L’atlas, qu’il ait été imprimé ou manuscrit, a constitué depuis la fin du XVIe siècle un mode de collationnement particulièrement efficace pour ordonner, archiver et relier cartes, plans et, dans une moindre mesure, documents textuels1. Apparu simultanément dans les ateliers anversois, hollandais et romains au troisième quart du XVIe siècle, ces nouveaux “livres de cartes”, comme ils étaient parfois nommés2, connaissent un succès fulgurant en Europe3. En témoigne la diversité des exemplaires qui circulent en grand nombre à l’époque moderne : isolaria, théâtres, recueils, visites, ramas, collections… Outil de conception et de composition à géométrie variable, l’atlas illustre, selon Loraine Daston et Peter Galison, une nouvelle “technologie de l’image” dont les normes d’observation, de construction et de description sont en permanence testées et renouvelées4. Les stratégies matérielles, graphiques et éditoriales qui y sont déployées sont ainsi précieuses pour appréhender la conception du territoire et de l’espace des éditeurs, imprimeurs, cartographes, ingénieurs et collectionneurs qui les ont constitués. Ce sont d’ailleurs ces aspects liés à l’étude de l’ordre matériel des savoirs qui ont principalement été explorés ces dernières décennies5. Dans la plupart des études, l’atlas est envisagé, selon le terme de James Akerman, comme une production “méta-cartographique”, c’est-à-dire un ouvrage dont les effets de sens résultent des manipulations exercées par son “éditeur”, qu’il en ait été l’auteur ou le compilateur6. Dans le sillage de ces travaux, l’attention a été principalement portée sur les opérations de composition, d’ordonnancement et de mise en séquence entre les planches des atlas.
Poursuivant ces réflexions, cet article propose de s’interroger, non pas spécifiquement sur les opérations cognitives de construction des atlas, mais sur l’étude de leurs contenus et fonctions. Il se fonde sur une série inédite de 17 atlas militaires manuscrits de bâtiments militaires de places fortes, tous conservés au Service Historique de la Défense de Vincennes, réalisés au cours du troisième tiers du XVIIIe siècle (annexe 1)7. Cette série fait partie des nombreux atlas manuscrits issus des collections de la bibliothèque du Génie, héritière de fonds constitués aux XVIIe et XVIIIe siècles et provenant des anciennes collections royales, ministérielles ou princières. À l’instar du comité des fortifications et du dépôt des fortifications, créés par la loi du 10 juillet 1791, cette bibliothèque avait pour fonction de constituer un centre de documentation relatif aux réalisations des ingénieurs militaires et aux fortifications8. Encore inédit aujourd’hui, cet ensemble a échappé au crible de recherches qui ont essentiellement été centrées, d’une part, sur les grandes séries d’atlas cartographiques d’Ancien Régime9 et, d’autre part, sur les atlas urbains réalisés sous le mandat du duc d’Aiguillon à partir de 177410. Différemment, ces 17 atlas, qui se distinguent par leur unité chronologique et stylistique, sont fondamentaux pour comprendre les mécanismes de contrôle et de gestion des bâtiments militaires mis en place après le rattachement du département des Fortifications au secrétariat d’État à la Guerre au printemps 1743. Les apports de cette série d’atlas sont donc nombreux. Réinvestissant, d’une part, la trilogie architecturale classique, plan, coupe et élévation, qui avait progressivement disparu des ouvrages antérieurs, le changement d’échelle majeur qu’elle introduit permet d’offrir une vue rapprochée sur l’architecture et la conservation des bâtiments appartenant au domaine militaire. Elle permet, d’autre part, de saisir la montée en puissance d’une cartographie urbaine administrative et technique, quantifiant hommes et ressources dans des villes sédimentées, que militaires et civils se partagent dans le temps long.
Revenant tout d’abord en introduction sur le contexte de création des atlas militaires durant la période moderne, nous interrogerons par la suite les logiques administratives et gestionnaires qui ont régi la production de cette série d’atlas urbains, tout en essayant d’analyser leurs apports comme outils de renouvellement des connaissances de la ville fortifiée dans les dernières décennies du XVIIIe siècle.
L’atlas, la ville et les ingénieurs militaires
L’atlas entre cartographie et planographie urbaines
La production d’atlas en France, peu importante jusqu’à la fin du XVIe siècle, devient florissante dès les premières décennies du siècle suivant. Mireille Pastoureau a bien montré comment, dès le règne d’Henri IV, les éditeurs imprimeurs parisiens, prenant le pas sur leurs homologues étrangers, s’approprient un genre éditorial en plein essor. Les premiers auteurs d’atlas français imprimés, s’inspirant tout d’abord des grandes entreprises nordiques, comme le Théâtre François de Maurice Bouguereau (v. 1520-1596) paru en 159411, renouvellent rapidement leurs planches grâce aux travaux des peintres municipaux et des cartographes actifs sur le terrain. Certains éditeurs, tels Melchior Tavernier (1594-1665) et Christophe Tassin (v. 1600-1660), travaillent ainsi en étroite collaboration avec les ingénieurs militaires en poste dans les villes frontières. La modernisation des stocks de planches qui en résulte modifie profondément la connaissance cartographique du royaume au cours de la première moitié du XVIIe siècle12. En parallèle de cette production imprimée, les ingénieurs militaires s’approprient également rapidement ce nouvel instrument sous sa forme manuscrite. Leurs recueils contemporains, réactualisés en fonction des événements politiques et territoriaux, diffèrent cependant de leurs homologues imprimés. Ils possèdent en effet des caractéristiques distinctes des cartes civiles marchandes, assujetties à des contraintes de secret militaire et de techniques de reproduction, qui n’ont pas toujours le même degré de précision et d’actualité. Ils rendent également compte avec exactitude des aménagements nécessaires aux armées, selon des usages prédéterminés : obstacles naturels à connaître ou franchir, chemins, nature des sols, cours d’eau, positions amies et ennemies, architectures et ouvrages militaires, tout en respectant des critères fixes d’orientation et d’échelle.
