“Il y a frontières et frontières… Les franges sahariennes de Rome,
de la mer Rouge à la Tripolitaine”, in : S. Guédon (éd.), La frontière méridionale
du Mahgreb. Approches croisées (Antiquité-Moyen-Âge), 1,
Ausonius Scripta Receptoria 13, Bordeaux, 2018, p. 139-160.
Presque toutes les cartes de l’Afrique romaine font état d’une limite extérieure symbolisée par un trait ou, dans le meilleur des cas, par une zone d’occupation, traduisant de manière plus ou moins volontaire et consciente l’existence d’un “dedans” et d’un “dehors”. Un bon exemple récent en est fourni par la fig. 1, empruntée à l’excellent ouvrage que D. Breeze a consacré aux frontières de Rome1. Elle a d’ailleurs été reprise par le guide sur le limes d’Afrique qui appartient à une série générale trilingue dont l’ambition est d’illustrer les différents secteurs défensifs de l’Empire2. En revanche, les cartes détaillées produites dans ce même ouvrage par D.J. Mattingly et ses collaborateurs révèlent une approche radicalement différente et font état, pour l’Afrique, de frontières “ouvertes”, sans limites marquées.
Ces modes de représentation de l’espace ne sont nullement anecdotiques. Ce n’est pas le lieu de refaire ici l’historiographie de la question, mais il serait sans doute utile d’analyser les différentes manières graphiques dont, à travers le temps, s’est traduite l’évolution de nos connaissances archéologiques et historiques sur un territoire tellement vaste que la question même de l’existence d’une frontière peut aujourd’hui se poser, surtout si on la conçoit comme continue de l’Atlantique à la Mer Rouge. Je me contenterai dans ces quelques pages d’analyser brièvement trois secteurs distincts, que la cartographie traditionnelle associe au sein d’une même possession territoriale unifiée et homogène : l’organisation militaire à l’Est du Nil, celle du désert occidental d’Égypte, celle, enfin, du Sahara Libyen.
À l’est du Nil
Différents programmes de recherche ont permis, ces dernières années, d’y voir un peu plus clair dans l’organisation économique et militaire de ce vaste territoire situé entre le Nil et la Mer rouge dont la maîtrise permettait l’exploitation d’abondantes ressources minérales (carrières et mines d’or notamment) mais aussi l’acheminement vers le monde méditerranéen des épices et des aromates venus d’Aden, de la Corne de l’Afrique ou de l’Inde (n°6 et 7)3. Un rapide coup d’œil sur une carte permet de se persuader aisément que l’occupation militaire est liée à la fois à ces trafics commerciaux puisqu’elle est calquée sur les deux principales routes caravanières et celles qui concourent à l’exploitation des mines et des carrières. Ce réseau routier en éventail aboutit à Coptos, dans le coude du Nil, à partir des metalla du Mons Porphyrites et du Mons Claudianus, au nord, permettant à la fois le ravitaillement des grands sites d’extraction de pierre noble (porphyre et granodiorite) et l’acheminement vers la vallée des blocs qui descendaient ensuite le Nil. Les deux autres routes principales qui, de Coptos, menaient aux deux grands ports de Myos Hormos et de Bérénice permettaient le contrôle des caravanes et du trafic caravanier venu d’Orient par voie maritime. L’itinéraire le plus méridional, depuis Edfou vers Bérénice, est en revanche d’époque ptolémaïque. La via Hadriana qui traverse le désert, plus au nord, en partant d’Antinoé, semble pour sa part dépourvue de fortins.
Le paysage est structuré par une chaîne de montagne assez accidentée et encore touchée par les précipitations, selon un gradient diminuant du nord-est au sud-ouest, ce qui a favorisé la formation de vallées où subsiste une importante humidité souterraine proche de la surface. On trouve donc des puits assez peu profonds dans les fonds de wadi, ce qui autorise le nomadisme des bédouins et l’installation pérenne des garnisons militaires.
