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Us et abus du concept
de “chaîne opératoire” en archéologie

Introduction

L’expression “chaîne opératoire” n’est pas fréquemment utilisée dans l’œuvre scientifique d’Olivier Buchsenschutz. Il a néanmoins exprimé ses vues dès 1987 dans un article intitulé “Archéologie, technologie, culture1, dans lequel il évoque l’importance des “processus techniques”, de la fonction et de la “reconstitution de la chaîne opératoire” dans l’étude de la culture matérielle. C’est pourquoi, il m’a semblé que ce sujet de la “chaîne opératoire” particulièrement porteur dans la littérature archéologique française de ces vingt dernières années, méritait d’illustrer ce recueil de Mélanges offerts à Olivier Buchsenschutz.

Une courte histoire du concept de “chaîne opératoire”

Marcel Mauss, le mythe fondateur ?

Il est souvent rappelé que Marcel Mauss est l’un des fondateurs de l’anthropologie ou ethnologie des techniques2 : “J’appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu’en ceci il n’est pas différent de l’acte magique, religieux, symbolique). Il faut qu’il soit traditionnel et efficace (souligné par Mauss). Il n’y a pas de technique et pas de transmission, s’il n’y a pas de tradition. C’est en quoi l’homme se distingue avant tout des animaux : par la transmission de ses techniques et très probablement par la transmission orale” (1936)3.

André Leroi-Gourhan et la chaîne opératoire

L’expression “chaîne opératoire” apparaît dans l’œuvre d’André Leroi-Gourhan en 1964 dans Le geste et la parole, volume 2 : La mémoire et les rythmes.

L’expression est citée (sauf erreur de ma part) dans le chapitre 7, “la libération de la mémoire” : p. 14, plusieurs fois dans un paragraphe intitulé la mémoire opératoire (p. 26), puis dans les paragraphes suivants où il distingue les chaînes opératoires machinales (p. 27-31) des chaînes opératoires périodiques ou exceptionnelles (p. 32). André Leroi-Gourhan utilise également, dans le même chapitre, les expressions “chaîne de tâches complexes” (p. 15), “processus opératoire” (p. 27), “comportement opératoire” (p. 26), “séries opératoires” (p. 32), mais ces mots là n’ont eu aucune descendance. Il faut également remarquer que l’expression “chaîne opératoire” est utilisée par André Leroi-Gourhan dans une approche anthropologique plus “cognitive” et néo-évolutionniste que technologique, qui concerne le “comportement opératoire de l’homme” (p. 33).

À ma connaissance, André Leroi-Gourhan, dans ses écrits ultérieurs, n’utilisera plus jamais cette expression, et nous ne pouvons ici que nous en étonner. Ainsi, dans le volume collectif La Préhistoire (1968), André Leroi-Gourhan n’utilise pas cette expression, notamment dans les “tableaux de morphologie descriptive” (p. 245-271) qui résultent d’une approche sémiologique innovante à l’époque des typologies, mais qui n’a malheureusement pas été reprise ensuite4. Bien plus, dit-il (p. 241), “une classification purement technologique serait concevable, mais elle serait rendue précaire par l’incertitude d’identification de la fonction des objets”. Il considère ainsi que les incertitudes sur la fonction des outils paléolithiques ne permettent pas de mettre en œuvre une technologie culturelle, au sens où ses élèves ethnologues de la tradition “Techniques et culture” vont l’entendre par la suite, puisqu’il faut comparer des outils ayant les mêmes fonctions pour y procéder. Dans le même volume, Hélène Balfet, dans son chapitre sur la terminologie céramique (p. 272-278), qui prend en compte description morphologique (B) et technique (C), ne parle pas de chaîne opératoire pour la fabrication d’une céramique.

Michel Brézillon, dans La dénomination des objets de pierre taillée (1971), n’utilise pas l’expression “chaîne opératoire” bien qu’il cite abondamment André Leroi-Gourhan. Dans la publication sur la section 36 de Pincevent5, les chapitres sur l’outillage lithique (M. Brézillon) et le débitage (Cl. Karlin), bien qu’ils soient très novateurs par l’usage qu’ils font des remontages des outils et des nucléus, ne font pas mention de l’expression “chaîne opératoire”. M. Brézillon utilise en revanche l’expression “procédé de fabrication6.

Réflexions sur l’origine de l’expression “chaîne opératoire”

André Leroi-Gourhan, dont l’appétence et la curiosité autodidacte ont toujours été le moteur de sa production scientifique, a sans doute été inspiré par des lectures dans les années 1950 qui l’ont orienté vers ce mot. Dans le second chapitre du Geste et la parole, intitulé “Le geste et le programme”, le paragraphe “Évolution des chaînes opératoires” (p. 58-60) reprend le thème, cher à Gilbert Simondon7, de “la libération technique qui conduit à une réduction de la liberté technique de l’homme” (p. 58). André Leroi-Gourhan cite en bibliographie (p. 276) la référence “Psycho-sociologie de la technicité8. Ces pistes mènent donc à Gilbert Simondon qui, depuis sa thèse de référence sur la philosophie des techniques, Du mode d’existence des objets techniques (MEOT)9, utilise le mot “schèmes opératoires” dans l’essentiel de son œuvre produite entre 1954 et 1968. Dans MEOT, Gilbert Simondon analyse l’ontogenèse de l’objet technique en définissant le processus de concrétisation par lequel il acquiert une sorte d’autonomie et une forme d’individualité. Il s’invente indépendamment des déterminations économiques historiques, sociales de tout genre. L’objet technique a néanmoins une présence et une réalité humaine qui survit en lui : “C’est de l’humain cristallisé”. Cette approche de Gilbert Simondon est à comparer avec cette phrase d’André Leroi-Gourhan tirée du Geste et la parole : “L’outil quitte précocement la main humaine pour donner naissance à la machine”10.