Leurs fonctions sont également plus diversifiées. Si le recours au portefeuille de cartes et plans en feuilles reste toujours bien ancré dans la culture militaire, le collationnement en atlas répond, quant à lui, à des usages différents. Il peut être dédicatoire lorsqu’un ingénieur l’offre à un protecteur dont il sollicite le soutien. C’est le cas par exemple de Nicolas de Clerville (1610-1677) qui présente à Nicolas Fouquet (1615-1680) à la fin de la décennie 1650 un atlas des places de Brabant, de Flandre, de Picardie et de Hainaut, dont le frontispice est lavé en grisaille aux armes du surintendant des Finances (fig. 1).
L’atlas peut également faire office de document relais entre les ingénieurs en poste sur le terrain et l’administration parisienne. Ainsi, Richelieu mentionne dans une correspondance qu’il utilise un “petit livre de fortifications” pour suivre au plus près l’ensemble des projets en cours13. Enfin, les atlas servent également directement à l’exercice du métier dans les villes ou chefferies provinciales où les ingénieurs étaient en poste. Ils prennent parfois la forme de ramas de plans et documents de provenances diverses, souvent collationnés à la fin de leur carrière et transmis à leurs successeurs : plans de sièges, cartes géographiques, croquis d’ouvrages militaires, textes officiels… Ce sont aussi parfois des “atlas de places”, véritables outils de travail rendant compte de l’état des ouvrages militaires annuellement projetés, en cours ou achevés dans une ville ou un réseau de places. Dans ce dernier cas, l’adoption de collationnement fixant des séries de planches permet de restituer et de pérenniser l’ordre géographique de leurs visites de terrain. Entre 1661 et 1715, pas moins de 80 atlas ont ainsi été réalisés afin de documenter l’état des fortifications en cours d’aménagement le long des provinces frontière, pendant ou au lendemain des nombreux conflits du règne de Louis XIV.
D’un point de vue iconographique, la “forme atlas”, comme l’a définie Jean-Marc Besse, évolue au cours de l’époque moderne. Les cartes d’assemblage à l’échelle chorographique, prépondérantes dans les séries d’atlas du XVIe siècle, sont progressivement remplacées par des suites de planches simulant un effet de “zoom” grâce à la réduction progressive des échelles. Les pourtraits et profils de villes, encore fréquents durant la première moitié du XVIIe siècle, tendent ainsi à disparaître au profit de plans englobant un espace périurbain équivalent à la distance de portée utile d’un canon, soit environ 250 à 350 toises (fig. 2). Ces atlas, s’ils sont souvent introduits par une carte régionale, se déclinent désormais en séries successives de plans de villes fortifiées à même échelle, dont la mise en séquence compose tant visuellement que métaphoriquement une chaîne défensive. Cette inflexion, qui accorde préséance à la ville sur le territoire, fait écho à la volonté contemporaine de mise en réseau de villes fortes qui, pour reprendre les formules imagées de Vauban, “font ligne”14 ou “se donnent la main l’une l’autre”15.
Cette typologie de l’atlas militaire connaît cependant une mutation fondamentale à partir du milieu du XVIIIe siècle lorsque la forme stabilisée du “livre de plans de villes” tend progressivement à être remplacée par des recueils monographiques de places. L’apparition de ces nouveaux atlas modifie profondément l’échelle de représentation et, en corollaire, les analyses que l’on peut en tirer. Il ne s’agit plus désormais de restituer l’état général des fortifications d’une province ou de l’ensemble du territoire de la couronne mais de concevoir des recueils de référence donnant à voir, de manière synthétique et précise, l’ensemble des bâtiments militaires implantés dans une place forte.
L’invention d’un nouvel outil de gestion
des bâtiments militaires (1742-1774)
Ce glissement de l’“atlas de places” à l’“atlas d’une place” était, en réalité, sensible depuis plusieurs décennies. À la fin du règne de Louis XIV, certains recueils présentaient déjà des détails d’ouvrages fortifiés et de bâtiments militaires d’une même place. L’atlas de 1698 intitulé Plans de Fribourg, donnant le détail des diverses parties de cette place16 en témoigne. Une dizaine d’années plus tard, entre 1709 et 1712, c’est au tour de Jacques Tarade (1640-1722), directeur des fortifications d’Alsace17, de produire quatre recueils monographiques respectivement consacrés aux villes de Vieux-Brisach18, de Fribourg-en-Brisgau19, de Landau20 puis de Strasbourg21. Si ces ouvrages ne sont pas des atlas, stricto sensu, car les mémoires y sont numériquement plus importants que les planches, ils préfigurent, à bien des titres, les séries des décennies suivantes. Bien que Tarade y inclue encore plusieurs plans généraux de chacune des places fortes, ainsi que ceux relatifs aux sièges qu’y mena Vauban, ils s’accompagnent dorénavant de plans, coupes et élévations de nombreux ouvrages et bâtiments tant militaires que civils : tours bastionnées, ouvrage à cornes de Landau, portes de ville, casernes, hôpital militaire, magasins à poudre, chapelle et hôtel de ville de Landau (fig. 3 et 4). Ce même principe est également adopté dans plusieurs autres atlas qui rendent compte de l’état d’avancement des travaux des quelques grands chantiers défensifs du deuxième quart du XVIIIe siècle, tels ceux de
Metz22 et des places de Lorraine23.
