L’enseignement de l’archéologie y reposait sur quatre professeurs, respectivement responsables de la Grèce, de Rome, de Byzance, et de l’histoire de l’art et archéologie du Moyen Âge – sans compter les enseignements de l’histoire de l’art “moderne” (c’est-à-dire à compter de la Renaissance) et de l’art “contemporain”, c’est-à-dire le XXe s. ; des enseignants extérieurs venaient compléter ce programme, comme en archéologie orientale par exemple. Le directeur de cet institut était alors l’helléniste Pierre Demargne. Que l’histoire de l’art soit mentionnée en premier, en dépit de l’alphabet, dans l’intitulé dudit institut était significatif : l’archéologie elle-même, telle qu’elle était enseignée et conçue, était orientée pour l’essentiel vers l’étude des œuvres d’art du passé (temples, statues, vases), vision pas entièrement innocente puisqu’elle supposait implicitement que seules les productions de prestige reflétant et célébrant l’ordre social étaient dignes d’intérêt. Aucun enseignement de méthode, voire de terrain, pas plus que de chantier-école, n’était prévu.
Je souhaitais moi-même m’orienter vers l’École d’Athènes et avait commencé, dès la rentrée universitaire de l’automne 1967, à en préparer le concours, dans le cadre d’enseignements qui réunissaient les spécialistes les plus éminents de l’époque, comme Roland Martin pour l’architecture, Pierre Devambez pour la céramique, Louis Robert pour l’épigraphie, etc. Cette préparation s’avéra très décevante, d’une grande pauvreté intellectuelle et tournée uniquement vers l’histoire de l’art, qu’il s’agisse de la sculpture, de l’architecture ou de la céramique. J’avais été frappé de ce que Pierre Demargne nous ait déconseillé d’apprendre le grec moderne, langue du pays où nous étions censés aller travailler : nous risquerions de faire des fautes à l’agrégation de lettres classiques, passage alors obligé pour ce concours ! Ayant lu à l’époque les livres de Gordon Childe sur la protohistoire du Proche-Orient et de l’Europe, je cherchai qui pouvait bien à Paris s’occuper de cette matière. Pierre Devambez m’orienta vers Jean Deshayes, professeur d’archéologie orientale à Lyon, mais qui enseignait aussi à l’Institut d’Art et menait une fouille néolithique en Grèce. Il était passé par l’École d’Athènes puis l’Institut français de Beyrouth dont le directeur Henri Seyrig, par sa vision moderne et unitaire de l’archéologie, eut une influence profonde sur toute une génération, et notamment Jean Deshayes et Jean-Claude Gardin1.
Deshayes m’accueillit très favorablement, estimant qu’il y avait “une place à prendre” en France dans ce domaine de recherche, et me dessina un programme. J’allai suivre en particulier les enseignements d’André Leroi-Gourhan au Musée de l’Homme (il y avait détourné une chaire d’ethnologie de la Sorbonne, la transformant en “ethnologie préhistorique”) et de Paul Courbin à l’École Pratique des Hautes Études. Ce dernier avait milité avec vigueur dès les années 1950, lorsqu’il était secrétaire de l’École française d’Athènes, pour la mise en œuvre de méthodes de fouilles stratigraphiques rigoureuses, destinées à remplacer les dégagements approximatifs qui avaient cours jusqu’alors. Il avait pu observer de telles fouilles stratigraphiques sur le site de Lerne, fouillé par l’archéologue américain Caskey, mais l’essentiel de sa formation provint du livre de Mortimer Wheeler, Archaeology from the Earth, que lui fit connaître l’orientaliste Bernard Groslier et qu’il fit immédiatement acheter par l’École – avant de le faire traduire bien plus tard en 1989. L’archéologie française en Grèce en était profondément divisée et des rancunes tenaces s’y enracinèrent durablement, l’opposition à Courbin étant menée à l’Institut de France par l’épigraphiste Louis Robert, qui prononça à ce sujet quelques paroles inoubliables2. Courbin avait publié en 1961 un ouvrage méthodologique collectif, Études archéologiques, qui avait rassemblé ce que l’archéologie française comptait alors d’esprits novateurs, dont Jean Deshayes et André Leroi-Gourhan, entre autres. Deshayes me recommanda aussi auprès de son ami, l’archéologue tchèque Bohumil Soudsky, qui dirigeait alors les très importantes fouilles du site néolithique de Bylany, où il avait expérimenté, sans doute l’un des tout premiers au monde, d’une part les décapages mécaniques dès les années 1950, d’autre part le traitement informatisé des données dès le début des années 1960. Je me rendis donc à Bylany l’été suivant, où je pus assister en direct le 21 août 1968 à l’entrée des chars russes en Tchécoslovaquie.
