“Alésia et la guerre des Gaules”, in : Le MAN et les Gaulois du XIXe au XXIe siècle,
Antiquités Nationales Numéro spécial, 2012, p. 171-194.
La célèbre maquette des travaux du siège d’Alésia, au MAN, a longtemps été le symbole des travaux réalisés sur l’ordre de Napoléon III autour du Mont Auxois, de 1861 à 1865 (fig. 1)1. Reproduite dans tous les ouvrages qui souhaitaient illustrer l’affrontement final entre César et Vercingétorix, elle fut en même temps, jusqu’à nos jours, une sorte de paradigme de la poliorcétique romaine. L’archéodrome de Beaune lui emprunta plus tard son dessin d’ensemble pour lui conférer une crédibilité supplémentaire en raison de son caractère monumental.
On sait toutefois assez peu de choses sur l’origine exacte de cette maquette, sinon qu’elle figurait lors de l’inauguration du Musée. On suppose qu’elle fut fabriquée à Meudon sous la direction de Verchère de Reffye, en même temps que les modèles réduits de catapultes. En témoigne un cliché d’archives du MAN qui montre une première reconstitution en vraie grandeur de la contrevallation césarienne (fig. 2). Elle inspira probablement une aquarelle de L. Matruchot, préparée pour un projet de même nature qui devait être réalisé, in situ, au pied de l’oppidum (fig. 3) et servit à illustrer, de manière plus populaire, la férocité des affrontements entre Gaulois et Romains (fig. 4).
L’idée d’une telle maquette était alors tout à fait neuve, en France. Elle s’inspire directement des principes développés au Römisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence et dont L. Lindenschmit d. Ä. fut, dès sa fondation, en 1852, l’un des promoteurs2. Il s’agissait alors de rassembler à des fins d’étude des dessins ou des moulages permettant d’illustrer les connaissances sur l’Antiquité, un programme qui figure explicitement dans les premiers statuts du musée. On sait aussi le rôle que L. Lindenschmit joua dans la coopération archéologique franco-allemande qui se noua dans ces années-là. Dès 1860, ses contacts avec H. Cornu, amie de l’empereur et elle-même excellente germaniste, permirent à Napoléon d’obtenir différents moulages en plâtre coloré destinés à son futur musée national. Il s’agissait pour lui de réunir des éléments de comparaison avec les premiers matériels issus des fouilles d’Alésia. Mais l’ambition du souverain était plus large et concernait toute l’Antiquité. C’est ainsi qu’il commanda à Rome les moulages de la colonne trajane qui sont encore au MAN, entre autres pièces célèbres reproduites à cette époque. Reçu par l’Empereur aux Tuileries, le 16 avril 1861, Lindenschmit obtint à son tour des copies de diverses pièces importantes des musées français et les échanges entre les deux musées se développèrent considérablement. Surtout, le conservateur du RGZM forma, à Paris d’abord, à Mayence ensuite, un jeune restaurateur français, Abel Maître, à la technique des moulages et à leur coloration. Devenu “mouleur de Sa Majesté”, Maître entra alors au Musée de Saint-Germain ; il pourrait bien avoir été le vrai créateur de la maquette d’Alésia et de celles des autres épisodes du siège3.
L’inauguration du musée de Saint-Germain eut lieu le 12 mai 1867, soit environ un an et demi après la fin des travaux de Stoffel autour d’Alise. La publication par Napoléon III de l’Histoire de Jules César est datée de 1865-1866. Par une lettre du 12 février 1866, Stoffel écrit à Millot que l’empereur lui envoie le premier volume en signe de remerciement4 ; quelques mois auparavant, le 1er octobre 1865, il le pressait encore d’activer les travaux sur le fossé repéré en avant de la contrevallation, lui disant son impatience d’obtenir des informations. Cette fébrilité s’explique par le fait que “les cartes de l’ouvrage souffrent de ce retard”5. C’est assez dire quel était alors le rôle assigné aux travaux de terrain, qui duraient depuis le 21 avril 1861. Mais on comprend généralement mal l’objectif réel de Napoléon III dans l’Histoire de Jules César, projet essentiellement “historique”, bien que le souverain s’intéressât vivement à l’archéologie, comme toutes les études récentes l’ont montré, et qu’il ait eut, en ce domaine, une action de grande ampleur, qui dépassait de beaucoup les frontières françaises6.
Dans son grand ouvrage, au contraire, l’Empereur avait un objectif qui n’était pas exempt d’arrières pensées politiques :
“Ce qui précède, écrit-il dans l’introduction, montre assez le but que je me propose en écrivant cette histoire. Ce but est de prouver que, lorsque la Providence suscite des hommes tels que César, Charlemagne, Napoléon, c’est pour tracer aux hommes la voie qu’ils doivent suivre, marquer du sceau de leur génie une ère nouvelle et accomplir en quelques années le travail de plusieurs siècles. Heureux les peuples qui les comprennent et les suivent. Malheur à ceux qui les méconnaissent et les combattent”.
Il suffit de lire les lignes très brèves que le souverain consacre à l’épisode d’Alésia pour bien se convaincre que son propos n’est nullement archéologique et qu’il n’est pas question pour lui de raconter en détail les fouilles qu’il a ordonnées autour du Mont Auxois. Je crois nécessaire de retranscrire in extenso ce court passage que plus personne ne lit :
“La croyance des Gaulois est que la Gaule ne peut être défendue que dans les forteresses, et l’exemple de Gergovia les anime d’un généreux espoir ; mais César ne tentera plus d’imprudents assauts. 80,000 hommes d’infanterie s’enferment dans les murs d’Alesia, et la cavalerie est envoyée dans la Gaule entière pour appeler aux armes, et amener, au secours de la ville investie, les contingents de tous les États. Environ quarante ou cinquante jours après le blocus de la place, 250,000 hommes, dont 8,000 de cavalerie, apparaissent sur les coteaux qui limitent à l’ouest la plaine des Laumes. Les assiégés tressaillent d’allégresse. Comment les Romains pourront-ils soutenir la double attaque du dedans et du dehors ? César a obvié à tous les périls par l’art de la fortification qu’il a perfectionné. Une ligne de contrevallation contre la place, une autre de circonvallation contre l’armée de secours, sont rendues presque imprenables au moyen d’ouvrages adaptés au terrain, et où la science a accumulé tous les obstacles en usage dans la guerre de siège. Ces deux lignes concentriques sont très rapprochées l’une de l’autre, afin de faciliter la défense. Les troupes ne sont pas disséminées sur le pourtour si étendu des retranchements, mais réparties dans vingt-trois redoutes et huit camps, d’où elles peuvent se porter, suivant les circonstances, aux endroits menacés. Les redoutes sont des postes avancés. Les camps d’infanterie, placés sur les hauteurs, forment autant de réserves. Les camps de cavalerie sont établis au bord des ruisseaux.