Peu avant le milieu du XVIIIe siècle, les atlas monographiques de places fortes connaissent un changement radical, tant de leur forme graphique que de leur fonction. On observe désormais un déplacement complet du sujet : le dessin des fortifications s’efface totalement au profit de celui des bâtiments militaires. L’échelle de représentation utilisée n’est plus cartographique mais architecturale, chaque bâtiment étant figuré par le détail à une échelle comprise entre 5 et 30 toises. Par opposition aux “atlas de places” de la période précédente dans lesquels les îlots urbains situés à l’intérieur des remparts étaient rarement détaillés, parfois simplement lavés de rose pour souligner la forme du parcellaire, ces nouveaux recueils sont intégralement consacrés à la gestion et à l’évaluation de l’état du patrimoine architectural. La ville, sa configuration et son assiette y disparaissent au profit de la description du bâti. Ainsi, certains ouvrages, tels celui figurant les bâtiments militaires de la ville et citadelle de Strasbourg en 1754 [atlas 144], ne sont introduits par aucun plan d’ensemble. En outre, les planches consacrées à la citadelle et aux différents quartiers militaires n’indiquent que très schématiquement, par de simples formes géométriques, le positionnement du bâti dans l’espace. Si, au fil des planches, on parvient à en saisir les principes de composition et de hiérarchisation des bâtiments – ainsi la façade du pavillon des officiers de la citadelle “commande” les corps de casernes construits perpendiculairement – leur emplacement dans la trame urbaine n’est pas précisé. Les planches esquissent un territoire urbain fragmenté, circonscrit aux bâtiments militaires, en plan, coupes et élévations, selon un système de dessin enseigné au sein de la nouvelle école du Génie de Mézières par l’ingénieur militaire Nicolas de Chastillon (1699-1765). Fondateur de l’école du Génie en 1748 et parallèlement directeur des fortifications des places de la Meuse à partir de 1755, Chastillon est aussi l’auteur des atlas consacrés à Rocroi [atlas 19] et à Stenay [atlas 26]. Il a rédigé à l’attention des élèves ingénieurs plusieurs traités manuscrits novateurs, consacrés aux sciences appliquées à l’art de l’ingénieur, qui ont constitué les fondements de l’enseignement dispensé à Mézières, de sa fondation à la Révolution24.
L’atlas urbain, reflet d’un engagement de l’administration militaire
dans l’aménagement des places fortes
Les 17 atlas de places de cette série portent principalement sur des villes fortifiées stratégiquement importantes situées aux marges nord et est du royaume. Certaines sont françaises, telles Douai, Metz (2 volumes), Rocroi, Stenay, Bouillon ou Strasbourg. Six autres, Charleroi (2 volumes), Gand, Luxembourg, Nieuport, Ostende et Termonde, sont des places des Pays-Bas autrichiens temporairement cédées à la France lors de la guerre de Sept ans (1756-1763). Stenay offre la particularité d’être une ville qui n’a alors plus le statut de place forte, l’enceinte bastionnée et la citadelle ayant été rasées en 1687 sur ordre de Louis XIV, mais qui demeure une importante ville de garnison de la Meuse. Il faut également ajouter à cette série, trois autres volumes consacrés aux places maritimes de Brest, de Lorient et du Havre25. Ce dernier, plus tardif car daté de 1787, est néanmoins composé de la même manière (fig. 5).
Les dates de réalisation de ces nouveaux atlas correspondent à une période précise de l’aménagement des places fortes d’Ancien Régime. Faisant suite aux grands chantiers de construction d’enceintes fortifiées mis en œuvre par Louis XIV pendant le dernier tiers du XVIIe siècle, ils annoncent une nouvelle phase d’entretien et de perfectionnement des dispositifs défensifs existants. Ces travaux de renforcement et de “raccommodage” des fortifications se sont accompagnés, une fois la paix revenue et les budgets consolidés, de nombreux aménagements intérieurs des places fortes royales, marqués notamment par la construction d’hôpitaux, d’arsenaux, de casernements et d’autres équipements militaires et civils, prévus dès l’origine mais restés sans suite dans de nombreuses villes à la fin du règne de Louis XIV. La réalisation de ces recueils correspond aussi étroitement au rattachement du département des Fortifications, qui fonctionnait auparavant de manière autonome, au secrétariat d’État à la Guerre le 10 mars 1743, entraînant la mise en place d’une politique active de remise en ordre de la gestion des bâtiments militaires. Les atlas de Douai [atlas 145] et le recueil des places de Picardie [atlas 146], qui portent plus spécifiquement sur la représentation des bâtiments à l’usage de l’artillerie, ont, quant à eux, été réalisés pendant la courte période, de 1755 à 1758, où les deux armes savantes de l’Artillerie et du Génie sont réunies pour former un seul et même corps royal26.
Les atlas urbains répondent ainsi à une volonté politique de resserrement du contrôle par la construction, l’aménagement et l’entretien de bâtiments situés à l’intérieur des enceintes et capables de soutenir des opérations de défense rapides et coordonnées. Ils représentent pour l’administration du service des fortifications, de formidables outils pour la gestion, multiple et souvent complexe, de l’ensemble des bâtiments relevant du domaine militaire27. Ils sont d’ailleurs contemporains de l’Ordonnance du Roi sur le service et le rang des ingénieurs, en date du 7 février 1744, dans laquelle Louis XV demande “à tous les ingénieurs de tenir la main à ce que les bâtiments du Roi ne soient point employés à d’autres usages qu’à ceux de leur destination”28. Au-delà de cette volonté affichée de ne pas voir sortir progressivement du giron royal un certain nombre d’édifices, il s’agit également de remettre en bon ordre la gestion intriquée d’infrastructures militaires, dont les coûts d’entretien étaient souvent partagés entre différents acteurs. Ainsi, les titres des atlas consacrés à Bouillon [atlas 18] et à Rocroi [atlas 19], places fortes voisines situées non loin de Mézières, précisent la distinction opérée entre “les bâtiments militaires qui y sont entretenus sur les fonds de la fortification, de l’artillerie et de l’Extraordinaire des Guerres”. Reflets du renforcement de l’appareil administratif de l’État monarchique, les “fonds” des trésoreries des deniers royaux du département de la Guerre, au nombre de deux à la fin du XVIIe siècle, s’élèvent désormais à huit : artillerie, fortifications, invalides, gratifications des troupes, ligues suisses, ordinaire des guerres et extraordinaire des guerres29. L’extraordinaire des guerres sert, dans ce cas, à compléter le budget de l’ordinaire des guerres, consacré aux dépenses militaires courantes, en versant des fonds prélevés en temps de guerre aux formations militaires, mais aussi en prenant part au financement de l’artillerie et des fortifications30.
