Paru dans Politische Theorie und Praxis im Altertum, W. Schuller éd.,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998, p. 1-18.
Il est bien connu que, dans les cités grecques classiques, toute décision politique importante exige un vote, un vote de l’Assemblée du peuple, un vote du Conseil, ou, plus souvent, deux votes successifs du Conseil d’abord, de l’Ecclèsia ensuite. À Athènes, notamment, la plupart des textes soumis à l’Assemblée ont été examinés préalablement par le Conseil des Cinq-Cents1. Selon que le régime d’une cité est oligarchique ou démocratique, la composition de la Boulè varie beaucoup, ainsi que la répartition des pouvoirs entre la Boulè et l’Ecclèsia. Néanmoins, même dans les cités oligarchiques où l’essentiel du pouvoir appartient à un Conseil très restreint, les décisions à l’intérieur de ce Conseil sont en général prises par un vote majoritaire.
L’étude des origines du vote est fondamentale non seulement pour l’histoire des cités grecques, mais pour l’histoire de la décision politique en général, et pour celle de la démocratie en particulier. On pourrait s’étonner que le problème ait été relativement négligé, mais cette lacune s’explique par la rareté et l’hétérogénéité des sources ainsi que par l’obscurité de l’histoire politique antérieure au VIe siècle2.
Je présenterai cette analyse en trois grandes étapes. J’aborderai d’abord la question controversée des racines mycéniennes possibles3. Après quelques réflexions sur l’histoire des Âges obscurs, j’examinerai ensuite le mode de décision décrit dans les poèmes homériques. Je ferai enfin quelques observations sur l’évolution de l’époque archaïque.
I. Dans l’analyse des procédures politiques du monde mycénien, il convient de distinguer nettement entre le niveau central de l’autorité palatiale et le niveau local4.
Les données archéologiques ne nous éclairent guère sur la prise de décision dans les capitales palatiales. Il n’y a pas de grande place publique à l’intérieur des forteresses mycéniennes, mais on ne saurait exclure que des rassemblements importants aient pu se tenir hors les murs comme dans la Troie homérique et la Sparte classique ou comme sur le champ de Mars romain. À l’inverse, l’existence de grandes places publiques dans les villes minoennes ne prouve pas qu’il y ait eu de véritables assemblées politiques dans le monde minoen : la foule qui s’y réunissait pouvait simplement participer à des cultes ou assister à des spectacles5. Tout rassemblement n’est pas une assemblée.
Dans le vocabulaire des tablettes en linéaire B, on ne trouve aucune mention ni d’Assemblée ni de Conseil au niveau d’un royaume pris dans son ensemble. Le mot a-ko-ra, ἀγορά, est bien attesté, mais seulement à propos du “rassemblement” de troupeaux6. L’argument ex silentio n’est cependant pas tout à fait décisif, car les archives mycéniennes sont des documents comptables, et l’on pourrait à la limite faire valoir que, l’Assemblée et le Conseil ne coûtant rien et ne rapportant rien, les scribes du palais n’avaient aucune raison de mentionner ces instances politiques si elles existaient.
Une voie d’approche plus positive reste possible, c’est d’examiner les décisions évoquées dans les archives palatiales. Les tablettes notent en grande partie des opérations périodiques un peu routinières – rentrées fiscales ou rations notamment –, mais elles enregistrent aussi des décisions de caractère exceptionnel – réquisition d’or, réquisition de bronze des temples, envoi de rameurs à un point stratégique par exemple. Les scribes précisent parfois qui est chargé d’exécuter ces décisions : dans le cas de la réquisition du bronze des temples, par exemple, ce sont les “préfets” et “sous-préfets” placés à la tête de chacun des seize districts pyliens, ainsi que les responsables économiques des sanctuaires7. L’analyse des archives mycéniennes fait apparaître des informations qui montent au palais et des ordres qui en descendent. Dans un seul cas, le texte précise qui a pris la décision : il n’y a pas de surprise, c’est le roi, le wa-na-ka. À Pylos, l’inventaire de mobilier de la série Ta commence par la formule suivante : “Voici ce que vit pu2-ke-qi-ri quand le roi nomma au-ke-wa da-mo-ko-ro.” Le da-ma-ko-ro est à peu près un gouverneur de province. On peut expliquer la situation de la manière suivante : au-ke-wa était responsable du mobilier royal ; le roi le promeut gouverneur de province ; pu2-ke-qi-ri est nommé à sa place responsable du mobilier royal ; les deux hommes, celui qui sort de charge et celui qui entre en charge, établissent ensemble l’inventaire des meubles précieux8.
La tablette Ta 711, qui nous montre un haut responsable nommé par le roi, atteste de manière explicite l’autorité du wa-na-ka sur l’administration, à vrai dire assez naturelle dans une monarchie. Malheureusement, ni ce texte ni aucun autre ne précise comment la décision a été prise. Il est vraisemblable qu’avant de prendre certaines décisions le roi consultait certains dignitaires : le wa-na-ka, de toute évidence, n’était pas seul dans le mégaron. Il paraît difficile d’affirmer pour autant que le wa-na-ka était entouré d’un Conseil, et plus encore d’établir une filiation entre cet hypothétique Conseil et ceux des communautés homériques et des cités archaïques. Il convient en effet de dissiper le flou qui règne parfois autour de la notion de Conseil. Un groupe de conseillers nommés par un roi et révocables à tout moment est très différent d’un Conseil de type homérique dont les membres doivent leur position à leur puissance et à leur prestige personnels ; ce Conseil de type homérique diffère lui-même beaucoup d’un Conseil dont les membres sont élus ou tirés au sort.
Le roi mycénien est à la tête d’une administration nombreuse et hiérarchisée qui lui fournit des informations et à laquelle il donne des ordres. L’organisation bureaucratique est claire ; les modalités de la décision sont très obscures.
Au niveau local, au contraire, les tablettes mentionnent des institutions qui annoncent celles des cités archaïques et classiques.
Le da-mo dont dépendent de nombreuses tenures foncières – en particulier celles qui sont qualifiées de ke-ke-me-na – est une communauté rurale dont le palais reconnaît l’existence9 : selon l’expression de Michel Lejeune, le da-mo a une “personnalité juridique”10. Face au palais et aux sanctuaires, les da-mo avaient comme porte-parole les ko-to-no-o-ko, notables et propriétaires qui en contrepartie de leur activité recevaient du da-mo de petites tenures : Michel Lejeune suggère un parallèle avec les jetons de présence des conseils d’administration11. Il est peu vraisemblable que les ko-to-no-o-ko aient été élus, et il serait exagéré de parler de démocratie villageoise. Néanmoins, les damoi mycéniens constituent une première forme d’organisation collective ; il est possible qu’il y ait eu en Attique à l’Âge du bronze des damoi analogues à ceux du royaume pylien et qu’ils aient été les ancêtres des dèmes de l’Athènes classique.