Dans la plaine surtout, où les attaques peuvent être plus dangereuses, on a ajouté aux fossés, aux remparts et aux tours ordinaires, des abatis, des trous de loup, des espèces de chausse-trapes, moyens employés encore dans la fortification moderne. Grâce à tant de travaux, mais grâce aussi à l’insuffisance des armes de jet de l’époque, nous voyons une armée assiégeante, égale en nombre à l’armée assiégée, trois moins forte que l’armée de secours, résister à trois attaques simultanées et finir par vaincre tant d’ennemis assemblés contre elle. Chose remarquable ! César, au jour suprême de la lutte, renfermé dans ses lignes, est devenu pour ainsi dire l’assiégé, et, comme tous les assiégés victorieux, c’est par une sortie qu’il triomphe. Les Gaulois ont presque forcé les retranchements sur un point ; mais Labienus, par ordre de César, débouche hors de ses lignes, attaque l’ennemi à l’épée et le met en fuite : la cavalerie achève la victoire.
Ce siège, si mémorable sous le point de vue militaire, l’est bien plus encore sous le point de vue historique. Auprès du coteau, si aride aujourd’hui, du mont Auxois, se sont décidées les destinées du monde. Dans ces plaines fertiles, sur ces collines, maintenant silencieuses, près de 400,000 hommes se sont entrechoqués, les uns par esprit de conquête, les autres par esprit d’indépendance ; mais aucun d’eux n’avait la conscience de l’œuvre que le destin lui faisait accomplir. La cause de la civilisation tout entière était en jeu.
La défaite de César eût arrêté pour longtemps la marche de la domination romaine, de cette domination qui, à travers des flots de sang, il est vrai, conduisait les peuples à un meilleur avenir. Les Gaulois, ivres de leur succès, auraient appelé à leur aide tous ces peuples nomades qui cherchaient le soleil pour se créer une patrie, et tous ensemble se seraient précipités sur l’Italie ; ce foyer des lumières, destiné à éclairer les peuples, aurait alors été détruit avant d’avoir pu développer sa force d’expansion. Rome, de son côté, eût perdu le seul chef capable d’arrêter sa décadence, de reconstituer la République, et de lui léguer, en mourant, trois siècles d’existence.
Aussi, tout en honorant la mémoire de Vercingétorix, il ne nous est pas permis de déplorer sa défaite. Admirons l’ardent et sincère amour de ce chef gaulois pour l’indépendance, mais n’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation…”7.
C’est un peu court, aussi surprenant que cela puisse paraître ! Bien que l’épisode du siège soit mieux illustré que d’autres, grâce aux fouilles qui ont été menées autour d’Alise, l’Empereur se contente de quatre planches (24 à 26) : une planche de “vues du Mont Auxois” ; un grand “plan d’Alésia” et des lignes césariennes, une planche de “détails des travaux romains à Alésia”, qui comprend des reconstitutions graphiques, une seconde planche de détails, qui reproduit une série de coupes empruntées aux relevés de P. Millot, l’agent voyer de Flavigny qui suivait les travaux depuis le début, avec un plan indiquant la localisation de ces coupes, et deux petits plans des camps A et D. On conçoit qu’on n’ait pas affaire ici à une démonstration archéologique, mais à un discours historique dont la vocation était essentiellement “morale”, comme on en écrivait alors. Dans ce propos impérial, on est très loin de la querelle sur la localisation d’Alésia, qui n’apparaît à aucun moment, et la question devait paraître de toute façon secondaire et superflue. L’archéologie ne sert ici qu’à “illustrer” le discours historique et à fournir des objets8.
Une comparaison entre la planche 25 de l’Histoire de Jules César (fig. 5), la maquette (fig. 1) et les archives publiées par J. Le Gall est à cet égard tout à fait éclairante. Il apparaît de manière évidente que la maquette est la copie en trois dimensions, et jusque dans le moindre détail, des illustrations réalisées pour les planches. Or celles-ci ne tiennent absolument aucun compte des travaux de terrain, qui n’ont jamais réussi, à l’époque, à observer le détail des ouvrages césariens. La technique d’exploration employée, celle de longues tranchées perpendiculaires aux lignes, explique ce phénomène, et non pas l’inattention ou l’inaptitude des fouilleurs. Les méthodes archéologiques de l’époque apparaissent clairement dans les documents d’archives publiés par J. Le Gall, et elles ont été particulièrement bien décrites dans une lettre de E. Stoffel à T. Rice Holmes. Il vaut la peine de la citer une fois de plus :
“Vous désirez savoir par quelle méthode j’ai retrouvé les traces des camps que l’armée de César construisit dans la guerre des Gaules. Il est nécessaire de commencer à indiquer quelques notions préliminaires. Les terrains dans lesquels ces camps furent établis présentent, comme tous les terrains cultivés une couche supérieure de terre végétale, appelée humus, laquelle varie d’épaisseur selon les différentes contrées, et peut avoir depuis un ou deux pieds jusqu’à quatre ou cinq pieds et plus. Au-dessous de cette couche de terre végétale se trouve le terrain vierge (ou le sous‑sol), qui est, selon les contrées, ou marneux, ou siliceux, ou calcaire. À Alésia (dans la plaine des Laumes) c’est de la marne épaisse et ferme ; à Berry‑au-Bac, c’est une marne plus légère ; à la Roche‑Blanche (en face de Gergovia) c’est un calcaire ferme et blanc. Lorsque, après une bataille, ou après un siège, l’armée romaine quittait son camp, les habitants du pays détruisaient les retranchements afin de pouvoir de nouveau cultiver leurs champs. Ils rejetaient les terres du parapet dans le fossé. Ce fossé était, de la sorte, plein d’une terre mélangée, composée de terre végétale, de terre vierge, et souvent d’objets que les soldats romains avaient pu laisser sur le parapet, tels que débris d’armes, boulets en pierre, monnaies, ossements, etc. Pendant quelque temps la partie supérieure du fossé comblé présentait la forme AB, à cause du foisonnement des terres ; mais avec le temps, et grâce à la culture de chaque année, elles se tassaient au niveau du sol avoisinant, ce qui fait que partout les traces des camps de César ont disparu. En tout cas, la terre de remplissage des fossés est une terre meuble et, fait important à remarquer, elle reste meuble, sans jamais reprendre la consistance du terrain vierge, si bien qu’aujourd’hui, après 2000 ans écoulés, elle se détache aisément à la pioche. C’est là ce qui permet de retrouver les fossés lorsqu’on a su déterminer l’emplacement d’un camp. C’est là, comme vous le dites très bien, la première condition. Il faut donc, avant tout, étudier le terrain où on suppose que le camp était placé, ce qui exige une connaissance parfaite des Commentaires de César et des connaissances militaires spéciales.
