Lorsque Charles Lucas propose la création d’un pénitencier pour les jeunes, on a du mal à s’imaginer que la notion de prison avec l’emprisonnement comme peine afflictive n’est que très récente. Car jusqu’en 1791, les prisons n’étaient que des lieux de dépôt où les prévenus attendaient leur jugement, où les condamnés étaient détenus jusqu’à l’exécution des arrêts prononcés contre eux. Depuis l’Ancien Régime on ne connaissait comme peines que la peine de mort, les galères perpétuelles, le bannissement perpétuel, la question préparatoire ordinaire et extraordinaire, les galères, le fouet, l’amende honorable, le bannissement temporaire, le blâme, le carcan, le pilori, la claie, la confiscation. Pour Charles Lucas combattre la peine de mort c’était proposer l’enfermement mais à condition de réformer le système pénitentiaire, car on ne pouvait tolérer le sort réservé aux détenus comme l’évoquait entre autres Léon Faucher.
Un des premiers, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt1 va lancer le débat sur les prisons en publiant en 1796 : Des Prisons de Philadelphie par un Européen. Cependant, la réforme pénitentiaire ne sera pas à l’ordre du jour sous le Consulat ni sous le Premier Empire. Il faudra attendre 1814, pour que l’abbé de Montesquiou, alors ministre de l’Intérieur, ait « l’honorable pensée de transporter en France l’institution américaine des prisons2. » Les contingences politiques ne permirent pas la réalisation de ce projet. Mais en 1819, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt voit que le gouvernement pense enfin s’occuper sérieusement de l’amélioration des prisons en France3. Il fait alors publier une quatrième réédition Des Prisons de Philadelphie où, dans la préface, il décrit les principes sur lesquels reposait le système pénitentiaire américain :
- que le temps de détention d’un condamné doit être pour lui un temps d’amélioration, un temps au moins pendant lequel les moyens jugés propres à le faire devenir meilleur doivent être employés ;
- que ces moyens concourant tous au même but, sont : l’instruction religieuse et morale, le travail, l’ordre constant et invariable dans tous les emplois du temps, la fermeté et la sévérité constante avec les détenus, sévérité qui n’exclut que la familiarité, la faiblesse et l’inconstance dans les mesures adoptées mais qui n’exclut pas la bonté ; avant tout, une justice exacte, évidente envers les détenus, et par conséquent l’absence de tout arbitraire dans les punitions, dans les récompenses, dans les distinctions ;
- que la détention d’un condamné est pour lui un état de peine et de punition prononcé par la loi, dont il doit sentir toujours les effets car si le détenu le plus régulier, le plus laborieux, celui dont la conduite satisfait davantage ses supérieurs, se trouvait, par les grandes douceurs qui seraient accordées à sa captivité, assez bien dans la prison pour ne pas désirer toujours et ardemment d’en sortir, la détention perdrait son effet ;
- que la nature des aliments du prisonnier doit être telle qu’en le nourrissant substantiellement, elle ne puisse pas allumer ses sens et que tout au contraire, doit tendre toujours à les calmer ; qu’ainsi les liqueurs spiritueuses doivent être absolument bannies de la maison, si ce n’est pour les malades auxquels elles peuvent être jugées nécessaires comme médicament ;
- que l’espérance d’une abréviation de temps de détention doit toujours être présentée au détenu, comme la récompense certaine d’une conduite éprouvée, qui permettrait de le rendre à la société sans danger pour elle4.