Mais c’est sans aucun doute Sophie Desrosiers, dans un court mais remarquable article paru en 199111, qui révèle une autre source d’André Leroi-Gourhan : Marcel Maget, alors conservateur adjoint au musée des Arts et Traditions populaires12. Dans un livre publié en 1953 : Ethnologie métropolitaine : guide d’étude directe des comportements culturels, Marcel Maget introduit les termes “chaîne de fabrication” et “opérations13. Il propose de les représenter par un diagramme de Gantt14.

Techniques et Culture

C’est en fait chez les ethnologues, élèves d’André Leroi-Gourhan (ethnologue autant que préhistorien), et non chez les préhistoriens, qu’il faut chercher la survivance de l’expression “chaîne opératoire”, après la publication unique de 1964. Robert Cresswell, ethnologue des techniques, élève d’André Leroi-Gourhan, diplômé du Centre de Formation aux Recherches Ethnologiques, constitue une équipe de recherches CNRS en 1972, sur le thème de la technologie culturelle, puis lance la revue Techniques et Culture (éditions MSH). C’est dans cette revue que l’expression “chaîne opératoire” va se perpétuer15 : “Une chaîne opératoire est une séquence de gestes techniques qui transforment une matière première en produit utilisable. Naturellement peu de processus techniques sont faits d’une seule chaîne. La manière dont sont imbriquées les chaînes est culturellement définie, ou plus exactement définit une culture particulière”16.

Les études sur l’outillage lithique

Dans les années 1950 à 1970, les équipes françaises de préhistoire produisent des études novatrices dans le domaine de l’outillage lithique : François Bordes dans le champ typologique, Georges Laplace dans le champ analytique et structural, André Leroi-Gourhan et Michel Brézillon, inspirés par Jean-Claude Gardin, dans le champ sémiologique et Jacques Tixier dans le champ expérimental et technologique. Les années 1970 voient le développement des études quantitatives appliquées à l’outillage préhistorique dans le sillage de la New Archeology17.

Cette influence se voit également dans l’œuvre d’André Leroi-Gourhan18 concernant l’outillage préhistorique mais également dans ses études sur l’art pariétal19, où la formalisation de l’inventaire des bestiaires, leur mise en fiches perforées et les corrélations qu’il en tire, lui valent d’être traité d’électronicien par André Glory et de structuraliste par les adeptes de Claude Lévi-Strauss. Fin 1975, A. Leroi-Gourhan m’avait invité à venir dans son laboratoire, et après avoir longuement discuté de l’application de l’analyse des données en Préhistoire, m’avait proposé d’étudier les séries lithiques d’Arcy-sur-Cure et notamment l’outillage sur lamelles. Le projet n’eut pas de suite, puisque je décidais d’orienter ma carrière dans l’Industrie en 1976, dès ma maîtrise soutenue20. Mais je peux certifier dans ces années 1970, l’intérêt d’André Leroi-Gourhan pour ces approches-là.

À partir des années 80, la formalisation complexe et la technicité des approches analytiques, sémiologiques et statistiques ayant rebuté la quasi-totalité des préhistoriens, ce sont les domaines de l’expérimentation et du remontage qui vont être progressivement investis. Deux laboratoires vont s’illustrer particulièrement dans cette voie : l’équipe de J. Tixier dans une approche technologique et expérimentale, qui cherche à identifier la séquence des gestes du tailleur à travers la lecture sur la pièce des vestiges laissés par les enlèvements successifs puis à les retrouver par l’expérimentation ; et l’équipe d’André Leroi-Gourhan à Pincevent, autour de Claudine Karlin et Sylvie Ploux, par l’étude systématique des remontages du débitage et de l’outillage qui va se généraliser sur tous les sites du Bassin Parisien (notamment sur l’atelier de taille magdalénien d’Étiolles21. Mais dans ces études, l’expression “chaîne opératoire” n’est pas encore utilisée. Nicole Pigeot22 utilise le mot “processus technique”.

Le retour de la “chaîne opératoire”

L’équipe d’ethnologues de Techniques et culture va “évangéliser” les archéologues, à partir des années 1980, et populariser ainsi l’expression de “chaîne opératoire”.

Le premier événement est sans doute la table ronde “Technologie culturelle” qui s’est déroulée au CNRS, à Ivry, en novembre 1982, et dont les Actes seront publiés dans le premier volume de la revue “Techniques et Culture” de 1983. L’introduction de Robert Cresswell donne le credo de la nouvelle revue, publiée par la MSH : “récolter, coder et analyser les systèmes techniques23. Se référant à Mauss24 : “L’ensemble techniques, industries, métiers, forme le système technique d’une société”, Pierre Lemonnier, son élève, annonce le programme : “L’étude des processus techniques implique le réveil des chaînes opératoires25.

Les années 1983-1984 marquent également les interventions de Pierre Lemonnier (sur les chaînes opératoires) dans le séminaire de l’Université de Paris 1 “Culture matérielle”, à l’époque animé par J.-P. Demoule. Puis, il se voit confier le cours d’ “Ethnoarchéologie”, fréquenté par les étudiants en archéologie, des paléolithiciens aux médiévistes. La lecture du manuel de Robert Cresswell26 fait alors partie des lectures recommandées. C’est dans ce contexte que se popularise l’expression de “chaîne opératoire”.