Cela posé, voici comment j’ai toujours procédé pour retrouver les fossés d’un camp (fig. 6). Soit ABCD une étendue de terrain dans laquelle je supposais placé le camp qu’il s’agissait de découvrir ; et admettons, pour fixer les idées, que la couche de terre végétale ait 70 centimètres d’épaisseur. Je plaçais les ouvriers, avec pelles et pioches, sur plusieurs files fff., dans une direction perpendiculaire à un des côtés supposés du camp, les ouvriers de chaque file à 20 ou 30 mètres les uns des autres. Chacun d’eux était chargé d’enlever la couche d’humus sur deux pieds de largeur. Si, après avoir enlevé cette couche sur 70 centimètres de profondeur, ils sentaient que leurs pioches frappaient un terrain résistant, c’est que celui‑ci n’avait jamais été remué et qu’on n’était pas sur le fossé romain. Les ouvriers continuaient alors à avancer, et cela tant qu’il ne se produisait rien de nouveau. Mais lorsqu’ils arrivaient sans s’en douter, sur le fossé en xy, c’était autre chose. Alors, après avoir enlevé la terre végétale jusqu’à la profondeur de 70 centimètres, ils ne trouvaient plus, comme précédemment, un sol vierge résistant ; au contraire, ils rencontraient une terre meuble qui se détachait facilement, ce qui permettait de supposer qu’elle avait été autrefois remuée. Je faisais alors élargir la tranchée en lui donnant six pieds de largeur (cd) au lieu de deux pieds (xy), afin que les ouvriers pussent travailler plus commodément ; et ils approfondissaient la tranchée jusqu’à ce qu’ils rencontrassent le sol naturel. D’ailleurs on reconnaissait bientôt si on était, oui ou non, sur le fossé romain ; car, si on y était réellement, on distinguait sans peine sur les deux bords ec et fd de la tranchée, à droite et à gauche des ouvriers, le profil du fossé qui se détachait par la couleur de la terre, mêlée (celle de l’ancien parapet) sur la couleur de terre vierge qui l’encadrait.
Pour en revenir aux recherches nécessaires pour déterminer l’emplacement d’un camp, il est à peine besoin d’ajouter que quand j’étais parvenu à retrouver un des points par le profil du fossé, je me bornais à en retrouver cinq ou six autres dans la longueur de chaque côté, ce qui suffisait pour délimiter le camp et en connaître la forme exacte…. À Alésia, les recherches ont duré plus de deux ans, parce qu’il fallait retrouver non seulement les traces des camps, mais encore celles de lignes de contrevallation et de circonvallation. J’y ai employé plus de 300 ouvriers”9.
Une telle qualité d’observation est rare pour l’époque, et elle témoigne de l’attention au terrain portée par les fouilleurs de cette entreprise pionnière, la première grande opération de l’archéologie nationale10. Mais la technique même de la tranchée – la seule qu’on sût pratiquer à l’époque – est en cause. Les nombreuses coupes effectuées par les fouilleurs de l’Empereur et rassemblées par J. Le Gall le montrent clairement : seuls les fossés, profondément creusés et bien visibles en raison de leur taille, ont pu alors être observés, à de rares exceptions près11 : reprenant, au tout début de nos propres fouilles, en 1991, des méthodes similaires, nous n’avons jamais pu aller au-delà des observations effectuées sous le second Empire. Plus récemment, les tranchées mécaniques ouvertes dans le cadre du diagnostic préalable à la construction du nouveau Centre d’interprétation d’Alésia ont conduit aux mêmes impasses, malgré l’attention des fouilleurs, bien au fait de ce qu’ils pouvaient trouver après la publication de nos fouilles12. Seuls de grands décapages manuels, méticuleux, comme ceux que nous avions pratiqués à partir de 1992, sont en mesure de révéler les très petites structures (pièges, poteaux) édifiées par les soldats de César, qui sont conservées de manière aléatoire dans une couche archéologique lacunaire et très mince, épaisse au mieux de quelques centimètres. Mais ce type de grand décapage en aire ouverte n’est pratiqué que depuis quelques dizaines d’années.
