosia, qui est ornée d’élégantes décorations en stuc, et dont tu as la propriété avec un âne ? Axius, ayant indiqué par un signe de tête que la simple villa campagnarde était tout autant villa que celle qui servait aux deux usages, campagne et ville, demanda quelles conclusions il en tirait”19. Le dialogue se poursuit alors sur la question des rendements produits par tel ou tel type d’activité agricole, montrant que la taille de l’exploitation n’est pas nécessairement ce qui importe le plus dans le revenu : “Tu connais certainement le domaine de ma tante maternelle, en Sabine, à vingt-quatre milles de Rome par la via Salaria…. 15- Eh bien, il y a dans cette villa une volière, et d’elle seule je sais qu’ont été vendues cinq mille grives à trois deniers pièce, si bien que ce secteur de la villa a rapporté cette année-là soixante mille sesterces, le double de ce que rapporte ta propriété de deux cents arpents à Réate… 17- N’est-il pas vrai également que L. Abuccius….disait que son domaine (fundus) du pays Albain était toujours, en matière d’élevage, battu par sa villa. La campagne (ager) rapportait en effet moins de dix mille sesterces, la villa plus de vingt mille. 

Polysémie du mot, diversité des pratiques ostentatoires, qui ne correspondent pas nécessairement à l’opposition classique villa urbana/villa rustica, variété de la taille des exploitations, écarts importants dans le rendement et le revenu, qui sont fonction de l’activité pratiquée et pas seulement de la dimension du domaine, encore moins de celle de l’habitat rural stricto sensu : tels sont les enseignements de ce texte riche et complexe qui doit inviter à ne pas aller trop vite dans l’interprétation des vestiges archéologiques que l’on met au jour ; nous reviendrons ultérieurement sur ce point.

Pline le jeune, de son côté, nous apprend, dans une lettre célèbre écrite à son ami Calvisius Rufus, à qui il demande conseil, la complexité de la situation foncière et l’intrication des domaines ruraux20. “Une propriété (praedia) voisine et même enclavée dans mes terres est à vendre, écrit-il… Ce qui m’attire, c’est d’abord le bel effet que produirait la jonction ; ensuite la possibilité, aussi utile qu’agréable, de visiter les deux domaines en une seule occasion, et moyennant les frais d’un seul voyage, de les confier à un même intendant et quasiment aux mêmes gérants (actores), d’habiter et d’embellir l’une des villae et de se contenter d’entretenir l’autre. Je fais entrer dans ce calcul la dépense du mobilier, celle des domestiques, des jardiniers, des ouvriers et même celle de l’équipage de chasse ; car il y a une grande différence selon qu’on réunit tout cela en un même endroit ou qu’on le disperse en plusieurs”. Plus loin, Pline évoque le revenu “modeste mais sûr” qu’on pourrait tirer de cette acquisition, avant d’en évoquer les inconvénients, que nous verrons plus loin. Le texte est important en ce sens qu’il invite à ne pas adopter sans réflexion l’équation “une villa = un domaine” ni son corollaire “une villa peu luxueuse = un domaine peu productif” correspondant à une propriété médiocre, avec toutes les implications qu’entraîne trop vite ce jugement, aussi bien sur la richesse foncière, le développement économique ou le niveau social des propriétaires et/ou des exploitants. 

Un document de cette nature incite évidemment à réfléchir sur la corrélation, absolument impossible à établir dans la plupart des cas, entre la dimension et le luxe de la demeure rurale, d’une part, l’extension des terres exploitées, d’autre part. La table de bronze de Veleia, un document essentiel pour notre compréhension de la structure foncière d’un paysage rural antique (en l’espèce la région au sud de Plaisance) ne mentionne jamais les villae mais uniquement les fundi, et c’est la valeur de ces derniers qui est enregistrée21. Dans ce texte, l’estimation des trois plus grandes propriétés – qui ne sont d’ailleurs pas d’un seul tenant – dépasse le million de sesterces (soit la valeur du cens sénatorial), les plus petites oscillant entre 53 000 et 58 000 sesterces. Mais ces chiffres ne sont en aucune manière un reflet de la taille et de la valeur des différentes exploitations qui organisent ces domaines, encore moins de leur mode de faire-valoir : il peut y avoir en effet, sur un même fundus, une ou plusieurs villae de tailles différentes, avec des terres qui peuvent être louées et/ou exploitées directement. Il en va de même pour la table alimentaire des Ligures Baebiani (CIL IX, 1455). À ce propos, P. Veyne faisait à juste titre observer que, dans ce document relatif à la région de Bénévent sous le règne de Trajan et fondé sur une assiette cadastrale, les villae n’étaient jamais mentionnées. Seule la terre y était prise en compte22

La structure même des fundi et l’organisation pratique des exploitations rurales au sein d’une même propriété foncière nous restent donc pratiquement inatteignables à travers les rares textes qui nous sont parvenus, même si des informations indirectes peuvent être glanées ici ou là, en particulier à travers la correspondance de Pline le jeune23. Dans la lettre III, 19 à Calvisius, déjà citée, l’ami de Trajan évoque les risques de l’achat qu’il envisage, en raison du faible rendement des agriculteurs (cultores), dont nous apprenons au passage que leurs pignora, c’est-à-dire l’ensemble de leur matériel de culture (outils, animaux, esclaves etc.) laissé en gage au précédent propriétaire pour garantir la redevance foncière dont les fermiers doivent s’acquitter, ont été vendus par celui-ci, de sorte que la déficience des tenanciers s’est accrue et que le nouvel acquéreur (Pline, en l’occurrence) doit maintenant les refournir aux exploitants et engager des frais supplémentaires importants pour relancer la productivité. Pourtant le prix de la terre a baissé entre-temps, en partie pour cette même raison. Dans une autre lettre à Paulinus (9.37), dont nous ne savons pas si elle concerne la même propriété, l’auteur envisage, pour prévenir l’augmentation de ces impayés, non plus un loyer mais une redevance en nature. Que la locatio continue pourtant d’être fructueuse dans certains cas, c’est ce que montre une autre missive par laquelle Pline demande à Trajan un congé pour aller s’occuper de relouer ses terres (situées à plus de 150 milles de Rome) car elles rapportent, dit-il, plus de 400 000 sesterces (l’équivalent d’un cens équestre)24. Dans une inscription de Rome (CIL VI, 33840), nous voyons le colonus payer une rente annuelle sensiblement moindre, mais tout de même substantielle, de 26 000 sesterces25. Il n’y a donc pas que des pauvres parmi les exploitants de la terre et il existe des “fermiers” jouissant d’un haut degré de richesse. Ceci a donné lieu à d’intenses et intéressants débats scientifiques dans le détail desquels ce n’est pas le lieu d’entrer ici26. Mais nous entrevoyons à travers ces textes, ou encore par la jurisprudence des conflits en la matière, un monde complexe et contrasté de propriétaires et de tenanciers, petits ou grands, et de modes d’exploitation très différents, parfois au sein d’un même ensemble foncier. Observons surtout, encore une fois, que l’on ne saurait inférer de la nature de la propriété à partir du degré de richesse de l’habitat rural proprement dit. D’ailleurs, dans les descriptions que les agronomes latins font des villae de rapport, ceux-ci ne mentionnent à peu près jamais ce que nous appelons la pars urbana et son decorum éventuel, alors qu’ils s’étendent au contraire, parfois avec un grand luxe de détails techniques, sur les parties fonctionnelles, spécifiquement agricoles, de l’établissement. Dire, comme on l’a fait trop souvent, que le confort de la demeure rurale forme une caractéristique essentielle de la “romanisation” des campagnes de l’Empire constitue assurément un paradoxe par rapport à ce que nous apprennent les textes latins techniques eux-mêmes : “Construction en dur, utilisant des matériaux maçonnés, la villaapparaît en Gaule comme la marque caractéristique la plus visible de la colonisation romaine des campagnes… La villa constitue en outre le témoin durable d’un genre de vie dont elle illustre les modalités par son ordonnancement, par son décor et par les objets qui, conservés dans son sol, sont parvenus jusqu’à nous”, écrivait pourtant M. Le Glay dans l’Histoire de la France rurale en 198227. Ce type de considération est aujourd’hui devenu assez largement obsolète. Le luxe d’une villa, avec ses mosaïques, ses peintures, ses marbres, ses salles d’apparat et de représentation ne nous renseigne que sur la fonction sociale et la richesse de son propriétaire ou de son tenancier, la volonté d’ostentation de celui-ci, nullement sur la taille de la superficie exploitée qui entoure la demeure, encore moins sur les productions agricoles, comme le montre bien le texte de Varron que nous avons cité. Une villa luxueuse, même en pleine campagne, peut n’être en fait qu’une habitation de plaisance, sans beaucoup de terres alentour. La proposition inverse est tout aussi vraie : une villa peu luxueuse peut se situer au centre d’un vaste ensemble productif.