L’atlas de Strasbourg [atlas 144] illustre ainsi parfaitement le cas de figure d’une gestion partagée entre les différentes trésoreries d’une même administration. L’ingénieur Jacques Brünck de Fründeck (v. 1720-v. 1780) le relève dès la première planche titrée “Plan des bâtiments de la citadelle de Strasbourg à l’entretien du Roy avec leurs lettres alphabétiques (pl. 1)”. Il prend également le soin de compléter son titre par une longue note explicative des codes de couleur employés, indiquant les différentes trésoreries du département de la Guerre auxquelles incombent les travaux à réaliser : “les bâtiments à l’entretien des fortifications sont lavés de rouge ; ceux à l’entretien de l’artillerie sont lavés de verd [sic], ceux sur l’extraordinaire des guerres sont lavés de rouge brun”. Ainsi, pas moins de trois caisses différentes se partagent l’entretien des bâtiments d’une même emprise foncière. Si la plupart des bâtiments dépendent des fortifications, d’autres, tels “le logement du commissaire d’artillerie” et “l’arsenal avec ses forges et un grand couvert”, reviennent à l’artillerie tandis que les magasins aux pailles, aux draps et lits, ainsi que les boucheries, à l’extraordinaire des guerres. Ceci étant et bien que ce patrimoine évolue au fil des années, l’artillerie héritant en 1760 d’un nouveau bâtiment dans la fonderie qu’elle souhaite “convertir en salle de mathématiques et logement du professeur”, la gestion du domaine militaire de Strasbourg reste somme toute bien délimitée entre les trois trésoreries. L’ensemble des relevés effectués par l’équipe d’ingénieurs en poste dans la place (Jacques Brünck de Fründeck, Antoine Duportal, Etienne Poisson des Londes) en témoigne. C’est également le cas de Rocroi, dont l’atlas qui lui est consacré [atlas 19] indique que les ouvrages fortifiés, tout comme la quasi-totalité des équipements militaires, sont entretenus sur le budget des fortifications. Seuls la boulangerie du gouvernement, le magasin aux vivres, l’hôpital militaire et les prisons relèvent de l’extraordinaire des guerres et l’arsenal comme les magasins à poudre sont entretenus sur les budgets de l’artillerie.
Cette rapide présentation montre tout le parti à tirer de l’étude de cette série d’ouvrages, qui forme un véritable corpus opératoire illustrant un moment de basculement fondamental dans la politique de gestion des places fortes du royaume. Le recentrement sur l’échelle architecturale et la mise en œuvre de ces opérations de relevé et d’estimation du patrimoine militaires sont ainsi révélateurs des moyens que se donne, au milieu du XVIIIe siècle, une bureaucratie militaire en action à la veille ou au lendemain de la guerre de Sept ans. Les atlas réalisés s’attachent, au premier chef, à définir la nature des bâtiments militaires déployés dans les places fortes, à quantifier leurs capacités de logement, d’écuries, de stockage des vivres, d’armes et de munitions et à restituer leur état et leurs spécificités architecturales par le dessin mais aussi par de longues légendes.
La ville militaire en détail :
typologie architecturale et distribution dans l’espace urbain
Conçus comme des recueils de bâtiments militaires, les atlas restituent au fil des pages la diversité des infrastructures militaires aménagées dans les places fortes. Elles peuvent être classées en diverses catégories :
- les bâtiments liés au logement des troupes, des officiers, de l’état-major, des chevaux : casernes, casernes de cavalerie, pavillons d’officiers, hôtel du gouverneur, maison de l’ingénieur, etc. Les corps de garde, liés à la surveillance des portes de ville, et les prisons peuvent y être ajoutés ;
- les bâtiments de stockage des vivres, des armes et des munitions : magasins aux vivres, magasins aux fourrages, boulangeries, magasins à poudre, arsenaux… ;
- les bâtiments de soin : les hôpitaux militaires fixes se sont multipliés à partir de 1661 sous l’impulsion de Louvois, aboutissant à la création d’un hôpital militaire dans chaque place forte à la fin du XVIIe siècle31 ;
- les bâtiments industriels : principalement liés à l’artillerie ou à la construction des navires dans les arsenaux maritimes, ils regroupent forges, serrureries, corderies, goudronneries… ;
- les constructions liées à la gestion des eaux de navigation ou à la mise en défense des places fortes : écluses, digues et batardeaux.
Outils de quantification, les atlas précisent à chaque fois la capacité de stockage des magasins, ou encore le nombre de lits offerts dans les casernes ou les hôpitaux. Cependant, par leur conception centrée sur le recensement des bâtiments, il est souvent difficile, voire impossible, de mesurer l’impact de ces infrastructures dans la ville. Seuls quelques atlas, tels ceux de Bouillon [atlas 18], de Stenay [atlas 26] et de Rocroi [atlas 19], permettent de connaître la localisation des bâtiments militaires dans la trame urbaine et, en corollaire, de saisir la proportion des constructions militaires par rapport au bâti civil ou religieux, grâce à un plan légendé.
Ainsi, le plan général de Rocroi (feuilles 2 et 3), situé en ouverture de l’atlas réalisé en 1759 par Nicolas de Chastillon, détaille la configuration de la place forte ardennaise créée en 1555 pour faire face aux places fortes des Pays-Bas espagnols de Charlemont et de Philippeville (fig. 6). Ville neuve militaire de la Renaissance, elle adopte un plan radioconcentrique protégé par une enceinte bastionnée pentagonale. Selon un ouvrage paru en 1782, visant à analyser et comparer la taille et le peuplement des villes du royaume de France32, Rocroi compte au nombre des “très petites villes”, avec une surface de 13 arpents – l’arpent ayant ici une surface de 5 107 m² – soit 6,6 ha. L’auteur de l’ouvrage, identifié par le père de Dainville33 comme étant Charles René de Fourcroy (1715-1791), maréchal des camps et armées du roi et directeur des fortifications au corps royal du Génie, souligne avec justesse “combien il se rencontre encore de célèbres villes de guerre, dans cette classe, qui ne s’étend cependant qu’entre la grandeur de la place Louis Le Grand et celle de l’Isle-Saint-Louis ou très peu plus (p. 20-21)”.