Le mai 68 de l’archéologie
Entre temps avait éclaté en France le mouvement de mai 1968. Il s’était accompagné, outre sa signification politique et culturelle, d’une intense remise en cause de l’enseignement universitaire traditionnel. Dans toutes les universités occupées siégeaient en permanence des commissions de réflexion, que ce soit au niveau le plus général (concevoir des universités pluridisciplinaires, un contrôle continu des connaissances, un rôle moins important des cours magistraux, une initiation à la recherche en équipe, etc.) comme au niveau de chacune des disciplines. C’est ainsi qu’à l’Institut d’Art et d’Archéologie une commission d’étudiants, animée notamment par Alain Schnapp, réfléchissait à l’idée d’un grand institut national d’archéologie, et à des enseignements d’archéologie beaucoup plus complets. La même année, un rapport de Henri Seyrig, personnalité marquante évoquée plus haut, fut rédigé dans le même sens.
Dans tous les cas, l’université souffrait d’un manque de moyens et d’encadrement, si bien qu’à la rentrée de l’automne 1968, puis de l’automne 1969, de jeunes enseignants furent massivement recrutés sur des postes d’assistants. De fait, le gouvernement gaulliste, qui avait été totalement débordé par un mouvement auquel il n’avait rien compris, tâchait de manier à tâtons à la fois la carotte et le bâton. Pour ce dernier, on créait un corps de vigiles dans les universités, on goudronnait les rues du Quartier Latin pour que l’on n’en puisse plus extraire les pavés (!), on emprisonnait les militants politiques. Pour la carotte, on construisait dans le bois de Vincennes l’Université expérimentale de Paris VIII (elle sera plus tard transférée à Saint-Denis), on créait de nombreux postes, on attribuait de l’argent pour des contrats de recherche dans les sciences humaines.
C’est ainsi que toute une série d’étudiants en maîtrise, dont aucun n’avait sa thèse et qui n’étaient guère plus âgés que ceux à qui ils devaient enseigner, se retrouvèrent recrutés comme assistants à l’Institut d’Art, dont Alain Schnapp, Olivier Buchsenschutz, Jean Chapelot, Françoise Dumasy, entre autres. Je serai recruté moi-même comme chargé de cours à l’automne 1969, puis comme assistant l’année suivante. Presque tout était à inventer. Si Pierre Demargne dirigeait l’institution avec une souriante bonhommie, il avait évidemment une conception très traditionnelle de l’archéologie. En revanche Jean Deshayes, entre temps devenu titulaire de la nouvelle chaire d’archéologie orientale à l’Institut d’Art et qui lui succéda comme directeur, avait une vision beaucoup plus novatrice de l’archéologie. Entouré de cette jeune garde d’assistants fraîchement recrutés, il s’employa à moderniser l’institution, tâche facilitée par l’éclatement de la Sorbonne en plusieurs universités, la grande majorité des archéologues choisissant de rallier celle dite de Paris I. Ainsi l’Institut d’Art se trouva découpé en deux parties, l’une rattachée à Paris I (les étages impairs), l’autre à Paris IV (les étages pairs). Cette dernière s’était constituée autour de Frédéric Deloffre, spécialiste de Marivaux et Voltaire et traumatisé par Mai 1968, également l’un des fondateurs de l’Union nationale interuniversitaire (UNI), mouvement étudiant très droitier, actuellement rattaché à l’UMP. Si Paris IV se revendiquait explicitement comme une université conservatrice, Paris I regroupa un peu par défaut les autres universitaires. Néanmoins, dans le domaine de l’archéologie, il existait alors une différence entre l’approche traditionnelle de Paris IV, toujours tournée vers l’histoire de l’art, et celle de Paris I, plus anthropologique et attentive aux méthodes nouvelles – différences qui se sont en partie estompées avec le temps.