Chaîne opératoire” et pierre taillée

Une des références les plus anciennes est l’article de Daniel Cahen, Claudine Karlin, Lawrence H. Keeley et Francis Van Noten27 montrant les nouvelles voies de recherches pour sortir de l’impasse typologique : technologie, traces d’utilisation, remontages, analyse spatiale, telles qu’elles ont pu être appliquées sur les sites de Pincevent et de Meer. Pierre Pétrequin, dès 1986, parle de “chaîne opératoire complexe”, pour désigner le travail des archéologues et des différents spécialistes pour les fouilles du site néolithique de Clairvaux-les-Lacs28). Il reprendra souvent par la suite ce terme pour l’étude des procédés de fabrication des haches et herminettes d’Irian Jaya29. La profession de foi des paléolithiciens dans la chaîne opératoire est marquée par l’article fondateur de Jacques Pelegrin, Claudine Karlin et Pierre Bodu : “Chaînes opératoires : un outil pour le préhistorien30. Les tailleurs de silex et les adeptes des remontages se rejoignent pour mettre en commun leurs approches et refonder les méthodes d’étude de la pierre taillée en jetant à la poubelle la vieille typologie (ce que l’on ne regrettera pas trop), mais hélas aussi toutes les approches formelles des années 1970 (sémiologie, quantification, statistiques). Il faut également citer Pierre-Jean Texier dans un article de 1989 : “Approche expérimentale qualitative des principales chaînes opératoires d’un nouveau site acheuléen d’Afrique orientale”.

En 1991, le n°17-18 de Techniques et Culture redonne la parole aux paléolithiciens pour mesurer les progrès attendus. L’article d’Eric Boëda31 marque une différence par rapport aux autres auteurs, dans la mesure où il ne cite pas l’expression “chaîne opératoire” mais se réfère davantage à Gilbert Simondon32. Dans un article plus récent33, il approfondit ses références à Gilbert Simondon et au concept de “schème opératoire”. L’expression “chaîne opératoire” n’y est citée qu’une seule fois. C’est dans un autre article écrit en collaboration34 que l’expression est employée. Dans le même numéro de Techniques et Culture, Jean-Michel Geneste suggère d’étudier la répartition spatiale des produits de fabrication de l’objet, du gîte de matière première à l’utilisation de l’outil, dans ses différents états de réduction.

1991 est aussi l’année de la parution au CNRS, sous la direction de Hélène Balfet, des résultats d’un projet de recherche (RCP) “Matières et manières” au département de technologie comparée du Musée de l’Homme : Observer l’action technique : des chaînes opératoires, pour quoi faire ? 

Le triomphe de la “chaîne opératoire”

À partir des années 1990, et depuis vingt ans, l’expression “chaîne opératoire” a triomphé dans le vocabulaire archéologique. Recherchez “chaîne opératoire” sur Google et vous obtiendrez 85 800 réponses. C’est considérable ! Mais vous obtiendrez aussi 3 340 000 réponses si vous tapez “processus de fabrication”, 1 120 000 pour “procédés de fabrication” et 1 100 000 réponses pour “processus métier”.

Il est donc d’autant plus surprenant de voir écrire Pierre Lemonnier sous le titre de “Mythiques chaînes opératoires”, toujours dans Techniques et Culture35 :

“Qu’il s’agisse d’incunables (Cresswell 1972, Leroi-Gourhan 1964, Geistdoerfer 1973), de précis savants (Balfet 1975 ; 1991), de recueils de vœux pieux (Lemonnier 1976) ou de credo revivalistes (Digard 1979), les textes sont formels : la chaîne opératoire constitue la matière première de l’ethnologie des techniques. Pour qui prend au sérieux la proposition générale de Mauss (1968) d’élargir le champ de l’ethnologie à ces humbles et triviaux comportements humains que sont les techniques du corps36, et, a fortiori à toute action technique, comprendre en quoi une opération matérielle est propre à un groupe particulier, c’est d’abord tenter de déchiffrer la manière dont divers éléments (énergies, outils, gestes, connaissances, acteurs, matériaux) sont mis en relation au cours de processus qui modifient un système matériel : disons la fabrication d’une poterie, la mise en vol d’un aéroplane ou la préparation du café du matin – pour reprendre un exemple “moderne” qui a épuisé la patience de cohortes d’étudiants. Nul besoin d’être grand sage, cependant, pour noter que la description et l’analyse des chaînes opératoires ne font plus guère recette. En ethnologie même, les processus techniques n’ont pas retenu l’attention des anthropologues marxistes de naguère qui, plus que d’autres, auraient dû se pencher sur la dimension la plus matérielle des forces productives en même temps qu’ils analysaient les rapports sociaux de production. Quant à la revue Techniques et culture, héraut s’il en fut de l’analyse des chaînes opératoires, elle ne publie plus que de loin en loin des recherches fondées sur l’analyse de processus matériels décrits par le menu”.

Que Pierre Lemonnier se rassure, l’explication est que l’analyse des chaînes opératoire a fait son nid dans les revues archéologiques et que les élèves archéologues ont dépassé le maître ethnologue ! Mais ce concept, l’utilisent-t-ils dans son sens propre ?

Analyse critique du concept de chaîne opératoire

L’expression “chaîne opératoire” est-elle du bon français ?

Il y a d’abord le mot “chaîne” qui surprend. Fait-il référence au “travail à la chaîne” qui signifie que l’objet produit passe d’un poste de travail à l’autre ? Son emploi est alors impropre ! Signifie-t-il plutôt enchaînement, c’est-à-dire une série d’événements (par exemple des gestes ou des opérations) qui s’enchaînent ? Oui, mais alors c’est le mot enchaînement qu’il faudrait utiliser ! En fait, le mot approprié est “séquence” dans la connotation “suite ordonnée d’opérations”, alors que le mot chaîne fait référence à une suite ordonnée de postes de travail.