Le débat sur les prisons est lancé. Le comte de Montalivet, ministre de l’Intérieur de 1809 à 1814, écrit dans ses Souvenirs : « C’est l’honneur des Chartes de 1814 et de 1830, et de la législation de 1832, d’avoir fait disparaître les derniers vestiges d’une pénalité qui faisait honte à la civilisation5. » Son indignation faisait écho à celle de nombreux philanthropes dont Louis René Villermé, membre de la Société royale pour l’amélioration des prisons6 qui écrivait en 1820 : « Si ceux de qui dépend le sort des détenus quittaient quelquefois leurs appartements dorés pour visiter les prisons, elles offriraient bien moins d’attentats contre l’humanité…7 » Mais, du jour où la prison devenait, sous des noms divers : emprisonnement, détention, réclusion, l’élément prédominant du droit pénal, de nouveaux devoirs s’imposaient au gouvernement. Le prisonnier ne devait plus être un simple condamné que la société avait eu le droit de retrancher de son sein et dont elle n’avait plus à s’occuper, l’abandonnant aux misères et aux flétrissures morales d’une juste séquestration. « C’était, avant tout, une âme malade qu’il fallait guérir et disputer aux mauvaises influences du lieu même où ses vices l’avaient conduite8. »
À l’avènement de la monarchie de 1830, malgré de louables efforts tentés par les gouvernements de la Restauration, les prisons présentaient un défaut d’ordre, une insuffisance de discipline, une exiguïté de locaux, un mélange des âges, et une confusion des condamnés criminels ou correctionnels, qui en avaient fait des foyers d’associations redoutables, des écoles permanentes du crime. Le nouveau gouvernement accepta, dès les premiers jours, les devoirs que lui imposait l’existence de cette « plaie sociale ». Il donne son assentiment en 1831 au projet de MM. Gustave de Beaumont, procureur du roi au tribunal de Paris, et à Alexis de Tocqueville de réaliser une mission d’étude sur le système pénitentiaire américain. Il ne paiera que les frais de transport. Le rapport de leur mission réalisée du 11 avril 1831 au 20 février 1832 contient 6 volumes qui sont remis au ministre du Commerce et des Travaux publics, le comte d’Argout et qui fait l’objet d’une publication Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France9 où les auteurs présentent les deux systèmes observés :
- le système de Philadelphie : système cellulaire avec isolement total, régime empêchant les mauvaises influences ;
- le système d’Auburn : isolement la nuit, travail en commun le jour.
Le système américain était fondé sur l’emprisonnement individuel en cellule. Les prisonniers étaient donc séparés. Il y avait dans chaque pénitencier autant de cellules que de condamnés. En France, au contraire, la plupart des détenus étaient réunis pendant la nuit dans des dortoirs communs et pouvaient communiquer. Le résultat était catastrophique car les récidivistes pervertissaient les délinquants primaires. Alexis de Tocqueville était favorable au système de Philadelphie, fondé sur l’isolement jour et nuit. Mais par crainte du coût d’un tel système, les rapporteurs plaidèrent pour le système mixte d’Auburn.
Charles Lucas va émettre de sérieuses critiques à l’encontre de l’ouvrage de Gustave de Beaumont et d’Alexis de Tocqueville. Car avant leur départ aux États-Unis il avait dit aux auteurs regretter qu’ils n’aient visité en France et en Europe un plus grand nombre de prisons « afin d’éveiller l’esprit de comparaison » dans leurs recherches10. « L’omission de définir et de conclure a beaucoup moins nui encore à l’influence sociale de leur ouvrage que l’impuissance de comparer. » Par exemple, ils auraient ainsi pu constater que la prison d’Auburn, n’est qu’une imitation perfectionnée de la prison de Gandérigée par les États de Flandre en 177211. Mais surtout de leurs observations il apparaît que la pratique américaine n’applique encore aucune théorie de l’emprisonnement en général, ni de l’emprisonnement pénitentiaire en particulier. Aussi émet-il les plus vives réserves d’employer le terme de « système pénitentiaire » pour simplement dire que l’enfermement ne fait qu’empêcher la corruption mutuelle des détenus et à produire l’intimidation, c’est-à-dire mettre l’accent sur le caractère purement répressif de l’institution, dépourvue de toute éducation pénitentiaire.
Approuver l’isolement de la cellule, c’est ne voir que le détenu dans la prison, sans songer plus tard à l’homme dans la société ; c’est créer une existence contre nature, si inutile, alors même que le détenu s’y acclimaterait, parce qu’il doit en reprendre une autre à l’heure de sa libération, mais si dangereuse s’il ne fait qu’en subir le joug avec l’impatience des besoins et des penchants de la sociabilité, jusqu’à l’époque où il pourra le briser. Le système pénitentiaire est un système d’éducation qui s’adresse à l’homme… dès que l’éducation rencontre l’homme dans le détenu, elle n’a qu’à combattre l’abus et non la loi de la sociabilité12.