Ce nouveau département d’archéologie (“unité d’enseignement et de recherche”, puis “unité de formation et de recherche”) développa donc toute une série d’enseignements nouveaux, qu’ils soient transversaux et méthodologiques, ou bien qu’il s’agisse d’aires culturelles jusque-là absentes. Les locaux furent aussi transformés et modernisés, de nombreux bureaux et espaces de recherche créés, tandis que les précieux moulages étaient déménagés, à l’exception des plus intransportables qui ornent toujours l’escalier et certains couloirs. L’enseignement de préhistoire d’André Leroi-Gourhan, qui venait d’être élu au Collège de France, vint rejoindre cet institut rénové, avec Michel Brézillon et Yvette Taborin, tandis que furent créés l’enseignement de protohistoire européenne dont il est question ici, celui d’archéologie précolombienne avec d’abord Alberto Ruz Lhuillier et Paul Gendrop, ainsi qu’une maîtrise de conservation et restauration et, au fil des ans, les archéologies de l’Océanie, de l’Egée, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Islam, du Moyen Âge européen, etc. La fin des années 1960 et le début des années 1970 furent de toute façon marqués dans notre génération archéologique par un intense bouillonnement intellectuel, reflet local de ce qui se passait sur le plan international, notamment avec l’émergence de la New Archeology anglo-saxonne3. Le colloque “Archéologie et calculateurs”, organisé par Jean-Claude Gardin à Marseille en 1969 et où Bohumil Soudsky fit une intervention remarquée, en fut l’une des premières manifestations marquantes.
Les débuts de la Protohistoire à Paris
La création d’un enseignement de protohistoire européenne à Paris I fut donc l’une des innovations importantes du nouvel institut. Le terme de “protohistoire” fut choisi dans la mesure où l’enseignement de “préhistoire” de Leroi-Gourhan ne traitait pratiquement, jusque-là, que du paléolithique. Le terme n’avait d’ailleurs pas de définition très fixe, servant à désigner aussi bien les civilisations sans écriture contemporaines de sociétés à écriture (les Scythes ou les Celtes pour les Grecs ou les Romains), que les périodes de transition vers des sociétés à écriture, telle l’Egypte “protodynastique”. De fait, la révolution néolithique, en tant que l’une des ruptures les plus fondamentales de l’histoire humaine, inaugure bien une période radicalement nouvelle, trajectoire vers les sociétés dites historiques, c’est-à-dire maniant l’écriture. L’appellation de “préhistoire récente” pour désigner dans le Midi de la France le néolithique, sinon l’âge du Bronze, n’est guère satisfaisant. Toutefois, quarante ans après la création de notre enseignement, le terme ne s’est pas complètement imposé. Il faut s’y résigner provisoirement, comme du pullulement de dénominations hétérogènes telles que “néolithique ancien”, “néolithique récent” ou “chalcolithique”, lesquelles n’ont pas la même signification d’une région à l’autre de l’hexagone, et pas plus que dans le reste de l’Europe. En France même, terminologie allemande et terminologie française coexistent également pour les âges des Métaux, même si la première semble l’emporter peu à peu sur la seconde.
Deshayes souhaitait inviter Bohumil Soudsky comme professeur associé, et il fit créer en 1969 une charge de cours pour moi-même, transformée en poste d’assistant en 1970. Après la fin du printemps de Prague les invitations étaient cependant très malaisées, et Soudsky ne put arriver en France qu’au printemps 1971 (fig. 1 et 2). Entre temps, cours et travaux dirigés avaient commencé. J’assurai le néolithique, tandis qu’Olivier Buchsenschutz était chargé de l’âge du Fer, en liaison avec Christian Peyre, de l’École Normale Supérieure. Pour l’âge du Bronze, on avait fait appel à Jacques-Pierre Millotte, qui occupait depuis le milieu des années 1960 la chaire de protohistoire de l’université de Besançon. Elle avait été la seconde créée en France, la première l’ayant été à Strasbourg en … 1942, durant l’occupation allemande, au profit de Joachim Werner (qui avait fait ses études au lycée français de Berlin), nommé “Professor für Vor- und Frühgeschichte an der Reichsuniversität Strassburg”. Ce n’était pas un hasard, car l’archéologie académique allemande portait depuis longtemps un vif intérêt à l’archéologie de son propre territoire, alors que l’archéologie officielle française se cantonnait au bassin méditerranéen, laissant la France métropolitaine aux amateurs. La chaire de Werner fut reprise après la guerre par Jean-Jacques Hatt, sous l’intitulé d’ “antiquités nationales et rhénanes”. La proximité géographique de l’archéologie allemande permit effectivement à Strasbourg, puis à Besançon, de développer des enseignements et des recherches qui se rapprochaient des standards européens. Jean-Jacques Hatt fut l’un des introducteurs des méthodes stratigraphiques en France, notamment en archéologie urbaine. Jacques-Pierre Millotte, personnage pittoresque à l’accent franc-comtois prononcé, venu de l’enseignement secondaire et de l’archéologie bénévole, bénéficia de cette proximité. Après ses cours que nous suivions, nous continuions à l’écouter, Olivier et moi-même, nous conter au café “le Chartreux” toutes sortes d’anecdotes pittoresques sur ses collègues. Il aura en tout cas formé à Besançon toute une première génération d’archéologues professionnels.