La maquette du MAN, tout comme les dessins qui illustrent les planches de l’Histoire de Jules César, a donc été “restituée” exclusivement d’après le texte césarien, auquel elle correspond point par point. On y retrouve en effet tous les éléments du récit latin, fidèlement reproduits par le dessinateur puis par le mouleur :
“Renseigné par des déserteurs et des prisonniers, César entreprit différents retranchements que voici… il traça deux fossés larges de quinze pieds et de même profondeur ; il remplit le fossé intérieur, dans les secteurs qui étaient en plaine et en contrebas, avec de l’eau dérivée de la rivière. En arrière de ces fossés, il éleva un rempart de terre et une palissade de bois hauts de douze pieds. Il y ajouta un parapet et des merlons, avec de grandes branches fourchues qui dépassaient à la jonction des panneaux du parapet et du terrassement, pour ralentir l’escalade ennemie, et il ceintura tout l’ouvrage de tours, qui étaient distantes les unes des autres de quatre‑vingts pieds… César pensa qu’il fallait encore renforcer ces ouvrages, afin de pouvoir défendre les retranchements avec moins de soldats. On coupa donc des troncs d’arbres ou des branches très robustes dont les extrémités furent écorcées et taillées en pointe ; puis on traçait des fossés continus profonds de cinq pieds. On y enfonçait ces fourches et on les reliait entre elles par le bas, pour qu’il fût impossible de les arracher ; les branches seules dépassaient. Il y en avait cinq rangées, reliées entre elles et entremêlées ; ceux qui pénétraient dans cette zone s’empalaient aux palis très acérés. On les nommait “cippes”. En avant on creusait, en rangées obliques et formant quinconce, des trous profonds de trois pieds, qui se rétrécissaient peu à peu vers le bas. On y enfonçait des pieux lisses gros comme la cuisse, dont le haut avait été taillé en pointe et durci au feu; ils ne dépassaient le sol que de quatre doigts; de plus, pour en assurer la solidité et la fixité, on foulait de la terre au fond de chaque trou sur une hauteur d’un pied; le reste était recouvert de branchages et de broussailles pour dissimuler le piège. On fit huit rangs de ces sortes de défenses, distants les uns des autres de trois pieds. On appelait cela ‘lis’ d’après la ressemblance avec la fleur. En avant, des piquets longs d’un pied auxquels des crochets de fer étaient fixés étaient entièrement enfouis dans la terre ; on en plantait partout, à peu de distance les uns des autres ; on les nommait ‘aiguillons’ ” (César, BG, 7.72-73).
Cette description ne correspond pas, en l’état, à ce que “voit” aujourd’hui l’archéologue sur le terrain, grâce à des méthodes de fouilles modernes, très différentes de celles du second Empire. Les recherches menées de 1991 à 1997 par une équipe franco-allemande ont en effet mis en évidence un grand ensemble de poliorcétique romaine, bien daté du milieu du Ier siècle avant notre ère, avec des types de pièges identiques à ceux que décrit César. Mais les systèmes décrits par le proconsul laissent place, au contraire à une grande variabilité dans l’agencement de détail, avec une adaptation au cas par cas, en fonction du terrain. Plutôt que d’en donner une longue et fastidieuse description, déjà développée ailleurs, je me contenterai de reproduire graphiquement les ensembles effectivement observés13. Il est possible que d’autres existent, mais ils n’ont pas été fouillés (fig. 7).
Que conclure de cet écart entre le texte et les réalités archéologiques ? Il n’est que deux solutions, radicalement opposées : soit l’Alésia césarienne n’est pas là où on la situe, parce que le terrain ne répond pas, dans le moindre détail, à cette “Bible” qu’est le texte sacré de la Guerre des Gaules, soit le récit latin obéit à d’autres objectifs. J’ai montré ailleurs que la description par César de ses propres travaux, en apparence factuelle et objective, était le fruit d’une composition délibérée14. Le souci du bon goût chez cet écrivain préoccupé en permanence d’élégance et de clarté interdisait de donner de longues et fastidieuses descriptions factuelles qui rebutent ordinairement le lecteur. Le récit historique, chez César, est toujours sobre et concis, dramatique mais direct et rapide. Les détails en sont exclus, sauf ceux qui sont strictement nécessaires à la compréhension d’un exposé qui, rappelons-le, est dépourvu d’illustrations et de cartes et vise à faire entendre plutôt qu’à décrire. Les contemporains en avaient déjà bien conscience, notamment Cicéron qui ne se fait pas faute de souligner cette caractéristique du style césarien, tellement différent du sien15. En somme, on n’imagine pas le proconsul écrire quelque chose comme : “Dans la plaine des Laumes, où le terrain est marécageux, j’ai installé, entre tel et tel secteur, un ensemble de trois lignes de cippi ; plus loin, en raison du danger, plus grand à cet endroit, j’en ai installé six, mais je les ai renforcés par deux rangs de stimuli. Sur le plateau de Bussy en revanche, des lilia faisaient mieux l’affaire…. “. Une description générique et globale vaut mieux. Elle était d’autant plus naturelle que, tous les Romains ayant été soldats, tous saisissaient en peu de mots de quoi il s’agissait : les pièges ne sont pas, en effet, des inventions de César mais le fruit de pratiques hellénistiques, déjà présentes dans la seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C. dans l’œuvre de Philon de Byzance16. Les soldats romains s’y exerçaient très régulièrement. Dans ces écarts apparents entre les sources, entre la philologie et l’archéologie, il faut non pas choisir l’une contre l’autre, mais comprendre l’éclairage qu’offre chacune d’elles. Le terrain et le texte s’expliquent mutuellement fort bien.