Plusieurs tablettes pyliennes mentionnent des ke-ro-te et des ke-ro-si-ja. L’identification de ke-ro-te avec γέροντες, “les Anciens”, et de ke-ro·si-ja avec γερουσία, “le Conseil des Anciens”, ne pose aucun problème linguistique12. Le contexte n’interdit pas ces identifications.
Les ke-ro-te de la tablette PY Jn 881 doivent verser une contribution exceptionnelle de bronze ; ils ont à leur tête le notable religieux po-qa-te-u et sont associés aux dignitaires sacerdotaux que sont les o-pi-su-ko (littéralement “les gardiens des figues”)13.
Les quatre ke-ro-si-ja recensées dans les tablettes pyliennes An 267 et An 616 sont des groupes de quatorze à vingt hommes. Dans les deux textes, des ka-ma-e-we sont recensés à la suite des ke-ro-si-ja14. Les ka-ma-e-we, souvent mentionnés dans les tablettes cadastrales, sont des détenteurs privilégiés d’assez grandes tenures dépendant des communautés rurales, qui doivent au damo, en contrepartie, des services qu’ils n’accomplissent pas toujours. Comme nous ignorons la finalité des tablettes An 261 et An 616, nous ne pouvons pas proposer une explication certaine de l’association des ka-ma-e-we et des ke-ro-si-ja, mais il est tentant de supposer que les ke-ro-si-ja exercent également des fonctions d’intérêt collectif et jouissent de certains avantages matériels (peut-être de lots de terre).
L’une des quatre ke-ro-si-ja pyliennes a pour chef un certain a-pi-qo-ta qui se confond peut-être avec le personnage du même nom qui est qa-si-re-u dans la localité d’a-pe-ke-e (Jn 431, 6). Le qa-si-re-u (βασιλεύς) est, semble-t-il, un dignitaire local – dont les fonctions peuvent être héréditaires15, auquel le palais confie ici ou là, selon les circonstances, certaines responsabilités, notamment celle de surveiller la distribution du bronze et la fabrication des armes. A-pi-qo-ta pourrait être un chef local entouré d’un groupe d’anciens privilégiés. Il convient cependant de souligner que les groupes dépendant d’un qa-si-re-u le plus souvent mentionnés – à Cnossos, à Pylos et à Thèbes – portent le nom de qa-si-re-wi-ja : sur ce point, il y a discontinuité dans la terminologie, car βασιλεία n’apparaît jamais comme collectif féminin (au sens de “suite royale”) en grec alphabétique16.
L’organisation locale des royaumes mycéniens est très complexe et comporte vraisemblablement plusieurs niveaux : il semble, en particulier, que les qa-si-re-we interviennent à un niveau intermédiaire entre le centre palatial et la communauté villageoise. Il serait donc tout à fait arbitraire d’imaginer que les villages mycéniens possèdent tous une Assemblée du peuple et un Conseil des Anciens présidés par un basileus.
L’apparition de damos, gerousia et basileus dans les textes mycéniens n’en est pas moins remarquable. La survie et la diffusion du vocabulaire des institutions locales contrastent avec la disparition presque totale du vocabulaire de l’administration palatiale proprement dite.
II. La désagrégation des monarchies mycéniennes est un phénomène complexe qui a duré près d’un siècle et demi (des premières attaques contre Mycènes vers le milieu du XIIIe siècle à l’abandon définitif des grandes citadelles d’Argolide à la fin du XIIe siècle). Il est probable que, là même où des palais ont survécu au XIIe siècle, le contrôle de l’administration sur le territoire s’est beaucoup affaibli17 ; à la fin du XIIe siècle, en tout cas, le système palatial a partout disparu en Grèce.
Les sites non palatiaux sont eux aussi frappés par les perturbations profondes qui affectent le monde méditerranéen du XIIIe au XIe siècle, et les cas d’occupation continue de l’époque mycénienne à l’époque archaïque sont rares. Il convient cependant de souligner que l’abandon d’un site ne signifie pas nécessairement la disparition d’une communauté : les habitants d’un village, d’une bourgade ou de tout un canton peuvent se réfugier en des lieux plus sûrs tout en gardant la même organisation. La continuité du vocabulaire montre en tout cas que certains damoi et certains basileis (avec les groupes de notables qui les entouraient) ont survécu au désastre.
On a souvent fait valoir, à juste titre, que les grandes innovations archéologiquement repérables des Âges obscurs – la diffusion de l’incinération ou le développement de la métallurgie du fer par exemple – ne s’expliquaient pas nécessairement par l’arrivée de nouvelles populations, mais qu’on pouvait en rendre compte par des évolutions internes ou des influences orientales18. Les données archéologiques ne permettent pas pour autant d’affirmer qu’il n’y a pas eu de migration pendant les Âges obscurs. En l’occurrence, c’est la tradition grecque elle-même qui constitue l’argument décisif. Seuls les Arcadiens et les Athéniens pouvaient se dire autochtones, tous les autres Grecs de l’époque archaïque – et notamment les Doriens du Péloponnèse – devaient admettre qu’ils étaient des nouveaux venus sur les territoires qu’ils occupaient. Il était évident pour tous les Grecs que la carte politique de leur temps était très différente de celle du monde héroïque évoqué par les épopées, et que ce décalage était dû aux bouleversements introduits par des migrations postérieures à la guerre de Troie19. Il ne saurait être question dans cette étude de proposer des hypothèses détaillées sur la chronologie et le déroulement de ces migrations, mais il peut être intéressant pour notre propos d’essayer d’imaginer l’organisation politique des groupes en cours de migration : les chefs ou les rois qui les conduisaient étaient beaucoup moins puissants que les souverains mycéniens, ils étaient probablement beaucoup plus proches de leurs sujets et leur autorité, qui reposait sur leur prestige personnel plus que sur des moyens institutionnels de contrainte, était vraisemblablement plus fragile20. On peut suggérer que ces chefs ressemblaient plus aux basileis mycéniens qu’aux wanaktes.
