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29• Alésia.
Du texte de César aux vestiges archéologiques

“Alésia. Du texte de César aux vestiges archéologiques”, in :
M. Reddé, S. von Schnurbein (éd.), Alésia et la bataille du Teutoburg.
Un parallèle critique des sources
, Francia Suppl. 66, 2008, p. 277-290.

Le récit, par César lui-même, de la bataille d’Alésia, constitue l’épisode ultime du Bellum Gallicum, tel que le vainqueur l’a rédigé durant l’hiver 52-51 à Bibracte. Quelle qu’ait été l’intention littéraire réelle du narrateur, qui écrivait à un moment où le conflit était loin d’être terminé, et quelle qu’ait été la finalité politique ou historique du propos, force est de constater que, comparé aux autres grands épisodes de la Guerre des Gaules, l’événement occupe une longueur inhabituelle dans l’ouvrage: une quarantaine de chapitres, contre une demi-douzaine pour la bataille de l’Aisne ou celle de la guerre avec les Vénètes, une dizaine pour celle de la Sambre, une quinzaine pour Avaricum et Gergovie. Il s’agit donc bien de l’événement majeur, de la victoire décisive que César a voulu mettre en scène à son profit, et qui fut célébrée à Rome par vingt jours de supplications, ce qu’on n’avait encore jamais vu.

Naturellement, compte tenu de l’importance du récit dans l’interprétation d’un “drame” qui allait devenir l’un des mythes fondateurs de la nation française, le texte césarien a été surabondamment commenté, interprété, glosé, souvent même forcé, aussi bien par les opposants que par les tenants de la localisation d’Alésia à Alise. Cette observation vaut d’ailleurs aussi bien pour l’épisode du siège proprement dit que pour les préliminaires de la bataille, depuis le moment où le proconsul refait ses forces chez les Lingons, pendant l’été 52, avant de prendre le chemin du Midi et de s’en retourner vers la province romaine (7.65-66). Sans vouloir revenir ici sur tous les détails d’un débat dans lequel je suis moi-même entré à plusieurs reprises1, je voudrais souligner plusieurs aspects fondamentaux de cette question : 

  • C’est le récit littéraire du siège, et non la recherche archéologique, qui a constitué, et constitue encore, pour nombre de commentateurs hostiles à Alise, l’argument central dans la querelle sur la localisation du site d’Alésia.
  • Le texte césarien est essentiel aux archéologues pour l’interprétation des vestiges archéologiques découverts autour d’Alise. Il offre, de ce point de vue, un objet renouvelé de débats entre l’archéologie et la philologie. 
  • L’épisode d’Alésia s’inscrit dans une tradition de poliorcétique hellénistique et romaine qui a généré un “modèle” technique, mais aussi un “topos” littéraire et historique, et explique pour une part l’articulation du texte.
  • Le récit de César ne peut être abstrait du contexte politique de la République finissante : en sculptant sa propre image non seulement pour la postérité, mais aussi pour l’assouvissement de ses ambitions immédiates, le proconsul biaise en permanence la narration des faits, en les présentant sous un éclairage qui lui est systématiquement favorable2. Il n’est pourtant pas, en cela, étranger aux pratiques de son temps, qui font de l’histoire un “art oratoire” beaucoup plus qu’une discipline scientifique, au sens moderne du terme (Cicéron, De Legibus, 1.2 ; Orator, 20.66).

