“Militaires romains en Gaule civile”,
Cahiers Glotz, 20, 2009, p. 173-183.
Depuis une petite table ronde organisée à Lyon en 1991, sur la présence des “Militaires romains en Gaule civile”, la question n’a plus guère été traitée de manière globale mais elle a très sensiblement évolué1. Je me contenterai, dans le cadre de cette brève contribution, d’indiquer quelques axes majeurs de la recherche actuelle, au demeurant plus archéologique qu’épigraphique.
Commençons par une évidence qu’est venue opportunément nous rappeler la publication des Tablettes de Vindolanda2 : des soldats en garnison sur le Stanegate venaient jusqu’en Gaule accomplir des missions de ravitaillement pour le compte de leur unité (T. Vindol., 255, 3). La logistique militaire supposait des fournitures de toutes sortes, produits alimentaires et manufacturés, que l’armée devait se procurer dans le milieu civil, parfois à très longue distance3, selon un système que la documentation papyrologique égyptienne permet de décrypter, mais que l’absence d’information comparable, en Occident, oblige à restituer. E. Rabeisen avait justement montré, pendant la table ronde de Lyon, qu’un centre manufacturier comme Alésia, bien connu grâce à un célèbre passage de Pline (HN, 34.162-163), produisait des pièces métalliques de harnachement pour l’armée4.
L’étude de ces “militaria”, comme les appellent aujourd’hui les archéologues, est devenue depuis quelques années une province particulière de la Limesforschung : des revues spécialisées ont été créées, des colloques sont régulièrement organisés (Roman military Equipment Conference ou ROMEC). L’un d’eux, en 2001, avait précisément mis à son programme la présence de ce matériel en contexte civil5, une initiative qui, à son tour, a justifié l’organisation à Bibracte d’une table ronde consacrée aux militaria tardo-républicains en Gaule6. Les cartes de répartition publiées à cette occasion semblent montrer une présence de soldats romains en bien plus d’endroits qu’on ne le supposait jusqu’à maintenant (fig. 1). De là à imaginer que l’on puisse restituer l’occupation militaire du pays avant la conquête de la Germanie, il n’y avait qu’un pas et M. Poux a pu ainsi proposer une carte du réseau de garnisons pendant la période césaro-triumvirale (fig. 2). En quelques années, les militaria sont donc devenus l’un des “fossiles directeurs” des études sur l’implantation de l’armée romaine en Gaule. J’ai à plusieurs reprises exprimé mes réserves sur les risques méthodologiques d’une telle démarche, qui ne m’a pas toujours convaincu, quelque prudente qu’elle ait pu être, et je me contenterai ici de citer quelques exemples, à l’aide d’arguments développés plus longuement ailleurs7.
La présence d’armes romaines sur un oppidum celtique, en l’espèce celui du Titelberg (Luxembourg), avait, dès les années 90, attiré l’attention de J. Metzler. Ce dernier avait proposé de localiser sur les oppida les garnisons installées immédiatement après la conquête césarienne et qui sont si mal identifiées archéologiquement8. Dans le cas du Titelberg, la poursuite des fouilles (encore inédites) semble avoir pleinement justifié cette intuition puisqu’il semble bien que le plateau ait abrité un véritable retranchement, séparé de l’habitat civil, et caractérisé par de très nombreux objets relevant du fourniment militaire. Mais cette conclusion peut-elle être généralisée ? La réponse n’est ni simple ni univoque (n°18).
Il faut tout d’abord, me semble-t-il, bien discriminer les catégories de matériel dont nous parlons. S’agit-il d’armes, au sens propre du terme ? De matériel de harnachement ? De parure ? De clous de chaussure ?