Sur l’évolution politique des Âges obscurs, nous ne disposons que d’indices très indirects, d’interprétation délicate. Il n’est guère douteux que la Grèce des Âges obscurs ait été moins peuplée que la Grèce mycénienne, qu’elle ait été beaucoup plus pauvre et que les échanges y aient été beaucoup moins intenses. Ces tendances dominantes ont été à juste titre soulignées par A.M. Snodgrass en 1971 dans The Dark Age of Greece. De nouvelles données archéologiques, apparues depuis 1971, invitent à nuancer ce tableau très sombre et à insister sur les différences selon les régions et selon les époques21. À Lefkandi en Eubée, de nombreuses tombes, dès le Xe siècle, ont un riche matériel funéraire, avec beaucoup d’importations de Syrie ou d’Égypte. Dans la même localité, on a dégagé en 1980, au sommet de la colline de Toumba, un grand bâtiment absidal de 45 mètres sur 10, entouré d’une colonnade de bois formant un véritable péristyle ; à l’intérieur de ce bâtiment, en position centrale, on a retrouvé une fosse divisée en deux tombes, l’une avec quatre chevaux et l’autre comprenant à la fois une femme inhumée avec de nombreux bijoux et un homme incinéré dans une urne de bronze22. On ne saurait dire s’il s’agit d’une sépulture creusée à l’intérieur d’un grand habitat, ou d’un hérôon bâti autour d’une tombe. Ce qui est certain, c’est que le personnage enseveli (peut-être avec son épouse) disposait d’une richesse et d’une puissance considérables, et qu’il jouissait d’une vénération exceptionnelle. D’autres bâtiments d’assez grande taille construits dans des situations privilégiées (au centre d’un habitat comme à Nichoria en Messénie ou sur une acropole comme à Zagora d’Andros ou Emporio de Chios23) suggèrent que la concentration du pouvoir observée à Lefkandi n’est pas un phénomène propre à ce site. Tout se passe comme si certains basileis des Âges obscurs avaient tenté de se hisser au niveau des monarques de l’époque héroïque et des souverains orientaux, avec des succès variables.
La fin des royaumes mycéniens ne signifie pas la disparition de toute organisation politique, parce que les structures villageoises subsistent et parce que le souvenir de communautés beaucoup plus larges reste très vivant. Les Grecs des Âges obscurs n’ont probablement jamais été tout à fait semblables aux Cyclopes, ces “brutes sans foi ni lois” que l’Odyssée (IX 112-115) décrit en ces termes : “Chez eux, pas d’assemblée qui délibère ni règles coutumières ; au sommet des grands monts, au creux de sa caverne, chacun dicte sa loi à ses enfants et femmes, et ils n’ont nul souci les uns des autres”.
À l’exception de quelques peuples sauvages rencontrés par Ulysse au cours de ses errances, tous les groupes humains évoqués dans l’Iliade et l’Odyssée forment des communautés politiques dotées d’institutions analogues qui fonctionnent de manière semblable, et il en va de même de la communauté des dieux. Les communautés politiques des poèmes homériques ont toutes une assemblée (ἀγορά) et un Conseil – ou plusieurs Conseils. Je dis “plusieurs Conseils” parce que la composition du Conseil peut être plus ou moins large selon les situations. En Phéacie, par exemple, le roi Alcinoos est constamment entouré de douze Anciens, mais invite “des Anciens plus nombreux” à participer au banquet en l’honneur d’Ulysse24. Les membres du Conseil – sous sa forme étroite et sous sa forme large – sont souvent appelés collectivement “rois”, βασιλῆες, désignation qui souligne leur association au pouvoir politique du roi.
Il y a dans les poèmes homériques de nombreuses scènes d’Assemblée, de Conseil et de discussion des Anciens devant l’Assemblée : j’ai relevé quarante-deux exemples de ces scènes25. Il faut attendre l’Athènes du Ve siècle pour retrouver un ensemble de données politiques d’une telle richesse. Si Homère décrivait une société imaginaire, l’historien de la vie publique serait soumis à un véritable supplice de Tantale, car les réalités politiques qu’il chercherait à saisir à travers le texte homérique lui échapperaient sans cesse. Même alors, cependant, une analyse approfondie des textes homériques ne serait pas vaine, car la plupart des Grecs croyaient fermement qu’Homère décrivait fidèlement le monde héroïque : dans ce cas, simplement, l’étude des institutions décrites par Homère serait l’étude d’une théorie plus que d’une pratique.
Je m’attacherai d’abord à présenter la procédure de décision décrite dans les poèmes eux-mêmes, avant de suggérer quelques éléments d’interprétation historique.
Toute décision dans le monde homérique est précédée d’une délibération. Cette délibération peut se dérouler à huis clos à l’intérieur du Conseil ou en public devant l’Assemblée populaire. Le choix entre les deux possibilités dépend du roi et des membres du Conseil les plus influents. Par exemple, au chant IX de l’Iliade (vers 69-78), Nestor suggère à Agamemnon de lever l’assemblée et de réunir les Anciens dans sa tente ; Nestor propose alors, devant ce groupe restreint, l’envoi d’une ambassade à Achille. La raison de l’attitude de Nestor est claire : un refus d’Achille étant possible, il valait mieux éviter de conduire publiquement des négociations dont l’échec aurait affaibli le moral des troupes.
Quand la délibération se déroule devant l’Assemblée du damos, ce qui est le cas le plus fréquent, seuls les conseillers du Conseil le plus étroit – les βουληφόροι, littéralement “ceux qui apportent leur avis” – peuvent prendre la parole de manière régulière avec le sceptre en main. Le peuple peut accueillir un discours avec des cris d’approbation. Dans ce cas, le roi n’est pas obligé de tenir compte de l’opinion populaire : au chant I de l’Iliade, Agamemnon se refuse à rendre Chryséis à son père alors que le peuple avait manifesté par des acclamations son approbation de la demande de Chrysès (vers 22-34). Le roi peut aussi, bien sûr, tirer argument du sentiment populaire. Au chant VII de l’Iliade, Diomède fait un discours très hostile aux propositions de paix troyennes, et l’Assemblée manifeste bruyamment son accord avec Diomède. Agamemnon se tourne alors vers le messager troyen et lui demande de constater la réponse du peuple, mais il ajoute : “Tel est aussi mon bon plaisir, … ἐμοὶ δʹ ἐπιανδάνει οὕτως” (VII 407). Par cette dernière phrase, Agamemnon rappelle ses propres prérogatives : c’est au roi qu’il appartient de décider en dernier ressort.
Quand l’Assemblée désapprouve une proposition, elle se tait ou murmure. La désapprobation du peuple n’est décisive que quand on lui demande de prendre une initiative qui déborde le cadre de ses obligations coutumières : c’est le cas notamment quand Agamemnon au chant l de l’Iliade demande à l’armée de remettre en commun le butin déjà partagé afin de lui constituer une nouvelle part d’honneur (I 116-120).
Que l’Assemblée acclame un discours ou qu’elle se taise, il faut souligner qu’elle ne vote jamais.
Il n’y a pas non plus de vote à l’intérieur du Conseil. Les Anciens parlent avec beaucoup de franchise et n’hésitent pas à faire de violents reproches au roi, mais ce qu’un orateur cherche à obtenir, ce n’est pas que la majorité des Anciens vote en sa faveur, c’est que le roi donne sa sanction à sa proposition. Bien entendu, le roi peut tenir compte de la réaction des Anciens, mais seul il a le pouvoir de transformer une proposition en décision : c’est un tel pouvoir qu’exprime le verbe κραίνειν, brillamment analysé par Émile Benveniste26. Le système politique décrit par Homère peut se résumer par la formule suivante : le peuple écoute, les anciens proposent, le roi dispose.