Au XIXe siècle, la querelle Alaise/Alise s’est largement focalisée autour de l’interprétation du texte de la Guerre des Gaules, et notamment sur celle des épisodes préliminaires au siège. Elle a très peu porté sur la réalité des vestiges archéologiques d’Alise, dans la mesure où ceux-ci n’ont été mis au jour que plusieurs années après le mémoire d’Alphonse Delacroix. Quant aux fouilles menées autour d’Alaise, elles ont assez vite paru peu probantes. Pour l’essentiel, il s’agissait donc, à l’origine, d’un débat philologique : on cherchait à retrouver, dans la topographie moderne, la marche du proconsul et la description du site, le rudiment dans une main et le Bellum Gallicum dans l’autre. Cette approche, qui est toujours celle des partisans d’une Alésia alternative, repose sur l’idée implicite d’une “vérité” des textes antiques, en particulier celui de César, dont la gloire, à la fois littéraire et politique, profondément ancrée dans les esprits de générations formées aux études classiques, garantit, en quelque sorte, la véracité. Une telle sacralisation du texte bloque naturellement tout examen critique et condamne d’avance l’apport des sources archéologiques, sommées de se conformer dans le moindre détail à la description césarienne, sous peine d’être récusées. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un portrait-robot qui devait permettre, dans l’esprit de ses concepteurs, André Berthier et André Wartelle, de définir, à partir des données littéraires, les critères d’identification du site3. L’idée n’était pas en soi absurde, bien qu’elle fût moins neuve qu’on ne l’a dite, car toute la querelle du XIXesiècle a tourné autour d’arguments de ce type. Mais elle n’est recevable qu’à condition d’éviter d’être normative, et d’accepter une confrontation avec les données du terrain, non de les rejeter au nom d’une hiérarchie surannée des disciplines qui fait du texte, sinon la référence unique, du moins la pierre de touche de l’archéologie. Dans l’histoire des sciences, une telle démarche équivaut à une véritable régression intellectuelle.

Depuis le mémoire d’Alphonse Delacroix – mais le débat dure encore – on a cherché à restituer la marche du proconsul vers la province, de manière à prouver qu’Alésia était, ou n’était pas, à l’est de la Saône. Dans cette analyse, on joue des contradictions entre le texte de César et celui d’auteurs postérieurs, notamment Dion Cassius. Essayons de résumer rapidement et clairement les données des textes. 

  1. Remontant vers le nord, après l’épisode de Gergovie, César fait sa jonction avec Labienus, qui entre-temps avait fait campagne sous les murs de Lutèce, en un lieu qui n’est pas autrement précisé dans le récit du Bellum Gallicum. En 7.56, le proconsul nous apprend qu’il fait route vers le pays des Sénons ; en 7.61, il indique que Labienus vient à Agedincum (Sens) récupérer ses bagages, avant de rejoindre César. Là non plus le point de jonction des deux armées n’est pas indiqué dans le texte.
  2. Pendant qu’on lève des troupes dans la province romaine, et alors que les Héduens se coalisent avec Vercingétorix, qui organise une action militaire contre les Arécomiques et les Allobroges, César refait ses forces, quelque part dans le centre-est de la Gaule, et fait venir des cavaliers Germains (7.64 et 65). Tout cela a sans doute pris un certain temps, et il est peu probable que l’armée romaine se soit concentrée chez les Sénons, hostiles, alors qu’elle pouvait le faire chez les Lingons, amis, mais le texte césarien est muet sur la question.
  3. César se met en route pour secourir la province, par un itinéraire dont il ne précise ni le point de départ, ni le trajet, ni le point d’arrivée. Presque tous les commentateurs s’accordent pour estimer que, la vallée de la Saône étant tenue par les Héduens, il cherche à rejoindre la province romaine par les cols du Jura, en direction de Genève, porte du pays Allobroge. Le texte indique seulement que le proconsul faisait route vers le pays des Séquanes, et que l’armée traversait l’extrémité du territoire des Lingons (Caesar in Sequanos per extremos Lingonum fines iter faceret, 7.66) quand le chemin lui fut coupé par toutes les troupes de Vercingétorix. C’est alors qu’a lieu une bataille en rase campagne, au cours de laquelle la cavalerie germanique de César emporte la décision, de sorte que le chef gaulois rompt le combat et vient s’enfermer dans Alésia, oppidum des Mandubiens, où il arrive le lendemain, ou peut-être le surlendemain (altero die, 7.68). Les Mandubiens disparaissant ensuite des sources d’époque romaine, leur localisation repose sur celle d’Alésia, et non l’inverse.
  4. Dion Cassius, qui écrit au IIIe siècle, mais s’inspire de sources contemporaines de celles de la guerre des Gaules, dans une tradition assurément anti-césarienne, donne une version différente, ce qui ne signifie pas qu’elle doive être rejetée a priori4. En 40.38, il précise que le proconsul, après Gergovie, s’est dirigé vers le pays des Lingons. Sur ce point, la source grecque ne contredit pas la source latine, moins précise, on l’a vu. Mais, dans le chapitre suivant (39), Dion Cassius écrit très clairement que Vercingétorix intercepte l’armée romaine sur le territoire des Séquanes. Comme on considère, essentiellement à partir du témoignage de Strabon (4.3.2-4), que les Séquanes sont installés à l’est de la Saône, il y a apparemment divergence entre le passage de César (Caesar in Sequanos per extremos Lingonum fines iter faceret, 7.66), et la version de Dion Cassius, peut-être confortée par Plutarque (Vie de César, 26.6-7).