Finalement Charles Lucas prévoyait l’impuissance où se trouveraient MM. Gustave de Beaumont, et Alexis de Tocqueville pour tirer des conclusions dans l’intérêt de l’amélioration des prisons en France13. Pour lui on ne peut parler de « système pénitentiaire » qu’en s’attaquant au vice capital de notre système d’organisation des établissements de détention en France, à savoir l’absence de tout système de régénération morale des détenus. Il précise ainsi sa pensée : « la nécessité de la propagation de l’instruction primaire comme le meilleur moyen de prévenir les crimes et l’adoption du système pénitentiaire comme le moyen le plus efficace de les réprimer », idées qu’il défendra dans des pétitions adressées aux Chambres. S’il pense que c’est au législateur de réformer les prisons, il insiste sur la nécessité de définir un système, en se détachant des contingences politiques : « il ne s’agit pas de faire de la philanthropie, mais de l’ordre social. » Il définit 6 principes qui doivent présider à une réforme :
- une unité administrative ;
- un système général bien coordonné entre toutes ses parties qui embrasse tous les établissements de détention ;
- un classement simple de ces établissements en 3 catégories ; dans les deux premières, les prisons départementales divisées en maison d’arrêt et maison de répression, dans la troisième les maisons centrales érigées en maisons pénitentiaires ;
- la suppression du vieux et impuissant système de classification auquel personne ne croit plus comme moyen d’empêcher le mélange des moralités ;
- le principe de la séparation individuelle des personnes : dans l’emprisonnement avant le jugement, par la cellule habitable de jour et de nuit ; et dans l’emprisonnement après le jugement par la cellule de nuit et l’isolement silencieux au sein de la réunion du jour ;
- Enfin l’emprisonnement solitaire avec réduction de nourriture comme châtiment disciplinaire dans le régime intérieur de tous les établissements de détention.
La démarche de Lucas à Bordeaux s’inscrit au moment même où il publie en 1836 son livre sur la Réforme des prisons et dont nous venons de citer quelques passages. La parution de ce livre ne met pas fin au débat engagé. Le comte de Montalivet ne se contentera pas des réflexions issues de l’exemple américain. Il charge l’inspecteur général des prisons, Moreau-Christophe, de visiter les principales prisons de Hollande, de Belgique, de Suisse et de Grande-Bretagne, dans le but spécial de recueillir l’opinion des hommes les plus expérimentés sur les effets des divers systèmes adoptés dans ces prisons, sur leur régime intérieur, sur la disposition des bâtiments, sur les moyens qui paraissent le plus propres à atteindre le double but que se propose toute législation pénale : celui de produire l’intimidation au dehors et celui d’obtenir l’amendement moral du coupable, lorsque cet amendement est possible. Dans la lettre de mission du 11 novembre 1837, il demande également « de vérifier s’il est vrai que le gouvernement anglais fasse construire, en ce moment, un certain nombre de prisons d’après le système de Philadelphie ; d’examiner les dispositions principales des constructions ou des projets, et de porter surtout leur attention sur les moyens par lesquels on se propose de donner du travail à chaque condamné dans sa cellule14. »
En fait, si le ministre s’adresse à Moreau-Christophe, c’est que celui-ci vient en 1837 de publier un livre, De l’État actuel des prisons en France, considéré dans ses rapports avec la théorie pénale du Code15 où il expose le résultat de son expérience acquise à partir des faits et des observations pratiques qu’il a recueillis dans les prisons de Paris pendant les trois années de son inspection et dans les diverses prisons du royaume. Nous retiendrons que dans l’introduction de son ouvrage, il est un des rares auteurs à faire référence au père Jean Mabillon comme le premier auteur français qui ait écrit sur la réforme morale des prisons. Et il souligne que c’est même à lui qu’est due la première pensée du système pénitentiaire américain, « pensée toute monastique et toute française, quoi qu’on ait pu dire, à ce sujet, pour lui donner une origine génevoise ou pensylvanienne16. »