Quant au mot “opératoire”, il n’est pas connoté par le terme chirurgical de “champ opératoire” mais dans le sens didactique “qui concerne une opération” et que l’on retrouve dans l’expression “mode opératoire” qui décrit le déroulement détaillé des opérations effectuées sur un poste fixe. L’expression “enchaînement d’opérations” serait plus appropriée. Le lecteur aura donc ressenti ma réticence à propos du terme “chaîne opératoire” et cela à plusieurs niveaux :

À un niveau syntaxique, l’expression “chaîne opératoire” est bien impropre. Ceux qui font de la technique dans le réel quotidien utilisent le mot “processus” ou “procédé” ou “séquence de fabrication”. Il faudra donc parler dorénavant de processus de débitage ou de processus de façonnage pour l’étude de l’outillage lithique. Nos collègues anglo-saxons éviteront ainsi les traductions inappropriées de “operational sequence” ou “reduction sequence” au profit d’un “manfacturing sequence” hélas bien plus banal.

À un niveau applicatif, l’expression “chaîne opératoire” a été utilisée à toutes les sauces, comme l’avait bien souligné déjà en 1983 Pierre Lemonnier, notamment pour désigner un processus métier, notamment ceux de l’archéologie. Il faudra la restreindre à son utilisation au sens strict originel. Par ailleurs, cette distinction devra motiver les archéologues à formaliser les processus métiers de l’archéologie, permettant ainsi d’organiser la profession et d’urbaniser le système d’information archéologique, lui donnant ainsi enfin les outils efficaces de sa professionnalisation.

À un niveau conceptuel, l’expression “chaîne opératoire” a été utilisée pour comparer les divers processus de fabrication d’un objet ayant la même fonction. L’utiliser en dehors de ce contexte précis peut conduire à des dérives importantes de sens. Ainsi, dans les études paléolithiques, l’analyse des chaînes opératoires ne sert pas à comparer des procédés de fabrication différents d’un même objet et à donner une explication culturelle à ces différences, mais à identifier une fabrication et à lui donner une valeur culturelle. Il ne s’agit en fait rien d’autre qu’une classique démarche typologique appliquée au débitage au lieu d’être appliquée à l’outillage. Quel progrès méthodologique y a-t-il donc aujourd’hui (sinon une meilleure connaissance grâce à l’expérimentation et aux remontages), par rapport aux travaux des débuts du XXe siècle, quand V. Commont et H. Breuil définissaient les cultures du Paléolithique ancien et moyen en identifiant les différentes techniques de débitage ? Et comment se prémunir alors contre les inévitables “convergences” dont A. Leroi-Gourhan répétait à l’envie le danger dans les études paléolithiques, quand il s’agit des procédés de débitage dont les variabilités, liées aux contraintes de la taille de la pierre, sont bien connues et offrent un nombre restreint de solutions ?

Dans son article dans la revue Techniques et culture de 1983, précédemment cité, deux critiques de Pierre Lemonnier sont prémonitoires :

– la première, “Discourir à l’infini sans référence aucune à des descriptions fines d’objets, de processus, de gestes, de savoirs, confine tout bonnement à l’absurde (p.16)” est une pierre dans le jardin de ceux qui ont abusé dans les années 1950 de typologies d’objets archéologiques, au point de ne plus chercher à en identifier et comprendre les mécanismes techniques, fonctionnels et sociologiques sous-jacents.

– la seconde, “Quand tu prends une chaîne opératoire qui va de la sortie d’usine à la poubelle, le concept si c’en est un, est tellement distendu que l’on peut tout y mettre” révèle que l’ethnologue, sans l’expliciter sans doute consciemment, distingue clairement le processus technique qu’est la chaîne opératoire, et auquel il donne une valeur culturelle, du processus métier qui n’a qu’une valeur d’organisation.

On fera alors remarquer ici que les aficionados de la chaîne opératoire ont consciencieusement mis le concept à toutes les sauces dans les années qui ont suivi, et “qu’ils y ont tout mis”. Ils y ont si bien réussi que pas une thèse, pas un article scientifique ne peut éviter depuis vingt ans d’utiliser à répétition les mots “technologie” pour désigner simplement les techniques et “chaîne opératoire” pour désigner les processus de fabrication des sociétés du passé, comme les processus métiers de l’archéologue.

La chaîne opératoire, un processus qui n’est jamais représenté par un graphe ni quantifié

Une chaîne opératoire étant un processus, elle est représentée par un graphe. Nous renvoyons ici les archéologues à la théorie des graphes37. Et tout graphe peut être représenté par une matrice.

Il est utile de pointer les tentatives infructueuses de plusieurs auteurs pour représenter une chaîne opératoire par un diagramme38. Plus simples, les diagrammes, qui consistent à donner une décomposition arborescente quantifiée des produits de débitage39, ne sont pas des représentations de graphe de chaîne opératoire.

Un bon exemple de l’application de la théorie des graphes en archéologie se trouve dans un article co-écrit avec B. Desachy40 où le diagramme de Harris, qui n’est rien d’autre qu’un processus stratigraphique, est représenté par un graphe, quantifié par une matrice d’adjacence traitée par un algorithme d’analyse des données pour obtenir la meilleure réorganisation automatique du diagramme.

Un processus de fabrication peut être représenté par un graphe de décomposition arborescente41. Il peut être quantifié par une matrice d’adjacence.

En archéologie, l’identification d’une chaîne opératoire nécessite la multiplication des remontages ou de l’historique des vestiges de négatifs d’enlèvements, qui vont révéler les répétitions et les constantes dans la succession des gestes techniques, formalisant ainsi une intention des tailleurs. La multiplication des matrices d’adjacence faites pour chaque objet ne permet pas aisément les traitements statistiques multidimensionnels. Une autre approche est donc de représenter une chaîne opératoire par un réseau de Pétri42. Un exemple de formalisation d’un réseau de Pétri est le langage graphique Grafcet (qui est une norme française et européenne, équivalent du langage anglo-saxon SFC), qui est un mode d’analyse et de représentation d’un automatisme programmable. Un procédé de fabrication peut être représenté par un graphe de type Grafcet utilisant la formalisation des séquences multiples exclusives (fig. 1). Le graphe visualise l’ensemble des séquences observées ou théoriquement observables, avec un marquage quantitatif de chaque état. La répétition statistique peut mettre alors en évidence les cheminements les plus fréquents, révélant l’intention.