Cette dernière catégorie a connu une fortune surprenante depuis la récente mise en évidence, lors des fouilles sur les travaux militaires romains autour d’Alésia, de clous de chaussure portant des motifs particuliers (globules, croix) sous la tête proprement dite9. La datation de ces petits objets métalliques, assurée par leur contexte de découverte, et leur caractère singulier offrent un excellent repère chronologique. On en a, depuis lors, signalé un peu partout. Mais de ce qu’un soldat a perdu un (ou quelques) clou(s) de chaussure, il ne s’ensuit pas qu’une légion tout entière l’accompagnait… Autrement dit, le nombre des trouvailles constitue, dans un ensemble archéologique, un facteur discriminant et quelques objets isolés ne prouvent rien, même quand ils sont caractéristiques. De même le matériel de harnachement ne peut-il être considéré, en soi, comme une preuve de présence militaire : d’abord parce qu’il est parfois difficile de distinguer, en la matière, ce qui ressortit à la cavalerie régimentaire et à l’équipement civil, privé, comme l’a opportunément rappelé J.A.W. Nicolay10. Ainsi, à Kembs (Haut-Rhin) à l’extrémité d’une route qui vient de Mandeure et aboutit au Rhin, les découvertes de pièces de harnachement sont-elles nombreuses11 ; on a, pour cette raison et parce que la position géographique s’y prête, supposé depuis longtemps la présence d’un camp militaire à cet endroit, mais on n’a jamais retrouvé celui-ci et le matériel a été découvert dans l’habitat civil. Il ne comprend d’ailleurs pas d’armes stricto sensu. Une telle situation peut s’interpréter de plusieurs manières :
- soit le camp existait bien, mais on ne le connaît pas. La présence de pièces de harnachement, voire d’armes, dans un habitat civil s’explique aisément aux portes d’une garnison, comme c’est le cas à Oedenburg (Biesheim), où une partie du matériel provient certes de l’habitat civil, mais où le cantonnement militaire est bien identifié12.
- soit il n’y avait pas de garnison, et le matériel de harnachement est lié à la présence d’un relais routier, par exemple.
On fera remarquer, au passage, que les militaria peuvent être particulièrement abondants dans un contexte urbain. Ainsi, à Avenches, colonie (probablement romaine), le stock étudié par A. Voirol compte 267 objets, dont 46 armes offensives et 18 armes défensives, soit plus qu’à Oedenburg, incontestable site militaire ! La répartition spatiale du matériel est très large et s’étend sur toute la ville et ses alentours13. Mais il n’est pas aisé de proposer une explication totalement convaincante de la présence de ces armes. S’agit-il de vétérans qui auraient conservé leur équipement ? Cette hypothèse est la première qui vient à l’esprit, mais on doit observer que le matériel retrouvé ne comprend aucun élément de pilum, de casque ou de bouclier. On dispose en revanche d’une garde de spatha, de deux glaives de type Pompei, d’une bouterolle de glaive de type Mayence. Seuls deux fragments de cuirasse segmentée sont connus. C’est au total assez peu pour une période de plus de trois siècles. A. Voirol fait d’ailleurs observer, à juste titre, qu’il faut soigneusement distinguer dans ce lot le matériel de harnachement des IIe /IIIe siècles, qui peut être aussi bien civil que militaire.
D’autres explications peuvent évidemment être avancées : escorte de grands personnages, soldats de passage, petite garnison temporaire, mais certainement pas présence massive de soldats.
Autre exemple significatif, mais pour lequel l’explication n’est pas plus évidente : dans la petite ville romaine d’Oberwinterthur (CH), où nous sommes à peu près certain qu’il n’existait pas de camp militaire, les fouilles d’un seul quartier domestique d’une quinzaine de maisons, Im unteren Bühl, ont livré un total de 120 militaria, dont une vingtaine d’armes proprement dites et 35 pièces de harnachement14. Que font-ils là ? Nous sommes certes dans la sphère d’influence du grand camp de Vindonissa, mais tout de même à 47 km à vol d’oiseau…
L’interprétation de ce matériel archéologique est donc complexe et dépend largement des contextes de découverte. Ainsi à Eysses (Villeneuve-sur-Lot) où l’on connaît depuis longtemps deux inscriptions qui signalent la présence d’auxiliaires, probablement au tout début de l’Empire15, la découverte récente d’un dépotoir, clos au tout début de l’époque flavienne et contenant d’assez nombreux objets militaires, a-t-elle fait renaître des spéculations, au demeurant bien légitimes, sur la présence d’un camp, qu’on n’a pas encore localisé. À Eysses-Cantegrel le matériel est en effet abondant (le catalogue compte environ 120 numéros) et bien concentré sur quelques mètres carrés. S’ajoute à cet ensemble la découverte d’autres militaria en d’autres points de l’agglomération, près d’une quarantaine de pièces au total. Le lot comprend à la fois des armes et du fourniment pour des fantassins, des pièces de harnachement pour des chevaux, ce qui forme un ensemble bien diversifié. Diverses hypothèses paraissent possibles :
- il y avait une garnison à Eysses depuis longtemps (doit-on remonter aux campagnes de Valerius Messala en Aquitaine ? à la révolte de 21 ?) et celle-ci s’est maintenue jusqu’au tournant des années 70, voire au-delà.