La question qui se pose à ce stade est de savoir si une réflexion fondée sur des textes relatifs à l’Italie romaine, éventuellement sur des inscriptions d’Afrique du Nord, est pertinente quand elle est appliquée aux provinces septentrionales de l’Empire. Nous avons critiqué plus haut la généralisation implicite, souvent due d’ailleurs à un effet de raccourci et à un manque d’espace éditorial, qu’on observe dans les analyses de la Cambridge Economic History of the Graeco-Roman World et nous ne prétendons évidemment pas que la structure foncière de la Gaule ou celle de son système agraire sont identiques à ceux de l’Italie. P.W. De Neeve avait d’ailleurs bien souligné le fait que ses analyses n’étaient pas transposables à l’extérieur de la péninsule28. Les quelques textes qui viennent d’être cités n’avaient pas d’autre objectif que de rappeler la polysémie du mot villa, qui ne saurait être compris comme désignant exclusivement un luxueux “château” campagnard, et la complexité d’une structure foncière et de formes d’exploitation qui échappent largement à notre perception, faute de sources administratives et juridiques spécifiques à chaque province29. S’il y avait, par exemple, là comme ailleurs, des domaines impériaux, ceux-ci n’ont pratiquement pas laissé de traces épigraphiques dans les Tres Galliae. Dans son étude consacrée au colonat en Italie et dans le nord-ouest de l’Empire, V. Weber ne pouvait ainsi en recenser que trois, l’un en Germanie supérieure (CIL XIII, 6365, Rottenburg / Sumelocenna), les deux autres en Belgique (ILTG 379, Kalhausen ; CIL XIII, 4228, Saarlouis)30, mais on pourrait proposer d’en restituer d’autres, sans pour autant connaître leur emprise, à partir des formes d’activités économiques de certaines régions, notamment quand on a affaire à une extraction minière ou à des carrières31. Mais, à tout le moins, la réflexion, même rapide et sommaire, sur les sources classiques gréco-latines devrait-elle nous interdire des interprétations trop simplistes en termes d’analyse économique et sociale à partir des données archéologiques, nous éviter de considérer que toute riche villa se situe automatiquement au centre d’un grand domaine, et que toute demeure rurale de taille moyenne, voire dépourvue d’éléments de confort, implique ipso facto une petite propriété paysanne. Nous touchons ici à deux limites, celles de l’étude historique d’une part, celles de l’approche de terrain d’autre part, le plus souvent difficiles à intégrer correctement32. L’analyse archéologique ne peut en effet appréhender que très rarement la taille physique d’un terroir exploité et nous allons en voir quelques cas concrets. Elle ne perçoit, le plus souvent, que l’établissement bâti proprement dit ; encore n’est-il que trop rarement connu dans son intégralité, d’autant que la recherche s’est traditionnellement plus intéressée aux secteurs d’habitat (surtout quand ils étaient luxueux) qu’aux structures de production. Pourtant, c’est bien sur cette observation concrète de terrain que s’appuie le fouilleur pour proposer une analyse qu’il espère la plus fine et la plus complète possible du complexe qu’il met au jour. La pertinence de ces critères matériels pour l’analyse économique doit donc être examinée en se plaçant, cette fois-ci, du côté des sources archéologiques. 

Hiérarchie des établissements agricoles et sources archéologiques

De manière un peu schématique, l’enquête archéologique peut procéder de trois manières, dont chacune a ses biais propres qui interdisent d’utiliser sans précaution les sources produites et de les compiler purement et simplement, sans commentaire adéquat :

  • la prospection aérienne
  • la prospection au sol
  • la fouille (fig. 1)33
  Liste des sites mentionnés dans le texte (DAO M. Reddé).
Fig. 1. Liste des sites mentionnés dans le texte (DAO M. Reddé).

La prospection aérienne a eu incontestablement une grande valeur heuristique, en “donnant à voir” des centaines de grandes villaequi, jusque dans les années 1960, échappaient largement à l’attention. À la suite de pionniers comme J.K. St. Joseph en Grande-Bretagne, des chercheurs comme R. Agache en Picardie, R. Goguey en Bourgogne, O. Braasch dans le sud de l’Allemagne (pour ne citer que les plus connus) ont révélé une forme de l’occupation des campagnes restée jusqu’alors très lacunaire. Mais ces enquêtes offraient une image partielle et donc biaisée à laquelle les historiens ont eu du mal à échapper. L’écho accordé aux publications de R. Agache, en particulier, a pour longtemps figé l’idée d’une prédominance de vastes villae luxueuses situées au centre de grands domaines adonnés principalement, hier comme aujourd’hui, à la culture céréalière. 

Par ailleurs, la carte issue des données du Ministère français de la Culture donne une impression très erronée de la répartition spatiale des villae d’époque romaine (fig. 2). Ainsi, juste à l’ouest de la Picardie, en Haute-Normandie, celles-ci semblent-elles disparaître. Ce n’est pas un effet de la prospection elle-même – R. Agache avait en effet survolé ces secteurs – mais du sol proprement dit, dont la nature argileuse masque les structures enfouies qui n’offrent pas un contraste suffisant pour qu’on puisse les observer d’avion. En outre, la photographie aérienne ne repère souvent qu’une partie des édifices, de préférence ceux qui sont construits en dur, et, même si R. Agache avait observé dans la Somme d’assez nombreuses “fermes indigènes”, qu’il avait d’ailleurs bien du mal à dater (étaient-elles protohistoriques ou d’époque romaine ?), il n’en avait en réalité repéré qu’une petite partie34. Portées sur un même fond de carte topographique, les données de la prospection aérienne et celles des grands décapages archéologiques modernes ne se recoupent pas toujours, montrant que, malgré son exceptionnel caractère, l’enquête de R. Agache était fortement déficitaire, notamment sur le semis de petits établissements non construits en dur. Encore ne connaissons-nous qu’une partie d’entre eux, là où le développement économique actuel amène à prescrire des fouilles. Ainsi pour les environs immédiats d’Amiens (fig. 3), les prospections en vol ont relevé nombre de villae (triangles clairs) et de petites exploitations agricoles caractérisées par des enclos mais non datées, qui peuvent être aussi bien romaines que protohistoriques. Depuis lors, nombre d’établissements protohistoriques (carrés gris) ont été fouillés alors qu’ils n’avaient pas été reconnus au préalable lors des vols de R. Agache ; certains d’entre eux peuvent d’ailleurs avoir vu leur exploitation continuer sous l’Empire (carrés noirs). On observe en outre sur cette carte la densité de l’occupation rurale et la proximité de tous les types d’établissements sur les mêmes terroirs. Les mêmes observations peuvent être faites pour d’autres régions, comme les environs de Dijon, où la recherche aérienne a été intense, mais où elle ne recouvre que très partiellement l’information fournie par l’archéologie préventive, de sorte que notre vision de l’occupation du sol ne saurait se limiter à un seul type de source, fût-il exceptionnel et spectaculaire. D’une certaine manière, là comme autour d’Amiens, la détection aérienne donne une prime significative au repérage des grandes villae, surreprésentées dans les inventaires archéologiques.

  Carte des villae enregistrées sur le site web 
du Ministère de la Culture, France et publiée par C. Pellecuer (www.villa.culture.fr).
Fig. 2. Carte des villae enregistrées sur le site web du Ministère de la Culture, France et publiée par C. Pellecuer (www.villa.culture.fr).
  Carte (provisoire) des établissements agricoles autour d’Amiens 
(DAO N. Bernigaud, EPHE/Rurland).
Fig. 3. Carte (provisoire) des établissements agricoles autour d’Amiens (DAO N. Bernigaud, EPHE/Rurland).

La prospection au sol a le mérite, pour sa part, quand elle est menée avec méthode et obstination pendant de longues années, de révéler des indices très fugaces, souvent invisibles d’avion, et elle fournit d’utiles compléments, notamment en matière de récolte de matériel, donc de datation. Elle offre en outre des cartes de répartition spatiale et chronologique appréciables et a donné le branle à d’importants programmes de recherche dont le plus connu et le plus emblématique est assurément celui d’Archaeomedes pour le Midi35. Elle n’en a pas moins ses limites intrinsèques, souvent dénoncées par les spécialistes eux-mêmes. La part interprétative y est en effet extrêmement forte, car il faut passer de la récolte de matériel, répandu sur une surface plus ou moins vaste, à l’identification d’un bâtiment ou d’un ensemble de bâtiments (grande villa, moyenne ou petite ferme, bâtiment isolé, sanctuaire, nécropole, agglomération etc.) sans explorer l’intérieur du sol. On doit donc se fier à la “tache de surface” dont la taille, l’analyse et la chronologie peuvent être sources d’erreurs nombreuses. Chaque spécialiste a en outre ses catégories de classement, de sorte que les cartes produites, peu homogènes d’un archéologue à l’autre, suscitent parfois des doutes et des difficultés dès qu’on essaie de les compiler36.

La fouille offre, à l’inverse, des méthodes d’investigation beaucoup plus approfondies mais elle n’a que trop rarement les moyens d’explorer un établissement rural dans son intégralité, en raison des surfaces qu’il faut considérer, même en se limitant au bâti, alors que les zones dites “hors site” (l’ager proprement dit) échappent le plus souvent à la prescription des services patrimoniaux. “L’archéologie du champ” reste donc le plus souvent un vœu pieux. En outre, quand il s’agit d’une opération préventive, le chantier est presque toujours limité à l’emprise de l’aménagement, non à celle du site archéologique dans son intégralité, de sorte que nombre d’établissements agricoles ne sont que partiellement explorés, en France notamment. 

Quelle que soit la méthode employée, c’est donc essentiellement le bâti que perçoit l’archéologue, beaucoup plus que l’extension de l’ager37, et ceci vaut aussi bien pour les structures construites en matériaux périssables que pour les édifices en pierre, qu’ils soient protohistoriques ou romains. Il est normal, dans ce contexte, que la taille même de la surface occupée soit le plus souvent considérée comme un critère hiérarchique essentiel38. Mais comment calculer ? À une époque, pas si éloignée, où ils s’intéressaient principalement, sinon exclusivement, au luxe de la demeure rurale, les spécialistes d’époque romaine prenaient surtout en compte les dimensions de la “pars urbana” et les éléments dits de confort qu’elle recelait : peintures, mosaïques, marbre, statuaire etc. La hiérarchie était donc essentiellement fondée sur des critères d’ordre architectural et, d’une manière générale, les prospections au sol continuent de donner une prime aux éléments du bâti (tuiles, blocs de pierre, mortier, éléments de suspensura, tesselles, fragments d’enduit peint etc.) auxquels on ajoute aujourd’hui une analyse nettement plus fine de la céramique et du matériel d’importation. Une telle démarche conduit, ipso facto, à reléguer en bas de l’échelle les édifices dépourvus de ces caractéristiques de la construction “à la romaine”, et ce n’est pas par hasard qu’on les a longtemps qualifiés de “fermes indigènes”, avec une connotation péjorative39.