 Un procédé de fabrication peut être représenté par un graphe de type Grafcet utilisant la formalisation des séquences multiples exclusives.
Fig. 1. Un procédé de fabrication peut être représenté par un graphe de type Grafcet utilisant la formalisation des séquences multiples exclusives.

L’absence de quantification d’une chaîne opératoire

Les études de chaîne opératoire depuis le milieu des années 1980 ne font appel à aucune quantification ni traitements statistiques. Il serait aisé d’en déduire une volonté anti-quantitative (bien que le monde moderne soit de plus en plus numérique), en réaction avec les recherches des années 1960-1980 qui correspondent à un grand développement des études quantitatives et des techniques statistiques en Sciences humaines et sociales43. Il est aussi aisé d’y observer un retour de l’expert, qui serait seul capable, par l’expérimentation et les remontages, d’identifier les chaînes opératoires. L’expert publie peu car, par définition, il n’a pas besoin de justifier ses conclusions par une argumentation. Il n’a donc pas la nécessité de recourir à la quantification. Une autre raison, sans doute, est liée au faible nombre d’objets remontés, ou suffisamment remontés, pour permettre une analyse quantitative. Le préhistorien doit alors s’interroger sur la représentativité statistique de ces échantillons par rapport à la population connue des objets non remontés ou non remontables d’un ensemble clos.

Formaliser un processus de fabrication : étude de cas

Formaliser un processus de fabrication par un graphe arborescent

Le mot processus désigne une séquence d’états ou de phases d’une transformation d’un système. Pour décomposer un processus, les mots suivants sont généralement utilisés : phases et étapes, qui désignent l’état de la transformation de l’objet dans le temps et tâches et sous-tâches qui désignent les actions élémentaires de la transformation. Pour formaliser un processus de fabrication, la même terminologie peut être utilisée.

Ainsi, au niveau le plus bas, la tâche la plus élémentaire correspond au geste. Il est ainsi possible, par agrégation successive, de proposer la terminologie suivante :

À chaque niveau, de la tâche à la phase, il est ainsi possible de parler de processus ou de sous-processus. Le concept est fractal. En conséquence, il donne une liberté dans la recherche de la pertinence technique et culturelle d’un processus, indépendamment de l’artefact sur lequel il est enregistré.

Geste
Séquence de gestes répétitifs
Séquence de gestes différents
Séquence de gestes différents répétitifs 
Tâches agrégées
Étapes agrégées

Tâche élémentaire (Te)
Tâche élémentaire répétitive (Ter)
Tâche composite (Tc)
Tâche composite répétitive (Tcr)
Étape (E)
Phase (P)

L’application à des processus de fabrication de la pierre taillée

Ainsi, une retouche est une tâche élémentaire correspondant à un geste unique du tailleur. Une séquence de retouches dont le but est la régularisation d’un bord, l’appointement, l’amincissement d’un support, la denticulation, l’encochage ou la troncature, est une tâche répétitive élémentaire guidée par l’intention d’une forme.

L’enlèvement d’une chute de burin est une tâche composite : raclage du bord du plan de frappe (tâche élémentaire), réalisation d’une retouche de préparation ou d’une encoche d’arrêt (tâche répétitive élémentaire), et enlèvement de coup de burin (tâche élémentaire). L’obtention de plusieurs enlèvements de coup de burin à partir de la même plate-forme ou de supports lamellaires sur un nucléus prismatique est une tâche répétitive composite.

Un processus complexe de fabrication pourra utiliser la terminologie suivante :

Phase (Ph)
                   Étape (E)
                                  Tâche composite (Tc ou Tcr)
                                                  Tâche élémentaire (Te ou Ter)

Le processus de fabrication d’un burin

Par exemple, la fabrication d’un burin peut être décomposée de la façon suivante :

Phase 1          
Phase 2        
                   Étape 1    
                   Étape 2  
                                   Tâche composite 1           
                                   Tâche composite 2 
                   Étape 1     
                   Étape 2       
                                  Tâche composite 1     
                   Étape 3      
                                   Tâche élémentaire R 
Phase 2      
                   Etc.
Phase 3 (= Phase 1)  

Réalisation d’un support
Réalisation d’un burin
Réalisation d’un plan de frappe
Préparation et obtention des chutes de burin
Chute première de burin
Chutes de burin suivantes (répétitive)
Ravivage du plan de frappe
Préparation et obtention des chutes de burin
Chutes de burin suivantes (répétitive)
Modification du biseau
Retouches répétitives
Réalisation d’un autre burin sur le support

Réemploi de l’objet.

Le processus de fabrication d’un burin peut être représenté par un graphe arborescent, qui sera visualisé par le tableau suivant :

 Graphe arborescent représentant le processus de fabrication d'un burin.
Tab. 1. Graphe arborescent représentant le processus de fabrication d’un burin.

Processus de fabrication d’un grattoir retouché

La fabrication d’un grattoir retouché peut être décomposée de la façon suivante :

Phase 1          
Phase 2        
                   Étape 1    
                                   Tâche élémentaire 1           
                                   Tâche élémentaire 2 
Phase 3 (= Phase 2)     
                   Étape 1       
                                  Tâche élémentaire 1 
                                   Tâche élémentaire 2
                   Étape 2    
                                   Tâche élémentaire 1 
Phase 4 (= Phase 1)  

Réalisation d’un support
Réalisation d’un grattoir
Régularisation du front
Retouche écailleuse du front (Ter)
Retouche marginale du front (Ter)
Réalisation d’une retouche latérale
Régularisation du bord droit
Retouche écailleuse partielle (Ter)
Retouche marginale partielle (Ter)
Régularisation du bord gauche
Retouche marginale totale (Ter)
Modification du support (cassure)

Le processus de fabrication de ce grattoir retouché peut être représenté par un graphe arborescent, qui sera visualisé par le tableau suivant :

 Graphe arborescent représentant le processus de fabrication du grattoir.
Tab. 2. Graphe arborescent représentant le processus de fabrication du grattoir.