Les terrains et la recherche
Le développement d’une discipline archéologique nouvelle devait reposer nécessairement sur trois piliers : l’enseignement universitaire, la recherche et le terrain. Le nouvel institut avait à développer des chantiers-écoles. Olivier Buchsenschutz commença ses fouilles à Levroux, qui prirent bientôt de l’ampleur – mais d’autres en parleront ici même beaucoup mieux que moi. Nous y participâmes également, Alain Schnapp, Annie Schnapp et moi-même au printemps 1971, en encadrant nos étudiants. La terre était tellement humide qu’elle collait aux seaux qu’on ne pouvait donc vider, sauf à le faire avec les mains. J’ai le souvenir d’y avoir fouillé le fond d’un puits à eau parementé gallo-romain de 7 mètres de profondeur, dans des conditions de sécurité qui horrifieraient aujourd’hui le Comité Hygiène et Sécurité de l’Inrap. Parmi les nombreux débris qui remplissaient le fond encore en eau, figuraient cinq squelettes de jeunes chiens, que François Poplin étudiera dans l’article de publication dudit puits, les identifiant comme “ces petits chiens de sang très mêlé que l’on trouve encore dans les cours de ferme. En particulier, le sujet 5 correspondrait très bien à ces roquets minuscules que l’on appelle Papillon par gentillesse”[ef_note]Buchsenschutz & Ferdière 1977.[/efn_note]. Olivier avait aussi repéré des sites néolithiques en surface, et notamment un sur la commune de Moulins sur Céphons, qui livrera bien plus tard la fameuse maison néolithique géante du site des Vaux.
Nous aurions aimé en effet mener conjointement des chantiers-écoles voisins sur des périodes différentes. Alain Schnapp et Olivier avaient également sollicité le directeur des Antiquités historiques du Languedoc pour ouvrir en Méditerranée un tel chantier ; mais en vain. Entre temps, par l’intermédiaire de Michel Brézillon, Soudsky, qui venait d’arriver à Paris, et moi-même entrâmes en contact avec Michel Boureux, archéologue départemental de l’Aisne, et nous commençâmes dès le mois de juillet 1971 nos premières fouilles dans la vallée de l’Aisne sur le site de Chassemy, puis à partir de 1972 sur celui de Cuiry-lès-Chaudardes. Nous reçûmes à partir de 1973 un important soutien financier de la part du Département de l’Aisne, et aussi de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (Dgrst, qui deviendra plus tard le ministère de la Recherche). Ce fut aussi le début de nos ennuis, l’establishment archéologique, le vénérable Conseil supérieur de la recherche archéologique en tête, étant désarçonné pêle-mêle par ces sommes jamais vues, par l’utilisation tout aussi inouïe des décapages mécaniques, par l’âge des participants et les mœurs qu’on leur prêtait, et par la personnalité de Soudsky, un étranger de surcroît. J’ai raconté ailleurs, de façon certes édulcorée, une partie de ces ennuis4, l’aventure de la vallée de l’Aisne appartenant désormais à l’historiographie5.