Plus récemment, à l’occasion de la fouille de la villa de Champion (Hamois, Belgique), P. Van Ossel et A. Defgnée ont dressé un tableau prenant en compte non pas seulement la superficie de la pars urbana mais l’ensemble des bâtiments, y compris ceux de la “pars rustica”, qu’ils soient ou non enfermés dans une limite matérielle visible40. La hiérarchie va de 0,36/0,76 ha pour les plus petites villae (Cernay ; Hambach 403) à 16,48 ha pour les plus importantes (Orbe-Bosceaz), soit, traduit en mesures romaines, de 1,5/3 jugères à plus de 65.

C’est donc l’assiette globale des édifices et des cours qui est ainsi considérée, conformément à une pratique qui a le mérite de se rapprocher de celle des protohistoriens puisque ces derniers évaluent eux aussi l’ensemble des structures encloses41. Quoique partiel, ce tableau est assez révélateur de la gamme très étendue des exploitations – toutes d’époque romaine – qu’on peut rencontrer en Gaule du Nord. On observe ainsi un facteur de 1 à 46 entre la plus petite et la plus grande des superficies considérées, ce qui a conduit les auteurs à proposer quatre classes en fonction de la surface calculée de cette manière relativement homogène. La méthode, quoique globalement pertinente et généralement adoptée aujourd’hui par tous les archéologues, peut néanmoins conduire à quelques paradoxes.

Plusieurs fouilles récentes, notamment celle de Conchil-le-Temple, dans le Pas-de-Calais42, et celle de Batilly-en-Gâtinais, dans le Loiret43, ont mis en évidence l’origine protohistorique de ce que nous appelons désormais les “grandes villas à pavillons multiples alignés”44, qui constituent, en quelque sorte, le paradigme des “villae” du Nord de la Gaule, avec leurs cours séparées, l’une réservée à la demeure du maître, l’autre à l’exploitation agricole proprement dite (fig. 4c). Les prospections aériennes de R. Agache en avaient révélé de très nombreux exemples pour l’époque romaine, suggérant une origine protohistorique alors indémontrable. À structure générale comparable, le tableau des superficies révèle toutefois quelques surprises : l’enclos interne de Batilly, qui comprend la partie d’habitat, occupe une superficie de 1,95 ha (fig. 5), l’enclos externe, avec ses pavillons, offrant une assiette de plus de 19 ha, ce qui est considérable ! Dans le tableau dressé par P. van Ossel et A. Defgnée, cette demeure aristocratique de la Tène finale, pourvue d’enduits peints (!), figurerait au sommet de la catégorie 4, largement devant les plus grandes villae romaines : étrange et ironique paradoxe, qui contrevient à toutes les idées reçues. Le plan du complexe de Bliesbruck/Rheinheim, à cheval sur la frontière entre la Lorraine et la Sarre, montre pour sa part un énorme ensemble au sein duquel l’agglomération urbanisée (Bliesbruck) semble ridiculement petite par rapport à la grande propriété voisine de Rheinheim (fig. 6). Toutefois cette villa présente une assiette d’environ 0,5 ha pour sa “pars urbana”, avec une cour de 40 000 m2, soit une superficie totale d’un peu moins de 5 ha, presque quatre fois moins que celle de Batilly45. Comparée à ces deux exemples, la célèbre villa italienne de Settefinestre, considérée pourtant comme le modèle du grand domaine esclavagiste de la fin de la République, fait assez pâle figure : moins de 1 ha pour la demeure de l’état 1, cours comprises, à quoi on doit ajouter les dépendances situées à l’ouest et au sud-ouest, ainsi qu’un hortus d’un peu plus de 1,5 ha. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle était économiquement moins rentable…

  Schéma d’organisation des différents types d’établissement agricoles
Fig. 4. Schéma d’organisation des différents types d’établissement agricoles :
a. Bâtiment isolé ; b. Villa à cour avec bâtiments dispersés ; c. Villa à deux cours séparées et “pavillons multiples alignés” ; d. Évolution de la villa de Béhen, d’après Bayard et al. 2014 (note 54), fig. 68.
On observe l’évolution progressive, in situ, d’une ferme protohistorique en villa sans pour autant que l’assiette de l’implantation change radicalement. Ce n’est qu’à la fin du second siècle que l’établissement prend réellement une allure “romaine” (DAO M. Reddé).
  Le grand domaine protohistorique de Batilly (Loiret). DAO S. Fichtl, modifiée, avec l’autorisation de l’auteur. On remarquera la structuration de cet établissement autour de deux cours, l’une considérée comme la demeure aristocratique (à droite), l’autre comme la partie agricole, avec des bâtiments agricoles alignés de part et d’autre d’une très vaste cour, selon un modèle considéré jusqu’ici comme caractéristique de l’époque romaine en Gaule du Nord et désormais connu sous le nom de “grandes villas à pavillons multiples alignés”.
Fig. 5. Le grand domaine protohistorique de Batilly (Loiret). DAO S. Fichtl, modifiée, avec l’autorisation de l’auteur. On remarquera la structuration de cet établissement autour de deux cours, l’une considérée comme la demeure aristocratique (à droite), l’autre comme la partie agricole, avec des bâtiments agricoles alignés de part et d’autre d’une très vaste cour, selon un modèle considéré jusqu’ici comme caractéristique de l’époque romaine en Gaule du Nord et désormais connu sous le nom de “grandes villas à pavillons multiples alignés”.
  Plan de l’agglomération de Bliesbruck et de la villa voisine de Rheinheim,
 d’après Sărățeanu, Müller 2011 (note 45), p. 302.
Fig. 6. Plan de l’agglomération de Bliesbruck et de la villa voisine de Rheinheim, d’après Sărățeanu, Müller 2011 (note 45), p. 302.

Il est évident, dans un tel contexte, que les dimensions de la surface bâtie, augmentées de celles de la cour ou de l’assiette globale des installations, ne constituent qu’un des critères, parmi d’autres, du niveau hiérarchique des établissements agricoles. D’autres, plus directement fonctionnels et non liés à la richesse de l’habitat, supposent d’être pris en considération :

  • la répartition spatiale des bâtiments
  • leur fonctionnalité
  • le modèle économique de l’exploitation.
  • La répartition spatiale des bâtiments

La manière dont les bâtiments sont répartis spatialement au sein du complexe agricole a fait l’objet d’une enquête récente de D. Habermehl, qui en a proposé un tableau synthétique utile à partir de quelques exemples concrets46 (fig. 7). Mais la tendance au classement typologique – une constante de la discipline archéologique – n’est pas ici corrélée à la réflexion sur la taille des modèles, encore moins sur la fonctionnalité de leurs composantes. Prenons quelques exemples.

  Typologie des formes d’habitat rural étudiées par Habermehl 2013 (note 46), fig. 3,13.
Fig. 7. Typologie des formes d’habitat rural étudiées par Habermehl 2013 (note 46), fig. 3,13.

Les petits établissements mis au jour en grande série dans les zones d’extraction de lignite (“Braunkohlenrevier”), à l’ouest de Cologne, ne sont pas moins des “villae”, au sens romain du terme, que des établissements beaucoup plus vastes comme le grand palais rural de Blanckenheim, fouillé par F. Oelmann au début du XXe siècle, à une cinquante de kilomètres plus au sud, dans l’Eiffel, une terre pourtant nettement moins riche du point de vue agricole que les loess du piémont septentrional, mais pourvue d’importantes richesses minérales. Il existe bien évidemment entre les premières et la seconde une différence sociale marquée. On observera que seule une minorité des petites villae des Braunkohlenrevier est pourvue d’installations balnéaires, pourtant considérées généralement comme une marque caractéristique et indispensable de la Romanité47. En sont-elles pour autant moins productives et peut-on déduire leurs activités agro-pastorales au seul vu de leur plan et de leur taille ? 

La fonctionnalité des bâtiments

La fonctionnalité des bâtiments périphériques dans la cour principale des villae à plan axial continue de poser des problèmes difficiles à résoudre. L’idée généralement la plus répandue est que les pavillons alignés le long de l’enclos étaient réservés aux travailleurs dépendants, dans une hiérarchie architecturale reflétant celle de la société rurale. Cette thèse, fortement soutenue par J.T. Smith, s’étend d’ailleurs, pour cet auteur, à l’ensemble de la pars urbana, y compris aux corps de logement principaux48. On la retrouve encore, plus ou moins diffuse, dans une dissertation allemande récente consacrée au rôle économique de la villa romaine49. Rien n’est pourtant moins assuré. Des fouilles récentes, comme celles de Hamois/Champion, ont montré au contraire que ces pavillons avaient une fonction essentiellement économique et qu’on y rencontrait des activités classiques dans le cadre d’une exploitation agricole : stockage, forge etc.50. Il n’est évidemment pas exclu que certains de ces bâtiments aient pu disposer d’un étage et accueillir des dépendants avec leurs familles, mais l’interprétation purement “sociale” de ce type d’aménagement n’est, à ce jour, absolument pas prouvée de manière positive, sur la foi d’arguments archéologiques ; d’autres exemples, comme celui de la fouille de la grande villa de Dietikon, en Suisse, montrent aussi le caractère multifonctionnel et variable de ces bâtiments51. À Bieberist, dans la vallée de l’Aar, C. Schucany a, elle aussi, mis au jour une série d’édifices qui sont, pour certains, destinés à l’habitat, mais, pour d’autres, aux activités économiques52. Tout récemment, la fouille de la villa de Damblain, dans les Vosges, a bien montré l’évolution rapide des différentes fonctions dévolues aux bâtiments qui bordent la cour de la pars rustica et la difficulté de les interpréter au seul vu de leur plan53.