Cette contradiction des sources, alors qu’aucune d’elles ne précise clairement quel chemin l’armée romaine a suivi, gêne tout le monde depuis 1855 : pour la résoudre, toutes les gloses ont été formulées. Chacun y est allé de sa proposition d’itinéraire, ce qui explique qu’on trouve des Alésia alternatives à chacun des passages possibles du Jura, depuis les parages de Montbéliard jusqu’en Savoie. On a rempli des rayons de bibliothèques, noirci des tonnes de papier, tordu César pour le concilier avec Dion Cassius, et excommunié Dion Cassius au nom de César. Jérôme Carcopino a même inventé, pour les besoins de la cause, des “Séquanes de l’ouest” de la Saône afin de réconcilier artificiellement les sources5 : l’hypothèse, quoique audacieuse, n’a pas suscité grand enthousiasme, même chez les plus farouches défenseurs d’Alise-Sainte-Reine.

Qui ne voit que ce débat, purement philologique, est parfaitement stérile, quand il n’est pas ridicule, car on ne peut sortir du cercle très étroit de ces données contradictoires et imparfaites, d’autant que, lorsqu’on a longuement bataillé sur cette affaire préliminaire, il reste encore à localiser le lieu même du siège, dont la solution dépend de la réponse à la question précédente ? Je ne sais pas, pour ma part, choisir a priori entre la version de César et celle de Dion Cassius, ni déterminer avec précision l’itinéraire du proconsul, le lieu de la bataille préliminaire, voire les frontières des Séquanes, peut être beaucoup plus compliquées qu’on ne le croit généralement. Seule la fouille archéologique peut donc trancher ce nœud, en identifiant clairement, et de manière autonome, un oppidum celtique entouré d’ouvrages de siège romains, datés du milieu du Ier siècle avant notre ère, et conforme à la description de César. Ensuite, mais ensuite seulement, il faut examiner si un tel site peut ou non être l’Alésia césarienne, si le texte et le terrain concordent, et dans quelle mesure.

Il me paraît donc intéressant d’examiner comment on peut confronter deux types de sources radicalement hétérogènes dans leur principe, et d’examiner les questions qui se posent, dans le cas d’Alise-Sainte-Reine, face aux fouilles anciennes ou récentes. L’archéologie est en effet devenue, aujourd’hui, une science autonome, qui a ses protocoles et ses règles, fondées sur l’observation, l’analyse des contextes et la comparaison avec d’autres données issues de méthodes comparables. Mais elle ne peut éviter, en définitive, le dialogue avec les textes historiques, quand ceux-ci existent. Il faut donc mesurer jusqu’à quel point les interprétations archéologiques proposées lors des fouilles d’Alise sont compatibles avec ce que nous savons à la fois des pratiques militaires romaines et du récit césarien. La réponse n’est en rien univoque, car il faut distinguer différents degrés dans la cohérence des sources entre elles.

Commençons par quelques données essentielles qui concernent le dispositif général du siège.