Ce programme devait être à l’origine purement néolithique. Toutefois, à Villeneuve-Saint-Germain, dans la banlieue de Soissons, Michel Boureux découvrit en 1973, à l’occasion de travaux fortuits, trois maisons néolithiques de type danubien, associées à une céramique un peu particulière, qui allait devenir peu après le “groupe de Villeneuve-Saint-Germain”, évolution locale du Rubané propre au Bassin parisien. Mais se surimposait aussi un site de La Tène Finale. Lorsque nous poursuivîmes les fouilles à partir de 1974 sur les parcelles avoisinantes, nous ne trouvâmes que fort peu de néolithique supplémentaire, mais découvrîmes que le site de l’âge du Fer était un oppidum de plaine majeur, que nous étudiames cependant avec conscience, de conserve avec Jean Debord, un archéologue bénévole récemment disparu. Dans le même temps, lors d’un séjour à l’université de Sarrebruck, Rolf Hachmann me proposa de reprendre le matériel de la nécropole La Tène ancienne de Pernant, fouillée en sauvetage peu de temps auparavant par un autre archéologue amateur, Gilbert Lobjois. Une partie de notre équipe s’orienta donc progressivement vers l’âge du Fer, et les sites de l’Aisne de cette période vinrent alimenter les sujets de travaux universitaires de nos étudiants.
D’autres terrains furent ouverts ensuite par Olivier Buchsenschutz outre Levroux, notamment au Mont Beuvray, à Murcens et à Bourges. À partir de 1986, le chantier néolithique de Kovacevo en Bulgarie, mené par Marion Lichardus et moi-même, constituera, au-delà de son intérêt scientifique, un chantier-école qui verra pendant vingt-cinq ans se succéder près de deux cent étudiants.
Parallèlement au terrain, il était également nécessaire de construire pour notre protohistoire des structures de recherche, alors même que la plupart d’entre nous étions des chercheurs débutants à la surface sociale fort réduite. C’était toutefois le moment où Jean-Claude Gardin, grâce à l’appui de Henri Seyrig et dans le sillage de ses propositions, construisait à partir de 1970 le projet d’un Centre de Recherches Archéologiques, embryon d’un possible institut national d’archéologie6. Ce centre, qui sera installé en 1976 à Valbonne, devait regrouper un certain nombre d’équipes “d’excellence” (comme on dirait maintenant), existantes ou à créer, des “unités de recherche archéologique” (URA). Nous envisageâmes avec Olivier d’abord d’en monter une, centrée sur l’âge du Fer, avec Vaclav Kruta, Pascal Duhamel et Jean-Paul Guillaumet, entre autres. Puis finalement, avec l’arrivée de Soudsky, se monta sous sa direction à compter de 1973 une équipe (l’URA 12) essentiellement néolithique, notamment avec Gérard Bailloud, tandis que Jacques-Pierre Millotte en montait une autre, centrée sur l’âge du Bronze et l’est de la France (l’URA 11). Olivier de son côté développa avec Christian Peyre, enseignant à l’École normale supérieure, un centre archéologique au sein de cette institution (l’URA 33), lequel prit peu à peu de l’ampleur, se dota d’une bibliothèque conséquente et fédéra progressivement d’autres équipes jusqu’à devenir l’actuelle UMR “Archéologies d’Orient et d’Occident” de l’ENS.
L’URA 12 était cependant doublée, au sein de Paris I, du “centre de recherches protohistoriques”, son versant universitaire. Ces deux formations étaient réunies dans les mêmes locaux, quelques 70 m2 du 3e étage de l’Institut d’Art, comptant deux bureaux exigus et une salle de travail, le tout éclairé seulement par une verrière, qui rendait l’été l’espace impraticable à cause de la chaleur. C’est dans cette salle que fut constituée peu à peu la bibliothèque de protohistoire, qui reçut à sa mort la bibliothèque de Soudsky offerte par sa veuve Eva Soudska, et bénéficia surtout d’un accord avec le centre de documentation du CNRS (le futur Inist) : une fois les revues indexées dans le Bulletin Signalétique de Préhistoire (aujourd’hui disparu), elles étaient mises en dépôt dans notre centre. Cette bibliothèque comptait environ 20 000 volumes quand elle vint rejoindre à la fin des années 1990 celle de la Maison de l’Archéologie de Nanterre.
De Bohumil Soudsky à Marion Lichardus
Le décès prématuré de Bohumil Soudsky en 1976, à l’âge de 54 ans, nous amena à restructurer durablement l’ensemble du dispositif de protohistoire. Son passage à Paris aura duré moins de cinq années, mais suffisamment pour marquer en profondeur la discipline, par sa personnalité et son renom international, aussi bien dans l’enseignement que dans la recherche7. Ses cours étaient aussi fascinants d’érudition, d’inventivité et d’humour, qu’ils étaient difficiles à suivre en raison de son accent tchèque et d’une pensée sinueuse, si bien que les étudiants qui venaient le rejoindre le faisaient d’abord pour son ascendant intellectuel.