La fameuse scène judiciaire du Bouclier d’Achille au chant XVIII de l’Iliade, qui a suscité de multiples discussions, peut être interprétée de manière analogue : les laoi crient en faveur de l’une ou l’autre partie, les Anciens expriment tour à tour leur avis, et l’ἴστωρ, à la fois enquêteur et arbitre, tranche entre les avis exprimés et prononce la sentence. Rien n’indique que l’ἴστωρ soit un roi, mais la décision finale, comme lors des assemblées politiques, appartient à un individu placé au-dessus des autres27.
Des assemblées peuvent se tenir en l’absence de tout roi et de tout arbitre : tel est le cas à Ithaque, aux chants II et XXIV de l’Odyssée. Dans ce cas cependant, un accord unanime serait nécessaire pour qu’une décision fût prise. L’analyse de l’assemblée du chant XXIV est particulièrement intéressante. Lorsque Eupeithès, père d’Antinoos, appelle l’Assemblée à venger les prétendants, la majeure partie du peuple refuse de marcher contre Ulysse, se lève et s’en va, tandis que la minorité demeure à l’agora pour suivre ensuite Eupeithès. Les termes utilisés par le poète montrent qu’une majorité est clairement apparue28. Ce qui manque dans le monde homérique, ce n’est pas un moyen concret de déterminer la majorité, c’est l’idée même que la minorité doive se rallier à l’opinion de la majorité.
Une scission analogue de la communauté peut se produire quand l’autorité du roi n’est plus acceptée de tous. Ainsi, après le sac de Troie, Agamemnon et Ménélas se querellent à l’Assemblée, Agamemnon ne parvient pas à imposer son avis, et les Achéens se dispersent (Odyssée III 130-152). Le roi est la clef de voûte du système politique décrit dans les poèmes homériques. Cependant, l’autorité du roi repose sur la reconnaissance par tous de son investiture divine marquée par le sceptre. Si le droit du roi à trancher entre avis divergents et à décider en dernier ressort est remis en question, il y a risque de sécession et de guerre civile. Le roi, dont la présence dispense la communauté de l’unanimité dans chaque délibération, doit être lui-même unanimement accepté.
Sans reprendre ici en détail la question très controversée du modèle historique d’Homère, je me contenterai de trois observations :
- La description des institutions politiques et de leur fonctionnement est absolument cohérente dans toute l’Iliade et dans toute l’Odyssée. Cette cohérence ne suffit pas à prouver l’historicité du témoignage homérique, car elle pourrait refléter un choix personnel du poète, ou une série de conventions sur le monde héroïque communes à tous les aèdes. On pourrait faire valoir, à titre de parallèle, que les poèmes homériques présentent toujours le même type de funérailles avec incinération, tandis que l’archéologie atteste à toutes les périodes la coexistence de plusieurs modes de sépulture différents29.
- Le système politique décrit par Homère n’a rien d’invraisemblable. On n’y trouve aucune de ces extravagances qu’on a pu relever en ce qui concerne le mode de combat30. À lire Homère, on a l’impression que les décisions politiques ont dû être prises de cette manière en Grèce à un certain moment. M.I. Finley a écrit qu’Ulysse est “pour nous le nom conventionnel qui désigne le roi X”31. La formule est délibérément provocatrice, mais elle a le mérite de souligner le caractère profondément réaliste de la description politique d’Homère. On pourrait à la rigueur prétendre que cette impression de réalité n’est qu’une illusion, qui témoigne simplement du génie du poète – ou de toute une tradition poétique : pour servir de cadre aux exploits des rois et héros de l’épopée, Homère aurait imaginé un système politique amalgamant de vagues souvenirs des monarchies mycéniennes, des traits empruntés aux cités archaïques et d’autres inventés de toutes pièces32.
- C’est la confrontation des institutions homériques avec des témoignages politiques extérieurs à l’épopée qui fournit l’argument le plus solide en faveur de leur historicité. Ces témoignages sont en grande partie plus récents qu’Homère, mais ils montrent avec éclat combien les communautés homériques et les cités archaïques se ressemblent. Le vocabulaire politique est en grande partie le même : δᾶμος, λαοί, ἀγορά, γέροντες, βουλή, βασιλῆες, βασιλεύς, γέρας, τέμενος notamment. Il est évident aussi que deux des institutions fondamentales des communautés homériques – l’Assemblée d’une part, le ou les Conseils d’autre part – sont présentes dans les cités archaïques. On dit souvent en revanche que la royauté aurait disparu en Grèce au VIIIe siècle, au moment présumé de la composition monumentale des poèmes homériques ; on a même prétendu récemment que les Grecs de l’époque géométrique n’auraient jamais connu de royauté (du moins dans les régions où se développaient les poleis)33. Une analyse précise et détaillée des traditions et des survivances royales montre au contraire que la royauté héréditaire restait très répandue à la fin du VIIIe siècle, dans le Péloponnèse comme en Thessalie, en Ionie et en Éolide comme à Théra34.
Ces convergences étant établies, on peut suggérer, à titre d’hypothèse vraisemblable, que le fonctionnement politique décrit dans les poèmes s’inspire dans une large mesure des réalités politiques contemporaines de leur rédaction, à ceci près que le poète évite de mentionner les innovations les plus récentes. En d’autres termes, la description homérique est légèrement archaïsante, mais très légèrement seulement. Si l’on admet que la composition monumentale des poèmes date du VIIIe siècle35, cela veut dire que la situation décrite par Homère correspond à celle d’une partie du monde grec (et notamment de l’Ionie) à la fin du IXe siècle ou au début du VIIIe.
La description homérique peut servir de point de départ pour la reconstruction de l’évolution politique du haut archaïsme.
III. Les poèmes homériques – et notamment le “Catalogue des vaisseaux” – présentent trois niveaux superposés de communautés politiques :
- les bourgades (souvent qualifiées de poleis) et les petits ethnè,
- les royaumes, qui se confondent parfois avec une polis ou un ethnos, mais qui en comprennent généralement plusieurs36,
- la communauté panachéenne.
Si l’on peut admettre que la communauté panachéenne est un souvenir de l’époque mycénienne ou une fiction épique, la coexistence des deux autres niveaux a quelques chances de correspondre à la situation du IXe ou du début du VIIIe siècle.
L’émergence de la polis à l’époque archaïque correspond à un double phénomène :
- le synœcisme de villages ou de bourgades autour d’un centre politique généralement urbanisé,
- le relâchement, mais non toujours la disparition, de liens régionaux sur une plus assez vaste échelle37. Il arrive cependant que des cités apparaissent à l’intérieur d’ethnè qui eux-mêmes tendent à se renforcer (en Arcadie et surtout en Béotie). Là où la polis ne se développe pas (en Étolie ou en Épire par exemple), la vie dans des villages dispersés, κατὰ κῶμας, se double d’une activité politique embryonnaire dans les divers ethnè superposés.