  1. L’imperator, arrivant sur place en poursuivant Vercingétorix, installe un certain nombre de camps sur une couronne de collines entourant un oppidum, de même altitude (7.69) : les fouilles d’Alise ont effectivement mis en évidence l’existence d’un oppidum de La Tène D2, défendu par un rempart daté de cette époque, avec des niveaux d’occupation qui remontent jusqu’à La Tène Dl (fig. 1). Cette place forte, qui portait le nom d’ALISIIA selon une inscription gauloise d’époque romaine (CIL XIII, 2880, fig. 2), est bien entourée de collines de même hauteur, sur lesquelles a été retrouvée une série de camps romains, eux aussi bien datés, grâce à leur matériel, du milieu du Ier siècle avant notre ère. Sur tous ces points, la cohérence des sources littéraires et archéologiques est totale.
  2. César, une fois sa sécurité assurée, entoure la place d’une enceinte fortifiée (la “contrevallation” de Napoléon III) puis se protège lui-même sur ses arrières par une enceinte de même nature (la “circonvallation”) : les fouilles ont là aussi mis en évidence, de façon absolument certaine, ces deux lignes grossièrement concentriques, destinées l’une au blocus des assiégés, l’autre à la défense des troupes romaines contre une attaque de revers (fig. 3). Ajoutons que le complexe de poliorcétique romaine autour du Mont-Auxois est l’un des plus importants qui aient été révélés par l’archéologie, avec celui de Numance et celui de Masada. Il est le seul fouillé de façon moderne, et aucun autre site, en France, n’a révélé un ensemble de vestiges qui puisse lui être comparé.
  Vue aérienne du site depuis l’ouest (cliché R. Goguey).
Fig. 1. Vue aérienne du site depuis l’ouest (cliché R. Goguey).
  L’inscription d’ALISIIA (musée Alésia).
Fig. 2. L’inscription d’ALISIIA (musée Alésia).
  Plan schématique des travaux césariens autour d’Alésia (M. Reddé).
Fig. 3. Plan schématique des travaux césariens autour d’Alésia (M. Reddé).

Sur tous ces points fondamentaux, qui ne sont plus guère contestables aujourd’hui, la cohérence des sources littéraires et archéologiques est totale. Elle est moindre quand on descend dans le détail du récit césarien.

  1. Le proconsul décrit différents types de pièges qu’il installe devant ses remparts (7.73): des barbelures métalliques enfoncées dans le sol, destinées à blesser les pieds, et qu’il appelle stimuli; des trous de loup en forme de tronc de cône, armés d’un pieux de bois, au centre, et qu’il appelle lilia, ce qui n’ est pas plus que stimuli un terme technique mais une figure de rhétorique; des rangées de branchages épointés, dont les troncs sont implantés dans le sol de manière à former un entrelacs de branches acérées, et qu’il appelle cippi. Sur tous ces points, les fouilles récentes ont répondu de manière positive6, mais la compréhension des vestiges archéologiques et leur interprétation ont été grandement facilitées grâce au renfort apporté par le texte. En revanche, la disposition respective des systèmes de pièges n’est pas, sur le terrain, conforme à celle du récit césarien. Les surfaces fouillées ont mis en évidence non pas les trois types d’obstacles à la fois, mais une extrême variabilité dans la mise en œuvre de l’un ou l’autre de ces dispositifs, en fonction des secteurs et des menaces. Ceci ne surprendra que les non spécialistes, mais c’est un fait que l’on doit constater : sur ce point précis, il existe un écart entre le texte et le terrain.
  2. La même constatation vaut pour le nombre des fossés, que César décrit uniformément au nombre de deux, alors que nous en trouvons tantôt deux, tantôt trois, tantôt un seul, selon les secteurs, ou pour la distance qui sépare les tours, qui varie en fonction des zones fouillées, entre 15 et 40 m. On peut en revanche constater qu’en plaine, le fossé le plus proche de l’oppidum a parfois été mis en eau, comme l’indique César (7.72).
  3. Le fameux fossé de 20 pieds, installé par le proconsul au pied d’Alésia pour protéger ses troupes des sorties gauloises pendant l’installation de la ligne d’investissement est-il celui qui a été identifié par Napoléon III, et que nous avons sondé une nouvelle fois ? Ni la description, ni la position, ni les dimensions de cet obstacle ne coïncident avec le passage controversé du Bellum Gallicum, 7.72.