- il y avait une petite garnison à Eysses, dès le début de l’Empire, mais pas nécessairement dans un camp destiné à abriter une unité complète. On connaît de tels postes mentionnés par les textes jusqu’au cœur de l’Italie pour lutter contre le brigandage et pour maintenir la paix intérieure : igitur grassaturas dispositis per opportuna loca stationibus inhibuit, écrit Suétone à propos de la politique d’Auguste (Aug., 32.1). Ce dispositif fut ensuite renforcé par Tibère : stationes militum per Italiam solito frequentiores disposuit (Suétone, Tib., 37).
- il y avait à Eysses une statio du cursus publicus et un très petit nombre de soldats y étaient détachés, comme le seront plus tard les beneficiarii.
- il n’y avait pas de camp militaire à Eysses, mais seulement un bourg où l’artisanat était prospère et qui assurait à l’armée un certain nombre de fournitures, comme on le voit par l’exemple d’Alésia.
On le constate, le matériel archéologique, même le plus clair en apparence, ne se laisse pas aisément réduire à une signification univoque : la présence d’objets militaires sur un site peut recevoir des explications multiples et ne pas indiquer automatiquement celle d’une garnison fixe. Cette réflexion doit être étendue à d’autres modèles récemment proposés pour la naissance des agglomérations augustéennes en Gaule.
La découverte de la ville nouvelle de Waldgirmes, dans la vallée de la Lahn, à environ 90 km du Rhin, c’est-à-dire en pleine Germanie libre, nous offre l’exemple, presque chimiquement pur, compte tenu de son éphémère existence, d’une création urbaine ex nihilo16. Il s’agit en effet d’un véritable établissement civil, construit par l’armée pour une population indigène qu’on voulait fixer dans un nouveau cadre politique, où se côtoyaient Germains et Italiens. La découverte de militaria invite à supposer la présence permanente de soldats mais elle n’implique pas l’existence d’un camp. On a, depuis cette importante découverte, proposé de reconnaître ailleurs un processus identique17. Ainsi, à Tongres, les fouilles d’A. Vanderhoeven ont-elles mis au jour un premier niveau, datable de l’horizon d’Oberaden, où le matériel est caractéristique des premiers camps de Germanie. Cette période de construction fut très courte et elle est marquée par des défrichements et la mise en place d’un réseau viaire. Il ne s’agit pourtant pas, semble-t-il, d’une installation militaire proprement dite, mais d’une construction, par l’armée, d’une ville nouvelle pour les Tongres, qui constituent eux-mêmes un agrégat récent. Les premières constructions révèlent en effet un mode d’habitat indigène bien connu dans ces régions (Wohnstallhäuser)18.
On peut, dans ces conditions, se demander si ce modèle peut être reconnu dans d’autres fondations urbaines de l’époque augustéenne, par exemple à Arras, une hypothèse probable19, ou à Amiens, comme cela avait naguère été proposé. Dans ce dernier cas, toutefois, D. Bayard ne croit plus aujourd’hui à une création militaire de la ville. Il considère que c’est le carrefour de la Somme et de la voie d’Agrippa, antérieure à la construction du premier pont de bois en 10 avant J.-C. (date dendrochronologique), qui a généré une agglomération dont les premiers niveaux sont contemporains de l’horizon de Dangstetten, autour de 15 av. J.-C. Mais le quadrillage urbain ne semble pas être mis en place avant la fin du règne d’Auguste, au plus tôt. Il est donc bien possible qu’ici, à la différence de Tongres, le processus de développement soit différent et n’implique pas des soldats, comme on l’a cru très longtemps, sur la foi d’une datation trop haute du réseau viaire, ou du moins que ceux-ci n’aient pas d’emblée planifié une ville neuve20.