Les causes et les modalités de l’émergence de la cité constituent un problème historique complexe, que nous étudierons en détail dans un travail ultérieur. Il nous suffira ici de reprendre l’examen de l’apparition du vote, c’est-à-dire de l’émergence de la décision politique communautaire.
La procédure probouleutique est attestée pour la première fois dans la fameuse grande Rhètra de Sparte38. Bien que cette vieille loi spartiate citée par Plutarque soit très obscure et que le texte des manuscrits soit partiellement corrompu, il est certain que la Rhètra mentionne la Gérousia et l’Apella, et il semble bien que la Gérousia propose et que le peuple décide. Tyrtée paraphrasant la Rhètra dans son “Eunomia”39, la grande Rhètra doit être antérieure à Tyrtée et remonter au moins au 3e quart du VIIe siècle. Selon Antony Andrewes, la procédure probouleutique aurait été inventée à Sparte40. L’hypothèse est séduisante, car Sparte était jusqu’au VIIe siècle l’une des cités les plus novatrices de Grèce, mais ce n’est qu’une hypothèse. De plus, même si la combinaison de deux votes successifs fut inventée à Sparte, il reste à établir quand et comment fut adopté le principe même du vote.
Ni la tradition littéraire ni – pour l’instant – les inscriptions ne nous font connaître aucune loi votée par une Assemblée, par des tribus ou par un Conseil avant le milieu du VIIe siècle41. La Rhètra semble être l’un des documents les plus anciens à mentionner le vote de décisions collectives engageant la communauté. En revanche, les traditions de plusieurs cités placent l’élection des premiers magistrats dès le milieu du VIIIe siècle. Ainsi, selon la tradition atthidographique, l’archontat décennal commencerait en 753 ; la fonction, d’abord réservée aux membres de la famille royale des Médontides, deviendrait accessible à tous les Eupatrides en 71342. À Corinthe, selon la chronologie traditionnelle, la royauté monarchique serait abolie en 747 ; dans l’oligarchie du genos royal des Bacchiades établie alors, un membre du genos serait élu comme prytane chaque année43. Il est certes possible de rejeter comme anachroniques les mentions de magistrats élus au VIIIe siècle, ou de rabaisser la chronologie traditionnelle. On peut, cependant, se demander si le décalage entre les premières mentions de magistrats élus et les premières mentions de lois votées ne serait pas significatif, et si certains magistrats élus n’auraient pas eu pour fonction de trancher entre les avis divergents exprimés au Conseil et à l’Assemblée, c’est-à-dire de décider à la façon des rois homériques.
Cette hypothèse peut s’appuyer sur quelques indices de la fin du VIIe et du VIe siècle.
Dans les crises graves, quand la guerre civile menace, il arrive que les cités archaïques donnent les pleins pouvoirs à un individu, législateur ou aisymnète. L’aisymnétie est qualifiée par Aristote de “tyrannie élective”, mais le philosophe la classe parmi les royautés44. Le plus fameux des aisymnètes est Pittacos de Mytilène qui a exercé le pouvoir entre 590 et 58045. Il est probable qu’à cette date les citoyens de Mytilène avaient déjà l’habitude de voter des lois et des décrets à l’assemblée, mais leur renoncement à leur souveraineté collective s’explique mieux si ce renoncement apparaît comme un retour temporaire à une pratique antérieure. Si les Athéniens n’élisent Solon comme archonte que pour un an, ils lui donnent pleins pouvoirs pour établir un nouveau code de lois46 : il n’a pas besoin de faire voter ses lois une par une, et il ne semble même pas que l’ensemble de sa législation ait été soumis à ratification47.
En outre, il convient de rappeler une étrange affirmation antique à propos de plusieurs tyrans archaïques. Beaucoup d’auteurs anciens, notamment Hérodote et Aristote, qui sont pourtant hostiles à la tyrannie, déclarent que des tyrans comme Pisistrate ou les Orthagorides ont respecté la constitution et les lois de leur cité48 : ces tyrans modérés auraient conservé les institutions traditionnelles. De toute évidence, de telles appréciations impliquent que ces tyrans laissaient l’Assemblée et le Conseil se réunir et délibérer. On peut bien sûr imaginer que le tyran laissait aussi voter les organes délibérants, mais qu’il maintenait sur eux une pression constante pour leur faire décider ce qu’il voulait. Il était peut-être cependant plus simple, plus sûr et plus habile pour ces tyrans de revenir à la pratique ancienne qui laissait à un individu le soin de trancher. Le pouvoir des tyrans est très différent de celui des rois homériques, mais il y a quelques ressemblances externes dans leur situation, et ces ressemblances ont peut-être permis à quelques tyrans d’apparaître comme des arbitres traditionnels.
Les procédures de décision monarchique de type homérique continuent à jouer un certain rôle dans la vie des cités grecques jusqu’au VIe siècle. Il paraît probable que certaines cités avaient pendant un certain temps utilisé simultanément le principe de décision monarchique et le principe de décision majoritaire. Il est possible que l’élection d’un magistrat ait été parfois l’unique vote qui dispensait de tout autre vote.
Les cités grecques archaïques ont profondément transformé le fonctionnement des Assemblées et des Conseils hérités d’un passé plus ancien. L’Assemblée du peuple se réunit dans la plupart des cités à intervalles réguliers, et sa convocation dépend de moins en moins du bon vouloir d’un seul ou de quelques-uns ; le déroulement de l’Assemblée (son ordre du jour et la désignation de son bureau et de son président, par exemple) obéit de plus en plus à des règles précises ; la participation au débat s’élargit, et les cités les plus démocratiques tendent vers l’isègoria, ce droit de parole égal pour tous dont les Athéniens sont si fiers. Des dispositions précises, variables d’une cité à l’autre, fixent la composition des Conseils, ainsi que l’accès aux magistratures. Avec la rotation des fonctions s’affirme l’idée que les citoyens doivent exercer certains pouvoirs à tour de rôle : il est remarquable que la loi la plus ancienne actuellement connue par l’épigraphie soit une loi de la cité crétoise de Dréros interdisant l’itération de la fonction de cosme49.
Peu de périodes dans l’histoire ont été aussi fécondes que l’époque archaïque en innovations constitutionnelles capitales. De toutes ces innovations, la plus radicale et la plus importante est l’invention du vote. Même si l’adoption du vote a été progressive et difficile, avec quelques retours à la décision monarchique, même si les procédures de vote se rapprochent parfois des acclamations homériques dans leurs modalités – par exemple à Sparte – il convient de souligner que le recours au vote majoritaire implique une véritable révolution intellectuelle : la loi du nombre remplace la sanction royale. Le pouvoir de décision suprême n’est plus incarné dans un roi porteur de sceptre, placé au-dessus d’un Conseil lui-même au-dessus du damos : la souveraineté est désormais pour ainsi dire abstraite, elle n’appartient plus à personne, mais elle est, selon l’expression d’Hérodote, ἐν μέσῳ50 “au milieu” du Conseil et au milieu de l’agora.