Processus et vocabulaire

D’une façon générale, la décomposition a la propriété d’être décrite par un vocabulaire précis et caractéristique. Chaque Tâche élémentaire est décrite par un vocabulaire et fait l’objet d’une caractérisation. Chaque Étape est une séquence caractéristique de tâches caractéristiques. Chaque Phase est une séquence caractéristique d’étapes caractéristiques. La caractérisation des tâches, étapes et phases repose sur une identification et une caractérisation utilisant le vocabulaire d’une sémiologie morpho-technique de la taille taillée. Nous retrouvons ici l’approche sémiologique, que l’on connaît dans la typologie analytique de Georges Laplace44, dans l’ “Attribute analysis” de H.M. Movius45, dans les tableaux de morphologie descriptive d’A. Leroi-Gourhan46 ou dans le chapitre “technologie” de Djindjian, Kozlowski et Otte47. Nous donnons, en annexe 1, deux exemples de ce vocabulaire pour la description d’un plan de frappe de burin ou la description d’une retouche. Il est important de noter ici que l’objet étudié n’est pas obligatoirement l’artefact mais peut être, au gré de l’analyse et de sa problématique, un des processus de fabrication présent sur l’artefact. Les artefacts lithiques ont en effet un degré de multiplicité qui dépend souvent de la rareté de l’approvisionnement en matière première. Les listes typologiques gèrent mal cette difficulté en multipliant dans les listes des types d’“outils multiples”, le plus souvent rares, et qui n’ont guère de sens.

Graphe de fabrication d’un burin par un réseau de Pétri

Comme nous l’avons vu précédemment, il existe d’autres façons de représenter un processus de fabrication par un graphe arborescent. L’une de celles-ci est le réseau de Pétri. Il est plus complexe à mettre en œuvre, mais plus simple à représenter sous forme d’une table quantifiée traité par des programmes statistiques d’analyse des données. Il implique de représenter le processus sous une forme générique propre à tous les objets : une céramique, un nucléus, une armature. Il implique préalablement d’avoir décrit et caractérisé chacune des tâches élémentaires, des tâches composites et des étapes du processus général.

L’exemple suivant représente le graphe général, simplifié en sept étapes pour les besoins de la démonstration, d’un processus de fabrication de burin. Chaque ligne correspond à une étape et chaque cellule d’une ligne correspond à un sous-processus caractérisé. Un processus donné est une séquence constituée à chaque étape de l’un des sous-processus. Il ne s’agit pas ici de construire un tableau de comptage qui perdrait l’information de la séquence, mais de noter chaque séquence par une notation binaire (1/0), puis de les compter pour chaque séquence identique. On pourra alors construire un tableau avec en ligne chacune des séquences identifiées et en colonnes les effectifs de chaque étape de chaque séquence.

 Graphe générique simplifié d’un processus de fabrication d’un burin.
Tab. 3a. Graphe générique simplifié d’un processus de fabrication d’un burin.
 Graphe d’un processus pour un burin.
Tab. 3b. Graphe d’un processus pour un burin.
 Comptage des artefacts d’un ensemble clos ayant le même processus.
Tab. 3c. Comptage des artefacts d’un ensemble clos ayant le même processus.

La mise en tableau d’un réseau de Pétri s’effectue en construisant un tableau d’adjacence, qui compte les relations entre les différents sous-processus du processus global. Dans le vocabulaire de l’analyse des données, il s’agit d’un tableau de Burt, tableau symétrique de contingence qui croise les sous-processus entre eux, ou leur description quantifiée et codée par un codage disjonctif complet48.

Il est en outre très utile de rajouter des éléments dans le tableau, qui pourront être traités en analyse des données en éléments supplémentaires : ainsi chaque processus identifié en codage (0,1) est ajouté en ligne supplémentaire. Des sous-processus caractéristiques, résultant de l’agrégation de processus élémentaires, peuvent être définis à partir des données de l’expérimentation, des remontages et des résultats de l’analyse des données. Ils seront également traités en éléments supplémentaires de façon itérative.

Un travail précurseur ?

Ayant fréquenté régulièrement entre 1973 et 1979 le laboratoire de Jacques Tixier, alors situé à l’Institut de Paléontologie Humaine, j’ai eu l’occasion de faire la connaissance de José Zuate y Zuber, Hélène Roche, Marie-Louise Inizan, Michel Dauvois, Claire Hardy-Guilbert, autour de Jacques Tixier. C’est dans ces années 1970, après sa période typologique dans l’étude des industries du Maghreb (1963), que Jacques Tixier a développé l’approche d’une lecture technique de la taille d’un objet façonné49 qui ne prendra le nom de “chaîne opératoire” qu’à partir de 1988. Relisant la thèse que j’ai soutenue en 1980 à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne, finalisant des recherches effectuées entre 1974 et 1980, sous le titre  Construction de systèmes d’aide à la connaissance en Archéologie préhistorique, je redécouvre cette phrase : “La description du burin doit traduire la variabilité de la technique de fabrication. La solution la plus systématique, aussi la plus complexe, oblige à suivre les gestes du tailleur50. De la page 46 à la page 68 s’ensuivent une formalisation technique de la description des burins, un vocabulaire, un modèle logique d’un burin, et la transformation de ce modèle logique arborescent sous la forme d’un tableau quantitatif transformé en tableau de Burt, qui a été traité par analyse des données (analyse des correspondances, classification ascendante hiérarchique). Les résultats obtenus mettent en évidence six processus de fabrication de burins et leurs changements des débuts de l’Aurignacien à la fin du Gravettien.