Plusieurs faits doivent être soulignés : les postes qui jalonnent ces pistes sont de petite taille (50 m x 50 m en moyenne)4 et espacés d’environ une journée de marche (une trentaine de kilomètres, en moyenne). Ils ne pouvaient accueillir des garnisons nombreuses et, pour beaucoup d’entre eux, les listes de présence dont témoignent différents ostraca montrent des effectifs probablement inférieurs à une trentaine de soldats, parfois moins5. Les fortins peuvent être classés en deux grandes catégories, ceux des carrières, qui accueillaient aussi un important contingent de travailleurs civils (libres ou non), supérieur à celui des soldats, comme c’est le cas au Mons Claudianus. Le ravitaillement en eau se faisait grâce à des puits installés à l’extérieur des postes proprement dits. Les praesidia routiers sont au contraire tous édifiés autour d’un puits central, ce qui leur confère une architecture très spécifique, et la plupart disposaient d’importantes citernes destinées à stocker l’eau. Si la présence de civils est fréquemment mentionnée dans ces forts, celle d’une main d’œuvre laborieuse semble exclue, aussi bien par les textes que par l’analyse archéologique. Il s’agissait donc bien, en ce cas, d’assurer le contrôle du trafic commercial ainsi que la sécurité du désert, tout en fournissant l’eau aux caravanes de passage.
Bien que la présence militaire dans ce désert soit attestée dès les débuts de l’Empire, la construction des fortins ne semble guère antérieure à la fin de l’époque julio-claudienne pour ce qui concerne les routes des carrières et elle est assurée à partir du règne de Vespasien dans le cas des praesidia routiers par une série d’inscriptions6. Ces derniers avaient une valeur défensive assez limitée : faible hauteur des murs, garnison réduite. Le récit d’un grave incident, survenu le 13 mars 118, nous est parvenu grâce au témoignage d’un grand ostracon (O.Krok. 87), dit “amphore des barbares”, découvert dans les fouilles du dépotoir de Krokodilo, sur la route de Myos Hormos. Il s’agit d’une série de lettres recopiées sur un document unique qui rapporte : 1/ l’attaque du praesidium de Patkoua (non localisé) par une soixantaine de bédouins qui ont enlevé une femme et deux enfants ; 2/ l’ordre donné par le préfet aux chefs de postes d’assurer la protection des voyageurs ; 3/ les conséquences d’un combat entre les barbares et les troupes lancées à leur poursuite, avec les pertes subies7.
Cette affaire, sérieuse mais de petite envergure car purement locale, montre à la fois l’importance de la présence militaire et ses limites : l’armée fonctionne dans ce milieu aride comme une force de police et de maintien de l’ordre, non comme une structure défensive mobilisant de grandes unités constituées, cohortes ou alae. Ces dernières sont en effet basées dans la vallée et fournissent aux praesidia du désert, dont elles assurent en outre le ravitaillement, des troupes mixtes (fantassins et cavaliers/dromedarii), issues de plusieurs garnisons. Il ne s’agit là en aucune manière d’un limes, au sens où nous l’entendons communément, ni même d’une simple frontière, sinon intérieure au territoire contrôlé par Rome8. Le système s’effondre sous Gallien au plus tard.
À l’ouest du Nil
L’organisation militaire, à l’ouest du Nil, est radicalement différente, sans doute en raison d’un milieu géographique très particulier. Le désert libyque est caractérisé en effet par la présence d’un haut plateau totalement désertique et peu disséqué, vers le Nil, et celle du grand erg oriental, vers l’ouest (fig. 2). Les seuls points où la vie peut se concentrer sont donc les oasis, dépressions d’origine éolienne proches de petites nappes phréatiques de surface irrégulièrement rechargées. Leur isolement naturel les faisait d’ailleurs comparer à des îles (Strabon 17.1.5-6 = Teubner 1, C 791)9 et en fit fréquemment des lieux de relégation (n°12 et 13)10. Pour l’essentiel, l’alimentation en eau, à l’époque romaine, se faisait par le biais de galeries souterraines drainantes (qanat) alimentant les zones de culture depuis les reliefs proches dont le grès poreux permettait de stocker une ressource hydrique aléatoire11. Les précipitations, à Khargeh, sont en effet quasiment nulles, voisines de 5 mm/an, si ce chiffre a un sens quelconque12. Cette spécificité du milieu rend la vie quasiment impossible au-delà des franges des différentes oasis, annihilant pratiquement les menaces extérieures.