Mais, à l’époque de Napoléon III, et malgré l’attention portée au sol, on ne pouvait pas en comprendre le détail archéologique, en raison des techniques employées. La philologie était au demeurant la mère de toutes les sciences et devait nécessairement avoir le dernier mot, s’il y avait doute. Toute la querelle Alise/Alaise – qui a commencé, rappelons-le, en 1855, soit six ans avant le début des fouilles napoléoniennes – a tourné autour d’une interprétation controversée des textes : on se promenait, le livre à la main, en observant la topographie des lieux, à l’instar du Duc d’Aumale17. La fouille ne paraissait pas une nécessité, même aux partisans d’Alise, tant on était sûr de son latin et de l’interprétation qu’il fallait en donner. On en attendait une confirmation ainsi que des objets destinés à illustrer le propos et orner le musée. Aussi le commandant de Coynart écrivait-il, le 24 novembre 1858, au président de la Commission des Antiquités de la Côte-d’Or : “Je partage votre avis au sujet des fouilles projetées dans la plaine des Laumes ; je les crois inutiles, alors même qu’elles produiraient des résultats remarquables, et, comme vous le savez, elles seraient longues et dispendieuses”18. C’est pourquoi la maquette de Saint-Germain ne pouvait pas être conçue autrement que le récit de César à la main. On peut lui opposer aujourd’hui, comme nous l’avions déjà fait lors de l’exposition “Vercingétorix et Alésia”, tenue au MAN en 1994, l’aquarelle réalisée à partir de nos données de fouilles par J.-P. et C. Adam (fig. 8)19. Par rapport à la vulgate, un certain nombre de différences notables y figurent : on constate notamment que le système défensif comprend, vers l’avant, deux fossés qui précèdent un glacis armé de stimuli(qui ont effectivement été observés), puis un troisième fossé. Les traces mêmes du rempart ont été reconnues, notamment l’implantation de ses tours et ses matériaux de construction (caespites, mottes de gazon). La présence de ce troisième fossé, pourtant repéré par les fouilleurs du Second Empire puisqu’il apparaît sur le plan dressé par P. Millot le 12 octobre 186320, a troublé tout le monde, puisqu’il ne figure pas dans le texte césarien : les hommes de l’Empereur, qui l’ont purement et simplement éliminé, J. Le Gall, qui n’en dit mot, et nous-mêmes, qui ne l’avons d’abord pas compris, avant de le fouiller. Puissance “religieuse” de la philologie ! Mais cette représentation figurée ne vaut que pour la contrevallation, dans cette partie de la plaine des Laumes (fig. 7). Une autre aquarelle, réalisée par P. Connolly pour illustrer mon ouvrage “Alésia. L’archéologie face à l’imaginaire”, montre bien les différences de mise en œuvre qui existent, au même endroit, entre la ligne d’investissement intérieur et la ligne de défense externe (fig. 9). Or, dans les deux cas, ces reconstitutions sont fondées sur des observations directes au sol. On pourrait, aujourd’hui, multiplier ces vues des différents aspects des défenses césariennes, avec de nouvelles maquettes ou des images virtuelles. L’un des projets muséographiques proposés pour le futur centre d’interprétation d’Alésia reposait, précisément, sur ce concept, qui n’a malheureusement pas été retenu.
Le souci qu’avait Napoléon III d’illustrer au plus près le texte césarien se traduit aussi dans la “restitution”, sur son plan, de vestiges qui n’ont pas été effectivement observés dans le sol. Je veux parler, notamment, des vingt-trois castella installés par le proconsul dès le début du siège entre les camps (BG, 7.69). Seuls les fortins 11, 15 et 18 ont été effectivement observés archéologiquement et sont figurés sur les plans de P. Millot (avec des numéros différents). Le n°10 semble aussi avoir été sondé, si l’on en croit le plan du 7 janvier 1863. La réalité du n°18 est confirmée par une photographie aérienne de R. Goguey21 et nous avons pu contrôler au sol le n°1122. Tous les autres postes ont été localisés de manière théorique par Napoléon III, en fonction d’une répartition plausible, mais la confrontation avec les plans de P. Millot permet d’assurer qu’ils n’ont jamais été sondés. Il ne s’agit pourtant pas d’un faux puisque ces castella sont bien dessinés en pointillés sur le plan général de l’Histoire de Jules César.
Ce dernier doit donc être compris comme un document de synthèse et d’interprétation du texte latin, non comme un produit des fouilles, même quand il les respecte. Là encore la confrontation avec la documentation rassemblée par J. Le Gall est éclairante : on voit ainsi une partie des lignes monter à l’assaut du Réa et dessiner une sorte de camp autour de la partie la plus haute. Le plan du 1erseptembre 1862 montre qu’on a effectué là des sondages dans la pente, qui sont validés sur celui du 7 janvier 1863, avec la mention “bon”, alors que la partie nord-ouest porte la mention “supposé” (fig. 10). Le plan publié par l’Empereur représente, pour finir, une forme non fermée, ce qui indique ici un vrai respect des minutes de fouilles. Mais faute de contrôle moderne au sol, on ne sait aujourd’hui comment juger ces lignes. Il est clair, en revanche, que, dans cette zone très complexe, les fouilleurs de Napoléon ont souvent hésité entre des solutions différentes. Le même plan du 7 janvier 1863 montre une ligne de circonvallation partant du village de Grésigny et courant au flanc du Réa, mais elle est partiellement barrée au crayon sur les minutes de P. Millot, alors qu’elle a été retenue dans le document finalement publié. La contrevallation au pied de la montagne de Flavigny, au sud, comprend deux lignes sur les relevés de fouilles, l’une qui borde l’Ozerain, l’autre à flanc de colline, mais celle-ci ne figure plus sur le plan de l’Histoire de Jules César : il y en avait manifestement une de trop par rapport au texte de César. Il en va de même au pied de la montagne de Bussy. Mais la plus haute de ces deux “contrevallations” réapparaît, en même temps que la ligne barrée du Réa, sur un plan publié en 1914 dans Pro Alésia 59-60, (planche CXX) sous la mention “Travaux romains d’investissement avant le renvoi de la cavalerie gauloise”, signe que les gloses allaient déjà bon train, sans doute sous l’impulsion de Victor Pernet, ancien contremaître des fouilles napoléoniennes et toujours actif. Il est en revanche difficile de savoir, fautes d’archives adéquates, si ces interprétations avaient déjà fait l’objet de débats en 1865, ou si elles étaient le fruit de l’imagination du seul Pernet.