On pourrait gloser à l’infini sur d’autres points qui ont alimenté les controverses du XIXe et du XXe siècle : par exemple l’existence d’une vaste colline au nord (a septentrionibus, 7.83), alors qu’elle est en réalité au nord-ouest pour qui regarde depuis l’oppidum, sans qu’on ait vraiment réfléchi au fait que le narrateur n’était pas lui­ même dans l’oppidum, et que l’appréciation des points cardinaux dépend d’abord, en l’absence de carte, du point de vue de l’observateur. E. Desjardins, pourtant tenant de la thèse d’Alaise, mais qui savait un peu ses classiques, demandait d’ailleurs avec quelque ironie à ses trop fougueux partisans comment ils s’y seraient pris pour dire “nord-ouest” en latin, puisque cette langue n’exprime guère les points cardinaux intermédiaires, sauf au prix d’une lourde périphrase. Commentant le mémoire contre Alise de J. Quicherat, lui aussi éminent latiniste et champion d’Alaise, il écrit ces lignes que devraient encore méditer ceux qui avancent aujourd’hui la théorie du “portrait-robot” d’Alésia :

“Il faut bien dire que la langue latine est à la fois très pauvre et très peu précise quand il s’agit de désignations géographiques […]. Nous croyons, quant à nous, que collis, en latin, est à la fois une simple éminence, une colline, une montagne et un massif, de même que le mot flumen désigne un filet d’eau, un ruisseau, un torrent, une rivière et un fleuve. Ceux qui ont eu à écrire en latin un traité de géographie ancienne (le nombre n’en est pas grand assurément, mais ceux-là en peuvent parler du moins avec expérience) savent combien il faut de longues périphrases pour suppléer à notre netteté et à notre précision scientifique moderne. Les mots ne se multiplient et n’acquièrent cette justesse si nécessaire aujourd’hui, vu nos besoins, que lorsque les sciences ont atteint déjà un certain développement. Les expressions techniques ont un perfectionnement identique à celui de la science elle-même […]. C’est une grave erreur, dont on commence d’ailleurs à revenir, que de croire César facile. Ceux qui ont une certaine habitude d’expliquer la topographie des textes anciens ne s’y sont jamais trompés, et ont toujours estimé qu’il n’y avait pas d’écrivain plus rebelle ni plus obscur dans ses descriptions géographiques, dans ses narrations de marches militaires, et dans le récit de ses opérations stratégiques […]. Monsieur Quicherat nous paraît, dans ce passage même, avoir donné une preuve du peu de précision géographique des termes employés par César”7.

On a pourtant longuement et passionnément discuté pour savoir comment il fallait mesurer la plaine des Laumes : en long, en large ou en travers ? Pour savoir si la surface du plateau d’Alise était compatible avec les chiffres de l’armée gauloise avancés par César ; pour discuter de la cohérence de la description topographique du proconsul avec la réalité du terrain. Ayant déjà dû moi-même, par la force des choses, donner mon point de vue à de trop nombreuses reprises sur ces questions controversées, je renvoie à la publication récente des fouilles d’Alise-Sainte-Reine.

La question est donc posée : considérant l’accord total des textes et du terrain sur les points essentiels du dispositif militaire romain, mais certaines différences (finalement assez secondaires) sur la description de détail du site et des systèmes défensifs, faut-il exclure l’archéologie au nom de la primauté absolue de la philologie, ou conclure au contraire, de manière bien hâtive, que le texte est truffé de mensonges et doit être purement et simplement laissé de côté ? Le nécessaire dialogue entre les sources passe assurément, à mes yeux, par d’autres voies.