Intégrée au système défensif de la frontière de Champagne-Ardenne jusqu’à la fin du XIXe siècle, la ville a été remaniée au cours des siècles. Vauban a intégré la place dans la seconde ligne du pré carré et y a fait construire casernes, hôpital militaire, arsenal et poudrière. Le code de couleur – bleu ardoise – utilisé pour identifier les bâtiments militaires sur le plan de Rocroi permet de saisir immédiatement leur nombre important par rapport aux constructions civiles et la difficulté rencontrée pour intégrer ces multiples équipements nécessaires à la vie de garnison en temps de paix et à l’entretien des troupes en temps de guerre, dans cette très petite ville corsetée par son enceinte bastionnée. La légende permet d’identifier la fonction de chaque bâtiment et de quantifier le nombre d’hommes, de vivres et de munitions pouvant y être abrités ou stockés, ces données chiffrées étant récapitulées en fin de légende. Autour de la place d’armes centrale se déploient les bâtiments liés aux pouvoirs militaire, économique et religieux, avec la présence de la maison du roi où loge le commandant de la place (X), la halle (L) et l’église paroissiale (Q). Bien que relevant du pouvoir municipal, ces deux derniers édifices sont représentés en bleu sur le plan. Ils constituent des espaces partagés dans la ville, utilisés tant par les bourgeois que par la garnison. Les bâtiments militaires, principalement aménagés à partir de la fin du XVIIe siècle, ont le plus souvent été implantés à proximité des remparts de la ville. Ceux attachés à la fonction du gouverneur militaire de la place sont regroupés à proximité du bastion du roi (1), retranché à sa gorge pour former citadelle. La maison du roi (A), où loge le gouverneur, est aménagée au-dessus de la porte de Bourgogne. La boulangerie du gouvernement (C) dans laquelle sont les fours pour les “pains de munition”, base de l’alimentation du soldat, sont capables de 500 rations faisant par jour sept fournées, soit 3 500 rations. Le logement de l’ingénieur (T) (fig. 7) et celui du commandant de la place (X), sont chacun dotés d’un jardin, caractéristique qui se retrouve dans bon nombre de places fortes. Seuls les longs casernements ont été directement implantés dans le tissu urbain, le long des rues au tracé rayonnant. Ils offrent une capacité de logement en temps de guerre pour 1 442 hommes et 144 chevaux. Ces données, qu’il conviendrait d’affiner par l’étude des dénombrements de population réalisés au XVIIIe siècle, montrent l’importance du militaire dans la ville, allant jusqu’à doubler la population civile en période de guerre.
Le plan général est complété, à la suite, par une série de plans, coupes (appelées profils) et élévations des différents bâtiments mentionnés. Ces représentations détaillées constituent aujourd’hui une source documentaire précieuse pour l’archéologie du bâti. Elles sont riches en informations sur la nature et l’état de conservation des matériaux de construction, les partis pris architecturaux, la distribution des espaces et le détail des aménagements intérieurs. La planche 18 de l’atlas de Rocroi, qui restitue en “Plans, Elévations et Profils” le “Corps de cazernes [sic] de cavalerie et pavillon d’officiers coté N” (fig. 8), illustre ces différents aspects. Le long bâtiment abritant chevaux et caserne des cavaliers offre une façade très sobre, surmontée d’une toiture haute scandée de hautes souches de cheminées en brique. Le profil, établi sur une partie de sa longueur, restitue les voûtements séparant les écuries des chambrées des cavaliers qui étaient aménagées à l’étage. Stalles des chevaux, manteaux de cheminées, escaliers intérieurs, charpente du bâtiment sont représentés. Le pavillon des officiers situé à l’extrémité de la caserne de cavalerie se distingue par son aménagement en saillie et par son traitement architectural à la matérialité contrastée et aux travées rythmées : construits en maçonnerie de brique sur un soubassement en pierre, les étages sont soulignés en façade par des bandeaux de pierre, tandis que les baies sont encadrées de pierres de taille à claveaux passants un sur deux.
À Termonde [atlas 154], les ingénieurs notent avec précision les modes de construction du corps de garde de la porte de Bruxelles “Sa maçonnerie est de brique passablement bonne. Il y a deux pignons et une cheminée au milieu du corps de garde des soldats qui reçoit la fumée de l’étuve du fourneau. Il est pavé de brique. Son plancher est sur soliveaux. Sa charpente est très bonne, il est couvert de pannes” (feuille 9). Les malfaçons et défectuosités sont également soulignées “Les latrines ne sont pas bien placées, elles causent pendant les chaleurs des grandes puanteurs, tant aux casernes qu’au corps de garde” (feuille 10).
La consultation des planches d’un même recueil rend aussi compte de la diversité du traitement des édifices en fonction de leur nature, allant de la mise en œuvre technique et purement fonctionnelle d’ouvrages militaires, tels les magasins à poudre ou les casernements, à des éléments de décor plus recherchés pour les pavillons des officiers ou les hôtels des gouverneurs par exemple. Les relevés en plan et en élévation, souvent très précis, d’édifices plus anciens acquis ou réquisitionnés par l’armée, vieilles “casernes espagnoles”, couvents et hôpitaux également transformés en casernes, hôtels Renaissance ou maisons de ville pour les officiers, y sont également nombreux. Leurs changements d’affection font également l’objet de planches détaillées qui restituent les travaux effectués : escaliers élargis ou déplacés, fenêtres percées ou occultées, nouvelles pièces et latrines créées, couloirs et circulations modifiées… Enfin, les légendes, souvent longues, qui complètent les planches apportent également de nombreuses informations. Si elles concernent essentiellement l’état de conservation des bâtiments ou leur configuration, elles dévoilent aussi la multiplicité d’enjeux et de stratégies d’occupation et d’appropriation, que suscite l’existence de ces vastes patrimoines immobiliers intra-muros dans des villes souvent densément peuplées.