On ne s’étonnera donc guère de ne trouver pratiquement pas de traces d’une véritable occupation militaire pendant le Haut-Empire dans ces régions hyperarides, ce qui n’implique évidemment pas qu’il n’y avait pas de soldats du tout. En tout état de cause nous n’avons, à ce jour, aucune trace de garnisons implantées de manière permanente et j’ai critiqué autrefois la propension traditionnelle à interpréter comme “forts” des constructions massives en briques crues dont la fonction militaire est rien moins qu’évidente13.
La situation est toutefois un peu différente pendant l’Antiquité tardive. Bien que la recherche archéologique ait été fort limitée, différentes fortifications encore très imposantes se dressent au nord de Khargeh et c’est surtout leur typologie architecturale qui invite à les dater, à priori, d’une période postérieure au début de la Tétrarchie14. On peut s’étonner de cette position au nord de l’oasis, donc du côté de l’Égypte, au débouché des pistes qui mènent vers la vallée, et plus qu’à une menace extérieure on songera plutôt, pour ces postes qui sont de tailles diverses et pas nécessairement contemporains, à un rôle de contrôle des pistes, peut-être aussi d’une région agricole fertile et d’une population turbulente. La Notitia Dignitatum Or., 31.41 et 55 semble au demeurant confirmer cette interprétation en mentionnant à Hibis, la capitale, la présence de l’Ala Abasgorum, qui dépend du dux de Thébaïde. Reste à savoir si cette garnison d’Hibis doit être identifiée ou non avec celle d’Ed Deir, principale forteresse de l’oasis et située plus au nord. La même unité est en effet mentionnée une seconde fois dans l’oasis maior, mais cette fois dans les rôles du laterculum minus. L’unité a probablement été morcelée à un moment donné.
Un autre fort, sans doute de fondation tétrarchique, celui de Qaret el-Toub, dans la petite oasis, a commencé d’être étudié ces dernières années. Sa fondation semble datée de 288 par une inscription15. Il pourrait s’agir de la garnison de l’Ala Quadorum, mentionnée par la Notitia Dignitatum Or., 41.56, elle aussi inscrite sur les rôles du laterculum minus. Le poste est là encore situé au débouché d’une piste de la vallée. Un dernier ensemble fortifié a été découvert ces dernières années à El Qasr, dans l’oasis de Dahkleh (Oasis maior), au départ de la piste menant vers Farafra, au nord (Oasis minor). Il semble lui-aussi attribuable à l’Antiquité tardive16.
Le contraste avec la situation du désert oriental est donc évident : durant le principat, l’absence de garnison connue dans cette région contraste avec la présence de l’armée à l’est du Nil. La situation s’inverse durant l’Antiquité tardive. Là où il n’y a plus d’activité économique ni de commerce caravanier, dans le désert arabique, le contrôle militaire disparaît ; à l’ouest du Nil, en revanche, s’installent des garnisons pérennes qui semblent contrôler les grandes pistes, comme l’ont fait remarquer à juste titre G. Tallet, C. Gradel et S. Guédon, mais sans que la raison profonde de cette série d’installations soit encore très évidente : contrôle renforcé des populations ? Insécurité croissante ? Accroissement des trafics commerciaux avec l’Afrique noire ?17 Les ostraca de Douch semblent bien confirmer, pour cette période, le contrôle physique et administratif du territoire par de faibles forces militaires18. En l’état actuel de nos connaissances, on ne saurait pourtant identifier dans cette région une véritable “frontière”.
Le Sahara Libyen
La carte satellite (fig. 2) permet de mesurer les distances réelles au sein de cette immensité : de Gsar Ghilane à Bu Ngem, on compte environ 615 km à vol d’oiseau (bien davantage, naturellement, sur le terrain), 1 056 km de Bu Ngem à Kufra, avec une partie de l’Erg oriental entre les deux, 755 km de Kufra à Douch, avec l’Erg infranchissable entre les deux, 235 km entre Douch et Aswan. Si de telles distances n’interdisent pas les relations d’est en ouest, elles les compliquent singulièrement, d’autant que certaines zones gigantesques doivent absolument être contournées par le nord ou le sud. En pratique, les relations terrestres entre l’Afrique et l’Égypte ne peuvent se faire que par la côte, elle-même assez inhospitalière le long de la Syrte, ou par Siwa, reliée à la ligne d’oasis Waddan, Zella, Zelten, Augila19. Le détour par le sud pour atteindre le Nil est à peu près exclu.