Ces quelques exemples montrent que ces “grandes villas à pavillons multiples alignés” ne répondent pas à un schéma d’organisation univoque, propre à la Gaule du Nord, qu’on pourrait “plaquer” sans réflexion approfondie sur une réalité archéologique mouvante. Pour le dire autrement, on ne tient pas là la preuve matérielle évidente d’un habitat socialement hiérarchisé et organisé autour de la maison du dominus. Le développement de ce type de grande villa est d’ailleurs complexe. Si des prototypes existent dès l’âge du Fer, on l’a vu, on observe néanmoins, dans la plupart des cas, une apparition nettement plus tardive, parfois au terme d’un long processus d’évolution architecturale. J’évoquerai ici deux cas emblématiques, celui de Behen-Huchenneville et de Martainneville, en Picardie, récemment étudiés dans le cadre d’une synthèse sur les grands tracés linéaires réalisés dans cette région54. À Béhen, comme le montre l’évolution du plan (fig. 4d), ce n’est pas avant la seconde moitié du IIe siècle que l’établissement prend la forme d’une villa, aux bâtiments relativement dispersés ; ceux-ci ne sont pas réunis avant le IIIe siècle au sein d’une cour, au terme – et non pas au début – d’un processus qui donne alors à l’ensemble cette allure spécifique que l’on a longtemps crue propre aux grands ensembles ruraux du nord de la Gaule, comme Anthée, en Belgique, ou Warfusée, dans la Somme. On constate, à travers cet exemple, que l’établissement de type traditionnel a subsisté très longtemps, jusqu’au début du IIe siècle au moins, sans adopter le modèle de Batilly, pourtant connu depuis la Tène D2, et qu’il ne s’est transformé en villa “à la romaine” qu’un demi siècle, tout au plus, avant sa disparition, vers le deuxième tiers du IIIe siècle. On observerait une évolution similaire à Martenainneville ou dans d’autres exemples de Grande-Bretagne, comme le soulignait déjà R. Hingley55.

Si donc la taille et le plan du bâti peuvent offrir des critères hiérarchiques entre établissements ruraux, il importe aussi de prendre en compte l’évolution chronologique et spatiale de ceux-ci, leur “trajectoire”, selon un mot en vogue chez les archéologues, car le plan visible en photographie aérienne ou décelable par sa “tache de surface” en prospection au sol est souvent celui du dernier état, et c’est sans doute l’un des biais les plus importants de notre vision de l’occupation des campagnes. Au demeurant, il ne s’agit là, une fois de plus, que d’observations de nature architecturale qui renseignent assez peu sur les activités agro-pastorales, sauf quand on peut mettre en évidence des installations spécifiques. 

Le modèle économique de l’exploitation

S’agissant de la production céréalière, qu’on postule quasi automatiquement sans toujours y bien réfléchir, peut-être sous l’influence des productions agricoles modernes, comme c’est le cas pour les grandes villae de Picardie56, les meilleurs critères sont incontestablement fournis par la taille et la nature des structures de stockage, d’une part, l’analyse des restes archéobotaniques, d’autre part, quand ces derniers sont préservés. Dans le premier cas, l’approche archéologique est bien souvent difficile dans la mesure où nombre de greniers, très arasés, échappent à une identification assurée, bien que leur reconnaissance et leur inventaire aient récemment progressé57. Mais il est évident que l’estimation de la capacité de stockage des établissements agricoles antiques constitue un élément clef de notre compréhension de leur rôle économique. D. Habermehl en a ainsi dressé une petite typologie comparative qui montre bien la différence de taille, parfois considérable, qui distingue les installations observées58 (fig. 8). La difficulté principale réside toutefois dans l’évaluation effective de leurs capacités, qui pose plus de problèmes techniques qu’il n’y paraît59. Quant à la détermination archéobotanique, elle a singulièrement progressé ces dernières années et montre une assez grande différenciation, dans le temps et dans l’espace, des zones de production des différents taxons de céréales, qui sont loin d’être exclusivement des blés nus60.

  Diversité de la taille de quelques greniers étudiés par Habermehl 2013 (note 46), fig. 5. 5a.
Fig. 8. Diversité de la taille de quelques greniers étudiés par Habermehl 2013 (note 46), fig. 5. 5a.

Ces quelques réflexions rapides montrent que, si les outils méthodologiques de l’archéologie progressent sensiblement, il n’existe guère de recette miracle pour classer et hiérarchiser les établissements ruraux. Les critères qu’on retient d’habitude, surface, typologie, mode de construction, matériaux, éléments de luxe, types d’installations etc, ont évidement leur valeur propre qu’il n’est pas question de nier, mais aussi leurs biais qui peuvent conduire à de graves mécomptes si on les utilise sans précaution. Il en va de même quand on essaie de calculer la superficie des fundi.

Une fois encore, l’étude de la villa de Hamois/Champion nous fournit un bon exemple de réflexion. Les auteurs, P. Van Ossel et A. Defgnée, avaient proposé un modèle d’analyse spatiale à partir d’un centroïde – l’établissement agricole proprement dit – placé au milieu de cercles de rayons variables sur un territoire analysé en fonction de ses propriétés pédologiques, en l’occurrence assez diversifiées61. Le résultat est significatif : les sols propres à l’agriculture sont peu présents dans les environs immédiats de la villa(rayon de 250 m), mais nettement plus importants dans un rayon de 500 m, voire davantage. Ceux qui sont en revanche favorables à l’élevage sont plus proches de l’exploitation. En d’autres termes, l’évaluation de la capacité productive d’une propriété et de la nature de son activité dépend bien sûr de la taille restituée de son ager, mais aussi de la qualité de ses sols, de leur diversification, de leur répartition dans l’espace, trois critères rarement pris en compte dans l’appréciation des historiens car difficilement quantifiables, surtout à l’échelle d’un fundus.

La restitution de la superficie d’une petite exploitation de l’hinterland de la Colonia Claudia Ara Agrippinensium a été tentée à partir de différents critères. Dans le cas de la villa de Hambach 5962, dont les fossés de délimitation ont pu être suivis, au moins en partie, l’évaluation de la superficie des terres qui en dépendent tourne autour de 40/50 ha, soit 160 à 200 jugères, avec une villa de 1,5 à 1,78 ha, cours comprises63 (fig. 9). Des résultats très similaires ont été obtenus, pour le même secteur, par W. Gaitzsch qui, sur des surfaces intégralement décapées, avait mis en évidence des distances moyennes de 1 000 m entre les différents établissements de même type, ce qui, en traçant des cercles tangents de 500 m de rayon à partir du bâtiment principal pris comme centroïde, aboutissait encore à des superficies d’une cinquantaine d’hectares64. Dans ce paysage presque intégralement fouillé, et où les formes de l’occupation du sol sont assez homogènes, malgré quelques variations d’un secteur à l’autre, le modèle paraît assez fiable, résultant peut-être d’un lotissement initial sur ce territoire dont l’occupation dense commence de fait vers le milieu du Ier siècle de notre ère, lors de la promotion de l’ancien oppidum Ubiorum au statut colonial (Colonia Claudia Ara Agrippinensium = Cologne). L’habitat rural est pourtant peu luxueux, souvent même privé de balnéaire.

  Plan du domaine de Hambach 59. Tentative de restitution 
par Hallmann-Preuss 2002-2003 (note 63), p. 283-535.
Fig. 9. Plan du domaine de Hambach 59. Tentative de restitution par Hallmann-Preuss 2002-2003 (note 63), p. 283-535.

La densité des villae observées par R. Agache sur le plateau du Santerre, à l’Est d’Amiens, est telle que la distance entre les établissements est proche de 1 000 m, comme dans l’arrière-pays de Cologne. Mais il s’agit là d’installations qui sont matériellement plus vastes, surtout en raison de leur morphologie axiale et de la présence d’une vaste cour, et souvent considérés a priori – mais la plupart d’entre eux n’ont pas été fouillés – comme plus luxueux que ceux des Braunkohlenrevier. On voit combien, finalement, nos interprétations socio-historiques de l’occupation des campagnes sont très dépendantes de notre perception archéologique puisque nous avons ici, à superficie quasi identique de terroir, des formes d’établissements très différentes. Encore faut-il compter avec le fait que les petites “fermes” observées par l’archéologie préventive dans la périphérie d’Amiens sont peu représentées sur la carte du Santerre, faute de documentation suffisante, et que leur présence quasi certaine mais invisible fausse encore la manière dont nous pouvons percevoir la densité des exploitations et l’extension de leur ager, leur imbrication, leurs éventuels liens de dépendance (fig. 3). 