Il ne faut pas oublier, en effet, que le siège d’Alésia n’est pas le premier du genre ni l’événement unique, exceptionnel, qu’on décrit parfois. Depuis la guerre du Péloponnèse en particulier, on trouve un certain nombre de récits qui racontent la manière dont on investit une ville par un blocus. A. Schulten, dans sa publication de Numance, en avait déjà signalé bon nombre8. Y. Garlan, dans sa thèse sur la poliorcétique grecque, les a repris, montrant l’existence de règles bien établies dans la pratique du siège, codifiées par des traités techniques comme celui de Philon de Byzance, sans doute écrit vers 225 avant J.-C.9 De ces différents récits émergent quelques normes constantes.

On commençait, en général, par établir une série de camps en couronne autour de la place qu’on voulait investir, avec deux (parfois trois) camps principaux (castra, στρατόπεδα), placés en vis-à-vis, sous le commandement des principaux responsables militaires, de manière à bien contrôler géographiquement les différents secteurs. Entre ces bases, des positions secondaires (castella, φρούρια). On trouve de tels exemples lors du siège de Mytilène, décrit par Thucydide (3.6.1) ou de celui d’Agrigente par les Romains, pendant la première guerre punique (Polybe 1.18), celui de Lilybée en 250 (Polybe 1.42.8), celui de Capoue en 212 (Tite-Live 25.22.8), celui de Numance par Scipion, en 134-133 (Appien, Iberica, 90). On fera encore de même à Masada, en 72-73 de notre ère (Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, 7.275-279). C’est dans un second temps seulement qu’on entourait la place d’une première ligne de défenses légères, sous le couvert de laquelle on construisait un véritable système fortifié, composé d’un mur, de plusieurs fossés, de glacis armés par des pièges de différentes natures, à la fois pour bloquer toute sortie et pour décourager tout assaut. Le nombre, l’agencement de ces dispositifs variait en fonction des lieux, de la menace, de l’entraînement des troupes, de la durée du siège etc. On essayait par-dessus tout, si l’on en croit Philon de Byzance, de tenir à distance les assiégés en multipliant les obstacles et en variant la portée des armes de jet.

C’est en comparant entre eux les textes de poliorcétique qu’on comprend le mieux à la fois la routine et l’acquis technique de l’armée césarienne au moment d’Alésia : ce récit fameux reprend en effet des descriptions qu’on trouve chez différents auteurs antérieurs et il sera lui-même imité par Flavius Josèphe à l’occasion du siège de Masada. Il n’est pas jusqu’au système de pièges décrit à Alésia qui ne trouve son antécédent, chez Philon de Byzance (A 70-74) : 

“Au milieu des espaces intermédiaires [entre les fossés], sur une largeur de vingt-huit coudées, il faut enfoncer des pieux (σκόλοπα), faire des excavations (ὀρύγματα) et planter des paliures (παλίουρον), afin que les ennemis n’aient pas la place suffisante pour installer un pétrobole d’un talent s’ils venaient à s’emparer du premier fossé”. 

La description que donne le proconsul des cippi reprend celle de Polybe (18.18), qui sera à son tour reprise par Tite-Live (33.5).

La technique mise en place par César devant Alésia n’est donc pas nouvelle : elle s’inscrit dans la lignée d’une longue série d’expériences qui ont en quelque sorte inspiré ce qu’on appellerait aujourd’hui une doctrine militaire. On les trouve codifiées par des textes théoriques, dont nous avons conservé quelques rares témoignages, comme celui de Philon de Byzance, et racontées dans des récits historiques qui sont autant d’exempla pour la postérité. On sait combien la culture de ce temps aimait la référence à des modèles instaurés par les Anciens, qui constituaient autant de garants du savoir et du savoir-faire, aussi bien en matière de rhétorique que de comportement social, public ou privé, et offraient une image légitime aux nouvelles générations. Dans le cas précis d’Alésia, il me semble que le récit césarien constitue, pour une large part, une référence au récit du siège de Numance par Scipion. Le texte original de Polybe, témoin oculaire, est malheureusement perdu, mais nous en avons un écho direct chez Appien qui, en épigone scrupuleux, écrit ceci :