À une échelle plus limitée, on mesure192 kilomètres entre Bu Ngem et Gheriat. Connaissons-nous, entre ces deux forts, bien attestés archéologiquement et construits en même temps sous Septime Sévère, des installations militaires intermédiaires20 ? R. Rebuffat, qui a parcouru ces pistes, l’a cru et affirmé à plusieurs reprises, mais sans jamais apporter de preuves archéologiques. Il restitue ainsi sur différentes cartes une route contrôlée par une série de postes depuis Bu Ngem jusqu’à Sciueref, le long du wadi Bayy al-Kabir (qu’il appelle toujours le wadi Kebir), supposant ensuite une liaison avec Gheriat21. Le premier d’entre eux, Gasr Zerzi, est le seul dont le plan ait été publié22 : il s’agit clairement d’une grande citerne collectant les eaux de ruissellement et accompagnée d’une station qui n’était en rien fortifiée mais pouvait abriter un piquet de garde et éventuellement quelques voyageurs. Plus loin, la carte (fig. 3) montre une série de petits “castella”, dont certains sont installés sur des hauteurs, comme celui de l’Umm el-Gueloub. M. Mackensen, qui a parcouru à son tour ces itinéraires, a critiqué cette interprétation, arguant du fait qu’il s’agissait à son avis de sites indigènes23. Pour avoir parcouru ces pistes dans le cadre de l’UNESCO Libyan Valleys Survey (partie française) et avoir travaillé sur ces sites, je dois reconnaître le bien fondé du doute émis par M. Mackensen : entre Gholaia/Bu Ngem et Myd(—)/Gheriat il n’y a pas de route fortifiée, mais une série de sites indigènes, villages perchés mal datés et occupations agricoles “ romaines” de fond de vallée, ce qui ne signifie nullement que l’armée ne contrôlait pas ces pistes par le biais de patrouilles.
À l’est de Bu Ngem, nous ne connaissons non plus aucun poste fortifié, malgré des prospections nombreuses, et alors que toutes les ruines se repèrent très bien dans ce désert essentiellement pierreux. Cette remarque vaut jusqu’au creux de la Syrte et même bien au-delà, la Cyrénaïque étant en effet assez largement dégarnie de troupes, une fois passés les troubles de l’époque augustéenne24. R. Rebuffat reconnaissait cette fragilité du système militaire imaginé : “On se demande, écrit-il, si la côte était assez protégée par les petits fortins qui jalonnaient au loin les routes caravanières”25. Assurément, non, puisque ces fortins, très espacés, étaient situés à plus d’une centaine de kilomètres, mais la question devrait plutôt être posée d’une autre manière : une protection était-elle nécessaire, et contre qui ?
De fait, les prospections de l’UNESCO Libyan Valleys Survey, conduites principalement par une équipe britannique et, de manière beaucoup plus modeste, par une équipe française, ont montré de manière séparée mais concordante la mise en valeur agricole de ce prédésert, dès la fin du Ier siècle p.C., au moins, c’est-à-dire très antérieurement à ce qu’il est d’usage d’appeler l’avancée du limessévérien26. Dans ces régions où les précipitations peuvent être encore fortes, même si elles sont saisonnières, diminuant rapidement selon un gradient nord-ouest/sud-est, l’agriculture s’est développée en domestiquant le ruissellement superficiel et en stockant l’eau grâce à un système hydraulique complexe associant retenues de terre et citernes (fig. 4). Il est très vraisemblable que ces techniques aient été développées par les populations locales elles-mêmes et on pourrait certainement en retrouver des traces similaires dans toute l’Afrique du nord mais les enquêtes ont, pour l’instant, été limitées à ce secteur de la Libye. Proposant une carte des productions agricoles, D. Mattingly a bien mis en évidence l’imbrication des zones fertiles et productives et des zones d’élevage. Mais jamais ces secteurs n’ont véritablement été “protégés” par une chaîne de postes dont la logique apparaît tout autre et doit probablement être mise en relation avec le contrôle des itinéraires (fig. 5).