Il est difficile de rendre compte de cette invention politique dans toute son ampleur. Il serait du reste assez vain de prétendre expliquer une révolution intellectuelle. Néanmoins, on peut tenter de suggérer quelques liens entre l’invention du vote et d’autres phénomènes contemporains.
J. Larsen a suggéré que le vote a pu s’introduire d’abord dans les amphictionies51. L’hypothèse peut être défendue avec des arguments vraisemblables. Chaque membre d’un conseil amphictionique représente une communauté : si l’un des membres du Conseil pouvait décider en dernier ressort, sa communauté aurait une sorte d’hégémonie sur les autres. L’unanimité étant souvent impossible, le vote majoritaire aurait pu être inventé pour préserver l’égalité des communautés. Il faut cependant se garder d’associer trop étroitement la décision par vote aux regroupements de peuples et aux confédérations : dans les ethnè de Grèce septentrionale, la monarchie dura plus longtemps qu’ailleurs et le vote apparut tardivement.
L’historien russe Yuri Andreev52 a proposé une hypothèse voisine mais dans un cadre beaucoup plus petit. Selon lui, le vote serait la contrepartie du synœcisme : chaque chef de village aurait accepté de renoncer à sa petite souveraineté, à condition de recevoir un droit de vote dans le Conseil de la nouvelle cité. La théorie est un peu trop systématique, mais il faut admettre que l’organisation du Conseil et de l’Assemblée est liée à l’organisation tribale et territoriale de la polis : la connexion des deux phénomènes est évidente dans la Rhètra de Sparte, mais aussi dans plusieurs inscriptions archaïques de Crète53.
D’autre part, il est probable que l’invention du vote et la réforme hoplitique sont liées. Même si la portée de la réforme hoplitique et ses conséquences ont parfois été exagérées54, tout le monde admettra volontiers que dans le combat hoplitique les deux facteurs décisifs de la victoire sont le nombre des combattants et la cohésion de la phalange. Le nombre est aussi le fondement du vote majoritaire. Quant à la cohésion indispensable de la phalange hoplitique, il est vraisemblable qu’elle a facilité la discipline à l’Assemblée et favorisé le difficile ralliement de la minorité à la majorité.
Enfin, il est peut-être révélateur que le terme qui désigne le vote en général ait désigné au départ le caillou de vote, ψῆφος : le vote par caillou, à la fois anonyme et rigoureux, a dû apparaître assez anciennement comme la forme par excellence de la décision collective. Le vote par caillou est particulièrement fréquent dans les tribunaux. Sans remonter au jugement d’Oreste célébré par Eschyle55, on peut noter que le vote par ψῆφος paraît assez ancien à l’Aréopage. Il est possible que les tribunaux aient adopté les premiers la forme la plus parfaite du vote majoritaire, pour répondre aux reproches de corruption adressés aux arbitres et aux juges (reproches dont Hésiode est le meilleur témoin56) mais aussi pour soustraire le plus possible les jugements à la pression des groupes familiaux, locaux et sociaux. L’invention et la diffusion du vote s’expliquent peut-être parallèlement par un souci juridique d’impartialité et par la volonté politique d’affirmer une autorité collective.
L’émergence de la cité-État dans la première moitié du 1er millénaire avant Jésus-Christ est un phénomène commun à plusieurs peuples méditerranéens – les Phéniciens et les Étrusques comme les Grecs. Il n’est pas sûr que l’invention du vote soit exclusivement grecque. Les auteurs grecs de l’époque classique et particulièrement Aristote considéraient que Carthage avait des institutions similaires à celles d’une cité grecque ; Carthage était même présentée comme une cité exemplaire57. Robert Drews a imaginé que les Phéniciens auraient inventé le système probouleutique et que les Spartiates auraient seulement imité les Phéniciens58. Certaines des suggestions de Drews sont inacceptables, notamment quand il prétend que la Gérousia de Sparte est d’origine phénicienne, en oubliant le précédent beaucoup plus proche des Anciens d’Homère. L’analyse des communautés locales mycéniennes et des communautés homériques montre que le mode de décision des cités grecques classiques résulte d’une longue évolution à l’intérieur même du monde grec, et non d’un simple emprunt. La théorie de Drews ne doit cependant pas être rejetée entièrement : il est possible que, du fait d’évolutions politiques parallèles, les cités naissantes de plusieurs peuples aient adopté simultanément le principe du vote.
Notes
* Je remercie le Professeur Domenico Musti de m’avoir autorisé à reprendre ici quelques analyses déjà présentées dans ma contribution aux Actes du colloque Dal palazzo alla città, Rome, 1991.
- Sur les rôles respectifs de l’Ecclèsia et de la Boulè dans l’Athènes classique, on se reportera aux deux études approfondies de P.J. Rhodes, The Athenian Boule, Oxford, 1972, et de R.A. de Laix, Probouleusis at Athens. A Study of Political Decision-making, Berkeley, 1973. – La procédure de décision politique peut compter plus de deux étapes. À Lampsaque, par exemple, il y a quatre votes successifs : 1. La Boulè décide de demander au peuple l’autorisation de préparer un texte sur une question. 2. Le dèmos accorde ou non cette autorisation. 3. La Boulè prépare le projet. 4. Le dèmos accepte ou rejette le projet (cf. J. Tréheux, “Décret de Lampsaque trouvé à Thasos”, BCH 77, 1953, p. 426-443).
- Parmi les rares études détaillées sur les origines de la décision par vote, on peut mentionner J.A.O. Larsen, “The Origin and Significance of the Counting of Votes”, CPh 44, 1949, p. 164-181, ainsi que les travaux récents de Fr. Ruzé, “Les tribus et la décision politique dans les cités grecques archaïques et classiques”, Ktèma 8, 1983, p. 299-306, et “Plèthos. Aux origines de la majorité politique”, in Aux origines de l’hellénisme : la Crète et la Grèce. Hommage à Henri van Effenterre, Centre G. Glotz éd., Paris, 1984, p. 247-263.
- On trouvera deux approches divergentes du problème de la continuité politique entre le monde mycénien et le premier millénaire dans les contributions d’A. Morpurgo Davies, “Terminology of Power and Terminology of Work in Greek and Linear B”, et de Fr. Gschnitzer, “Vocabulaire et institutions. La continuité historique du deuxième au premier millénaire”, in Colloquium Mycenaeum. Actes du sixième colloque international sur les textes mycéniens et égéens tenu à Chaumont sur Neuchâtel du 7 au 13 septembre 1975, E. Risch & H. Mühlestein éds, Neuchâtel, 1979, p. 87-108 et 109-134 respectivement.