Jean Mabillon (1632-1707) est un moine bénédictin qui en 1694 ayant été conduit à s’intéresser au sort d’un religieux condamné à la prison, écrit un mémoire sur les conditions de détention dans les geôles réservées à cet effet, Réflexions sur les prisons des ordres religieux, plaidant pour un traitement plus humain. L’ouvrage très critique sur un certain nombre de pratiques religieuses de supérieurs à l’encontre de pénitents, restera au sein de la communauté de l’abbaye de Saint-Germain, sans que la hiérarchie n’ose ni le faire connaître ni le détruire. Il sera publié et diffusé que bien plus tard, dans les Œuvres posthumes17. Mabillon établit une nette distinction entre la justice séculière et la justice ecclésiastique. La justice séculière a en vue principalement de conserver et de réparer le bon ordre, et d’imprimer de la terreur aux méchants. C’est sa sévérité et sa rigueur qui président ordinairement. Si la sentence est outrée les pauvres infortunés perdent bien souvent ou la tête, ou toute sensibilité ; en un mot ils deviennent ou fous, ou endurcis, ou désespérés. La justice ecclésiastique, elle, doit veiller au salut des âmes ; et c’est l’esprit de charité, de compassion et de miséricorde qui doit l’emporter et proportionner les pénitences qu’on impose aux dispositions et aux forces des pénitents. Les moyens de réformer le moral des religieux détenus, sont réduits à quatre : l’isolement, le travail, le silence et la prière. Il propose le modèle suivant pour enfermer les pénitents :
Il y aurait, dans ce lieu, plusieurs cellules semblables à celles des Chartreux, avec un laboratoire pour les exercer à chaque travail utile. On pourrait ajouter aussi à chaque cellule un petit jardin qu’on leur ouvrirait à certaines heures, pour les y faire travailler et leur faire prendre un peu d’air. Ils assisteraient aux offices divins renfermés dans quelque tribune séparée. Leur vivre serait plus grossier et plus pauvre, et leurs jeûnes plus fréquents. On leur ferait souvent des exhortations, et le Supérieur, ou quelque autre, de sa part, aurait soin de les voir en particulier, et de les consoler et fortifier de temps en temps. Aucun externe n’entrerait dans ce lieu où l’on garderait une solitude exacte. Si cela était une fois établi, loin qu’une telle demeure parut horrible et insupportable, je suis sûr que la plupart n’auraient presque point de peine de s’y voir renfermés, quoique ce fût pour le reste de leurs jours. Je ne doute pas que tout ceci ne passe pour une idée d’un nouveau monde ; mais quoi qu’on en dise ou qu’on en pense, il sera facile, lorsqu’on le voudra, de rendre les prisons et plus supportables et plus utiles18.
Le Père Mabillon, disait également à propos des « in pace19 », cachots où, dans les monastères et abbayes, on enfermait les clercs, religieux et religieuses récalcitrants ou mal soumis condamnés par les tribunaux d’Église : « Si une année ne suffit pas pour corriger un religieux, plusieurs années ne serviront qu’à le rendre pire. »
Comme le souligne Catherine Dhaussy, c’est sous la monarchie de Juillet qu’on commence à utiliser le terme même de « pénitencier » pour désigner unétablissement carcéral, maison « où l’on fait pénitence, c’est-à-dire autour d’un vocabulaire d’origine religieuse qui d’emblée donne à l’incarcération le caractère d’une peine destinée à expier durablement une faute20. » Il faut dire que le duc de Larochefoucauld-Liancourt avait déjà signalé l’influence politique et religieuse des Quakers, en particulier dans l’État de Pensylvanie. Les Quakers ont longtemps joué un rôle actif sur les questions de justice pénale et ont une histoire pro-abolitionniste sur la peine capitale. On sait également que l’un de ses fondateurs, George Fox, en 1650, en Angleterre avait réclamé la réforme totale du régime des prisons. Quant à Charles Lucas voilà ce qu’il pense lorsqu’il compare l’action du catholicisme à celle du protestantisme sur l’éducation pénitentiaire :
S’il nous fallait indiquer laquelle de ces deux religions nous semblerait le mieux répondre aux besoins actuels de l’éducation pénitentiaire, nous n’hésiterions pas à nommer le catholicisme. S’il est en société une position à laquelle le catholicisme nous semble mieux convenir que le protestantisme, c’est celle des classes inférieures. Chez elles, l’intelligence est trop peu développée pour sentir Dieu par la foi ; et la prédication seule du protestantisme, au milieu de la nudité de ses temples et de la rigide simplicité de son culte, présente au peuple, sous des dehors trop austères, les beautés morales de la religion. Le protestantisme en écartant de ses temples l’intervention des arts et de son culte la pompe des cérémonies, adopte une forme trop sévère et, d’ailleurs, sacrifie l’action à la parole et l’impression au raisonnement. Le catholicisme, au contraire, parle et agit ; il crée autour de l’homme une atmosphère d’impressions extérieures qui doivent toucher son cœur et élever son imagination vers Dieu ; et c’est lorsqu’il a ainsi, pour ainsi dire, purifié les sens et sanctifié les regards, qu’il vient ajouter la puissance de la prédication à celle du culte, pour remuer et fortifier dans l’homme le sentiment religieux, etc., etc.