Nous sollicitâmes pour le remplacer Marion Lichardus-Itten, néolithicienne suisse élève d’Emil Vogt, et épouse depuis peu de Jan Lichardus, le principal interlocuteur scientifique de Soudsky (fig. 3). Jan Lichardus avait également quitté la Tchécoslovaquie et enseignait à l’université de Sarrebruck, avec laquelle Paris I avait noué un partenariat. Marion Lichardus, bilingue par sa nationalité, dirigea donc l’enseignement de protohistoire pendant trois décennies, encadrant plusieurs dizaines de thèses et plusieurs centaines de mémoires de Maîtrise ou de DEA. Sa formation centre-européenne lui conférait à la fois les connaissances encyclopédiques et la rigueur de l’archéologie allemande, tandis que son réseau de relations scientifiques, qu’elle partageait avec Jan Lichardus, lui permettait, et lui permet toujours, d’être au fait du dernier état de la recherche archéologique en Europe8. Professeur associée, comme Soudsky, les premières années, elle obtint bientôt un poste permanent.
La direction de l’URA 12 en revanche fut reprise par Gérard Bailloud, qui avait mené longtemps ses recherches au sein du laboratoire d’André Leroi-Gourhan, avant de rejoindre notre équipe en 1973. Cette direction demandait d’ailleurs un certain courage, dans la mesure où, comme il a été rappelé plus haut, les tensions étaient vives avec une partie des préhistoriens français et du ministère de la Culture, et Bailloud l’assuma avec simplicité et détermination9. Il assura plusieurs cours, et surtout un séminaire néolithique très suivi, qu’il faisait bénéficier de ses très abondantes archives, notées sur toutes sortes de morceaux de papier apportés dans un petit sac à dos brun hors d’âge. Malgré notre demande, il ne souhaita pas le poursuivre quand il prit sa retraite à l’automne 1984. Il se retira alors à Carnac sur les terres de son épouse, Mauricette Jacq-Lerouzic, petite fille du fondateur de l’archéologie bretonne Zacharie Lerouzic, décédée en 1979, tout en poursuivant ses recherches, sur l’archéologie et sur la culture bretonne, dans la plus grande discrétion. La direction de l’équipe, dans ses dénominations successives, fut alors assurée successivement par Claude Constantin, Patrice Brun, moi-même, Anick Coudart, Stéphanie Thiébault, et actuellement Laurence Manolakakis, en tandem avec François Giligny et Ivan Praud.
L’enseignement néolithique fut renforcé à partir de 1982 par la venue de Mike Ilett, formé à Cambridge par David Clarke et John Coles, mais qui participait dès l’origine aux fouilles de la vallée de l’Aisne. D’abord assistant associé, son poste fut ensuite en 1989 transformé en emploi permanent – ses étudiants ayant même manifesté devant le ministère de l’Enseignent supérieur pour obtenir sa titularisation. Avec une professeure de tradition germanique et un assistant de tradition anglo-saxonne, nous perpétuions ainsi la vocation internationale de notre enseignement, fondé par un professeur tchèque. Par ailleurs, nous faisions régulièrement venir des intervenants extérieurs afin d’être en contact avec l’ensemble de la recherche néolithique française, souvent pour tenir un cours ou un séminaire sur l’ensemble d’un ou de deux semestres. Ainsi intervinrent par exemple Pierre Pétrequin, Alain Beeching, Serge Cassen, Julia Roussot-Laroque, Daniel Mordant, Didier Binder, etc. L’enseignement du néolithique bénéficia aussi du recrutement de François Giligny, d’abord moniteur puis assistant de recherche (ATER), ensuite maître de conférence en 1997 après un passage par l’Afan, et finalement professeur en 2009. Chargé des enseignements transversaux de méthodologie, au côté de Sander van der Leeuw présent à Paris I de 1995 à 2004, il reste néanmoins néolithicien. Enfin, pendant les sept années où j’ai quitté l’UFR pour l’Inrap, mon enseignement a été en partie assuré par Lamys Hachem, néolithicienne et archéozoologue à l’Inrap, en tant que maître de conférence associée.