Aucune typologie n’a été proposée, la méthode allant directement d’une description formalisée du geste de taille à l’identification de processus de fabrication puis à l’identification des technocomplexes permettant de mettre en évidence les changements et de les expliquer en termes techniques51.

Conclusions

Le succès de l’expression “chaîne opératoire” doit plus à l’admiration qu’inspirait André Leroi-Gourhan à ses élèves qu’au choix des mots et à la clarté du concept. Les concepts et les vocabulaires qui sont standardisés dans le monde scientifique et dans le monde industriel sont les processus de fabrication et les processus métiers. Un processus de fabrication pourra être décliné suivant les matériaux : fabrication lithique, céramique, métallurgique, osseuse, etc., ou suivant des spécialisations techniques : débitage, façonnage, etc. La citation lancinante de l’expression “chaîne opératoire” a occulté le fait que le concept sous-jacent est celui d’un processus, concept d’une importance capitale en archéologie, puisqu’il concerne aussi bien les processus métiers de l’archéologue, les processus taphonomiques au sens large modifiant l’enregistrement archéologique, que les processus systémiques (archéologiques) des sociétés étudiées : processus techniques, processus économiques, processus d’échanges, etc.52 L’analogie expérimentale et les remontages ne sont pas des méthodes suffisantes pour identifier, caractériser, comparer et structurer les artefacts mis en œuvre dans les processus archéologiques : la description par un vocabulaire codifié, la quantification et le traitement statistique seuls peuvent apporter la méthode pour traiter cette approche dans sa totalité. Les objets mis en œuvre étant des processus, ils peuvent être représentés par un graphe en faisant appel à la discipline mathématique qu’est la théorie des graphes et ils peuvent être quantifiés. C’est dans ce contexte là que technologie et typologie, divorcés depuis bientôt vingt ans, peuvent se retrouver et se renouveler.

Annexe – Vocabulaire de la pierre taillée

1. Vocabulaire descriptif de la fabrication d’un plan de frappe de burin

• Nature du plan de frappe :

Cassure
Surface de débitage,
Pan naturel,
Surface retouchée (troncature ou retouche latérale ou encoche),
Négatif d’enlèvement de chute de burin,
Face d’éclatement.

• Orientation du plan de frappe (par rapport à l’axe de débitage) :

Transversale (normal, oblique),
Latérale.

• Morphologie du plan de frappe : rectiligne, concave, convexe, sinueuse

• Inclinaison du plan de frappe sur la face d’éclatement :

Normale (entre 80° et 100°), aigüe (inf. à 80°), obtuse (sup. à 100°).

• Profondeur de la troncature

2. Vocabulaire descriptif de la retouche

• Technologie de la retouche

Marginale
Écailleuse
Semi-abrupte
Abrupte
Couvrante
Troncature
Esquillement
Denticulation
Encochage

• Direction de la retouche

Directe
Inverse
Mixte
Bidirectionnelle
Plan-convexe

• Localisation de la retouche

Circulaire
Frontale
Latérale : proximale, mésiale, distale / gauche, droite

• Association des retouches

Alterne
Alternante
Envahissante (bifaciale)

• Homogénéité de la retouche

Régulière/irrégulière
Continue/discontinue
Ravivée

• Ampleur de la retouche

• Morphologie de la retouche

Frontalisation (arrondie, ogivale, unguiforme, à épaulement, carénée)
Bec (droit, déjeté)
Appointement (biconvexe, birectiligne, convexe-rectiligne)
Concavité
Convexité
Régularisation (rectiligne)
Cran
Pédonculation

Postface (François Djindjian, Paris, avril 2022)