[…] Quelque corrompue, quelque irréligieuse que soit la population actuelle de nos maisons centrales, quelque disposée qu’elle soit, dans les cours et ateliers, à railler les croyances et les exercices religieux, cependant une fois que le temple lui est ouvert, qu’elle en a franchi le seuil, qu’elle s’y est agenouillée et que le prêtre a monté les degrés de l’autel, vous verriez partout régner le silence et le recueillement, sans que la discipline ait, pour ainsi dire, besoin d’intervenir.
Il est une autre considération encore, qui me fait incliner en faveur du catholicisme : c’est la pratique de la confession. Je n’examine pas ici la question de ses avantages et de ses inconvénients en société ; mais dans la sphère de l’éducation pénitentiaire, la confession est le complément nécessaire de l’entretien moral. Il ne suffit pas de s’avouer ses fautes à soi-même : il faut avoir le courage et la franchise d’en faire l’aveu à autrui. Si l’hypocrisie est l’écueil le plus dangereux à éviter, l’aveu de l’offense est le résultat le plus important à obtenir, dans un système d’éducation qui aspire à la régénération et à la réhabilitation du repentir. La confession a un autre avantage, celui d’appeler au secours d’un esprit peu développé les conseils et les directions d’une intelligence plus éclairée. Or, sous ce rapport encore, le catholicisme rend, par la confession, un service signalé à l’éducation pénitentiaire, etc.21
On comprend alors que Charles Lucas ait confié à un abbé connu pour « ses vertus modestes et son charitable dévouement » la direction du pénitencier Bordelais, même si certains exprimaient leur crainte que le zèle des aumôniers ne soit pas toujours à la hauteur de leur mission morale. Il disait aussi que « la discipline de Philadelphie, n’est, en effet, que la vieille discipline du couvent22 ». Lorsque Charles Lucas propose la création du pénitencier bordelais, c’est l’année même où en compagnie de l’architecte Guillaume Abel Blouet, Fréderic Auguste Demetz, conseiller à la Cour royale de Paris, après François de La Rochefoucauld-Liancourt puis Alexis de Tocqueville et Charles de Beaumont va lui aussi faire le voyage à Philadelphie pour visiter les institutions américaines pour mineurs. Il rendra un rapport au ministre de l’Intérieur, le comte de Montalivet, qui lui demandera de poursuivre son voyage pénitentiaire en Europe. En avril 1839, Auguste Demetz démissionnera de la magistrature pour fonder, le 4 juin 1839, la première colonie agricole et pénitentiaire à Mettray, dans les environs de Tours. Mais avant l’ouverture il pense à la formation du personnel d’encadrement, une vingtaine de moniteurs choisis pour leur moralité à qui sont prodigués à la fois un enseignement général et un enseignement professionnel. À l’origine, les contremaîtres ont un rôle prépondérant : présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils sont chargés de la formation professionnelle, de l’enseignement et du quotidien des jeunes. Ce ne sera pas le cas à Bordeaux. Les positions de Lucas seront vivement critiquées par Moreau-Christophe, qui résume ainsi sa façon d’envisager la réforme pénitentiaire :
Le système pénal, philosophiquement, chrétiennement et légalement parlant, embrasse et met en jeu quatre principes constitutifs, dont l’action simultanée est nécessaire pour l’accomplissement total de ses fins :
- le principe satisfactoire ou d’expiation ;
- le principe obviatoire ou d’empêchement ;
- le principe exemplaire ou d’intimidation ;
- le principe pénitentiaire ou de repentir.
La peine subie doit être une douleur. Quand un crime est commis, le pouvoir social a non seulement le droit de demander compte au coupable de son action, mais encore le devoir de lui infliger le mal appelé peine. La peine est… la satisfaction que la justice exige de l’homme coupable envers la société lésée. Par la peine, le coupable reçoit ce qui lui est dû… La satisfaction, dans l’ordre politique, aussi bien que dans l’ordre religieux, s’obtient par l’expiation, c’est-à-dire par la douleur de la peine, offerte en sacrifice à la vindicte humaine ou divine.