C’est donc au sein d’un système agraire déjà prospère que se sont installés les deux castella de Gholaia et Gheriat, à la limite méridionale de la zone cultivable (n°16). Qu’il s’agisse là d’une “frontière militaire” à caractère défensif est douteux, surtout si on suit l’estimation de la garnison de Bu Ngem proposée par M. Mackensen, soit 192 hommes, au moment de l’installation du fort, en 20127. Mais on sait aussi, par les ostraca qu’a livrés ce site, la faiblesse numérique de l’effectif réel vers le milieu du IIIe siècle, qui varie entre 96 soldats et 42, soit une moyenne de 52. Les états journaliers montrent au demeurant que ce chiffre englobe ceux qui sont en mission hors de Gholaia et une médiane quotidienne de 5,3 % de malades. Heureusement les Garamantes étaient calmes et on les voit passer par là, car leur arrivée est soigneusement enregistrée28 ; sans quoi, comment contrôler cette immensité désertique avec des forces aussi dérisoires ?
Pour conclure
Trois exemples, trois cas très différents des missions de l’armée romaine dans des milieux qui, pour être tous désertiques, n’en sont pas moins très dissemblables. Il faudrait sans doute continuer cette enquête, secteur par secteur, en poursuivant vers l’ouest. Dès qu’on arrive, en effet, au gebel tripolitain et vers la frontière tunisienne actuelle, le dispositif militaire se renforce sensiblement et les recherches des années 1960-1970 ont montré l’existence d’une organisation toute différente, avec des barrières locales continues, comme celles du Djebel Tebaga, du Bir Oum Ali, et une densité de fortins beaucoup plus importante que dans le sud de la Tripolitaine29. Dans d’autres cas, on l’a vu, l’armée pouvait être tout simplement absente, comme dans le creux de la Syrte ou dans le désert occidental d’Égypte, du moins pendant le principat, alors que la situation a radicalement changé durant l’Antiquité tardive. Les modalités de l’installation militaire sont donc locales, discontinues à la fois dans l’espace et dans le temps.
Les raisons de ces différences n’ont fait qu’assez rarement l’objet d’enquêtes approfondies, en raison d’une conception univoque des frontières romaines, solidement appuyée sur le modèle européen des “barrières”, linéaires ou fluviales, et de l’idée d’une menace généralisée venue du monde saharien. Les progrès récents, en Afrique du nord, sont venus d’enquêtes archéologiques de terrain associant l’étude du milieu, celle de la société indigène locale, seules à même de permettre une bonne analyse des différents contextes dans lesquels s’est installée (ou non) l’armée romaine, le moment de cette installation, les missions confiées aux soldats et dont une grande partie était sans doute plus administrative que purement combattante, les relations avec les peuples “extérieurs”. Mais ces enquêtes fructueuses, notamment celles qui ont été menées en Libye, ont été trop limitées, si on les considère à l’échelle du territoire nord-africain, et sans doute serait-il imprudent d’étendre sans précaution les conclusions de l’UNESCO Libyan valleys survey à d’autres secteurs géographiques. Ces recherches ont en outre aujourd’hui 30 à 40 ans d’âge et nos méthodes d’investigation se sont bien affinées depuis le moment où elles ont été menées. Or le renouvellement de nos approches conceptuelles sur les limites de l’Empire dépend entièrement, aujourd’hui, de ces recherches de terrain, presque partout arrêtées pour un temps indéterminé.