Il n’est pas inintéressant pour un Romaniste d’observer que les protohistoriens raisonnent aujourd’hui selon un processus et avec des critères qui, pour être distincts, n’en sont pas moins parallèles. La superficie nécessaire à la viabilité d’une ferme du second âge du Fer a ainsi fait l’objet d’une tentative d’estimation par les soins de F. Malrain, V. Matterne et P. Méniel, à partir de prémisses qui méritent d’être exposés65. Le calcul est fondé sur plusieurs cas réels d’exploitations fouillées et sur la superficie des espaces de stockage identifiés. Le postulat qu’il s’agit de céréales peut évidemment être contesté, mais il fournit une base estimative pour une hauteur de grains cumulée de 0,40 m, assez inférieure mais plus réaliste que celles (supérieures) qui sont parfois proposées66. Les chiffres sont ensuite multipliés par la densité au mètre cube des céréales (orge et blé). Même si le calcul comprend de nombreux biais, notamment sur la nature du stockage (en grains, en épis ?), l’estimation des surfaces cultivées aboutit, pour le site de Chevrières “La plaine du Marais”, à environ 19 ha de blé ou 16 ha d’orge en culture extensive avec semis à la volée (rendement de 5 q/ha) ou 6 ha de blé et 5 ha d’orge en culture intensive, avec semis en ligne (rendement de 15 q/ha). D’autres cas sont évalués de la même manière, à quoi les auteurs ajoutent une estimation des prairies et des bois. L’ensemble, dont on abrège ici volontairement la description, permet de proposer un territoire exploité d’environ 60 ha, une moyenne qui pourrait subir diverses corrections dans un sens ou dans l’autre selon la nature des cultures, la qualité des sols, la richesse du propriétaire, etc. Il est pourtant très intéressant de comparer ce chiffre moyen avec celui que, par d’autres méthodes beaucoup plus simples, nous avons pu relever pour l’époque romaine en Gaule du Nord, notamment pour les établissements de l’ager colonial dans les Braunkohlenrevier67. On constate que, d’une époque à l’autre, la viabilité économique d’un établissement agricole, qu’on appelle ici “ferme” et ailleurs “villa” repose sur des superficies à peu près comparables.

Poursuivons cette comparaison avec l’approche actuelle des spécialistes de l’âge du Fer final, car elle contient des éléments neufs qui tranchent avec le raisonnement traditionnel des romanistes. Il y a maintenant près de 20 ans, la mise en évidence de résidences aristocratiques dans le monde de la Gaule indépendante et le souci de définir des critères hiérarchiques ont donné le branle à plusieurs tentatives de classement des établissements ruraux de l’âge du Fer, ceux précisément que les spécialistes de l’époque romaine qualifient encore volontiers de “fermes”68. Reprenant la question dans un article récent et s’appuyant sur la thèse d’Y. Menez, S. Fichtl a donné une liste de critères qui n’est pas très différente des éléments qu’un romaniste a l’habitude de prendre en considération69 : la superficie du site, la présence d’un plan architectural élaboré, avec des fonctions hiérarchisées, la monumentalité, la richesse des matériaux de construction, celle du mobilier, évaluée essentiellement à travers le vaisselier et les objets de métal, la qualité de la nourriture, visible par l’étude des ossements qui traduisent la nature de la viande consommée. Puis analysant la carte du secteur de Batilly-en-Gâtinais, l’auteur met en évidence la densité des établissements ruraux protohistoriques autour de Boynes (Loiret) que tous les critères précédemment pris en compte permettent de classer comme des résidences aristocratiques (fig. 10). Celles-ci semblent toutefois écrasées par celle de Batilly/Les Pierrières qui, avec presque 20 ha, domine ce dense semis d’établissements souvent très proches les uns des autres (de 200 à 500 m en moyenne). Si la hiérarchie de l’habitat est claire, la définition des domaines reste ardue, voire inatteignable, car on ignore complétement les relations de dépendance potentielle entre tous ces sites qui occupent un terroir d’environ 9 km2. Le grand propriétaire de Batilly l’est-il aussi des exploitations alentour ? Ou s’agit-il seulement d’un aristocrate particulièrement riche, qui montre plus d’ostentation dans sa demeure mais sans exploiter un ager plus vaste ? Ou bien ses terres sont-elles dispersées et une partie d’entre elles se trouve-t-elle ailleurs, loin de la résidence ? Ces différentes solutions peuvent être envisagées de manière théorique, mais nous ne savons guère laquelle est la bonne.

  La densité des établissements ruraux de l’âge du Fer final autour de la résidence aristocratique de Batilly, d’après S. Fichtl (DAO S. Fichtl, avec l’autorisation de l’auteur). On observera la proximité de ces différentes exploitations, ce qui ne permet pas pour autant d’évaluer leur rapport de dépendance ni même la dimension de l’ager cultivé.
Fig. 10. La densité des établissements ruraux de l’âge du Fer final autour de la résidence aristocratique de Batilly, d’après S. Fichtl (DAO S. Fichtl, avec l’autorisation de l’auteur). On observera la proximité de ces différentes exploitations, ce qui ne permet pas pour autant d’évaluer leur rapport de dépendance ni même la dimension de l’ager cultivé.

Pour conclure

D’une certaine manière, l’analyse des hiérarchies fonctionnelles entre les établissements ruraux observés au sein d’un même terroir par les grands décapages archéologiques conduit à des interrogations qui ne sont pas très différentes de celles que les textes latins nous inspiraient. Si nous saisissons par l’archéologie la structure matérielle des établissements, la structure foncière continue de nous échapper tout autant que la réalité de l’organisation productive au sein d’une même exploitation. Seules les études d’archéobotanique et d’archéozoologie permettent, quand elles existent, de s’en faire une idée qui reste toutefois approximative car la quantification de la production et la réalité des rendements restent largement hors de notre portée. Privés, peut-être à jamais, de ces éléments essentiels, c’est l’évaluation des relations économiques et sociales au sein des campagnes que nous avons de la peine à appréhender. Sur ce point, les sources classiques ne nous apportent qu’un secours limité mais elles offrent un cadre global de réflexion indispensable. Elles ne sauraient, pour autant, constituer le socle unique de la réflexion historique sur les campagnes de l’Antiquité car elles ignorent très largement la réalité du cadre matériel que seule l’archéologie peut fournir, notamment dans les provinces d’Europe tempérée. 

Dans cette réflexion sur l’opposition entre “fermes” et “villae romaines”, il est bien clair que les spécialistes du monde rural romain ont, depuis assez longtemps maintenant, pris acte de l’obsolescence des classifications traditionnelles70. Il n’est pas sûr, toutefois, que ces nouvelles approches sur les campagnes de la Gaule du Nord aient dépassé un petit cercle d’érudits ; elles n’apparaissent de toute manière pas encore dans les manuels d’histoire.

Reste, pour finir, un point fondamental qu’il faut souligner une fois de plus : la progressivité et la lenteur des évolutions qui ont marqué l’habitat rural entre la fin de l’âge du Fer et l’époque romaine constitue un élément de réflexion essentiel qu’il faudrait compléter par une étude approfondie sur les productions agricoles et le système agro-pastoral71. Nulle part ou presque on ne voit en effet de mutations très rapides après la conquête et ce n’est généralement pas avant le règne de Claude au moins, voire l’époque flavienne, que ce que nous sommes convenus d’appeler les villae remplacent, et encore de manière très partielle, les “fermes” dont les principales caractéristiques héritées de l’âge du Fer restent prégnantes au moins un siècle après César. Il n’est donc pas interdit de les analyser en des termes similaires à ceux des protohistoriens et de tenir compte de cette observation dans notre interprétation de l’évolution provinciale et dans la formulation de nos explications historiques. En tout état de cause, il convient de rejeter complétement l’idée, encore très répandue, d’une restructuration complète des campagnes du nord de la Gaule dès le début de l’Empire, du remplacement rapide et brutal d’un système agraire par un autre dans les décennies qui ont suivi la conquête, d’un décollage économique soudain lié à une colonisation d’origine italienne. Il devient donc indispensable de prendre davantage en compte, dans notre réflexion sur l’époque romaine, les héritages protohistoriques et la persistance d’un semis dense de petits établissements que l’omniprésence de la villacomme concept opératoire unique a longtemps masqué.

Cet ouvrage est désormais remplacé par la monumentale enquête parue dans les trois volumes récents de Britannia :
• A. Smith, M. Allen, T. Brindle, M. Fulford, N. Holbrook, New visions of the countryside of Roman Britain. Volume 1. The rural settlement of Roman Britain, Britannia Monograph Series 29, Londres, 2016.• Allen, M., L. Lodwick, T. Brindle, M. Fulford, A. Smith, New visions of the countryside of Roman Britain. Volume 2. The rural economy of Roman Britain, Britannia Monograph Series 30, Londres, 2017.
• A. Smith, M. Allen, T. Brindle, M. Fulford, L. Lodwick, A. Rohnbogner, Life and death in the countryside of Roman Britain, British Monograph Series 31, Londres, 2018.

Voir désormais les exemples régionaux développés dans M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1. Les campagnes du nord-est de la Gaule, de la fin de l’âge du Fer à l’Antiquité tardive. Projet “Rurland” financé par l’European Research Council (ERC), Ausonius Mémoires 49, Bordeaux, 2017, [en ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/jkrj2SffcNDZzaL [consulté le 02/09/22].

Ces différentes questions ont été reprises dans M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 2. Les campagnes du nord-est de la Gaule, de la fin de l’âge du Fer à l’Antiquité tardive. Projet “Rurland” financé par l’European Research Council (ERC), Ausonius Mémoires 50, 2018, [en ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/EtkRnDRHt4sTep4 [consulté le 02/09/22].

La question a été reprise dans le cadre du programme Rurland par S. Martin (éd.) : Rural Granaries in Northern Gaul (6th century BCE – 4th century AD). From Archaeology to Economic history, Leyde-Boston, 2019.

