“Retour à Arlaines”, in : A. Bouet, C. Petit-Aupert (éd.), Bibere, ridere, gaudere, studere,
hoc est vivere. Hommages à Francis Tassaux, Ausonius Mémoires 53,
Bordeaux, 2018, p. 183-194 (photographies aériennes de B. Lambot).
C’est en 1978, à l’occasion de ces rencontres régulières qu’organisait R. Chevallier à l’École Normale Supérieure, que j’ai fait la connaissance de Francis et Danielle Tassaux. Ils commençaient alors leur fouille du camp d’Aulnay, découvert en 1976 par J. Dassié, tandis que j’entamais moi-même quelques trop courtes campagnes à Arlaines, près de Soissons. Nos expériences croisées allaient ensuite se compléter pendant notre séjour commun à l’École française de Rome.
Si je reviens quarante ans plus tard sur ce sujet à l’occasion de ces hommages, et bien que l’état des lieux ait été dressé depuis longtemps, sans que les fouilles aient pu être conduites d’une manière suffisante1, c’est parce que de nouvelles photos aériennes prises par B. Lambot, mais aussi le développement plus récent de l’archéologie militaire en France autorisent quelques commentaires supplémentaires sur un dossier qui est loin d’être clos2. J’en rappelle brièvement les prémisses, me contentant de renvoyer, pour le détail, aux publications existantes.
Le site, rappelons-le, a été fouillé une première fois, de manière assez large, vers le milieu du XIXe siècle. Son inventeur, l’abbé Pêcheur, en avait donné un plan et un commentaire, interprétant le site comme celui d’une villa romaine3. En 1882 on découvrait toutefois de manière fortuite une inscription mentionnant la présence d’un cavalier Arverne de l’aile des Voconces (CIL XIII, 3463), ce qui allait conduire F. Oelmann, en 1920, à plaider de manière judicieuse pour une interprétation militaire du plan publié par Pêcheur4. L’hypothèse était acceptée à son tour par A. Grenier qui s’étonnait toutefois de l’existence d’un camp en pierre à l’époque julio-claudienne, une époque où ils sont toujours construits en structures périssables5. Rien ne se passa plus ensuite jusqu’à ce que je reprenne le dossier en 1976, aidé en cela par l’existence de photographies aériennes de l’IGN, mais aussi de R. Agache et de M. Boureux qui me fournirent amicalement leurs documents.
Les fouilles furent limitées à quelques sondages de superficie très réduite, faute de moyens : c’était une époque “pionnière” où l’on décapait et rebouchait les fouilles à la main, sans l’aide d’engin mécanique… Autant dire la préhistoire ancienne. Néanmoins, les recherches furent plutôt fructueuses. Elles permirent notamment de mettre au jour la porte nord, encadrée par deux tours, les principiadu camp, un ensemble thermal. Surtout elles mirent en évidence un niveau antérieur aux structures en pierre fouillées par Pêcheur, et d’époque julio-claudienne, ce qui levait la réserve pertinente d’A. Grenier. Ce niveau, toutefois, n’a pas pu être dégagé autrement qu’à travers des sondages profonds. L’hypothèse d’un camp est toutefois confortée par le fait que le premier système de fossés mis en évidence est recoupé par celui qui est cohérent avec le rempart de pierre et associé à un niveau de sol contenant du matériel tardo-augustéen, tibérien et julio-claudien. On ne saurait, au stade actuel des connaissances, en dire davantage, et de nouvelles fouilles extensives, menées avec des moyens modernes, seraient nécessaires avant que le site ne soit complétement détruit par les cultures, notamment dans sa partie orientale. L’état actuel de la recherche peut se résumer au plan composite publié dans Gallia, 1985 p. 75 sur lequel j’avais alors associé les fouilles de Pêcheur, les miennes et les limites probables du camp, évaluées grâce aux photographies aériennes (fig. 1).
Qu’apportent donc les nouveaux documents de B. Lambot ? Des détails en apparence, mais non négligeables car ils touchent à des secteurs mal connus et peu affectés par les fouilles du XIXe siècle, notamment la partie nord-ouest et ouest de la retentura.