Dans un article déjà ancien consacré à la frontière romaine en Afrique, plus précisément en Tripolitaine et en Tingitane, R. Rebuffat avait distingué de manière pertinente frontière militaire, politique, économique et financière, sans aller pourtant jusqu’à dire de manière claire qu’elles ne se superposent pas nécessairement30. On pourrait, sur ce point, proposer de comparer ces zones sahariennes à ce que nous montrent les recherches en cours à Mada’in Saleh, en plein cœur du Hedjaz, où les fouilles et les inscriptions révèlent, dans cette cité nabatéenne, la présence probablement permanente de soldats romains, très au-delà du territoire généralement considéré comme faisant partie de l’Empire. On voit bien que, dans ce milieu spécifique, la frontière politique est déterminée de facto par la zone d’influence romaine, qui n’a rien à voir avec une ligne défensive balisée de garnisons. Pour revenir à la Libye, est-on bien sûr que la découverte d’une inscription (IRT 908) de la IIIe légion à Ghadamès soit la preuve de l’existence d’un camp que l’on n’a jamais pu identifier, bien avant l’urbanisation récente du secteur, et, par là-même, d’un “limes” sévérien de Cydamus à Gholaia31 ? Si cette hypothèse traditionnelle reste possible, d’autres ne sont pas pour autant exclues car il y a près de 380 kilomètres à vol d’oiseau jusqu’à Gheriat, plus proche fortin connu vers l’est, avec la Hamada el-Hamra entre les deux…
Désormais remplacé par S.E. Sidebotham, J.E. Gates-Foster (éd.), The archaeological survey of the desert roads between Berenike and the Nile valley. Expeditions by the University of Michigan and the University of Delaware to the Eastern Desert of Egypt, 1987-2015, ASOR Reports 26, 2019.
Notes
- D.J. Breeze, The Frontiers of Imperial Rome, South Yorkshire, 2011, XXII-XXIII.
- D.J. Breeze, S. Jilek, dir., Frontiers of the Roman Empire. Grenzen des römischen Reiches. Frontières de l’Empire romain. D.J. Mattingly, A. Rushworth, M. Sterry, V. Leitch, The African Frontiers. Die Grenzen in Afrika. Les frontières africaines, Edimbourg, 2013.
- La bibliographie est désormais gigantesque et on se limitera ici à quelques titres essentiels, notamment J.-P. Brun, T. Faucher, B. Redon, S. Sidebotham (éd.), Le désert oriental d’Égypte durant la période gréco-romaine : bilans archéologiques, Collège de France, Paris (10.4000/books.cdf.5163). Sur le commerce des aromates, l’ouvrage de F. De Romanis, Cassia, Cinnamomo, Ossidiana. Uomini e merci tra oceano indiano e mediterraneo, Rome, 1996, reste fondamental. Une première synthèse sur l’organisation militaire a été publiée par un collectif d’auteurs, H. Cuvigny (éd.), J.-P. Brun, A. Bülow-Jacobsen, D. Cardon, J.-L. Fournet, M. Leguilloux, M.-A. Matelly, M. Reddé, La Route de Myos Hormos. L’armée romaine dans le désert Oriental d’Égypte, Le Caire, 2003. Pour une vue plus générale on consultera S. Sidebotham, M. Hense, H. Nouwens, The Red Land: the illustrated archaeology of Egypt’s Eastern Desert, Le Caire, New York, 2008.
- Voir les illustrations des articles n°6 et 7.
- Mise au point de Cuvigny 2003 (note 3), p. 307-309. Les chiffres fournis par les listes – probablement incomplètes – indiquent des effectifs inférieurs à 20. Mais on ignore la part effective des civils. Le plan d’un fortin bien conservé comme celui d’Al-Zarqa/Maximianon laisse penser que la garnison initialement prévue pouvait atteindre sans difficulté une trentaine d’hommes.
- R. Bagnall, A. Bülow-Jacobsen, H. Cuvigny, “Security and water on the Eastern Desert roads: the prefect Iulius Ursus and the construction of praesidia under Vespasian”, JRA, 14, 2001, p. 325-333.
- H. Cuvigny, Ostraka de Krokodilô. La correspondance militaire et sa circulation. O.Krok. 1-151, FIFAO 51, Le Caire, 2005, p. 135-154.
- [8]• Voir sur toutes ces questions la synthèse de H. Cuvigny, “Le système routier du désert oriental égyptien sous le Haut-Empire à la lumière des ostraka trouvés en fouille”, in : J. France, J. Nélis-Clément (éd.), La statio. Archéologie d’un lieu de pouvoir dans l’Empire romain, Ausonius, Scripta Antiqua 66, 2014, p. 247-279.