Notes

  1. D. Bayard, J.-L. Collart (éd.), De la ferme indigène à la villa romaine, Actes du deuxième colloque de l’Association AGER tenu à Amiens (Somme) du 23 au 25 septembre 1993, RAP Numéro spécial 11, 1996, p. 5.
  2. R. Agache, “La campagne à l’époque romaine dans les grandes plaines du Nord de la France d’après les photographies aériennes”, ANRW, II, 4, 1975, p. 658-713 ; id.La Somme préromaine et romaine d’après les prospections aériennes à basse altitude, Amiens, 1978.
  3. R. Agache, “Les fermes indigènes d’époque pré-romaine et romaine dans le bassin de la Somme”, Cahiers archéologiques de Picardie 3, 1976, p. 117-138. Le terme, d’origine britannique, traduisait la notion de “native farms”, encore très prégnante à cette époque. Les deux expressions ne sont plus guère utilisées aujourd’hui, à juste titre.
  4. Ce terme controversé est employé ici avec toute la charge idéologique dont il est traditionnellement porteur (voir récemment M. Reddé, “La Romanisation dans le nord et l’Est de la Gaule : quelques stéréotypes à la lumière d’études archéologiques récentes”, in : H. Ménard et R. Plana-Mallart (éd.), Contacts de cultures, constructions identitaires et stéréotypes dans l’espace méditerranéen antique, PUM, Montpellier, 2013, p. 117-128).
  5.  La bibliographie sur cette question est immense et nous nous limiterons à deux ouvrages fondamentaux : A. Carandini (éd.), Settefinestre : una villa schiavistica nell’Etruria romana, Modène, 1985 ; Du latifundium au latifundo : un héritage de Rome, une création médiévale ou moderne ?, Actes de la table ronde internationale du CNRS organisée à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III les 17-19 décembre 1992, Talence, 1995. Pour de nouvelles approches, prenant désormais en compte les petits établissements, voir l’exemple de la vallée du Tibre dans H. Goodchild, “GIS Models of Roman Agricultural Production”, in : A. Bowman et A. Wilson, The Roman Agricultural Economy. Organization, Investment and Production, Oxford, 2013, p. 55-83.
  6. P. Fabia, La Table claudienne de Lyon, Lyon, 1929, l. 71.
  7. P. Gros, L’architecture romaine : du début du IIIe siècle av. J.-C. à la fin du Haut-Empire. 2. Maisons, palais, villas et tombeaux, Paris, 2001.
  8. Voir principalement N. Roymans, D. Habermehl, Villa Landscapes in the Roman North. Economy, Culture and Lifestyles, Amsterdam Archaeological Studies 17, Amsterdam, 2011.
  9. R. Hingley, Rural Settlement in Roman Britain, Londres, 1989, p. 11-12. Pour une mise au point récente sur la Gaule du nord, M. Reddé, “Grands et petits établissements ruraux dans le nord-est de la Gaule romaine : réflexions critiques”, REA, 117-2, 2015, p. 575-612.
  10. J. Taylor, An Atlas of Roman rural settlement in England, CBA Research Report 151, 2007.
  11. W. Scheidel, I. Morris, R. Saller, The Cambridge Economic history of the Graeco-Roman World, Cambridge, 2007. Pour une approche sensiblement différente, voir désormais A. Bowman, A. Wilson, The Roman Agricultural Economy. Organization, Investment and Production, Oxford, 2013.
  12. D. Kehoe, “Production”, in : Scheidel et al. 2013 (note 11), p. 543-569.
  13. Tacite, Histoires, 5.23. Sur ce point, voir M. Reddé, “Ut eo terrore commeatus Gallia aduentantes interciperentur (Tacite, Hist., 5.23). La Gaule intérieure et le ravitaillement de l’armée du Rhin”, REA, 113, 2011-2, p. 489-509.
  14. Pour le site en ligne, voir archaeologydataservice.ac.uk/archives/view/romangl/query.cfm. Pour l’exposé des prémisses, voir M. Fulford et N. Holbrook, “Assessing the Contribution of Commercial Archaeology to the Study of the Roman Period in England, 1990-2004”, Antiquaries Journal, 91, 2011, p. 323-345. On verra pour une synthèse récente A. Smith, M. Allen, T. Brindle, M. Fulford, The Rural Settlement of Roman Britain, Britannia Monograph 29, 2016. 
  15. Le projet est financé par l’European Research Council (ERC Advanced Grant, Rurland, Support for Frontier Research 2013 (ERC- 2013-ADG). “Rurland” est l’acronyme de “Rural Landscape in North-Eastern Roman Gaul”. Le projet initial (en anglais) peut être consulté en ligne sur le blog http://rurland.hypotheses.org
  16. P. Veyne, “La Table des Ligures Baebiani et l’institution alimentaire de Trajan”, Mélanges d’archéologie et d’histoire (= MEFRA), 69, 1957, p. 81-135, sc. p. 117.
  17. Voir par exemple P. Leveau, P. Gros, F. Trément, “La recherche sur les élites gallo-romaines et le problème de la villa”, in : A. Antoine, Campagnes de l’Ouest, Stratigraphies et relations sociales dans l’histoire, Rennes, 1999, p. 287-302. 
  18. Voir par exemple P. Gros, L’architecture romaine, op. cit. p. 265-270. Sur le phénomène culturel de la villa républicaine en Italie, voir désormais J. A. Becker, N. Terrenato (éd.), Roman Republican Villas, Architecture, Context and Ideology, Ann Arbor, 2012.
  19.  Traduction Charles Guiraud, CUF, 1997.
  20. Ep., 3.19. Cette situation trouve un écho saisissant dans un passage quasiment contemporain d’Hygin le Gromaticien (3.20) à propos des controverses qui surgissent entre particuliers : “En outre, les propriétaires de plusieurs domaines (fundi) contigus peuvent rattacher leurs terres, par exemple deux, trois à une seule villa tout en laissant les bornes qui limitaient chacune de ces terres ; une fois abandonnées les autres villae à l’exception de celle à qui les terres ont été rattachées, les voisins, qui n’ont pas assez de leurs propres terres, enlèvent les bornes qui limitent leur propre possession, et revendiquent celles qui marquent les limites entre les domaines qui appartiennent désormais à un seul propriétaire. Cela aussi devra faire l’objet d’un examen” (trad. J.-Y. Guillaumin, CUF, modifiée). Les archéologues s’interrogent très souvent sur l’abandon parfois brutal et précoce d’un complexe agricole : le texte ci-dessus peut fournir, dans certains cas, une grille de lecture. 
  21.  Voir par exemple l’édition de N. Criniti, La “tabula alimentaria” di Veleia, Parme, 1991.
  22. Veyne 1957 (note 16), p. 117.
  23.  Voir en particulier D. Kehoe, “Allocation of Risk and Investment on the estates of Pliny the Younger,” Chiron, 18, 1988, p. 15-42.
  24. Mais est-ce par an ou pour la durée du bail (5 ans) ?
  25. Rappelons à titre de comparaison qu’un centurion légionnaire touche, sous Domitien, une solde annuelle de 4 500 deniers, soit 18 000 HS (Voir M. A. Speidel, “Roman army payscales revisited: responses and answers”, in : M. Reddé (éd.), De l’or pour les braves ! Soldes, armées et circulation monétaire dans le monde romain, Ausonius Scripta Antiqua 69, Bordeaux, 2014, p. 53-61, [en ligne] https://ressources.una-editions.fr/s/fAJpBKPtSZBWW9o [consulté le 28/08/22].
  26. Voir par exemple le compte rendu de D. Kehoe (“The sources for Roman farm tenancy”, JRA, 9, 1996, p. 389-394) sur l’ouvrage de W. Scheidel, Grundpacht und Lohnarbeit in der Landwirtschaft des römischen Italien, Francfort-sur-le-Main, 1994. Le débat avait déjà été profondément renouvelé par le livre de P. W. De Neeve, Colonus: private farm-tenancy in Roman Italy during the Republic and the early Principate, Amsterdam, 1984 ; pour une vision élargie de la question et une reconsidération des sources antiques sur la petite exploitation, voir désormais D. Kehoe, Law and rural economy in the Roman Empire, Ann Arbor, 2007.
  27. M. Le Glay, “La Gaule romanisée”, in : G. Duby et A. Wallon (éd.), Histoire de la France rurale 1, Paris, 1982, p. 299.
  28. De Neewe 1984 (note 26).
  29. Nous ne pouvons, par exemple, intégrer à notre réflexion la persistance éventuelle de “coutumes” protohistoriques locales que nous ignorons complétement et qui peuvent n’être pas conformes au droit romain strict. On perçoit d’ailleurs l’existence de telles différences entre des régions comme l’Afrique et l’Asie Mineure ou l’Égypte, mieux documentées par les textes épigraphiques. Pour la Gaule chevelue, on peut supposer que, dans les décennies qui ont suivi la conquête et sans doute jusque vers le milieu du Ier siècle ap. J.-C., voire plus tard, la structure foncière et l’ensemble des relations socio-économiques qui régissaient l’exploitation de la terre à l’époque protohistorique n’ont pas été radicalement modifiés partout et de manière subite. On ignore en fait l’ampleur et le rythme des changements qui ont affecté la province après la conquête, notamment dans le régime foncier et la propriété effective du sol, sans parler du droit éminent de Rome sur la terre provinciale.