L’identification des camps n’a sans doute pas soulevé moins de questions. Or ceux que nous connaissons avec certitude sont bien petits. Au sud, le plus grand (B) ne dépasse pas 7,3 ha, C, au nord offre une superficie de 6,9 ha. Même en tenant compte de retranchements très douteux comme H, G ou K, voire le camp I dont les fouilles récentes ont montré qu’il s’agissait d’une méprise des fouilleurs du second Empire23, il paraît bien évident que tous les cantonnements des 10 à 12 légions césariennes n’ont pas été retrouvés24. Mais César n’en précise pas le nombre, ce qui a évité à l’Empereur d’en “inventer” certains sur son plan pour se conformer au récit du Bellum Gallicum25. Ceux qu’il indique (même à tort) ont effectivement été sondés.
Rien n’illustre mieux l’ambiguïté du dossier napoléonien que l’analyse du camp D, au pied du Réa, la colline nord autour de laquelle, si l’on suit le récit césarien, eut lieu la confrontation finale, les légions étant prises en tenaille entre l’assaut de l’armée gauloise de secours et celui de Vercingétorix. C’est là que furent découvertes les plus grandes quantités d’armes et de monnaies. En témoignent plusieurs pièces des archives publiées par J. Le Gall, essentiellement des notes de Pernet (n°250 à 265), mais aussi les mentions manuscrites portées sur les minutes de P. Millot, notamment un grand plan de détail de la zone, daté du 17 mars 1863 (fig. 11). Ces découvertes conduisirent à vider en long les fossés, où l’on trouva quantité d’ossements (animaux et humains) et de poteries. Les fouilles récentes ont confirmé ce fait, seuls les bords internes des fossés étant parfois conservés avec du matériel fragmenté mais encore en place. Ceci indique qu’on a bien, après le combat, enseveli là les cadavres et les débris des combats. Du rebouchage postérieur aux fouilles impériales ne restent que des vestiges négligés, notamment des ossements de chevaux, âgés entre 5 et dix ans, majoritairement mâles et de grande taille. L’absence de traces de découpes atteste qu’il ne s’agit pas d’animaux de boucherie ou de sacrifice26.
Il n’était donc pas absurde de conclure qu’on se trouvait là sur les lieux de la bataille finale, une opinion qui n’est pas exprimée par Napoléon III dans son ouvrage, mais par V. Pernet dans ses notes (Le Gall n°246) puis reprise par J. Toutain qui en recueillit le témoignage27. On ne doit pas, en effet, sous-estimer dans ce dossier complexe la part de la tradition orale et des gloses successives accumulées par les archéologues d’Alésia et dont la thèse complémentaire de J. Harmand constitue le point d’orgue28. La recherche archéologique récente sur le terrain montre toutefois que le camp D, identifié par les fouilleurs du second Empire avec le retranchement des deux légats Rabirius et Rebilius, n’existe tout simplement pas ! Il est le fruit d’un mélange composite entre des lignes romaines réelles – celles où l’on a trouvé les objets – un paléochenal, dont le comblement est, il est vrai, difficile à distinguer de celui des fossés césariens sans l’aide d’un géomorphologue, et un fossé de drainage moderne29… L’erreur s’explique assez naturellement, compte tenu des connaissances de l’époque, mais elle se comprend encore mieux si l’on songe que le texte césarien guidait les recherches et qu’on cherchait effectivement à localiser le camp des légats.
Cette erreur en entraîna d’autres, multiples, notamment sur l’analyse du matériel exhumé. D’abord parce que les (rares) listes de Pernet ne permettent pas d’identifier les armes et les monnaies retrouvées dans ce secteur, sauf exception30. Il n’existait manifestement aucun inventaire du matériel, au sens moderne du terme, avec une référence aux contextes de découverte. On cherchait avant tout, en cette époque pionnière et naïve, à “illustrer” le récit césarien et les deux civilisations qui s’étaient affrontées. Les armes et les monnaies, de préférence les mieux conservées, permettaient de parvenir à ce but, plus que les fragments de céramique ou d’ossements. Mais, obnubilés par l’épisode césarien, les fouilleurs du second Empire, et souvent aussi leurs lointains successeurs, ont oublié plusieurs éléments fondamentaux : la bataille ne s’est pas déroulée dans un terrain vierge de toute occupation antérieure, de sorte que des mélanges ont pu être faits, dans cette zone, avec des artefacts extraits de contextes plus anciens31. Les intrusions de matériel postérieur à la bataille ne sont pas exclues, car tous les fossés n’ont pas été rebouchés immédiatement et la plupart montrent au contraire un comblement progressif. Enfin, au pied du Réa, dans la zone du “camp D”, l’armée de secours gauloise n’est évidemment pas intervenue, sans quoi ce serait admettre que les lignes césariennes avaient été traversées de part en part. Identifier la numismatique gauloise attribuée à cette zone aux pertes subies par l’armée de secours constitue donc un vrai contresens archéologique32. L’autorité de cet éminent numismate qu’était J.-B. Colbert de Beaulieu a toutefois puissamment contribué à étayer cette thèse, plus que le dossier napoléonien lui-même, et a bien souvent servi d’argument pour “contrer” les adversaires de l’identification d’Alésia33.
Le dernier paradoxe, non le moindre, est que cette recherche effrénée des armes gauloises et romaines n’a servi de rien, s’agissant d’habiller la représentation des Gaulois de cette époque, notamment le Vercingétorix de Millet, installé le 27 août 1865 à la pointe occidentale de l’oppidum : celui-ci s’appuie fièrement, non sur une des épées qu’on découvrait alors à quelques centaines de mètres de là, mais sur une rapière que n’aurait pas désavouée l’un de ses très lointains ancêtres… La statue du chef gaulois présentée au salon de 1867 par Jules Bertin, et qui se dressa ensuite à Saint-Denis, celle de Bordeaux révèlent une panoplie aussi fantaisiste34. Que dire de la fameuse statue d’Auguste Bartholdi, dressée en 1902 sur la place Jaude, à Clermont-Ferrand, où elle se trouve encore ? Au fond, Napoléon III s’intéressait assez peu aux Gaulois : il n’est que de lire les pages qu’il leur consacre dans son Histoire de Jules César pour comprendre quel est son véritable “héros”.