La même question pourrait se poser aussi pour Lutèce, où M. Poux et S. Robin ont relevé tout autour de la Montagne Sainte Geneviève divers contextes archéologiques caractérisés par la présence de militaria21. Mais il faut bien avouer que l’arc chronologique des découvertes s’étend sur une période beaucoup plus longue, de César à Claude, et que les armes proprement dites font largement défaut, les pièces de parure et de harnachement représentant la majorité du lot. Dans ces conditions, et sans exclure naturellement la présence de soldats, la question d’une origine militaire de la cité ne saurait être posée dans les mêmes termes qu’à Waldgirmes.
L’hypothèse de la création de certaines agglomérations civiles par l’armée pourrait offrir l’explication de phénomènes observés ces dernières années dans le plan de masse de petits bourgs, dont la régularité cadastrale étonne. Ainsi, à Oberwinterthur, les fouilleurs ont-ils mis en évidence l’existence d’un véritable lotissement urbain, dont l’implantation s’est faite en une fois, sur un terrain vierge, entre 7 et 8 ap. J.-C. (dates dendrochronologiques). Les parcelles sont perpendiculaires à la voirie, créée en même temps. Elles présentent un alignement homogène du côté de la chaussée et une longueur constante (15 m au nord), mais des largeurs variables (entre 4,5 et 9,2 m). Il s’agit donc de maisons de type allongé (“strip houses”), caractéristiques du milieu urbain des provinces occidentales. Le plus remarquable est la pérennité du plan cadastral sur un siècle et demi, malgré les incendies et les reconstructions. Tout ceci suppose l’existence d’un arpentage préliminaire et d’un document d’archive permettant de reconstituer aisément le canevas du quartier22. Or nous sommes là dans une de ces petites agglomérations volontiers qualifiées de “secondaires”, où l’on postule assez souvent un développement spontané et anarchique, faute d’y reconnaître le plan “en damier” qui nous paraît généralement si caractéristique de l’urbanisme à la romaine. Faut-il donc voir à Oberwinterthur la marque de l’armée romaine, surtout, on l’a dit, que les militaria y sont nombreux ?
Une telle conclusion pourrait sembler d’autant plus pertinente que les agglomérations civiles attenantes aux camps du limes de Germanie supérieure/Rétie présentent souvent des caractéristiques identiques. L’existence de parcelles urbaines régulières a en effet été reconnue dans d’assez nombreux cas, par exemple à Zugmantel, à Bad Wimpfen, à Ladenburg, à Walheim, pour ne citer que les mieux connus. S. Sommer, qui en a particulièrement étudié les plans, avait d’abord considéré ceux-ci comme le fruit d’un arpentage militaire23. Il est ensuite progressivement revenu sur cette affirmation, à la suite des fouilles de Ladenburg24, et d’autres publications récentes ont adopté à sa suite la même position, considérant que les parcelles urbaines, assez souvent difficiles à mettre en évidence archéologiquement, montraient d’assez nombreuses variations de largeur et de longueur, la façade seule constituant une limite régulière du côté de la rue25. Les maisons, de toute manière, malgré des caractéristiques architecturales communes, semblent bien toutes construites peu à peu par leurs occupants. En outre, les recherches de plus en plus nombreuses sur les agglomérations “secondaires” civiles révèlent une organisation beaucoup plus structurée et régulière qu’on ne le pensait autrefois, avec de véritables plans d’arpentage, et il paraît exclu que l’armée ait pu concourir systématiquement à l’établissement de tant de petites villes neuves dont la création continue bien au-delà de l’époque augustéenne. Son rôle en ces matières a sans doute été assez limité, une fois passée la période de stabilisation et d’organisation de la nouvelle province.
Un dernier point retiendra ici notre attention, la question des tuiles militaires estampillées et la présence de ces matériaux sur les sites civils. Dans un article resté célèbre, V. von Gonzenbach, étudiant la répartition géographique des marques de la XXIe légion, avait observé que ces dernières étaient disséminées le long des principales vallées du plateau suisse, celles de l’Aar, de la Reuss et de la Limmat qui confluent à Windisch26. Elle concluait à l’importance stratégique de ces points de découverte et à la nécessité, pour l’armée, de les contrôler. Elle développait en outre la notion de “Nutzungsgebiet”, le territoire vivrier de la légion, identifié avec le “territorium legionis”, si souvent discuté27. Il était ainsi admis que les villae qui se trouvaient dans ledit territoire étaient plus ou moins dépendantes de l’armée et contribuaient à son ravitaillement. Posée ainsi, la question impliquait inévitablement l’installation de vétérans dans une vaste zone, autour du dépôt légionnaire, et sous son contrôle.