- J’emploie à dessein ce terme vague. Deux faits seulement apparaissent clairement. 1. Une partie des terres dépendent des communautés villageoises que sont les da-mo. 2. Le royaume pylien est divisé en deux provinces et seize districts. En revanche, nous ignorons si les districts sont seulement des circonscriptions administratives créées artificiellement par le palais pour sa commodité ou s’ils correspondent aussi à des communautés locales. Nous ignorons tout de l’articulation entre da-mo et districts, et de l’existence éventuelle d’échelons intermédiaires entre ces deux niveaux.
- Contra, voir cependant les arguments qu’Henri van Effenterre tire des données malliotes, et notamment de la proximité de l’Agora et de la “crypte hypostyle” où siégerait le Conseil de la “cité” (cf. notamment Le Palais de Mallia et la cité minoenne. Étude de synthèse, I, Rome, 1980, p. 189-195).
- PY Cn 453 et 655.
- PY Jn 829, 1 et 2.
- Sur l’interprétation de l’intitulé de Ta 711, voir notamment M. Lindgren, “Two Linear B Problems Reconsidered from a Methodological Point of View”, OAth 8, 1968, p. 61-76, et P. Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, Strasbourg, 1984, p. 94-99. Je ne fais ici que résumer les conclusions de cette dernière analyse.
- Sur le da-mo, voir en particulier M. Lejeune, “Le ΔΑΜΟΣ dans la société mycénienne”, REG 78, 1965, p. 1-22 (= Mémoires de philologie mycénienne, III, Rome, 1972, p. 135-154), et P. de Fidio, “Palais et communautés de villages dans le royaume mycénien de Pylos”, in Tractata Mycenaea. Proceedings of the Eighth International Colloquium on Mycenaean Studies, Ohrid, 1985, P. Hr. Ilievski & L. Crepajac éds, Skopje, 1987, p. 129-150.
- Mémoires…, III, p. 146.
- Ibid., 144. Pour une interprétation différente, moins vraisemblable, des rôles respectifs des ko-to-no-o-ko et du damos, voir L.R. Palmer, “The Mycenaean Palace and the damos”, in Aux origines de l’hellénisme…, p. 152-156.
- Sur ces deux termes, voir M. Ventris & J. Chadwick, Documents in Mycenaean Greek, 2e éd., Cambridge, 1973, p. 172 et 421, et M. Lindgren, The People of Pylos, II, Uppsala, 1973, s. u. k e-ro-te.
- Pour plus de détails, voir P. Carlier, “Qa-si-re-u et qa-si-re-wi-ja”, in Politeia: Society and State in the Aegean Bronze Age. Proceedings of the 5th International Aegean Conference, University of Heidelberg, Archäologisches Institut, 10-13 April 1994, R. Laffineur & W.-D. Niemeier éds., Liège-Austin, 1995, p. 363.
- An 261 v. 9; An 616 lat. sin. Le terme est assez fréquent dans les séries Eb et Ep de Pylos, mais son sens précis n’a pas été établi de façon assurée.
- Le fils du qa-si-re-u a-pi-qo-ta est associé à son père comme responsable d’une distribution de bronze en Jn 431, 6.
- On trouve une mise au point sur les qa-si-re-we et les qa-si-re-wi-ja dans l’article mentionné ci-dessus note 13, p. 355-364.
- On n’a pour l’instant retrouvé aucun texte en linéaire B datant de l’Helladique récent III C. Tout argument ex silentio sur ce point est cependant extrêmement fragile.
- Voir en particulier A.M. Snodgrass, The Dark Age of Greece, Édimbourg 1971, p. 177-179 et 311-329, et W.D.E. Coulson, The Greek Dark Ages. A Review of the Evidence and Suggestions for Future Research, Athènes, 1990, p. 14-19.
- Sur ces traditions, voir notamment D. Musti, “Continuità e discontinuità tra Achei e Dori nelle tradizioni storiche”, in Le origini dei Greci. Dori e mondo egeo, Rome, 1985, p. 37-71, et P. Carlier, “Regalità micenee e regalità doriche”, ibid., p. 329-333. – Ajoutons que les traditions sur les migrations fournissent l’explication la plus simple de la répartition des dialectes en Grèce archaïque et classique. Contra, voir cependant J. Chadwick, “Who were the Dorians?”, PP 31, 1976, p. 103-117, qui pense que les classes populaires des royaumes mycéniens du Péloponnèse parlaient un dialecte proto-dorien.
- Selon Platon (Lois III 684a), les premiers rois héraclides établis dans le Péloponnèse à la tête des Doriens se seraient engagés à respecter les lois et “à ne pas imposer plus violemment leur autorité” tandis que leurs sujets auraient promis de conserver leurs royautés. Bien que ce tableau illustre parfaitement l’idéal d’équilibre et de constitution mixte cher au Platon des Lois, il est peu probable que le philosophe ait forgé de toutes pièces cette image des royautés doriennes primitives. Il est malheureusement impossible d’en établir avec certitude la date et l’origine.
- A.M. Snodgrass lui-même a nuancé ses analyses de 1971. Voir par exemple : “The Greek Early Iron Age: a Reappraisal”, DHA 9, 1983, p. 73-86, et “La formazione dello stato greco”, Opus 5, 1986, p. 7-21.
- Cette découverte exceptionnelle a déjà suscité une abondante littérature (voir par exemple M.R. Popham, E. Touloupa et L.H. Sackett, “The Hero of Lefkandi”, Antiquity 56, 1982, p. 169-174, et P. Blome, “Lefkandi und Homer”, WJA 10, 1984, p. 9-22). On se référera maintenant à la publication du bâtiment : M.R. Popham, P.G. Calligas, L.H. Sackett et alii, Lefkandi II. The Protogeometric Building at Toumba, 2, Londres-Athènes, 1993.
- Sur Nichoria, voir W.A. McDonald, W.D.E. Coulson & J. Rosser, Excavations at Nichoria in Southwest Greece, III, Dark Age and Byzantine Occupation, Minneapolis, 1983, p. 18-42, 47-54 et 316-329 ; sur Zagora, A. Cambitoglou, “Zagora, Andros”, Archaeology 23, 1970, p. 303-309 ; sur Emporio, J. Boardman, Excavations in Chios, 1952-1955. Greek Emporio, Londres-Athènes, 1967, p. 31-34. On trouve une première étude globale des “résidences de chefs” des Âges obscurs dans A. Mazarakis-Ainian, “Early Greek Temples. Their Origins and Function”, in Early Greek Cult Practice, R. Hägg, N. Marinatos & G.C. Nordquist éds, Stockholm, 1988, p. 105-119.
- Odyssée VII 189.
- On trouvera la liste dans P. Carlier, La Royauté…, p. 183-184, note 219.