Protohistoire et méthodologies
Au niveau international, la venue régulière de chercheurs étrangers a également conforté le champ des réflexions méthodologiques pour l’ensemble de l’institut. Ainsi ont été invités au fil des années, souvent pour une durée d’une année, des savants comme Robert Braidwood, Rolf Hachmann, Carl-Axel Moberg, Colin Renfrew, Ian Hodder, Bruno d’Agostino, Emanuele Greco, Ruth Tringham (fig. 4), Robert Whallon, Alain Gallay, Maurizio Tosi, Kristian Kristiansen, Michael Rowlands, Philip Kohl, Sander van der Leeuw, et bien d’autres. En parallèle, nous montâmes avec Anick Coudart, Serge Cleuziou et Pierre Lemonnier un séminaire transversal intitulé “culture matérielle”, pour permettre de confronter sur ce sujet les approches des ethnologues, des historiens et des archéologues, entre autres.
De fait, les enseignements et les recherches en protohistoire avaient toujours eu, au-delà de leurs intérêts pour les différentes aires chrono-culturelles concernées, le souci de développer des approches méthodologiques, sinon théoriques, innovantes – ce qui était assez normal aussi pour une discipline placée dès l’origine sous le patronage de Bohumil Soudsky. Les aspects pionniers du programme de la vallée de l’Aisne sont bien connus (analyse spatiale, décapages mécaniques, informatisation des données de fouille, etc.), tandis qu’au sein de l’équipe de recherche des travaux modélisateurs seront notamment poursuivis par Patrice Brun, Pascal Ruby ou Jérôme Dubouloz. Tout aussi connues sont les recherches méthodologiques pionnières d’Olivier Buchsenschutz, dans le domaine de la cartographie, du traitement des données, de l’enregistrement des données de fouilles (Arkéoplan, etc), souvent avec une grande économie de moyens. Il n’est pas inutile de rappeler que son projet initial de “carte archéologique de la France”10 rencontra d’abord les plus vives oppositions au sein du ministère de la Culture et d’une partie de l’establishment archéologique, le prétexte officiel avancé étant le risque de pillages.
Cette dimension méthodologique fut encore renforcée par une autre importante initiative d’Olivier Buchsenschutz, la création en 1990 d’un DEA (maintenant Master) d’archéologie environnementale, fédérant plusieurs institutions, dont Paris VI, Paris X et le Museum National d’Histoire Naturelle de Paris (et également, à l’origine, les universités de Montpellier et Besançon). Olivier avait en effet mesuré la difficulté à la fois d’assurer un enseignement pluridisciplinaire, mais aussi de trouver des débouchés pour les étudiants qui s’étaient lancés dans cette direction. Le paysage scientifique s’en est trouvé radicalement et durablement transformé et l’importance de l’archéologie pour la compréhension de ce qu’on appelle maintenant la “co-évolution homme / environnement” est devenue incontournable. Un premier bilan en a d’ailleurs été tiré par Sander van der Leeuw, qui prit après Olivier la responsabilité de ce Master, jusqu’à son départ en 2004 pour les États-Unis11.
Quant à l’âge du Bronze il fut enseigné, après le départ de Millotte, par Françoise Audouze, Gilles Gaucher et Claude Mordant, qui effectuaient les cours dans les différents cycles. L’un de nos étudiants, Patrice Brun, soutint une thèse sur l’âge du Bronze et rentra au CNRS en 1985. Il assura alors certains cours ou séminaires, avant d’être recruté en 2006 sur le poste de professeur de Marion Lichardus, au moment du départ en retraite de cette dernière. Ses centres d’intérêt s’étant élargis, il enseigne également en âge du Fer, assure des directions de travaux dans ce champ mais aussi des travaux de terrain, longtemps dans la vallée de l’Aisne, et plus récemment au Mont Beuvray.
L’enseignement de l’âge du Fer fut renforcé à partir de l’année 2000 par le recrutement d’un maître de conférence, Pascal Ruby, spécialiste de l’Italie protohistorique, formé à Paris I et passé par l’École française de Rome. En fait, lorsque ce poste fut enfin ouvert, la plupart des anciens étudiants de Paris I qui s’étaient spécialisés en âge du Fer avaient déjà trouvé entre temps un poste, comme Anne Colin, Anne Villard, Christine Menessier, Patrick Pion, Marie-Pierre Horard, Stephan Fichtl, Sophie Krausz, entre autres. L’intérêt de Pascal Ruby, outre sa grande compétence dans les méthodes formelles, fut aussi d’ouvrir l’âge du Fer vers d’autres pays. Il reprit toutefois au cours des années 2000, avec Ginette Auxiette, les fouilles de Villeneuve-Saint-Germain, les premières à avoir élargi le programme de la vallée de l’Aisne vers l’âge du Fer. À partir du Master, cet enseignement de l’âge du Fer poursuit ses liens avec l’École Normale Supérieure, son équipe archéologique et les séminaires qui y sont organisés. Nous en avons d’ailleurs animé en commun l’un d’entre eux pendant quelques années, Olivier et moi-même.