Ces positions ont été maintes fois discutées, et encore récemment par C. Schucany et C. Ebnöther pour le plateau suisse28, par J. Trumm pour la rive droite du Rhin, en face de Windisch (Alb-Wutach Gebiet)29. Les uns et les autres concluent à juste titre que la présence de vétérans n’est aucunement attestée et que les établissements agricoles du Ier siècle, contemporains du camp légionnaire, relèvent d’une tradition indigène. Les transformations de l’habitat semblent plutôt perceptibles après le départ de la légion, au début du IIe siècle.
V. von Gonzenbach affirmait que l’armée ne vendait pas ses matériaux et que leur usage restait pour l’essentiel public (sauf cas de remploi). Son opinion a généralement été suivie, mais elle n’explique pas, dans le détail, pourquoi on trouve autant de tuiles militaires estampillées loin des camps, dans des contextes qu’on hésite, pour cette raison, à qualifier de civils et dans lesquels on soupçonne la présence de soldats.
Sur ce point, les études récemment menées à Oedenburg (Biesheim et Kunheim, Haut-Rhin) sont de nature à apporter quelques éléments nouveaux de réflexion30. Ce vaste gisement archéologique situé au bord du Rhin, en face de l’oppidum de Breisach et du fertile massif volcanique du Kaiserstuhl, a révélé ces dernières années deux camps militaires successifs datés l’un de Tibère, l’autre de Claude et de Néron. Dès l’installation des soldats se développe près d’eux une agglomération civile dont la vie durera bien après le départ de la troupe, jusque vers le milieu du IIIe siècle au moins.
Le site a livré une série de tuiles estampillées dont la liste s’établit ainsi (par ordre chronologique de présence des unités dans la région)
- IIII Macedonica : 1
- XXI Rapax : 113
- Cohors XXVI : 231
- XI Claudia : 18
- XIIII Gemina : 1
- VIII Augusta : 85
- I Martia : 60
Cette statistique appelle plusieurs commentaires. Les estampilles de la IIII Macedonica, de la XXI Rapax et de la Cohors XXVI sont contemporaines de l’occupation militaire à Oedenburg et leur présence est donc bien normale. La quasi absence de timbres légionnaires avant Claude ne surprend pas non plus. On peut conclure en revanche de la masse des timbres de la XXI Rapax, cantonnée à Windisch à partir de Claude, qu’Oedenburg a été occupé par cette unité. Mais on doit observer que le camp lui-même n’a livré qu’un seul timbre, tous les autres provenant de l’agglomération civile : là aussi, il s’agit, malgré les apparences, d’une situation normale, car les toits de la forteresse étaient construits en bardeaux, et les cantonnements de cette époque n’ont pas de thermes intérieurs, pour éviter les risques d’incendie. On peut en revanche suspecter la présence des balnéaires dans l’agglomération civile, ce qui justifie probablement une livraison de tuiles par l’armée. Celles-ci ne sont pas, pour l’essentiel, fabriquées sur place, mais sur le plateau suisse. Les analyses archéométriques sont formelles sur ce point32.
À partir de l’époque flavienne, les tuiles retrouvées sur le site (XI Claudia, VIII Augusta) ne sont donc plus liées à une présence militaire sur place, puisque l’armée s’est déplacée au-delà du Rhin. C’est toujours dans l’agglomération civile qu’on retrouve les matériaux fabriqués par les légions de la province de Germanie supérieure, mais leur affectation précise n’est pas connue pour l’instant, car les très grands bâtiments publics d’Oedenburg (praetorium routier et thermes) n’ont pas été fouillés. S’il est de fait qu’on retrouve ces tuiles très souvent en remploi, leur destination première était inévitablement un bâtiment public du site. Sur ce point, la théorie de V. von Gonzenbach semble exacte, mais on voit bien, à l’inverse, que la présence, même importante numériquement, d’estampilles de la VIIIe légion (alors en garnison à Strasbourg) ne prouve pas le cantonnement de cette unité à Oedenburg, à une époque où la frontière est désormais loin du Rhin, au-delà de la Forêt Noire…
Quant au matériel de la I Martia, une légion tétrarchique probablement cantonnée à Kaiseraugst, on le retrouve dans toute la région, jusqu’à Mandeure. Mais à Oedenburg, il n’est pas davantage synonyme de garnison : les tuiles sont en effet toutes concentrées dans un endroit précis, un praetorium routier d’époque constantinienne, fouillé par l’Université de Freiburg im Breisgau33. On se gardera donc bien de restituer une carte du système défensif de la grande Séquanie sur la seule foi de ce type de documents épigraphiques, pas plus qu’on ne saurait dresser une carte de l’occupation précoce de la Gaule sur le seul témoignage des militaria césaro-augustéens ! Mais, on le voit, l’analyse du matériel archéologique, quoique difficile et complexe, permet aujourd’hui de faire (un peu) progresser cette question de la présence de l’armée en Gaule intérieure et de réfléchir à la multiplicité de ses rôles.