- É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, II, Paris, 1969, p. 35-42. H. van Effenterre note à juste titre que les discussions homériques se terminent souvent par l’émergence soudaine, quasi-magique, d’un consensus, et il ajoute : “c’est une sorte de découverte d’évidence qui n’est pas forcément le fait du prince. Elle cristallise dans la pratique une unanimité dont le mystère n’est pas analysé” (La Cité grecque. Des origines à la défaite de Marathon, Paris, 1985, p. 242-243). Cependant, outre le fait que le miracle du consensus ne se produit pas toujours et qu’il faut parfois que le roi impose sa volonté (Il. VIII 439-484 par exemple), l’argumentation d’Ulysse en faveur de l’autorité monarchique d’Agamemnon (Il. II 182-206) et plus généralement l’insistance du poète sur “le sceptre et les thémistes” du roi inclinent à penser que le roi joue un rôle fondamental et indispensable dans la prise de décision : même quand il y a consensus, c’est sa “sanction” qui transforme une opinion en décision.
- Iliade XXVIII 497-508. Pour une analyse détaillée de la scène, avec un rappel des principales controverses qu’elle a suscitées, voir : La Royauté…, p. 172-176. Parmi les études plus récentes, on signalera R. Westbrook, “The Trial Scene in the Iliad”, HSPh 94, 1992, p. 53-76, et É. Scheid-Tissinier, Les Usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratiques, Nancy, 1994, p. 210-217.
- Plus de la moitié se lève (ἡμίσεων πλείους, Odyssée XXIV 464).
- Sur les modes de sépulture, on trouvera de bonnes mises au point dans M. Andronikos, Totenkult, Archaeologia Homerica, Göttingen, 1968, dans A.M. Snodgrass, The Dark Age…, p. 140-197, et dans V.R. Desborough, The Greek Dark Ages, Londres, 1972, p. 266-277.
- Voir par exemple P.A.L. Greenhalg, Early Greek Warfare, Cambridge, 1973, p. 7-18 et 157-172, qui suggère que le poète prête parfois aux chars des manœuvres propres à une cavalerie montée.
- M.I. Finley, Le Monde d’Ulysse, tr. fr., Paris, 1969, p. 85. On trouve des formules voisines ibid., p. 47.
- La thèse de l’amalgame est défendue avec vigueur par A.M. Snodgrass, “An Historical Homeric Society?”, JHS 94, 1974, p. 114-125, mais l’auteur s’intéresse plus aux systèmes matrimoniaux qu’aux institutions politiques.
- Telle est la théorie développée par R. Drews, Basileus. The Evidence for Kingship in Geometric Greece, New Haven, 1983, et reprise dans une large mesure par K.A. Raaflaub, “Homer to Solon: the Rise of the Polis: the Written Sources”, in The Ancient Greek City-State, M.H. Hansen éd., Copenhague, 1993, p. 78-80.
- Pour une présentation détaillée de ce dossier, voir P. Carlier, La Royauté…, p. 372-502.
- Sur la notion de “composition monumentale” et sur sa date vraisemblable, voir notamment G.S. Kirk, The Songs of Homer, Cambridge, 1962, p. 271-335.
- Les études les plus approfondies sur ce point sont celles de Fr. Gschnitzer, “Stammes- und Ortsgemeinden im alten Griechenland”, WS 68, 1955, p. 120-144, et “Stadt und Stamm bei Homer”, Chiron 1, 1971, p. 1-17.
- Sur le synœcisme, les études fondamentales sont celles de M. Moggi éd., I sinecismi interstatali greci, I. Dalle origini al 338 a. C., Pise, 1976, et Id., “Sinecismi arcaici del Peloponneso”, in La transizione dal miceneo all’alto arcaismo. Dal palazzo alla città, D. Musti, A. Sacconi, L. Rocchetti et alii éds, Rome, 1991, p. 155-165. Voir aussi M.B. Sakellariou, The Polis-State. Definition and Origin, Athènes, 1989, p. 291-470.
- Plutarque, Lycurgue VI, 2. Pour plus de détails, on se reportera par exemple à l’analyse d’E. Lévy, “La Grande Rhètra”, Ktèma 2, 1977, p. 85-103.
- Ce poème est cité par Plutarque, Lycurgue VI, 10 (= Diehl fr. 3a) et sous une forme plus longue par Diodore VII, 12, 6 (= Diehl fr. 3b).
- A. Andrewes, Probouleusis. Sparta’s Contribution to the Technique of Government, Oxford, 1954.
- C’est ce qui apparaît notamment à la lecture d’H. van Effenterre & Fr. Ruzé éds, Nomima. Recueil d’inscriptions politiques et juridiques de l’archaïsme grec, I, Rome, 1994.
- P. Carlier, La Royauté…, p. 372.
- Ibid., p. 396-399.
- Politique III 14, 1285 a.
- Sur Pittacos, voir en particulier D.L. Page, Sappho and Alcaeus, Oxford, 1955, p. 151.
- La Constitution d’Athènes d’Aristote (VI, 1) présente Solon comme disposant d’un pouvoir souverain, κύριος τῶν πραγμάτων.
- Selon Plutarque, Solon XXV, 3, le Conseil ne serait intervenu que pour prêter un serment de fidélité aux lois établies par Solon ; Plutarque ne précise pas si ce Conseil est l’Aréopage ou la Boulè des Quatre-Cents.
- Sur Pisistrate : Hérodote I, 159 ; Aristote, Constitution d’Athènes XVI, 8-9. Sur les Orthagorides : Aristote, Politique V, 12, 1315 b.
- P. Demargne & H. van Effenterre, “Recherches à Dréros, II. Les inscriptions archaïques“, BCH 61, 1937, p. 333-348 ; H. van Effenterre & Fr. Ruzé éds, op. cit., n° 81, p. 306-308.
- Lors du débat perse, Otanès engage à remettre le pouvoir ἐς μέσον (III 80). Sur cette importante notion, voir en particulier J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, 1962, p. 119-130.
- “The Origin and Significance…”, p. 172.
- Y.V. Andreev, “Könige und Königsherrschaft in den Epen Homers”, Klio 61, 1979, p. 376-384.
- Voir en particulier Fr. Ruzé, “Les tribus et la décision politique…”, p. 299-306, et, sur la question plus large du lien entre l’organisation tribale et la formation de la cité, D. Roussel, Tribu et cité. Études sur les groupes sociaux dans les cités grecques aux époques archaïque et classique, Paris-Besançon, 1976, p. 161-313.
- On trouvera un aperçu des controverses récentes sur la réforme hoplitique dans le Bulletin de bibliographie thématique et critique consacré à “La guerre en Grèce. Quinze années de recherche : 1968-1983”, par R. Lonis, REG 98, 1985, p. 328-333.
- Euménides, v. 709.
- Les Travaux et les Jours, v. 37-39 notamment.
- Politique II, 11.
- R. Drews, “Phoenicians, Carthage and the Spartan Eunomia”, AJPh 100, 1979, p. 45-58.