Cet article avait été mis en ligne sur le site academia.edu quelques années après la publication des Hommages. Il a fait à ce jour l’objet de plus de 3 500 téléchargements, ce qui fait de lui le plus téléchargé de mes 200 articles en ligne. Je me suis toujours demandé pourquoi : le terme (chaîne opératoire), le titre (us and abus …)  ou son contenu ? Je suis toujours à la recherche de l’explication et toute aide est la bienvenue…
L’objectif de cet article, écrit il y a presque dix ans, était de déconstruire le mythe de la “chaîne opératoire“ qui était devenu depuis les années 1990 le fonds de commerce incontournable de nombreux préhistoriens français, une obligation doctorale pour leurs étudiants (qui rappelle les citations obligatoires de Marx et Engels en préface des thèses soviétiques) et qui avait été exporté avec un grand succès à l’étranger. Cet article, qui ne pouvait donc être considérée que comme blasphématoire, courrait alors le risque d’être refusé par les revues scientifiques françaises, particulièrement dans le contexte hagiographique de l’analyse de l’œuvre d’A. Leroi-Gourhan. C’est pourquoi, le proposer dans le cadre d’un hommage à O. Buchsenschutz dont on connait bien la liberté de ton, l’originalité des recherches et la tolérance, m’avait paru comme une solution idéale, sauf à la publier en anglais dans une revue étrangère, qui l’aurait volontiers accepté ; mais cela aurait été alors une œuvre d’exil.
Je reste persuadé que l’abus de langage qu’est le terme de “chaîne opératoire“ qu’A. Leroi-Gourhan avait inventé pour ne l’utiliser que dans son livre “Le geste et la parole“ en 1964, n’était en fait qu’une incompréhension du terme un peu pédant de « schème opératoire » de G. Simondon dans MEOT (schéma aurait été un terme plus simple) qu’il avait dû entendre lors des conférences à l’abbaye de Pontigny dans les années 1955-60. Il se désintéressa aussitôt du concept pour les approches sémiologiques de Jean-Claude Gardin dont on retrouvera les prémisses dans le volume sur “la Préhistoire” de la collection Nouvelle Clio des PUF en 1968. Le concept de chaîne opératoire sera par contre perpétué par les ethnologues de « Technique et culture » et réintroduit dans l’enseignement d’ethnologie des étudiants de l’Université de Paris 1 au milieu des années 1980 à l’origine de sa renaissance en archéologie.
Le bon terme est évidemment “procédé opératoire“ comme il est défini, utilisé et normalisé dans le monde de la technologie (celui de l’artisanat et de l’industrie) que les archéologues devraient fréquenter sans doute un peu plus (et dont la traduction anglaise est “manufacturing process”).  
Autre paradoxe, les archéologues n’ont jamais voulu quantifier et formaliser sous forme de graphes ces chaînes opératoires, ce que cet article a proposé en utilisant un graphe de réseau de Pétri, graphe qui a servi à définir les normes universelles qui sont la base du langage de  programmation des machines outils et des robots.
Il faut aussi faire remarquer que le succès du mot “chaîne opératoire“ a été tel qu’il a été utilisé à toutes les sauces, même dans l’organisation des métiers de l’archéologie. Ici, le terme adéquat est « processus métier », que le mode entier utilise.
Enfin, occultant toujours le fait qu’il s’agit d’un processus, ses thuriféraires ont fait de la “chaîne opératoire“ une typologie dans la bonne vieille approche de Montélius de la fin du XIXe siècle. Après avoir déconstruit la typologie du façonnage, ils ont créé une typologie du débitage. Anachronisme surréaliste !
Sans nul doute, c’est à l’enseignement universitaire de la préhistoire et de la protohistoire qui s’est malheureusement restreint aux facultés littéraires et à la spécialisation de la recherche que nous devons l’émergence de ce paradigme archéologique dans le monde moderne de la Science qui est pourtant transdisciplinaire par essence. Discourir à longueur d’articles de la technologie et s’enivrer de néologismes abscons, ce n’est pas faire de la technologie pour la comprendre (et en archéologie pour la reconstituer), c’est tomber dans les pièges du sophisme.

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Notes

  1. Techniques et Culture, 1987, 9, 17-26.
  2. Schlanger 1991.
  3. Mauss 1968, 371-372.
  4. cf. Djindjian 1991, 88-96.
  5. Leroi-Gourhan & Brézillon 1972.
  6. Leroi-Gourhan & Brézillon 1972, 36.
  7. Simondon, MEOT, 1953.
  8. Simondon 1962.
  9. Simondon 1958.
  10. Guchet 2008.
  11. Balfet 1991.
  12. Segalen 2005.
  13. Maget 1953, 36, 161.
  14. Maget 1953, 47-48.
  15. Lemonnier 1976.
  16. Bensa & Cresswell 1996.
  17. Djindjian 1976 ; 1980a et b ; mais aussi Inizan 1976 ; Julien 1982, etc.
  18. Leroi-Gourhan, dir. 1968.
  19. Leroi-Gourhan 1965.
  20. Djindjian 1976.
  21. Pigeot 1987.
  22. Pigeot 1987, 119 sq.
  23. Techniques et culture, 1983, 5.
  24. Mauss 1947, 29.
  25. Techniques et culture, 1983, 16.
  26. Cresswell 1975.
  27. Van Noten 1980.
  28. Pétrequin, dir. 1986, 98.
  29. Pétrequin et al. 1993.
  30. Bodu 1988.
  31. Boëda 1991, 37-79.
  32. Boëda 1991, 39 : “L’existence d’une pensée technique – subconscient technique- construite de schèmes opératoires et d’intuitions…”.
  33. Boëda 2005.
  34. Geneste et al. 1990.
  35. Lemonnier 2004.
  36. Mauss 1986, 365-383.
  37. Berge 1958 ; Fournier 2007.
  38. Cresswell 1983, fig. 2, 149 ; Boëda 1991, fig. 93, 80.
  39. comme dans Lefèvre 2006, fig. 3 et 4.
  40. Desachy & Djindjian 1990.
  41. Robertson & Seymour 1983.
  42. David & Alla 2005.
  43. Djindjian 2009.
  44. Laplace 1966.
  45. Movius 1968.
  46. Leroi-Gourhan 1968.
  47. Djindjian, Kozlowski & Otte 1999.
  48. Djindjian 1991.
  49. Tixier 1978.
  50. Djindjian 1980a, 1, 46.
  51. Voir également des résumés de cette méthode dans Djindjian 1980b, 1985, 1996.
  52. Djindjian 2010.
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Chapitre de livre
EAN html : 9782356134929
ISBN html : 978-2-35613-492-9
ISBN pdf : 978-2-35613-493-6
Volume : 1
ISSN : 2827-1912
Posté le 08/05/2024
Publié initialement le 01/02/2013
14 p.
Code CLIL : 4117 ; 3385
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Djindjian, François, “Us et abus du concept de “chaîne opératoire” en archéologie”, in : Krausz, Sophie, Colin, Anne, Gruel, Katherine, Ralston, Ian, Dechezleprêtre, Thierry, dir., L’âge du Fer en Europe. Mélanges offerts à Olivier Buchsenschutz, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 1, 2024, 93-107, [en ligne] https://una-editions.fr/concept-de-chaine-operatoire-en-archeologie [consulté le 08/05/2024].
doi.org/10.46608/basic1.9782356134929.11
Illustration de couverture • D'après la couverture originale de l'ouvrage édité dans la collection Mémoires aux éditions Ausonius (murus gallicus, Bibracte ; mise en lumière SVG).
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