Quelles leçons retenir de cette analyse pour notre compréhension, aujourd’hui, des fouilles d’Alise, du site lui-même, et pour la recherche future ?
L’archéologie napoléonienne, bien évidemment, accuse son âge ! Elle n’est pas exempte de naïvetés, d’erreurs, voire d’obscurités et elle a été menée, très clairement, avec un double souci : illustrer un propos historico-politique, mettre au jour des objets de fouilles datés par l’épisode du siège et permettant une comparaison fructueuse avec ce qu’on savait (ou croyait savoir), à l’époque, de la civilisation romaine aussi bien que des Gaulois. Que l’inventaire soit défectueux est non moins évident. Qu’il s’agisse d’une forgerie délibérée, certainement pas : chaque fois que la recherche récente a pu contrôler les travaux du second Empire autour du Mont Auxois, la preuve a été faite d’une grande attention au terrain et les erreurs des hommes de Napoléon III sont, au total, peu nombreuses, guère différentes dans leur nature de ce qu’on peut observer sur d’autres fouilles anciennes.
On a accusé en outre le régime d’avoir falsifié les objets. Cette opinion, qui aurait pu recevoir quelque apparence de crédit au XIXesiècle, n’a pas de sens aujourd’hui, où l’on dispose d’ensemble comparables de matériels contemporains, bien datés de la Tène finale (LTD2). Ces analyses ont été menées avec rigueur par S. Sievers pour les armes découvertes dans les fouilles des retranchements romains ; de ce point de vue, la comparaison typologique avec les grands ensembles de Wederath et de Port est tout à fait claire35, ce qui permet de conforter la chronologie globale des travaux du Mont-Auxois. On pourrait ajouter aujourd’hui bien d’autres ensembles contemporains, notamment ceux des nécropoles trévires ou d’Italie du nord, encore inédits à l’époque de notre publication d’Alésia36. Il va de même des ensembles numismatiques romains et gaulois, ce qui ne signifie nullement, je l’ai dit, que des confusions ponctuelles n’aient pu être faites : il y en a eu, bien sûr, mais manifestement en petit nombre.
La prééminence traditionnelle de la philologie dans la hiérarchie des sciences humaines a sans aucun doute conduit l’Empereur à accorder plus de crédit aux détails du récit césarien qu’aux recherches de terrain qu’il avait lui-même ordonnées. On pourrait dire, cum grano salis, que ses contempteurs usent aujourd’hui encore des mêmes arguments éculés, mais à rebours, et parfois au prix de quelques contresens. Ce n’est pourtant pas une raison pour que les archéologues oublient l’importance du texte latin dans cette recherche d’Alésia, demain comme hier. Quelques exemples suffiront à illustrer mon propos.
Il doit être bien clair que tous les camps césariens n’ont pas été mis au jour, ni hier, ni lors des fouilles récentes. C’est particulièrement vrai de la zone du Réa, où les retranchements des deux Caii ne sont toujours pas identifiés ; mais il en va de même sur le Pennevelle, face à la sortie orientale de l’oppidum, où la présence d’un camp romain paraît, militairement parlant, incontournable. Ne parlons pas non plus des castella, presque inconnus à ce jour, et il n’y a guère de raison pour douter a priori de leur présence, qu’assure le texte césarien. L’un d’eux a pu être identifié grâce à une photographie aérienne de R. Goguey (fig. 12), un autre, qu’on n’attendait pas, a surgi sous la pelle et la truelle des fouilleurs de la Römisch-Germanische Kommission, au carrefour de l’Épineuse37. Mais fait-il partie de la série indiquée par César ? A priori, non, car il semble inséré dans les lignes et il est sans doute postérieur à celles-ci, alors que César indique qu’il a édifié les fortins dès son arrivée ; toutefois la question ne devrait pas être définitivement évacuée, à mon sens, le texte latin, pris littéralement, nous ayant déjà réservé différentes surprises.
Qu’en est-il enfin du fossé de 20 pieds ? Sur ce point, la position que lui attribue Napoléon ne correspond nullement au texte du Bellum Gallicum, et, il faut bien le reconnaître, le seul sondage de contrôle que nous avons pu mener sur le tracé repéré par Napoléon III n’a pas permis de trancher définitivement ce vieux problème38. Nous avons vu, en outre, que différents tracés alternatifs existent pour les lignes de la contrevallation dans les deux vallées de l’Oze et de l’Ozerain. La question, pour l’instant, n’est pas résolue.
La recherche autour du Mont-Auxois n’est donc pas achevée : nombre de points restent en suspens et ne pourront être résolus que par une archéologie fine et minutieuse (n°33). Mais, demain comme hier, les fouilleurs devront tenir compte de la topographie césarienne telle que les hommes de Napoléon III l’ont dessinée, à charge pour eux de la contrôler et de la critiquer, s’il le faut. À Gergovie, à Uxellodunum, où la recherche récente a été moins développée, cette remarque prend encore plus de force.
J’ai coutume de dire à mes étudiants que, sans Alésia et les travaux de Napoléon III, l’archéologie ne “verrait” pas la guerre des Gaules, dont notre historiographie, au XIXe siècle, a fait l’élément fondateur de l’histoire de France39. Ailleurs, en effet, cette guerre de huit longues années ne se voit jamais dans le sol : elle n’est qu’un récit d’un maître de la prose latine. Sans lui, y aurait-il eu un “Bellum Gallicum” ?
Notes
- Sur l’histoire de ces fouilles, voir J. Le Gall, Fouilles d’Alise Sainte-Reine (1861-1865), MAIBL 9, 1989 (= Le Gall) ; M. Reddé, “Les fouilles du second Empire autour d’Alésia à la lumière des recherches récentes”, in : Napoléon III et l’archéologie. Une politique archéologique nationale sous le Second Empire, Colloque 14-15 octobre 2000, Bulletin de la société historique de Compiègne, 37, 2001, p. 93-115 ; M. Reddé, S. von Schnurbein (dir.), Alésia. Fouilles et recherches franco-allemandes sur les travaux militaires romains autour du Mont-Auxois (1991-1997), MAIBL 22, 2001, p. 4-11.