Le principe obviatoire sert à empêcher que la société ne reçoive ultérieurement les atteintes du crime commis. Obvier au mal, c’est empêcher qu’il n’aille plus loin. Le but de la réclusion doit être non seulement de détenir les coupables, mais encore de les empêcher de devenir pires. L’État doit empêcher la corruption des prisonniers par tous les moyens qui sont en son pouvoir. Il doit se servir de ces moyens pour fournir aux criminels une occasion de s’améliorer.
Le principe exemplaire agit en dehors de la prison, à l’égard des individus en liberté qui seraient tentés de devenir coupables. Ce n’est pas seulement pour réformer les criminels qu’on les prive de leur liberté, la répression s’adresse à la société elle-même ; à ceux de ses membres que seule la terreur des peines retient. Il n’est pas d’accord avec Charles Lucas lorsque celui-ci propose de n’appliquer le principe d’intimidation qu’aux condamnés à de courtes détentions23.
Le principe pénitentiaire. Lorsque la justice humaine condamne un homme à une peine moindre que la peine capitale, elle fait deux choses à l’égard du coupable : elle le châtie, ce qui est l’œuvre de la justice, et de plus elle veut le corriger, ce qui est l’œuvre de l’amour. Mais l’amour ne doit appliquer son remède qu’à l’aide de l’appareil de la peine ; ce remède ne doit pas être un lénitif employé pour amortir l’aiguillon de la peine ; il faut, au contraire, pour qu’il produise effet, que le remède s’assimile à la peine elle-même qu’il soit la conséquence de l’application de la peine. La pénitence doit être une punition aussi bien qu’un remède…24
C’est donc dans ce contexte où la réforme du système pénitentiaire suscite de multiples débats tant au niveau de l’administration centrale que dans les sphères politiques que Charles Lucas, qui a déjà une idée très précise de la nature de l’institution qu’il souhaite mettre en place à Bordeaux élaborée dès 183125, propose le système suivant pour la détention des jeunes :
- système cellulaire de nuit ;
- établissement de 3 quartiers de jour :
– un de punition pour les plus pervers
– un de récompense pour les meilleurs sujets,
– un quartier d’épreuve pour les autres,
afin de permettre de faire avancer ou rétrograder les jeunes d’un quartier dans l’autre et de ne jamais éloigner la crainte de la punition ni l’attrait de la récompense ; - le travail avec le silence pour règle de discipline et l’enseignement d’une profession pour but d’utilité ;
- instruction élémentaire par la méthode de l’enseignement mutuel, jointe à l’instruction morale et religieuse ;
- un système d’inspection facile ;
- l’emploi de l’emprisonnement solitaire, simple ou rigoureux, comme punition ;
- la tenue d’une comptabilité morale base fondamentale et contrôle nécessaire de ce système répressif et rémunératoire.
Ajoutons que le personnel employé devait être des hommes irréprochables, que les détenus devaient appartenir à une population neuve non récidiviste, qu’il y avait nécessité d’avoir un quatrième quartier consacré aux enfants prévenus et un patronage actif pour la sortie de détention. Ces principes furent scrupuleusement suivis pour la mise en place du pénitencier bordelais. Quant au préfet, il était chargé par Charles Lucas de prendre un arrêté pour permettre au ministre de l’Intérieur de statuer. Restait à l’abbé Dupuch de trouver des solutions pour le local, les modalités de financements et le règlement. Bien que Charles Lucas insiste sur le fait qu’il faille se garder d’assimiler les pénitenciers à des maisons d’éducation pour les enfants pauvres, le hasard (?) fera que le pénitencier bordelais s’installe dans un ancien orphelinat tenu par les religieuses du Sacré-Cœur et que le successeur de l’abbé Dupuch à la direction du Pénitencier, l’abbé Buchou, était directeur d’un orphelinat.