Un bilan ?
Au moment où la génération de 1968 part progressivement en retraite, il n’est pas inutile de tenter un bref bilan de quatre décennies de développement12. Par rapport à l’état de l’archéologie métropolitaine à l’époque, marquée par le dénuement budgétaire et les destructions massives, nous sommes sans conteste dans un autre monde. Le nombre d’archéologues professionnel a quintuplé, les moyens ont décuplé, sinon centuplé. On peut comparer par exemple les 2,5 millions (de francs) qui constituaient le budget de fonctionnement des fouilles archéologiques métropolitaines en 1974, avec le budget de l’Inrap en 2011, soit près de 170 millions (d’euros). L’enseignement et la recherche archéologiques de l’université de Paris I auront compté parmi les acteurs majeurs de ce développement. Cette université, qui compte la seule école doctorale (créée en 1990) exclusivement archéologique, continue à délivrer près de 40 % des diplômes d’archéologie en France. Et en son sein la protohistoire, du début du néolithique à la fin de l’âge du Fer, créée à partir de rien en 1969, a assurément eu une influence importante. Ses approches intellectuelles comme méthodologiques, voire techniques (les grands décapages mécaniques) ont été et sont des références. Dans le même temps, des enseignements de protohistoire ont peu à peu été créés dans d’autres universités, très souvent par d’anciens étudiants de Paris I devenus à leur tour enseignants – l’archéologie en général étant dispensée de manière conséquente dans une quinzaine d’universités françaises.
Ce serait un autre travail que de dresser le bilan détaillé et sans nul doute impressionnant des thèses soutenues, des livres publiés et des postes occupés par d’anciens étudiants de protohistoire de Paris I. Le devenir de cette discipline est cependant lié à celui de l’archéologie française dans son ensemble. Il convient de voir, en ces temps de crise, financière au moins, ce qu’il va maintenant advenir après ces décennies de forte croissance. La création en 2003, purement artificielle et idéologique, d’un secteur commercial privé pour l’archéologie préventive, est une menace grave d’éclatement à terme de la discipline, sur le modèle de ce qui s’est produit aux États-Unis avec le Cultural Ressource Management. Nous avons été nombreux à dénoncer depuis longtemps le risque toujours présent de cette archéologie à deux vitesses que connaît bien ce dernier pays, entre une recherche académique sans beaucoup de moyens et par compensation excessivement modélisatrice, et une archéologie préventive richement dotée mais fort peu productive. Seule la mobilisation continue de la profession, qui a assuré jusqu’ici son succès, pourra permettre d’éviter ce péril. Le risque d’un éclatement du CNRS, jugé de longue date comme une institution “soviétique” par la partie la plus conservatrice de la classe politique française, est un autre péril grave. Là encore, il n’est pas certain que le modèle anglo-saxon, du moins tel qu’il est souvent perçu en Europe, d’un système de recherche ne reposant que sur les seules universités et sur des contrats courts financés par des agences de moyens – soit très convainquant.
Sur le plan universitaire, tout n’est de fait pas plus rose. Le “processus de Bologne”, avec la volonté, louable en théorie, d’uniformiser les systèmes de diplômes à travers l’Europe, a apporté aussi beaucoup de contraintes bureaucratiques et beaucoup moins de souplesse. Dans le même temps, le contenu des mémoires universitaires (masters et thèses) a eu tendance à s’alléger de plus en plus, ce qui permet aux jeunes chercheurs de rentrer plus tôt sur le marché du travail, mais avec un bagage moindre.
Mais après tout la retraite, quand elle n’est pas militaire mais seulement professionnelle, est aussi l’occasion de consacrer moins de temps et d’énergie aux institutions, et beaucoup plus à la recherche. À chacun son tour !
Bibliographie
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