Espaces partagés et appropriations croisées
dans la ville forte
Si la répartition du budget d’entretien entre les différentes trésoreries impose une gestion fine des coûts, comme au château de Bouillon [atlas 18] où l’entretien de mêmes espaces, tels les magasins et des greniers à grains, est partagé entre les caisses de l’artillerie et des fortifications (pl. 14), ce travail d’évaluation est infiniment complexifié dès lors qu’entrent en jeu de nouveaux protagonistes. En effet, bien qu’en théorie les rôles soient clairement répartis, l’administration militaire assurant la maîtrise d’œuvre et l’entretien de ces bâtiments grâce à ses diverses trésoreries et les corps de villes ceux des fortifications, les exceptions, juridictions particulières et “accommodements” divers sont légion. Le département de la Guerre peut, par exemple, réquisitionner intégralement ou partiellement des bâtiments religieux ou privés, dont l’entretien reste cependant à charge des communautés ou des propriétaires privés. En outre, les changements d’affectation temporaires en temps de paix ou de guerre, les locations ou affermage d’espaces et de terrains militaires à des particuliers et vice-versa sont également fréquents34. La situation est encore plus complexe dans le cas des villes des Pays-Bas autrichiens récemment passées sous tutelle française, qui sont héritières de modes de gestion distincts des pratiques françaises mais aussi différenciés d’un territoire à l’autre. Ainsi Termonde, par exemple, fait partie des huit Places de la Barrière qui, à l’issue de la guerre de Succession d’Espagne, ont été choisies en 1715 pour protéger les Provinces-Unies d’une nouvelle invasion française. À cet effet, les Provinces-Unies ont la charge de la gestion et de l’entretien de garnisons hollandaises dans ces places des Pays-Bas autrichiens.
On saisit ainsi combien la gestion du domaine militaire constitue un sujet de tensions et de discordes permanentes, tout autant de la part des corps de ville que des populations qui en font usage. Le rôle des atlas monographiques est, à ce titre, fondamental tant pour évaluer l’état des bâtiments militaires que pour limiter les litiges liés à l’entretien. Par extension, ils constituent aujourd’hui une documentation exceptionnelle pour saisir les modalités de partage et d’appropriation respective des espaces entre sphères civile et militaire dans la fabrique d’Ancien Régime où, comme toujours, la tentation était grande de recourir à divers types d’“arrangements”.
Les exemples de partage et de “convivance”35 urbaines, généralement si difficiles à traquer dans les archives, sont ainsi décelables dans des atlas qui, de prime abord, ne semblent porter que sur les répartitions des coûts entre les différentes caisses des trésoreries des deniers. C’est le cas par exemple à Bouillon [atlas 18] où la gestion déjà complexe des espaces partagés du château était, en outre, contrainte par les privilèges du duc de Bouillon, seigneur de la ville dépendant du roi de France, qui conservait la propriété de certains accès à la ville ou de magasins. Le duc de Bouillon concède ainsi au roi son grand magasin aux vivres et aux fourrages “pendant la guerre à la charge de l’entretenir le temps qu’elle dure” (pl. 25). Inversement, la milice des bourgeois, comme c’était d’ailleurs souvent le cas dans les villes conquises, occupe et entretient l’un des corps de garde de la porte de Liège qui relève également du domaine ducal (pl. 4). Enfin, les deux premières arches du pont enjambant la Semoy [Semois] à l’extrémité du corps de garde sont entretenues sur le fonds des fortifications alors que les trois autres appartiennent au duc de Bouillon (pl. 4 et 5).
Si Bouillon illustre un exemple de négociation somme toute équilibrée entre administration militaire et propriétaire privé, d’autres atlas sont, en revanche, révélateurs de modalités de gestion plus tendues, engageant les ingénieurs à restituer par l’image et le texte les situations auxquelles ils sont confrontés. Ainsi, à Termonde, place forte située au confluent de la Dendre et de l’Escaut, l’atlas des bâtiments que réalise en 1755 l’ingénieur Nicolas Jamez et son “conducteur des dessins” Jan Eghels témoigne de la complexité d’administrer un patrimoine ancien, qui plus est partagé de longue date par différentes populations. Ainsi, Jamez souligne que l’ancien corps de garde situé au-dessus de la porte de Waes ainsi que les pièces de l’une des tours sont occupées par “le Sieur Mesman brasseur” qui, bien qu’il devrait en assurer l’entretien, “n’en fait rien” car “il dit qu’il y a eu la permission d’en jouir anciennement d’un gouverneur” (fig. 9). Quant au corps de garde réquisitionné par le brasseur, il est désormais “dans une chambre d’une maison bourgeoise appartenant à la ville” devenant, à ce titre, ouvrage militaire dont l’entretien devait être assuré sur les deniers des fortifications. Il en est de même à Ostende [atlas 154], où l’on distingue les bâtiments appartenant à l’entretien de la ville, comme la caserne des Dames-Blanches, de ceux créés aux frais de la ville mais entretenus par le roi, comme le corps de garde des soldats de la porte du quai. À Termonde, la population a, par ailleurs, progressivement repris possession de la plupart des espaces militaires dont elle assurait les coûts d’entretien, limitant ainsi leur fonction défensive. Ainsi, les grandes salles voûtées du rez-de-chaussée de la Grande Garde servent désormais à la corporation des bouchers (fig. 10). En conséquence, le corps de garde a été déplacé au premier étage “où il fait très malsain dans les fortes chaleurs à cause des senteurs des viandes [et où] les soldats ont beaucoup de peine à monter et descendre l’escalier étant de pierres glissantes et les marches fort étroites” (p. 26). La mixité des espaces et leurs réaffectations successives rendent encore plus complexe le travail de gestion des ingénieurs. Ainsi, au Grand corps de garde “La place en dessous du garde a servi autrefois de salles aux armes mais en 1758 les français qui y étaient en garnison y on fait construire un théâtre aux frais de la ville qui s’est servie d’une partie des bois qu’on a démontés au plancher. L’ingénieur de la place en a la clé mais le magistrat prétend pouvoir disposer du théâtre”.