“Peu après, [Scipion] établit deux camps (στρατόπεδα) tout près de Numance, confiant l’un à son frère Maximus, et prenant lui-même le commandement de l’autre[…]. Il installa sept fortins (φρούρια) autour de la ville [et commença] le siège, mandant par écrit à chacun [de ses alliés ?] ce qu’il devait lui envoyer. À leur arrivée, il les répartit en de nombreux contingents et divisa ses propres troupes. Il mit un chef à la tête de chaque corps et donna l’ordre de creuser un fossé et d’ériger une palissade tout autour de la ville. La circonférence de Numance même était de 24 stades, celle de la palissade était plus de deux fois supérieure. Le dispositif fut attribué secteur par secteur aux différents contingents. Et il avait donné l’ordre, si l’ennemi venait les attaquer, d’envoyer un signal, le jour en hissant un chiffon rouge au bout d’une lance, la nuit en faisant un feu, afin que lui-même ou Maximus se dépêche de porter secours à ceux qui en auraient besoin. Une fois achevés ces préparatifs, et pouvant désormais repousser facilement les agressions, il fit creuser un autre fossé derrière le premier, le bordant par une palissade, puis élever un mur large de 8 pieds, haut de 10, sans compter le parapet. Il le ceignit partout de tours tous les 100 pieds” (Iberica, 90).

La ressemblance entre ce récit et celui de César est frappante. Celle avec la mise en place sur le terrain autour de Numance et d’Alise, plus tard de Masada ne l’est pas moins, comme le prouve la comparaison des différents plans (fig. 4 et 5)10. Nous avons donc affaire, dans le récit d’Alésia, aussi bien à un modèle de poliorcétique gréco-romaine qu’à un exemplum littéraire, ce qui fait que nous ne savons pas toujours distinguer, dans le détail du texte, ce qui ressortit à l’événement historique réel et à l’imitation littéraire. L’exemplum,autant qu’un objet en soi, est une situation. C’est le moment où l’orateur insère un appel au passé dans une stratégie de la persuasion “qui doit conduire l’auditeur, ou ici le lecteur, à identifier métaphoriquement le narrateur au héros dont on développe une image exemplaire“11.

  Plan de Numance (d’après Schulten, Numantia III, voir note 8).
Fig. 4. Plan de Numance (d’après Schulten, Numantia III, voir note 8).
  Plan de Masada 
(d’après Y. Yadin, Masada, La dernière citadelle d’Israël, 
Tel-Aviv, 1988, p. 218).
Fig. 5. Plan de Masada (d’après Y. Yadin, Masada, La dernière citadelle d’Israël, Tel-Aviv, 1988, p. 218).

Au demeurant, un écrivain antique, en particulier un puriste comme César, dont la langue est particulièrement expurgée de détails pittoresques et va toujours directement à l’essentiel, n’a que faire de décrire par le menu les variations inévitables de son système de fortifications. Ce maître de la prose latine eût assurément répugné aux fastidieuses descriptions archéologiques ! Il lui suffisait de faire comprendre, à travers un récit qui devait se lire sans illustrations et sans cartes, ce que tout soldat pouvait immédiatement comprendre, parce qu’il en avait eu lui-même la pratique, car tout Romain était ou avait été soldat. Sa description est donc, si je puis dire, “générique”, en ce sens qu’elle décrit bien les différentes défenses mises en place – et que le lecteur connaissait – mais sans avoir besoin d’entrer dans le détail des variations techniques du terrain.