L’architecte du département M. Thiac établit un plan du local divisé en quatre bâtiments, où seules deux parties seraient affectées au pénitencier, laissant les deux autres parties aux jeunes orphelins et à la maison d’asile gérée par les religieuses. Mais il jugeait indispensables des travaux d’aménagements : même s’il existait initialement vingt cellules, il pensait urgent d’en porter le nombre à quarante. De plus trois préaux devaient impérativement être créés. Le coût de ces travaux était évalué à 6 000 francs à la charge du Conseil général. Ainsi le gouvernement préservait-il le budget de l’État. De son côté l’abbé Dupuch faisait appel à la charité privée en émettant des actions à 5 francs par an26. Malgré les aménagements prévus il n’en restait pas moins que les locaux étaient dans un bien triste état et, nous le verrons, bien mal adaptés pour y faire un pénitencier. En tout cas ils tranchaient de façon spectaculaire avec ceux que l’architecte Baltard avait conçus pour la prison Saint-Joseph à Lyon, bâtie en 1830, et ceux de l’architecte Le Bas27 pour La Petite Roquette à Paris dont l’inauguration eut lieu le 6 novembre de cette même année 183628.
La prison panoptique de la Petite Roquette offre le premier exemple d’une prison d’isolement cellulaire en France suivant le plan appliqué à la prison Auburn aux États-Unis. La tour centrale permet une surveillance de tous les instants dans les six galeries qui en rayonnent et où donnent les cellules. Les enfants travaillent en commun pendant la journée et dorment isolés, comme à Bordeaux. Ici s’affiche dans la conception architecturale même la volonté que le détenu, totalement isolé, ne puisse échapper à une surveillance omniprésente. Devant les problèmes de discipline et les nombreuses révoltes que produit cette organisation, le pénitencier pour mineurs adopte en 1838 le système « philadelphien » d’isolement cellulaire strict et permanent.
À propos de Lyon on peut visualiser côte à côte deux conceptions architecturales qui se sont succédées à quelques années d’intervalle : celle conçue par Louis-Pierre Baltard, la prison Saint-Joseph, bâtie en 1830, selon un plan en peigne et la prison Saint-Paul construite en 1860, selon un plan panoptique.
Notes
- De La Rochefoucauld-Liancourt François, Des Prisons de Philadelphie par un européen, Paris, Du Pont, An IV de la République.
- De La Rochefoucauld-Liancourt François, Des Prisons de Philadelphie par un européen, Paris, Huzard, 1919. Préface, p. IX.
- L’ordonnance du 9 avril 1819 créa la Société royale pour l’amélioration des prisons, sur le modèle d’une société britannique fondée en 1817. Christian Carlier signale que de 1815 à 1827, 28 millions de francs furent dépensés par l’État pour améliorer les maisons centrales et les prisons départementales. D’après Moreau-Christophe de 1814 à 1829, 78 chefs-lieux de département et 198 chefs-lieux d’arrondissement virent leurs prisons réparées, agrandies, ou reconstruites.
- De La Rochefoucauld-Liancourt François, op. cit., Préface.
- Comte de Montalivet, Fragments et souvenir, t. II., 1836-1848, Paris, Calmann-Levy, 1900.
- Catherine Duprat, a montré que cette société correspond à un moment philanthropique de l’histoire des prisons. Composée de membres éminents, reconnue par le roi, cette Société eut une importante activité de 1819 à 1830. Duprat Catherine, « Punir et guérir. En 1819, la prison des philanthropes », Annales historiques de la Révolution française, 1977, 49e année, n° 228, p. 204-246.
- Villermé Louis-René, Des Prisons telles qu’elles sont et telles qu’elles devraient être, Paris, Méquignon-Marvis, 1820, p. 174. Il dédicace son ouvrage au duc de La Rochefoucauld-Liancourt, « au philanthrope dont la vie entière est consacrée à servir les hommes ».
- Ibid., p. 502.
- De Beaumont Gustave et de Tocqueville Alexis, Du Système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France, suivis d’un appendice sur les colonies pénales et de notes statistiques, Paris, Fournier Jeune, 1833.
- Charles Lucas s’autorise à faire ces remarques car il venait de publier : Du système pénitentiaire en Europe et aux États-Unis, ouvrage auquel l’Académie française a décerné, en 1830, le prix Monthyon. MM. de Beaumont et de Tocqueville n’étaient pas allés vérifier sur les lieux les faits que Charles Lucas avait cité et traduit des rapports de Charles Shaler, Edward-King, T.-L. Wharton, etc., dont il regroupait les observations autour de 3 systèmes généraux : l’emprisonnement solitaire sans travail, l’emprisonnement solitaire avec travail, et, enfin, de l’emprisonnement solitaire pendant la nuit, avec classification et travail en commun pendant le jour.