L’exemple d’Ostende et de Termonde ne sont pas isolés. Les problèmes d’administration des bâtiments, du matériel et des fournitures militaires sont même à l’origine de la création de nouvelles institutions de gestion telle la “Commission économique militaire” fondée à Gand au début des années 1760 sous l’autorité du baron Johann von Bechard (1718-1788). L’atlas consacré au patrimoine immobilier de Gand [atlas 153], réalisé entre 1764 et 1770, illustre l’ampleur des travaux menés par la ville pour accommoder le personnel de la Commission, l’ensemble des ouvriers qu’ils emploient ainsi que les forces militaires. La ville acquiert ainsi, en 1762, les casernes Saint-Antoine et Saint-Macaire pour y loger les régiments. La première était un bâtiment conventuel appartenant à la confrérie de Saint-Antoine et la seconde une ancienne maladrerie (fig. 11). Toutes deux sont réaménagées et augmentées de plusieurs corps de bâtiments pour y loger les troupes qui se partagent dorénavant anciens et nouveaux espaces avec les employés de la Commission. Conjointement, les ouvrages défensifs, portes, ponts et corps de garde, sont remis à neuf par la Commission. Ces efforts ne suffisent cependant pas à clarifier la gestion d’un ensemble patrimonial hybride, souvent vieilli, fait de “pièces éparses” et fruit de multiples changements d’usage et réaffectations, dans lequel le partage des lieux entre populations civile et militaire est permanent. Ainsi, au quartier militaire de Saint-Joseph, “Les places cottés J sont un cabaret à l’enseigne de l’Ange, celle côtés S sont la boulangerie, toutes louées au profit de monsieur de commandant et par conséquent entretenues à ses frais, les chambres cottés 3, sont le quartier de l’aide Major de la citadelle qui a été totalement réparé en 1767. Les autres chambres sont toutes occupées par la Commission économique militaire” (fig. 12). En définitive et à l’inverse de son ambition première, le recueil de Gand illustre les dérives d’un système de gestion encombré d’acteurs. Ses planches et légendes dévoilent combien la Commission, nouvel organe décisionnel qui se superpose au millefeuille administratif de la fin de l’Ancien Régime, finit elle-même par concourir, par l’ampleur de ses besoins en infrastructures, en hommes et en corps bâtisseurs et par son omniprésence dans la fabrique urbaine, à complexifier l’administration d’un patrimoine qu’elle devait, à l’origine, simplifier. Les atlas urbains constituent ainsi, à ce titre, bien plus que de simples inventaires des bâtiments militaires d’une ville. Ils offrent en effet à voir une nouvelle matérialité de la ville et, par l’image et le texte, tout un ensemble de pratiques et d’actions performées par l’Armée dans la ville.
En somme, cette première grande série de recueils monographiques, si elle poursuit la longue tradition des atlas de places fortes produits par les ingénieurs militaires depuis le règne d’Henri IV, n’en constitue pas moins une rupture fondamentale dans la représentation de la ville forte. Ces nouveaux ouvrages font écho aux profondes réformes opérées dans l’administration des fortifications et des ingénieurs militaires dans les années 1740, consolidées par la création consécutive de l’école du Génie de Mézières, qui offre aux ingénieurs des outils partagés de représentation et de modélisation indispensables à leur travail collectif. La “forme-atlas” rend compte de ces mutations. Faisant désormais abstraction de la configuration générale et de l’inscription de la ville dans le territoire, elle rend compte de la montée en puissance d’un État gestionnaire qui se dote de nouveaux outils de quantification et de gestion des bâtiments militaires. L’effacement de la ville, la réduction d’échelle et l’adoption de la codification propre au dessin d’architecture en sont les marqueurs les plus visibles. Leur étude approfondie en livre d’autres, plus subtils, cependant. Au fil des planches, s’écrit une histoire, tour à tour tendue ou apaisée, des relations nouées entre administration militaire, corps municipaux et population, touchant l’entretien, les fonctions et la réaffectation du patrimoine militaire. L’hybridation des lieux et des usages, l’appropriation des espaces et la résilience des ouvrages et des architectures, sont autant de signes à interpréter pour saisir la place et le rôle joués par l’Armée dans la fabrique urbaine d’Ancien Régime.
Réalisée durant une période de transition majeure, cette série d’atlas a également valeur de test pour l’administration militaire. Elle préfigure ainsi directement la première commande par le pouvoir central, le 7 mars 1774, d’un programme uniforme et généralisé de réalisation d’atlas pour chacune des places du royaume. Commandités par le duc d’Aiguillon, secrétaire d’État à la guerre, ces atlas sont conçus pour former un ensemble documentaire synthétique et complet, dont les contenus attendus sont décrits en 13 articles. On y retrouve la même volonté de mettre en œuvre une gestion rationnelle et coordonnée des bâtiments militaires de chaque ville en distinguant les différentes structures administratives dont ils relèvent. Quatre-vingt-dix recueils ont ainsi été produits entre 1774 et 1788, formidables outils de gestion, réunissant dans des ouvrages synthétiques et uniformes, l’ensemble des informations militaires, géographiques, démographiques et économiques relatives à chacune des places fortes du royaume.
Bibliographie
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- Woodward, D. (1997) : “Italian Composite Atlases of the Sixteenth-Century”, in : Wolter & Grim, dir. 1997, 773-803.
- Wolter, J. A. et Grim, R. E., dir. (1997) : Images of the World, The Atlas Through History, Washington D.C.
Annexe 1
Liste des atlas monographiques de places réalisés entre 1742 et 1774,
conservés à la bibliothèque du Service Historique de la Défense de Vincennes
- Ville et citadelle de Metz. Recueil des plans, coupes, profils, et elevations des ouvrages de fortification, cazernes d’infanterie et de cavalerie avec leurs pavillons d’officiers, fonderie royalle de canons, magazins a poudre, magazins a l’usage de l’artillerie, et de la fortiffication, logemens d’officiers, arsenal, salles d’armes, hangards de toutes les especes, […] places et rues & […], 1742, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 140b.
- Ville et citadelle de Metz. Recueil des plans, coupes, profils, et elevations des ouvrages de fortification, cazernes d’infanterie et de cavalerie avec leurs pavillons d’officiers, fonderie royalle de canons, magazins a poudre, magazins a l’usage de l’artillerie, et de la fortiffication, logemens d’officiers, arsenal, salles d’armes, hangards de toutes les especes, […] places et rues & […], [1751], Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 140.
- [2 exemplaires sous la même cote] Atlas contenant les plans, élévations, coupes et profils des batimens construits et projettés pour l’établissement de la Compagnie des Indes à l’Orient, 1752, Vincennes, SHD, Bibliothèque du ministère de la Guerre, G. b. 12.