  30. V. Weber, “Die Kolonen in Italien und den westlichen Provinzen des römischen Reiches nach den Inschriften”, in : K.-P. Johne (éd.), Die Kolonen in Italien und den westlichen Provinzen des Römischen Reiches. Eine Untersuchung der literarischen, juristischen und epigraphischen Quellen vom 2. Jahrhundert v.u.Z. bis zu den Severern, Berlin, 1983, p. 281-283. M. Dondin-Payre a réévalué récemment le dossier épigraphique complexe des saltus et des saltuarii dans une annexe critique à l’article de M. Dondin-Payre, H. Chew, avec la collaboration de B. Mille, “Un saltuarius dévôt de Jupiter Optimus Maximus dans le Mâconnais” Gallia, 67-2, 2010, p. 69-98.
  31. C’est le cas par exemple à Mayen (Palatinat), où l’on observe l’imbrication 1- de zones d’extraction du basalte, qui fournissent des meules exportées dans tout l’Empire, 2- de villae dont certaines sont directement implantées sur les coulées volcaniques qu’elles semblent exploiter directement, alors que d’autres paraissent plus directement vouées à l’agriculture, 3- d’agglomérations d’artisans consacrant leur activité à la production céramique. L’ensemble appartient probablement à un saltus impérial qui n’est pourtant jamais explicitement attesté par les textes. Voir M. Grünewald, S. Wenzel, Römische Landnutzung in der Eifel. Neue Ausgrabungen und ForschungenTagung in Mayen, vom 3. bis zum 6. November 2011, Mayence, 2012.
  32.  Voir les bonnes réflexions de K. Greene, The Archaeology of the Roman Economy, Berkeley-Los Angeles, 1990, p. 90-97.
  33.  On se reportera dans la suite du texte à la fig. 1 pour la localisation des noms géographiques mentionnés dans le texte.
  34. Voir par exemple P. Ouzoulias, “Place et rôle de la petite exploitation dans la Gaule romaine : un débat en cours”, Revue archéologique, 2009, 47-1, Bulletin de la SFAC, p. 149-154, notamment à propos des petits établissements fouillés dans l’emprise de l’aéroport d’Albert (fouilles Inrap menées par L. Duvette), au cœur de la zone des villas, mais qui avaient échappé à la détection aérienne.
  35. S. Van der Leeuw, F. Favory, J.-L. Fiches (dir.), Archéologie et systèmes socio-environnementaux : études multiscalaires sur la vallée du Rhône dans le programme Archaeomedes, Paris, 2003. 
  36. Pour une critique argumentée de la méthode, voir P. Ouzoulias, “Les campagnes romaines : quelle spatialité ? Retour sur l’expérience d’Archaeomedes”, in : V. Charpentier et C. Marcigny (éd.), Des hommes aux champs : pour une archéologie des espaces ruraux du Néolithique au Moyen-Âge. Table ronde, Caen, 8-9 octobre 2008, Rennes, 2012, p. 131-156.
  37. Les prescriptions actuelles, en archéologie préventive, tendent de toute manière à privilégier les surfaces bâties au détriment du “hors site” (fossés, parcellaires, mares etc.), même dans le cadre de décapages très vastes, le plus souvent pour des raisons financières. 
  38. Tous les chercheurs (ou presque) s’accordent à le penser et tous utilisent, selon leur propre typologie, ce critère essentiel, mais la diversité des approches régionales n’en rend pas la comparaison aisée. On trouvera une bonne analyse (critique mais positive) des critères de caractérisation de l’habitat rural et des approches statistiques dans F. Bertoncello, “Villa/Vicus : de la forme de l’habitat aux réseaux de peuplement”, RAN, 35, 2002, p. 39-58, notamment. Je ne saurais citer ici la bibliographie considérable consacrée à cette question.
  39. Pour le nord de la Gaule, l’excellente thèse de C. Gandini, Des campagnes gauloises aux campagnes de l’Antiquité tardive : la dynamique de l’habitat rural dans la cité des Bituriges Cubes (IIe s. av. J.-C. – VIIs. ap. J.-C.), Tours, 2008, en particulier p. 246-254 prend ainsi en considération sept niveaux hiérarchiques selon des descripteurs formels qui s’appuient à la fois sur la superficie des établissements, leur degré apparent de richesse, évalué en fonction de leur architecture et de leur mobilier, leur durée de vie. Niveau 1 : grosses villae à caractère résidentiel marqué ; niveau 2 : grandes villae ; niveau 3 : villae moyennes à petites ; niveau 4 : fermes grandes à petites édifiées “à la romaine” ; niveau 5 : fermes en terre et en bois ; niveau 6 : petites fermes ou bâtiments agricoles ; niveau 7 : établissement à vocation artisanale. L’auteure en étudie ensuite la répartition spatiale. On constate toutefois, en étudiant de près cette classification, qu’elle mêle des critères hétérogènes qui sont tantôt liés à la surface (qui n’est pas toujours connue), ou au type de construction par exemple.
  40. P. Van Ossel, A. Defgnée, Champion, Hamois. Une villa romaine chez les Condruses : archéologie, environnement et économie d’une exploitation agricole antique de la Moyenne Belgique, Namur, 2001.
  41. F. Malrain, V. Matterne, P. Méniel, Les paysans Gaulois (IIIe siècle – 52 av. J.-C.), Paris, 2002.
  42. F. Lemaire (éd.), À l’origine de la villa romaine : l’exemple du site exceptionnel du “Fond de la Commanderie” à Conchil-le-Temple (Pas-de-Calais) ; espace funéraire et atelier saunier ; habitat du haut Moyen Âge, Berck-sur-Mer, 2012.
  43. S. Fichtl, “La villa gallo-romaine, un modèle gaulois ? Réflexions sur un plan canonique”, in : S. Grunwald, J.K. Koch, D. Mölders et al. (dir.), ARTeFACT. Festschrift für Sabine Rickhoff zum 65. Geburtstag. Universitätsforschungen zur prähistorischen Archäologie 171, Bonn, 2009, p. 439-448 ; Id., “Die gallische Villa von Batilly-en-Gâtinais (Loiret) und die Frage nach dem Ursprung der grossen villae ‘à pavillons multiples aligné’s“, Alemanisches Jahrbuch,2012, p. 127-142.
  44. A. Ferdière, C. Gandini, P. Nouvel, J.-L. Collart, “Les grandes villae ‘à pavillons multiples alignés’ dans les provinces des Gaules et des Germanies : répartition, origine et fonction”, RAE, 59-2, p. 357-446.
  45. F. Sărățeanu-Müller, “The Roman villa complex of Rheinheim, Germany”, in : N. Roymans, D. Habermehl (éd.), Villa Landscapes in the Roman North. Economy, Culture and Lifestyles, Amsterdam Archaeological Studies 17, 2011, p. 301-315.
  46. D. Habermehl, Settling in a Changing World, Amsterdam Archaeological Studies 19, 2013, p. 46.
  47. Voir sur ce sujet les bonnes réflexions de K. Jeneson, “From finds to villas: reconstructing the Roman villa landscapes between Tongres and Cologne”, in : M. Reddé (éd.), Méthodes d’analyse des différents paysages ruraux dans le nord-est de la Gaule romaine. Études comparées (hiérarchisation des exploitations ; potentialités agronomiques des sols; systèmes de production, systèmes sociaux), Actes du séminaire du programme européen Rurland, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01253470, p. 183-198. L’auteure a bien montré que la société de cette riche région agricole, occupée exclusivement par un semis dense de très petites villae, était loin d’atteindre le niveau de richesse économique que l’on associe généralement à ce type d’exploitation. On ignore en revanche largement à quoi pouvaient ressembler l’habitat des colons sur les terres centuriées de la colonie romaine d’Orange, pourtant bien localisées topographiquement ; voir sur ce point F. Favory, C. Jung, B. Ode, T. Odiot, “La vie agraire” in : F. Favory (éd.), Le Tricastin romain : évolution d’un paysage centurié, Drôme, Vaucluse, Lyon, ALPARA, coll. Documents d’archéologie en Rhône-Alpes et en Auvergne, 2013, vol. 1/, p. 93‑166.
  48. J. T. Smith, Roman Villas. A study in social structure, New York, 1997, sc. p. 295-300.
  49. M. Rind, Die römische Villa als Indikator Wirtschafts-und Gesellschaftstrukturen, Archaeopress Roman Archaeology 10, Oxford, 2015, notamment p. 130-131.
  50. Van Ossel, Defgnée 2001 (note 40), p. 98-120.
  51. C. Ebnöther, Der römische Gutshof in Dietikon, Monographien der Kantonsarcharchäologie Zurich 25, 1995. 
  52. C. Schucany, Die römische Villa von Biberist-Spitalhof / SO. (Grabungen 1982, 1983, 1986-1989). Untersuchungen im Wirtschaftsteil und Überlegungen zum Umland, Remshalden, 2006. 
  53. K. Boulanger, S. Cocquerelle, “Identification des espaces de production, de transformation et de stockage au sein de la pars rustica de la villa gallo-romaine de Damblain”, in : F. Trément (éd.), Produire, transformer et stocker dans les campagnes des Gaules romaines. Problèmes d’interprétation fonctionnelle et économique des bâtiments d’exploitation et des structures de production agro-pastorale, Actes du XIe Colloque de l’Association d’étude du monde rural gallo-romain – AGER, (Clermont-Ferrand, 11-13 juin 2014), Aquitania Suppl. 38, Bordeaux, 2017.
  54. D. Bayard, N. Buchez, P. Depaepe, “Quinze ans d’archéologie préventive sur les grands tracés linéaires en Picardie”, RAP, 2014, 3-4, notamment p. 126-129.
  55. Ci-dessus et note 10. 