- Lucas Charles, De la réforme des prisons ou de la théorie de l’emprisonnement, de ses principes, de ses moyens, et des conditions pratiques, Paris, Legrand et Bergounioux, t. I. 1836.
- Ibid.
- Ibid., Introduction.
- Moreau-Christophe M.L., Rapport à M. le Cte de Montalivet… sur les prisons de l’Angleterre, de l’Écosse, de la Hollande, de la Belgique et de la Suisse, Paris, Imprimerie Royale, 1839.
- Moreau-Christophe L.M., De l’État actuel des prisons en France, considéré dans ses rapports avec la théorie pénale du Code, Paris, Desrez, 1837.
- Ibid., Introduction, p. XVI.
- Mabillon Jean, Œuvres posthumes, éd. de 1724, tome II.
- Ibid., p. 334.
- Les « in pace » en France, furent supprimés à la Révolution, mais se sont maintenues au XIXe siècle en Italie, en Espagne et en Amérique latine. L’Espagne est le dernier pays à les avoir supprimées en 1976.
- Dhaussy Catherine, Utopie et démocratie humanitaire aux États-Unis et en France entre 1830 et 1848 : Comparaison et étude d’interactions, Thèse, 2003, Université Paris 13, p. 555 et suivantes.
- Lamache Paul, « Des prisons en France », L’Université catholique, Recueil religieux, philosophique et littéraire, t. VI, Paris, Bureau de l’Université catholique, 1838, p. 316-317. On ne s’étonnera pas que ces positions soient relatées par Paul Lamache fervent catholique, ami d’Ozanam, l’un des fondateurs de la Société de Saint-Vincent-de-Paul et des conférences de Notre-Dame de Paris.
- Lucas Charles, De la réforme des prisons…, op. cit., t. I., p. 133.
- Son désaccord ne se limite pas à cet aspect mais concerne également la position de Charles Lucas en faveur d’Auburn. Il prend à témoin Livingston qui fut longtemps seul à prêcher l’excellence du système d’isolement complet de jour et de nuit. Et depuis, M. Wischers du barreau de Liège chargé, en janvier 1837, d’inspecter la maison d’Auburn ; M. Chatterton, directeur de la prison de Goldbathfield à Londres ; M. Mackmurdo, chirurgien à Newgate ; M. Sibly, dans sa déclaration devant le comité de la Chambre des Lords ; MM. Moudlet et Neelson, envoyés du gouvernement du Bas-Canada pour visiter les pénitenciers américains, en 1834 ; M. Crawford chargé de la même mission par le gouvernement anglais la même année ; le docteur Julius, chargé de la même mission par le gouvernement prussien, en 1836 ; M. Ducpétiaux, inspecteur général des prisons belges, chargé par son gouvernement de visiter la prison de Glascow, en Écosse ; M. Wilhworth Russel, dernier chapelain de Milbank et aujourd’hui inspecteur-général des prisons de Grande-Bretagne ; le docteur Cléland, dans son rapport a la société des naturalistes de Dublin ; enfin tous les étrangers qui ont été chargés officiellement par leurs gouvernements d’aller étudier, sur les lieux, le système pénitentiaire, sont tous d’un commun accord pour proclamer l’incontestable supériorité du système de Philadelphie. Pour Charles Lucas : « L’isolement absolu de la cellule est une peine… isoler l’homme, c’est le punir ; or, on ne peut imposer une peine avant le jugement… le système de Philadelphie est donc inadmissible avant jugement. »
- Moreau-Christophe M.L., De la réforme des prisons en France… op. cit., p. 363-364.
- Rapport du 21 mars 1831de Charles Lucas approuvé par le Comité de l’Intérieur du Conseil d’État cité par GaillacHenri, Les Maisons de correction 1830-1945, Paris, Cujas, p. 28.
- Pioneau E. abbé, Vie de Mgr Dupuch (Antoine Adolphe), premier évêque d’Alger, Bordeaux, Chaunas, 1866, p. 81.
- Hippolyte Le Bas (1782-1867).
- Suite à la fermeture de Bicêtre en 1836, la nouvelle prison de La Petite Roquette accueillera les jeunes détenus de 6 à 20 ans et les enfants incarcérés par mesure de « correction paternelle » qui, jusqu’alors, étaient placés à Bicêtre puis aux Madelonnettes.