Une série de photographies aériennes quasi verticales, prises en juillet 1999, complète tout d’abord de manière remarquable notre connaissance de la voirie interne du camp, désormais connue dans sa quasi totalité (fig. 2). On observe aussi fort bien, sur cette même figure, en haut (= à l’ouest), l’existence des deux tours carrées encadrant la porte dont sortent deux drains sombres, déjà visibles sur les clichés de M. Boureux (Gallia, 1985, fig. 4). La photographie permet aussi de confirmer l’existence d’un double fossé, bien visible dans l’angle nord-ouest (en haut, à droite), ce que les sondages menés il y a 30 ans n’avaient pas formellement démontré. Dans le secteur que j’avais nommé X sur la fig. 1, et qui n’avait pas été affecté par les fouilles du XIXe siècle, apparaissent désormais deux blocs doubles de baraques disposées en vis-à-vis de part et d’autre d’une voie, selon l’usage. De ce fait, il faut sans aucun doute considérer le bloc Y de la fig. 1 comme le praetorium, placé derrière les principia, dans l’axe médian du camp. De cet ensemble ressortent en même temps la symétrie et la régularité topographique du dispositif.
D’autres indices laissent encore perplexe : ainsi, tout en haut de cette même photo apparaissent diverses traces rectilignes sombres, qui sont coupées par les drains qui sortent du camp : elles lui sont donc antérieures. Celle du haut, malheureusement coupée, présente un angle arrondi. Celle qui se trouve à l’extérieur des fossés du camp de pierre, à l’angle nord-ouest, se voit mieux sur une autre prise de vue (fig. 3). Elle offre elle aussi un angle arrondi interrompu par les fossés du camp de pierre. Ne serait-on pas là en présence du fossé du camp julio-claudien ?
Une autre série de photographies, prises en juillet 1996, révèle, à une certaine distance des remparts vers l’ouest, et approximativement dans l’axe de la porta decumana, un bâtiment isolé mais assez vaste (fig. 4 et 5). Son plan, oblong dans le sens ouest-est, semble être composé d’un bloc rectangulaire, formé, d’ouest en est, d’un bloc tripartite, d’une cour ou d’un hall transversal d’axe nord-sud, d’un deuxième bloc tripartite. Diverses fosses apparaissent ensuite dans ce qui ressemble peut-être à une cour dont les limites restent imprécises sur cette série de prises de vue. Il n’est pas exclu qu’un vaste enclos rectangulaire jouxte le bâtiment au sud, mais la certitude fait défaut. À titre d’hypothèse de travail je suggère de reconnaître là un relai routier. Nous sommes en effet tout près de la voie romaine Soissons/Compiègne, et près d’un carrefour, les deux chaussées antiques étant toujours en fonction. On ne peut avoir toutefois aucune certitude.
Il semble à peu près certain, en revanche, que le camp n’a pas généré d’agglomération proche, contrairement aux hypothèses qui avaient pu être formulées il y a 30 ans. Une prospection géophysique serait toutefois nécessaire pour s’en assurer.
Pour finir, une photographie aérienne de 1947 (fig. 6) permet de faire justice d’une trace claire partant en oblique des parages de la porte nord du camp en direction du nord-ouest (Gallia, 1985 fig. 2 et 3 ; 23). La fig. 6 montre en effet qu’il s’agit simplement d’une haie arrachée formant limite de parcelle.
Ces informations inédites autorisent à dresser un nouveau plan (fig. 7), qui a été compilé de la manière suivante :
- redressement de la photo subverticale sous Arcgis par N. Bernigaud, en la recalant sur la couverture Google Earth.
- compilation, par mes soins, des différentes strates d’information : plan Pêcheur, fouilles des années 1970, informations de la photographie aérienne. Le résultat peut être mesuré en comparant cette nouvelle proposition avec la fig. 1.
Quelques remarques de méthode s’imposent d’abord : il est bien clair que ces différentes manipulations informatiques sont complexes et entraînent un certain nombre d’imprécisions, aggravées par le fait que le plan de Pêcheur est ancien et peut avoir subi lui-même quelques déformations, que la topographie de ce temps était moins précise qu’elle ne l’est aujourd’hui, et que je ne disposais pas moi-même, à la fin des années 1970, des moyens nécessaires à un recalage exact. Pour finir, il importe d’apprécier, “au jugé”, comment on ajuste tel document avec tel autre et la part d’interprétation existe. On ne prendra donc pas cette nouvelle proposition pour un document cadastral.
Au total, le résultat est plutôt satisfaisant. Si l’on observe, il est vrai, un certain décalage dans les différents plans des principia, les observations aériennes, près de la porta decumana, cadrent bien avec les fouilles du XIXe siècle. Surtout on dispose d’une bonne grille de lecture de la voirie interne, manifestement mal identifiée par Pêcheur. Il est probable que ce dernier avait fouillé la tour sud de la porte prétorienne, sans s’en rendre compte.