  56. Cette tendance à assimiler la situation passée avec celle du présent en postulant l’existence d’une agriculture à fort rendement menée par de grands propriétaires terriens, romains ou romanisés, habitant de vastes et luxueux palais campagnards, est pernicieuse et fausse le raisonnement. Pour la Somme, terre de villae romaines “par excellence”, une enquête préfectorale de 1840 montre que la superficie consacrée aux céréales n’était alors que de 44 %, dont seulement 23,9 % pour le froment. Compte tenu de l’évolution des productions depuis l’Antiquité, cette statistique ne plaide certainement pas pour une image sans nuance à l’époque romaine. La Somme n’était d’ailleurs pas, à l’échelle de la France du milieu du XIXe siècle, le département où le froment occupait la plus grande surface des terres cultivables, même si le rendement y était plutôt bon. La proportion des prairies artificielles y était en revanche importante (enquête menée par P. Ouzoulias dans le cadre du programme Rurland).
  57. N. Fouillet, G. Morillon, avec la collaboration de M. Poux, “Les greniers maçonnés ruraux antiques à plancher surélevé dans les provinces des Gaules et des Germanie”, in : Trément 2017 (note 53) ; A. Ferdière, C. Gandini, P. Nouvel, “Les granges de plan carré à porche entre deux pavillons, un édifice utilitaire pluri-fonctionnel emblématique de la Gaule centrale”, ibid. ; A. Ferdière, “Interprétation fonctionnelle des bâtiments et structures dans les parties productives des établissements agro-pastoraux des Gaules : historiographie et questions méthodologiques,” ibid. ; M. Poux, A. Borlenghi, N. Fouillet, G. Morillon, “Le granarium des Buissières à Panossas : contribution à l’étude des réseaux d’entrepôts de grande capacité dans les Gaules et les Germanies (Ier-IIIe s. ap. J.-C.)”, ibid., ont montré à juste titre l’importance de ces grands horrea au sein des domaines ruraux, même si l’interprétation historique que proposent les auteurs reste, à mon sens, hautement spéculative. Pour une synthèse récente, voir désormais A. Ferdière, “Essai de typologie des greniers ruraux de Gaule du Nord”, RACF, 54, 2015, https://journals.openedition.org/racf/2294. Pour une bonne analyse de ces problèmes dans les villae de Germanie, voir notamment L. Blöck, “Die Erweiterung der Getreidespeicherkapazitäten der Axialhofvilla Heitersheim in ihrer 4. Bauperiode – Binnenkolonisation oder Konzentrationsprozesse im ländlichen Raum im ausgehenden 2. Jahrhundert n. Chr.? Ein Modell zur Berechnung von Getreideanbauflächen anhand der Speicherkapazität römischer horrea”, Alemannisches Jahrbuch, 59-60, 2011/2012, p. 81-112. Sur la question du stockage dans les villae italiennes de la fin de l’époque républicaine, voir l’article récent de A. Van Oyen, “The moral architecture of villa storage in Italy in the 1st. c. B.C.”, JRA, 28, 2015, p. 97-123, avec un utile catalogue.
  58. Habermehl 2013 (note 46), p. 149.
  59.  Si les études sur les installations agricoles de l’âge du Fer ne manquent pas (voir notamment F. Gransar, “L’apport de l’étude du stockage à la reconstitution des systèmes agro-alimentaires de l’âge du Fer en France septentrionale”, in : P.C. Anderson, L. S. Cummings, T. K. Schippers (dir.), Le traitement des récoltes : un regard sur la diversité du néolithique au présent, Actes des XXIIIe Rencontres internationales d’Antibes, 17-19 octobre 2002, p. 201-217), celles sur l’époque romaine ont plutôt concerné soit les sites militaires, soit le monde urbain, Rome et Ostie en particulier, et une bonne comparaison entre les deux types de système fait défaut. 
  60. Pour une synthèse, en dernier lieu, V. Zech-Matterne, J. Wiethold, B. Pradat, avec la collab. de F. Toulemonde, “L’essor des blés nus en France septentrionale : systèmes de culture et commerce céréalier autour de la conquête césarienne et dans les siècles qui suivent”, in : X. Deru, R. Gonzalez-Villaescusa (éd.), Consommer dans les campagnes de la Gaule romaineActes du Xe congrès de l’Association AGER, Revue du Nord Hors-série coll. art et archéologie 21, 2014, p. 23-50.
  61. Il s’agit évidemment d’une évaluation sur la pédologie actuelle, qui peut avoir sensiblement évolué depuis l’Antiquité, mais ce facteur de variation potentielle nous échappe. Voir Van Ossel, Defgnée 2001 (note 40), p. 35-37.
  62. Les fouilles extensives des zones de lignite (Braunkohlenrevier) ont touché de manière systématique des secteurs entiers de plusieurs dizaines de kilomètres carrés. Elles ont ainsi offert une vision pratiquement exhaustive de l’occupation du sol sur d’énormes surfaces, avant l’extraction à ciel ouvert de la lignite. Les établissements concernés portent un nom de secteur (en l’espèce Hambach) et un numéro d’ordre. Pour une vue globale, J. Kunow (éd.), Braunkohlenarchäologie im Rheinland. Entwicklung von Kultur, Umwelt und Landschaft. Kolloquium der Stiftung zur Förderung der Archäologie im rheinischen Braunkohlenrevier in Brauweiler, vom 5.-6. oktober 2006, Materialen zur Bodendenkmalpflege im Rheinland 21, 2006.
  63. B. Hallmann-Preuss, “Die Villa Rustica Hambach 59. Eine Grabung im rheinischen Braunkohlenrevier”, Saalburg Jahrb., 2002-2003, p. 283-535, sc. p. 395-398. 
  64. W. Gaitzsch, “Grundformen römischer Landsiedlungen im Westen der CCAA”, Bonner Jahrb., 186, 1986, p. 399-427.
  65. F. Malrain, V. Matterne, P. Méniel, Les paysans Gaulois (IIIe siècle-52 av. J.C.), Paris, 2002. L’analyse a été reprise par F. Malrain, D. Maréchal, “Espaces ruraux dans la moyenne vallée de l’Oise. Limites et perspectives”, in : Carpentier, Marcigny 2012 (note 36), p. 361-384.
  66.  Dans un grenier, les céréales doivent être remuées régulièrement pour se conserver et ne pas s’échauffer, ce qu’une couche épaisse n’autorise pas. 
  67.  Littéralement les “districts des mines de lignite à ciel ouvert” situés entre Cologne et Maastricht sur le piémont nord de l’Eifel et recouverts d’une épaisse zone de loess fertiles.
  68. J.-L. Brunaux, P. Méniel, La résidence aristocratique de Montmartin (Oise) du IIIe au IIe siècle av. J.-C., DAF 64, Paris, 1997 ; Malrain, Matterne, Méniel, 2002 (note 65; Y. Menez, Le Camp de Saint-Symphorien à Paule (Côtes-d’Armor) et les résidences de l’aristocratie du second âge du Fer en France septentrionale, thèse de l’Université de Paris 1, 2009. 
  69. S. Fichtl, “À propos des résidences aristocratiques de la fin de l’âge du Fer : l’exemple de quelques sites du Loiret”, in : S. Krausz, A. Colin, K. Gruel, I. Ralston, T. Dechezleprêtre, L’âge du Fer en Europe. Mélanges offerts à Olivier Buchsenschutz, Bordeaux, 2013, p. 329-343, [en ligne] https://una-editions.fr/l-age-du-fer-en-europe [consulté le 22/08/22].
  70. On soulignera, de ce point de vue, l’utilité de la chronique consacrée au monde rural par A. Ferdière dans la Revue archéologique du Centre de la France qui aborde sous plusieurs aspects nombre des questions évoquées dans ces pages.
  71. C’est l’un des objectifs du programme Rurland qui a initié une étude spécifique sur la fertilisation des sols : voir M. Aguilera, V. Zech-Matterne, S. Lepetz, M. Balasse, “Crop fertility conditions in north-eastern Gaul during the La Tène and Roman periods: A combined stable isotope analysis of archaeobotanical and archaeozoological remains”, Environmental Archaeology, 1-15, http://dx.doi.org/10.1080/14614103.2017.1291563 ; pour une étude préliminaire, voir M. Aguilera, M. Balasse, S. Lepetz, V. Zech-Materne, “Fertilisation des sols de culture par les fumiers et rôle potentiel des céréales dans l’affouragement du bétail : l’éclairage des analyses isotopiques sur restes carpologiques et archéozoologiques”, in : M. Reddé (éd.), Méthodes d’analyse des différents paysages ruraux dans le nord-est de la Gaule romaine. Études comparées (hiérarchisation des exploitations ; potentialités agronomiques des sols; systèmes de production, systèmes sociaux), Actes du séminaire du programme européen Rurland, on line, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01253470, p. 41-46.
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EAN html : 9782356134899
ISBN html : 978-2-35613-489-9
ISBN pdf : 978-2-35613-490-5
ISSN : 2827-1912
Posté le 23/12/2022
29 p.
Code CLIL : 4117; 3385
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Comment citer

Reddé, Michel, “40. ‘Fermes’ et ‘villae’ romaines en Gaule Chevelue : la difficile confrontation des sources classiques et des données archéologiques”, in : Reddé, Michel, Legiones, provincias, classes… Morceaux choisis, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 3, 2022, 571-600, [en ligne] https://una-editions.fr/40-fermes-et-villae-romaines-en-gaule [consulté le 29/12/2022].
10.46608/basic3.9782356134899.46
Illustration de couverture • Première• La porte nord du camp C d'Alésia, sur la montagne de Bussy en 1994 (fouille Ph. Barral / J. Bénard) (cliché R. Goguey) ;
Quatrième• Le site de Douch, dans l'oasis de Khargeh (Égypte) (cliché M. Reddé, 2012)
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