- Sur cette comparaison, ordinaire chez les Anciens, voir G. Wagner, Les oasis d’Égypte à l’époque grecque, romaine et byzantine d’après les documents grecs (Recherches de papyrologie et d’épigraphie grecques), Bibliothèque d’Étude, C, IFAO, Le Caire, 1987, p. 113-115.
- Voir les illustrations et les cartes des articles n°12 et 13, dans ce recueil.
- M. Reddé, “Entre Afrique et Égypte. Les installations hydrauliques dans le désert et le prédésert à l’époque romaine”, in : S. Guédon (dir.), Entre Afrique et Égypte : relations et échanges entre les espaces au sud de la Méditerranée à l’époque romaine, Ausonius Scripta Antiqua 49, Bordeaux, 2012, p. 145-156 (= n°16).
- Sur la géographie de cette région et l’écologie du secteur de Douch, voir B. Bousquet, Tell-Douch et sa région : géographie d’une limite de milieu à une frontière d’Empire, DFIFAO 774, 1996, Le Caire.
- M. Reddé, “À l’ouest du Nil : une frontière sans soldats, des soldats sans frontière”, Roman Frontier Studies 1989, Exeter, 1991, p. 485-493 (voir aussi dans ce recueil le n°13).
- M. Reddé, “Sites militaires romains de l’oasis de Khargeh”, BIFAO, 99, 1999, 377-396 ; G. Tallet, C. Gradel, C., S. Guédon, “Le site d’El-Deir, à la croisée des routes du désert occidental : nouvelles perspectives sur l’implantation de l’armée romaine dans le désert égyptien”, in : P. Ballet (éd.), Grecs et Romains en Égypte. Territoires, espaces de la vie et de la mort, objets de prestige et du quotidien, Le Caire, IFAO, 2012, 75-92. G. Tallet, J.-P. Bravard, St. Guédon, A. Mostafa, “The Survey Project at El-Deir, Kharga Oasis : First Results, New Hypotheses”, in : R.S. Bagnall, P. Davoli, A. et C. Hope (dir.), New Perspectives on the Western Desert of Egypt, Oxford, Oxbow Books, p. 349-361.
- F. Colin (dir.), Bahariya I. Le fort romain de Qaret el-Toub I, FIFAO 62, Le Caire, 2012.
- Voir les rapports en ligne du Qasr Dakleh Project à partir de 2008 (https://dakhlehoasisproject.com/works/excavation-of-egyptian-roman-settlement-and-temple-at-mut-el-kharab/).
- Tallet et al. 2012a (note 14).
- J.-M. Carrié, “Portarenses (douaniers), soldats et annones dans les archives de Douch, oasis major”, in : C. Balmelle, P. Chevalier, G. Ripoll (éd.), Mélanges d’Antiquité tardive. Studiola in honorem Noël Duval, Turnhout, 2004, p. 261- 274.
- R. Rebuffat, “Zella et les routes d’Égypte”, Libya Antiqua, 1969-1970, VI-VII, p. 181-187.
- La littérature consacrée à Bu Ngem, essentiellement due à R. Rebuffat qui a fouillé le site, est extrêmement dispersée dans de très nombreuses publications qui se recoupent bien souvent. L’essentiel de l’information archéologique primaire est accessible dans Libya Antiqua 1966-1967 à 1974-1975. On doit y ajouter une interprétation globale du plan par M. Mackensen, “Mannschaftsunterkünfte und Organisation einer severischen Legionsvexillation im tripolitanischen Kastell Gholaia/Bu Ngem (Libyen)”.