Je reproduis une nouvelle fois cette carte, mais en mettant en garde le lecteur sur le fait qu’elle compile des informations d’époques diverses et que les différents sites mentionnés ne sauraient en aucune manière former un système défensif.
Voir désormais la publication finale de A. Becker, G. Rasbach (éd.), Waldgirmes. Die Ausgrabungen in der spätaugusteischen Siedlung von Lahnau-Waldgirmes (1993-2009). 1, Befunde und Funde, Darmstadt, 2015.
Même si les deux bases légionnaires restent Strasbourg (jusque dans l’Antiquité tardive) et Windisch (jusqu’en 101).
Voir la récente synthèse de M. Reddé, “Vingt années de recherches à Oedenburg (Biesheim et Kunheim, Haut-Rhin) : un bilan”, Gallia, 76-2, 2019, p. 15-44 [en ligne] https://journals.openedition.org/gallia/4917.
Notes
- Y. Le Bohec (éd.), Militaires romains en Gaule civile, Lyon, 1993.
- A.K. Bowman, J.D. Thomas, Vindolanda: the Latin writing-tablets, Britannia Monograph 4, Londres, 1983 ; The Vindolanda writing-tablets. Tabulae Vindolandenses II, Londres 1994 ; Tabulae Vindolandenses III, Londres, 2003.
- Le “Pridianum Hunt” est évidemment le plus bel exemple de ces missions confiées à des soldats qui allaient acheter loin de leur province des chevaux ou des vêtements (British Museum Papyrus 2851 = Ch. Lat III, 219 = CPL 112, 17-23).
- E. Rabeisen, “Fournitures aux armées ? Caractères et débouchés de la production d’équipement de cavalerie à Alésia au Ier siècle après J.-C.”, in : Le Bohec 1993 (note 1), p. 51-71.
- Les actes sont publiés par E. et S. Deschler-Erb, Military Equipment in Civil Context, Actes de la ROMEC XIII (Brugg, 3-7 oct. 2001), Jahrber. Gesellschaft pro Vindonissa, 2002. Pour une revue d’ensemble des hypothèses qui expliquent ce phénomène, voir l’introduction de T. Fischer, “Waffen und militärische Ausrüstung in zivilem Kontexte-grundsätzliche Erklärungsmöglichkeiten”, p. 13-18.
- M. Poux dir., Sur les traces de César. Militaria tardo-républicains en contexte gaulois, Actes de la table ronde du 17 octobre 2002, Glux-en-Glenne – F.58, Bibracte 14, 2008.
- M. Reddé, Postface à Poux 2008 (note 6) ; M. Reddé, “Un camp militaire à Eysses ?”, in : C. Chabrié, M. Daynes, J.-F. Garnier (éd.), Puits et fosses d’Eysses-Cantegrel. Cadre géographique et occupation du sol, Documents archéologiques du Grand Sud-Ouest 1, Bordeaux, 2010, p. 215-217 ; M. Reddé, “L’armée romaine et les peuples gaulois de César à Auguste”, in : G. Moosbauer, R. Wiegels (éd.), Fines Imperii, Imperium sine fine ? Römische Okkupations-und Grenzpolitik im frühen Prinzipat, Osnabrücker Forschungen zu Altertum und Antike-Rezeption, 14, Rahden, 2011, p. 63-73.
- J. Metzler, Das Treverische Oppidum auf dem Titelberg. Zur Kontinuität zwischen der spätkeltischen und der frührömischen Zeit in Nord-Gallien, Luxembourg, 1995.