Pour l’essentiel, les commentaires rédigés en 1985 restent valables, faute de fouilles nouvelles qui permettraient d’asseoir une chronologie modifiée. J’avais alors plaidé pour une fondation tibérienne et suggéré que la révolte de 21 pouvait avoir été la cause de cette installation, une hypothèse qui est aussi celle de F. Tassaux et P. Tronche pour Aulnay-de-Saintonge6. J’avais aussi plaidé, au vu de la superficie (4,91 ha) et la forme des baraquements, pour un camp d’aile milliaire, ce qui, pour l’époque flavienne, reste possible.
Faut-il en conclure, comme je l’avais fait, que c’est toujours l’aile des Voconces qui est présente sur le site depuis le début de l’époque julio-claudienne ? À ce jour, il n’y a aucune raison de modifier cette opinion, même si, bien entendu, une découverte épigraphique peut toujours la rendre caduque.
Reste que se pose une question essentielle : que faisait une unité militaire probablement très importante à Arlaines au début de l’époque flavienne ? Les fouilles que j’ai conduites depuis lors à Mirebeau ont montré que ce camp légionnaire, loin d’être une création précoce, avait été une fondation de l’époque de Vespasien et que la VIIIe légion y avait tenu garnison avant de se déplacer à Strasbourg, probablement après la révolte de Saturninus, en 887. L’explication que j’avais alors proposée était celle de la rébellion des Lingons pendant les troubles qui ont suivi la mort de Néron, et qui sont bien attestés par les sources littéraires, Tacite (Hist., 1.57-64 ; 4.55), Frontin (Strat., 4.3.14) et Dion Cassius (65.3)8.
Qu’en est-il à Arlaines ? Ici, aucune source littéraire n’évoque des troubles dans cette région en 69/70 (pas plus d’ailleurs que pour la révolte de 21). Le caractère exceptionnel de cette présence militaire durable dans cette région reste donc mystérieux et pose au demeurant différents problèmes administratifs au sein d’une province considérée comme civile mais qui n’était toujours pas, de iure, séparée des Germanies militaires. Au total donc, il serait sage de ne pas considérer ce dossier comme clos, car il est de nature à nous éclairer sur l’évolution de la situation politique en Gaule du Nord pendant le Ier siècle de notre ère et sur les rythmes d’une “romanisation” trop vite considérée par les historiens comme déjà acquise à cette époque.
Notes
- M. Reddé, “Le camp militaire romain d’Arlaines et l’aile des Voconces”, Gallia, 43, 1985, p. 49-79 constitue le rapport de synthèse. Ce dernier n’interdit pas, toutefois, de consulter les deux premières publications parues dans une publication semi-confidentielle : M. Reddé, “Arlaines 1976 : un camp romain près de Soissons”, Cahiers du groupe de recherches sur l’armée romaine et les provinces I, Paris, 1977, p. 35-69 et “Fouilles à Arlaines 1977-1980”, ibid.III, Paris, 1984, p. 103-137. Les fouilles ont été interrompues après la campagne 1980, faute de moyens suffisants accordés à cette époque par la direction des Antiquités historiques de Picardie, alors peu convaincue par ce dossier d’archéologie militaire en pleine Gaule civile.
- Je remercie très vivement B. Lambot de m’avoir confié ses documents, avec sa générosité coutumière.
- Bulletin de la société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 5, 1851, p. 37-60.
- F. Oelmann, “Der Standlager der Ala Vocontiorum bei Soissons”, Germania, 1920, p. 7-12.
- A. Grenier, Manuel d’archéologie gallo-romaine, Paris, 1931, 1, p. 247.
- Voir P. Tronche, “Aulnay/Rocherou”, in : M. Reddé, R. Brulet, R. Fellmann, J.K. Haaleboos, S. von Schnurbein (éd.), L’architecture de la Gaule romaine. Les fortifications militaires, Paris-Bordeaux, 2006, p. 205-207, [en ligne] https://books.openedition.org/editionsmsh/22093 [consulté le 25/08/22].
- R. Goguey, M. Reddé (éd.), Le camp légionnaire de Mirebeau, Monographien RGZM 36, Mayence, 1995.
- Voir M. Reddé, “Autour de Mirebeau”, in : M. Cavalieri (dir.), Industria Apium. L’archéologie : une démarche singulière, des pratiques multiples. Hommages à R. Brulet, Louvain, 2012, p. 269-282 (= n°23).