- Germania, 86-1, 2008, p. 271-306. Sur Gheriat el-Garbia, les recherches récentes sont dues à l’équipe allemande dirigée par M. Mackensen. On verra principalement M. Mackensen et col., “Das severische Vexillationskastell Myd(—)/Gheriat el-Garbia am Limes Tripolitanus (Libyen). Bericht über die Kampagne 2009”, Römische Mitteilungen 116, 2010, p. 363-458 ; M. Mackensen, “Das severische Vexillationskastell Myd(—) und die spätantike Besiedlung in Gheriat el-Garbia (Libyen). Bericht über die Kampagne im Frühjahr 2010”, Römische Mitteilungen, 117, 2011, p. 247-375 ; id., “Survey and Excavation of the German Archaeological Mission at the Roman Fort of Myd(—)/Gheriat el Garbia and its vicinity, 2009/2010”, Libya Antiqua, new series VI, 2011, p. 83-102; id., “New Fieldwork at the Severan Fort of Myd(—)/Gheriat el-Garbia on the Limes Tripolitanus”, Libyan Studies 43, 2012, p. 41-60. R. Rebuffat, “Trois nouvelles campagnes dans le sud de la Tripolitaine”, CRAI, 495-505, notamment 500-501; id., “Les fermiers du désert”, L’Africa Romana, 5, p. 33-68, avec carte p. 34.
- R. Rebuffat, “Bu Ngem 1970”, Libya Antiqua VI-VII, fig. 6.
- M. Mackensen, “Gasr Wames, eine burgusartige Kleinfestung des mittleren 3. Jahrhunderts am tripolitanischen limes Tentheitanus (Libyen),” Germania, 87-1, 2009, p. 75-104, sc. 79. J’emploie à dessein le mot castella, en raison de son ambiguïté civile/militaire.
- Le point, assez rapide, a été fait par A. Laronde, L’armée romaine en Cyrénaïque, in : A. Groslambert (éd.), Urbanisme et urbanisation en Numidie militaire, Actes du colloque organisé les 7 et 8 mars 2008 par l’Université Jean Moulin Lyon 3, Paris, 2009, p. 13-20. Il repose en grande partie sur des mentions épigraphiques, qu’il s’agirait de remettre en contexte pour s’assurer qu’il s’agit bien de garnisons permanentes, ce qui est loin d’être assuré.
- R. Rebuffat, “L’arrivée des Romains en Tripolitaine intérieure”, Bulletin archéologique du CTHS, nouv. Ser. Fasc. 19B, Paris, 1985, p. 249-256. La question d’un fort à Waddan, au sud/sud-est de Bu Ngem a été posée par R. Rebuffat qui n’a vu qu’un poste turco-italien, mais supposé qu’il y en avait un autre (romain) en-dessous (R. Rebuffat, “Au-delà des camps romains d’Afrique mineure : renseignements, contrôle, pénétration”, ANRW II, 10, 2, 1982-1988, p. 474-513, sc. 495). Quant à celui de Zella (R. Rebuffat, “Bu Ngem 1970”, Libya Antiqua, 6-7, 1969-1970, 181-187), il mériterait une vérification sur le terrain (à supposer que ce soit encore possible), car l’existence de jonchées de céramiques (réputées romaines) au pied de ce double carré en pierres sèches (une tour ?) n’emporte pas spontanément l’adhésion. Mais les deux ouvrages figurent désormais sur la plupart des cartes comme éléments d’un système militaire romain. Peut-être…
- G. Barker, D. Gilbertson, B. Jones, D.J. Mattingly, Farming the desert. The Unesco Libyan Valleys Survey, Londres, 1996 ; R. Rebuffat, “Les fermiers du désert”, L’Africa Romana, 5, 1987, p. 33-68 ; M. Reddé, Prospections dans les vallées du nord de la Libye. La plaine syrtique à l’époque romaine, Armée romaine et provinces, IV, 1988, Paris.
- Mackensen 2008 (note 20).
- R. Marichal, Les ostraca de Bu Njem, Libya Antiqua Suppl. 7, 1992, Tripoli.
- Voir P. Trousset, Recherches sur le limes tripolitanus du chott El-Djerid à la frontière Tuniso-libyenne, Études d’Antiquités africaines, Paris, 1974, notamment fig. 8.
- R. Rebuffat, “La frontière romaine en Afrique Tripolitaine et Tingitane”, Ktèma, 4, 1979, p. 225-247.
- Voir R. Goodchild, “Oasis Forts of Legio III AUGUSTA on the routes to the Fezzan”, PBSR, XXII, 56-68 = J. Reynolds (éd.), Libyan Studies. Select papers of the late R.G. Goodchild, Londres, 1976, p. 45-58.