- V. Brouquier-Reddé, “L’équipement militaire d’Alésia d’après les nouvelles recherches (prospections et fouilles)”, in : M. Feugère (éd.), L’équipement militaire et l’armement de la République (IVe-Ier siècle après J.-C.), Actes de la ROMEC X de Montpellier, 1996, JRMES, 8, 1997, p. 277-288.
- J.A.W. Nicolay, “Interpreting Roman military equipment and horse gear from non military contexts. The role of veterans”, in : Romec XIII (note 5), p. 53-65.
- B. Fort, “Les militaria et l’occupation militaire de l’agglomération secondaire de Kembs-Cambete (Haut-Rhin) sous le Haut Empire”, RAE, 52, 2003, p. 373-402.
- B. Fort, “Le matériel métallique. I. Les militaria”, in : M. Reddé (dir.), Oedenburg I. Les camps militaires julio-claudiens, Monographien RGZM 79-1, Mayence, 2009, p. 255-304.
- A. Voirol, “États d’armes. Les militaria d’Avenches/Aventicum”, Bulletin de l’Asssociation Pro Aventico, 42, 2000, p. 7-92. Le même titre est repris par le même auteur dans Romec XIII (note 5), p. 31-40, avec un article résumé.
- E. Deschler-Erb, “Die Kleinfunde aus Edelmetall, Bronze und Blei”, in : Vitudurum 7. Ausgrabungen im Unteren Bühl. Die Funde aus Metall. Ein Schrank mit Lararium des 3. Jahrhunderts, Monographien der Kantonsarchäologie Zürich 27, 1996, p. 78.
- CIL XIII, 923 et 924. Voir Reddé 2010 (note 7).
- La dernière synthèse disponible, en Français, est due à S. von Schnurbein, “Waldgirmes : une ville romaine éphémère située en Germanie à l’est du Rhin”, in : P. Ouzoulias, L. Tranoy (dir.), Comment les Gaules devinrent romaines, Paris, 2010, p. 85-96. Le plan le plus complet publié à ce jour (état 2008) figure dans le catalogue d’exposition 2000 Jahre Varusschlacht. Imperium, Stuttgart, 2009, p. 356.
- M. Reddé, “La Gaule chevelue entre César et Auguste”, in : M. Christol, D. Darde (éd.), L’expression du pouvoir au début de l’Empire. Autour de la Maison Carrée à Nîmes, Paris, 2009, p. 85-96. Id., “L’occupation militaire de Tibère à César”, in : Ouzoulias, Tranoy 2010 (note 16), p. 73-84.
- A. Vanderhoeven, “Das vorflavische Tongeren: die früheste Entwicklung der Stadt anhand von Funden und Befunden”, in : G. Precht, N. Zieling (éd.), Genese, Struktur und Entwicklung römischer Städte im I. Jahrhundert n. Chr. in Nieder und Obergermanien. Kolloquium vom 17. bis 19. Februar 1998 im Regionalmuseum Xanten, Xantener Berichte, 9, 2001, p. 157-176.
- A. Jacques, “Arras-Nemetacum, chef-lieu de la cité des Atrébates. Bilan des recherches 1984-2002”, in R. Hanoune (dir.), Les villes romaines du nord de la Gaule. Vingt ans de recherches nouvelles, Revue du Nord Hors-série, coll. Art et Archéologie 10, 2007, p. 63-82. A. Jacques, D. Gricourt, “Monnaies recueillies dans les niveaux julio-claudiens de Baudimont II à Arras”, Revue du nord. Archéologie, 88, 2006, p. 222-228.
- D. Bayard, “Amiens 1983-2003, Un bilan vingt ans après Amiens Romain”, in : Hanoune 2007 (note 19), p. 11-42.
- M. Poux, S. Robin, “Les origines de Lutèce. Acquis chronologiques. Nouveaux indices d’une présence militaire à Paris, rive gauche”, Gallia, 57, 2000, p. 181-225.
- T. Pauli-Gabi, C. Ebnöther, P. Albertin, A. Zürcher, Beiträge zum römischen Oberwinterthur–Vitudurum 6. Ausgrabungen im Unteren Bühl, Monographien der Kantonsarchäologie Zürich 34, 2002.