Mais la référence implicite à Scipion Émilien et à la guerre de Numance, au moment où le proconsul des Gaules avait rencontré successivement son plus grave péril et sa plus grande victoire n’était pas innocente dans le contexte politique du temps. À Rome, les adversaires de César continuaient de s’activer ; Cicéron venait d’écrire le De re publica, faisant d’Émilien la référence de l’homme d’État. La mise en scène littéraire de la victoire d’Alésia, plus que le succès lui-même, puisque la guerre était loin d’être achevée, inscrivait définitivement César dans la lignée des grands imperatores de la République. La fonction de ce texte ne peut pas se réduire à celle d’une simple narration objective, ni, à l’inverse, à une pure volonté de falsification historique, peu soucieuse de faits que des milliers d’hommes avaient pu observer. Au pied du Mont-Auxois, le récit césarien et l’observation archéologique présentent assurément quelques divergences dans les détails, mais ce n’est certainement pas une raison suffisante pour discréditer l’une ou l’autre de nos sources, car elles sont intrinsèquement de nature différente et ne peuvent tout simplement pas dire la même chose de la même manière. La narration à la troisième personne qui clôt la Guerre des Gaules sur un ton en apparence objectif et faussement détaché, raconte une bataille qui a failli mal tourner, et où César a risqué sa gloire et sa vie, l’existence même de son armée. Il le fait évidemment au mieux de ses intérêts, conformément à son habitude, mettant en avant sa science de la guerre, imitée des grands Anciens, qu’il a ici surpassés, face à un danger présenté implicitement comme supérieur12. Entre ce récit écrit dans une langue magistrale, dont nous avons fait l’acte fondateur de l’histoire de France, et la pioche des légionnaires romains, véritables vainqueurs de cette guerre de positions, la postérité, évidemment, ne pouvait retenir que le texte littéraire et sa dimension épique.

Notes

  1. M. Reddé, “Le siège d’Alésia : récit littéraire et réalité du terrain”, in : M. Reddé, S. von Schnurbein (dir.), Alésia. Fouilles et recherches franco-allemandes sur les travaux militaires romains autour du Mont-Auxois (1991-1997), Paris 2001, Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 22, p. 489-506 ; Id., “Textes littéraires et réalités archéologiques : le cas d’Alésia”, Bulletin archéologique du CTHS : Antiquité, Paris, 2003, Archéologie classique 30, p. 179-200. 
  2. M. Rambaud, L’art de la déformation historique dans les Commentaires de César, Lyon, 1952.
  3. A. Berthier, A. Wartelle, Alésia, Paris, 1990.
  4. Voir notamment G. Zecchini, Cassio Dione e la guerra gallica di Cesare, Milan, 1978.
  5. J. Carcopino, Alésia et les ruses de César, Paris, 1958.
  6. Voir la communication de S. von Schnurbein, “Alise-Sainte-Reine. Die Spuren der Belagerungswerke”, in : Reddé, von Schnurbein, op. cit. p. 195-208).
  7. E. Desjardins, Alésia (septième campagne de Jules César), Paris, 1859, p. 67-69.
  8. A. Schulten, Numantia III. Die Lager des Scipio, Munich, 1927.
  9. Y. Garlan, Recherches de poliorcétique grecque, BEFRA 223, Paris, 1974. Sur l’édition et la traduction de Philon, ibid.
  10. Reddé 2001 (note 1), p. 489-506.
  11. Voir J.-M. David, “Rhétorique et histoire, l’exemplum et le modèle de comportement dans le discours antique et médiéval”, Mélanges de L’École française de Rome, Moyen Âge, 92, 1980, p. 9-14.
  12. Rambaud 1952 (note 2).
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Pessac
Chapitre de livre
EAN html : 9782356134899
ISBN html : 978-2-35613-489-9
ISBN pdf : 978-2-35613-490-5
ISSN : 2827-1912
Posté le 23/12/2022
17 p.
Code CLIL : 4117; 3385
licence CC by SA
Licence ouverte Etalab

Comment citer

Reddé, Michel, “29. Alésia. Du texte de César aux vestiges archéologiques”, in : Reddé, Michel, Legiones, provincias, classes… Morceaux choisis, Pessac, Ausonius éditions, collection B@sic 3, 2022, 381-398, [en ligne] https://una-editions.fr/29-alesia-du-texte-de-cesar-aux-vestiges-archeologiques [consulté le 29/12/2022].
doi.org/10.46608/basic3.9782356134899.34
Illustration de couverture • Première• La porte nord du camp C d'Alésia, sur la montagne de Bussy en 1994 (fouille Ph. Barral / J. Bénard) (cliché R. Goguey) ;
Quatrième• Le site de Douch, dans l'oasis de Khargeh (Égypte) (cliché M. Reddé, 2012)
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