- Nicolas François-Antoine de Chastillon, Atlas ou recueil contenant le plan de la ville et citadelle de Stenay, et les plans, profils et élévations de tous les bâtiments militaires qui y sont entretenus des fonds de la fortification, 1754, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 26.
- Batimens militaires ville et citadelle de Strasbourg, 1754, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 144.
- Nicolas Jamez et Jean Eghels, Atlas des plans et profils des batimens militaires de la ville de Termonde levés en 1755 par Nicolas Jamez ingénieur et decinés par J. Eghels, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 156.
- Direction particuliere de Douay. 1756. Plans, profils, et Elevations de tous les Batiments a L’usage de L’Artillerie levés sur les lieux par ordre de la cour En datte du 4e Décembre 1755. Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 145.
- Nicolas François-Antoine de Chastillon, Atlas ou recueil contenant le plan de Rocroy, et les plans, profils et élévations de tous les bâtiments militaires qui y sont entretenus sur les fonds de la fortification, de l’artillerie et de l’extraordinaire des guerres, 1759, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 19.
- Antoine Choquet de Lindu, Atlas des bâtimens composant l’arsenal de la Marine de la place de Brest, 1761, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 126ter.
- Atlas des plans et profils des bâtimens militaires de la ville de Luxembourg avec la description de chaque plan de leur utilité et mauvaise construction a quelle charge ils sont tant à sa Majesté qu’à la ville levés tres exactement à differentes reprises pendant les années 1749, 1763 et 1764, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 149.
- Atlas ou recueil contenant les plans des ville et château de Bouillon, Et les plans Profils et Elevations de touts [sic] les bâtiments militaires qui y sont entretenus sur les fonds de la fortification, de l’artillerie et de l’Extraordinaire des Guerres, 1764, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 18.
- Atlas des cazernes et autres bâtimens militaires de la citadelle et des villes de Gand, 1764, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 153.
- Atlas contenant les plans et profils des batimens militaires en la ville d’Ostende, 1768, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 154.
- B. Delamy, [Nieuport. Plans et profils.], 1770-1771, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 152.
- C. H. Caels, Atlas de plans et profils des bâtiments royaux de la ville de Charleroy, 1772, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 155bis.
- [2e exemplaire sous une cote différente] C. H. Caels, Atlas des Bâtiments royaux de la Ville de Charleroy, Levé et Dessiné l’an 1773, 1774, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 155.
Notes
- Winearls 1995 ; Pastoureau 1984 : l’atlas est défini comme un ouvrage qui contient au moins 50 % de documents iconographiques.
- AN, G7 510, pièce 86, Roland Le Vayer de Boutigny à Colbert, Mémoire sur l’élection de Clermont, 24 juin 1682.
- Besse 2009 ; Van der Krogt 2010 ; Woodward 1997.
- Daston & Galison 2012, 58.
- Akerman 1995 ; Besse 2021.
- Akerman 1991.
- Pour alléger l’appareil de notes, les atlas de cette série sont listés dans l’annexe 1 et seront dorénavant uniquement mentionnés dans le corps de l’article par leur cote abrégée [atlas n ° …].
- Masson & Morgat 2003.
- Orgeix d’ & Warmoes 2017 ; Warmoes & Orgeix d’ 2003.
- Sur les atlas du duc d’Aiguillon, lire Lacrocq 1981.
- Bouguereau 1594.
- Pelletier 2002.
- Mignot 1987.
- Sébastien Le Prestre de Vauban, Mémoire sur les places de la Meuse, envoyé de Charlemont le 7 décembre 1698, Vincennes, SHD, 1VH 1738, Stenay, pièce 92, fol. 31.
- Sébastien Le Prestre de Vauban, Mémoire sur Bergues, 1694, Vincennes, SHD, 1VH 298, Bergues, pièce 1.
- Plans de Fribourg, donnant le détail des diverses parties de cette place. Fort de Lestoille, Fort Saint-Pierre, Fort de l’Aigle, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, in-F° 14a.
- Au sujet de Jacques Tarade, lire Warmoes 2019.
- Jacques Tarade, Mémoires, projets, plans et profils des fortifications du vieux Brisack, exécutées, suivant les desseins de M. le maréchal de Vauban, par le Sr Tarade, chevalier de l’Ordre de Saint-Louis, directeur des fortifications d’Alsace, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, in-F° 13.
- Jacques Tarade, Mémoires, projets, plans et profils des fortifications de Fribourg en Brisgaw exécutés suivant les desseins de Mr le Mareschal de Vauban par le Sr Tarade, chevalier de l’ordre de St Louis, directeur des fortifications d’Alsace, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, in-F° 14.
- Jacques Tarade, Mémoires, projets, plans et profils des fortifications de Landau exécutés suivant les desseins de Mr le Mareschal de Vauban par le Sr Tarade, chevalier de l’ordre de St Louis, directeur des fortifications d’Alsace, Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, in-F° 15.
- Ce dernier atlas, sans doute une prise de guerre de 1870, a récemment été retrouvé à Berlin. Jacques Tarade, Mémoires, plans et fortifications de Strasbourg suivant les projets Mr le Mareschal de Vauban, Berlin, Bibliothèque d’État, département des cartes, XLIX 201 A Strasbourg.
- Recueil de plans des places du département de Metz. Plans de la fortification de Metz (…), Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 141a.
- Recueil des plans de la fortification des places du département de Metz, de la Lorraine, frontière du Luxembourg, de Champagne et de la Sarre (…), Vincennes, SHD, Bibliothèque du Génie, Atlas 141b.
- Belhoste 1997.
- [Non signé], Recueil des plans du Havre, 1787, Vincennes, SHD, Fonds Marine, SH 84.
- Blanchard 1979, 215-217.
- Bertout 1909.
- Ordonnance du roy sur le service et le rang des ingénieurs, Paris, Imprimerie royale, 7 février 1744.
- Bottin 2012.
- Rowlands 2007.
- Limelette 2017, 4-5.
- Dupain-Triel 1782.
- De Dainville 1958.
- Orgeix d’ 2019, 119-123.
- Ces notions de convivance et de voisinage ont été étudiées par Rainhorn & Terrier 2010.