- C.S. Sommer, “Kastellvicus und Kastell. Untersuchungen zum Zugmantel im Taunus und zu den Kastellvici in Obergermanien und Rätien”, Fundber. Baden-Württ., 13, 1988, p. 457-707, sc. p. 580-583.
- H. Kaiser, C.S. Sommer, Lopodunum I. Die römischen Befunde der Ausgrabungen an der Kellerei in Ladenburg 1981-1985 und 1990, Forschungen und Berichte zur Vor-und Frühgeschichte in Baden-Württemberg, 50, Stuttgart, 1994, p. 309-313. Cette position est résumée de manière plus accessible au non spécialiste dans S. Sommer, “The Roman army in SW Germany as an instrument of colonisation: the relationship of forts to military and civilian vici”, in : A. Goldsworthy, I. Haynes (éd.), The Roman Army as a Community, JRA Suppl. 34, 1999, p. 81-93.
- Voir K. Kortüm, J. Lauber, Walheim I. Das Kastell II und die nachfolgende Besiedlung. Forschungen und Berichte zur Vor-und Frühgeschichte in Baden-Württemberg 95, Stuttgart, 2004, sc. p. 439-443. S. Sommer, “Die Römer in Künzing. Wege zu einer virtuellen Rekonstruktion des vicus”, Ber. Bayer. Landesamt Denkmalpfl., 49, 2008, p. 107-128 a proposé une très suggestive reconstitution du système parcellaire.
- V. von Gonzenbach, “Die Verbreitung der gestempelten Ziegel der im 1. Jahrhundert n. Chr. in Vindonissa liegenden römischen Truppen”, Bonn. Jahrb.,163, 1963, p. 76-150.
- Sur cette question toujours disputée, voir par exemple, dans cette même revue, F. Bérard, “Territorium legionis : camps militaires et agglomérations civiles aux premiers siècles de l’Empire”, Cahiers Glotz, 3, 1992, p. 75-105. Je me contente de renvoyer à cet article pour la bibliographie ancienne et les discussions sur le fond.
- C. Schucany, C. Ebnöther, “Vindonissa und sein Umland. Die Vici und die ländliche Besiedlung”, Jahresber. GPV, 1998, p. 67-97.
- J. Trumm, Die Römerzeitliche Besiedlung am östlichen Hochrhein (50 v. Chr.-450 n. Chr). Materialhefte zur Archäologie in Baden-Württemberg, Stuttgart, 2002.
- P. Biellmann, Les tuiles estampillées, in : M. Reddé (éd.), Oedenburg. Fouilles françaises, allemandes et suisses à Biesheim et Kunheim, Haut-Rhin, France. Volume 1, Les camps militaires julio-claudiens, Monographien RGZM 79-1, Mayence, 2009, p. 329-354.
- La cohorte est bien connue à Windisch où elle accompagne la XXIe Rapax.
- F. Giacomini, The Roman stamped Tiles of Vindonissa (1st Century AD, Northern Switzerland): Provenance and technology of the production- An archaeometric Study, BAR Int. Ser. 1449, Oxford, 2005.
- H.U. Nuber, M. Reddé, avec des contributions de S. Jacomet, M. Joly, L. Popovitch, J. Schibler, G. Seitz et la collaboration de B. Fort, G. Matter, J. Pellissier, C. Petit, B. Viroulet, J.-J. Wolf, “Das Römische Oedenburg (Biesheim/Kunheim, Haut-Rhin, France). Le site romain d’Oedenburg (Biesheim/Kunheim, Haut-Rhin, France). Frühe Militärlager, Strassensiedlung und Valentinianische Festung. Les camps militaires précoces, le vicus et la forteresse de Valentinien”, Germania, 2001, p. 169-242 ; M. Reddé (coord.), H.U. Nuber, S. Jacomet, J. Schibler, C. Schucany, P.-A. Schwarz, G. Seitz, avec la collaboration de F. Ginella, M. Joly, S. Plouin, H. Hüster-Plogman, C. Petit, L. Popovitch, A. Schlumbaum, P. Vandorpe, B. Viroulet, L. Wick, J.‑J. Wolf, B. Gissinger, V. Ollive, J. Pellissier, “Oedenburg. Une agglomération d’époque romaine sur le Rhin supérieur. Fouilles françaises, allemandes et suisses sur les communes de Biesheim et Kunheim (Haut-Rhin)”, Gallia, 62, 2005, p. 215-277.