- A. Frey (éd.), Ludwig Lindenschmit d. Ä., RGZM, Mayence, 2009.
- Voir F.-W. von Hase, “Ludwig Lindenschmit et Napoléon III. Un chapitre précoce de la coopération archéologique franco-allemande”, in : P. Jacquet, R. Périchon (éd.), Aspects de l’archéologie française au XIXe siècle, Actes du colloque international tenu à la Diana à Montbrison les 14 et 15 octobre 1995, Recueils de mémoires et documents sur le Forez publiés par la société de la Diana, 28, 2000, p. 63-88. Les archives du RGZM ne semblent pas contenir d’informations supplémentaires sur la maquette du MAN. Je remercie très vivement Dr. A. Frey et Dr. M. Schönfelder d’avoir bien voulu effectuer cette vérification.
- Le Gall 1989 (note 1), n°370.
- Ibid. n°360.
- Voir E. Gran-Aymerich, Naissance de l’Archéologie moderne 1798-1945, CNRS éditions, Paris, 1998 et les différents articles parus à l’occasion du colloque de Compiègne (note 1) ; C. Nicolet, “Napoléon III et l’histoire romaine, Introduction à l’ouvrage de M.A. Tomei,” Scavi francesi sul Palatino. Le indagini di Pietro Rosa per Napoleone III (1861-1870), Rome, 1999, p. IX-XXI ; M. Reddé, “Alésia et la mémoire nationale française”, Anabases, 9, 2009, p. 13-24.
- Cité d’après l’édition Errance, 2001, p. 202, et selon l’orthographe du temps.
- Le procédé est exactement identique pour les fouilles d’Avaricum, de Gergovie, d’Uxellodunum. On trouve en revanche un certain nombre de détails et de réflexions dans les notes de l’ouvrage.
- T. Rice Holmes, Caesar’s Conquest of Gaul, Londres, 1899, p. XXIX-XXX.
- Sur le rôle personnel de V. Pernet dans la fouille, voir désormais L. Olivier, “À propos d’un vase-conteneur du Bronze final provenant des fouilles du siège d’Alésia. Victor Pernet et les fouilles impériales d’Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or)”, Antiquités nationales, 40, 2009, p. 51-68.
- Par exemple les pièges observés au carrefour de l’Épineuse (cf. Le Gall, tome II, 39).
- Mais on aurait pu alors, instruit par l’expérience récente, s’épargner ce mécompte, coûteux pour le contribuable, scientifiquement inutile et vulnérant pour le gisement archéologique.
- Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), fig. 296-297. Les descriptions, les photos et les plans peuvent être consultés dans ce même volume.
- Voir Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), p. 489-506 ; M. Reddé, “Textes littéraires et réalités archéologiques. Le cas d’Alésia”, BCTH, 30, 2003, p. 179-200 ; id., “Alésia. Du texte de César aux vestiges archéologiques”, in : M. Reddé et S. von Schnurbein (éd.), Alésia et la bataille du Teutoburg. Un parallèle critique des sources, Francia Suppl. 66, 2008, p. 277-290 (= n°29).
- Cicéron, Brutus, LXXV (262) : “[ses Commentaires] sont nus, vont droit au fait, ont une grâce sans aucun apprêt oratoire, comme un corps dépouillé de son vêtement. En voulant fournir des matériaux aux historiens futurs, il a peut-être fait plaisir à des lourdauds, qui seront tentés de friser tout cela au petit fer. Mais aux gens sensés il a ôté l’envie d’écrire ; car dans l’histoire la brièveté élégante et lumineuse est ce qu’il y a de plus agréable”.
- Voir Y. Garland, Recherches de poliorcétique grecque, BEFAR 223, 1974, avec le texte de Philon d’Alexandrie ; Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), p. 489-506.
- Id., “La querelle d’Alésia, hier et aujourd’hui”, in : Reddé, von Schnurbein 2008 (note 14), p. 153-164 (= n°34).
- Le Gall 1989 (note 1), n°7.
- Vercingétorix et Alésia, RMN, Paris, 1994, p. 245.
- Reproduit par Le Gall 1989 (note 1), pl. 33 ; Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), fig. 178, p. 334. Il a au demeurant été mal relevé par Millot puisqu’il diverge d’avec les deux autres fossés, alors que les fouilles ont bien montré qu’il était parallèle.
- Reddé, Von Schnurbein 2001 (note 1), tome I, fig. 62, p. 173.
- Ibid. p. 285-295.
- Ibid. p. 402-407.
- Sur ce chiffre, voir L. Keppie, The Making of the Roman Army, Londres, 1984, p. 97.
- Dans le passage de l’Histoire de Jules César retranscrit ci-dessus, Napoléon compte huit camps, sans donner ses raisons.
- Voir le rapport de N. Benecke in : Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome II, p. 373-375.
- Voir J. Toutain, La Gaule antique vue dans Alésia, La Charité-sur-Loire, 1932, p. 174-175, par exemple.
- J. Harmand, Une campagne césarienne : Alésia, Paris, 1967.
- Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome I, p. 409-471.
- Voir le commentaire de S. Sievers in : Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome II, p. 121-209 et l’article de Olivier 2009 (note 10).
- Ibid.
- Voir mon commentaire dans Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome II, p. 1-9 (cf. ci-dessus n°31).
- J.-B. Colbert de Beaulieu, “Numismatique celtique d’Alésia”, Revue belge de numismatique, 101, 1955, p. 55-83.
- Voir M. Reddé, L’archéologie face à l’imaginaire, Paris, 2003, p. 104-105.
- Voir le commentaire de S. Sievers in : Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome II, p. 121-209.
- Le lecteur non spécialiste trouvera une bonne synthèse en français dans J. Metzler, C. Gaeng et al., Goeblange-Nospelt. Une nécropole aristocratique trévire, Dossiers d’archéologie 13, MNHA, Luxembourg, 2009, notamment p. 456 sqq. Sur l’armement, L. Pernet, Armement et auxiliaires gaulois (IIe et Iersiècles avant notre ère), Protohistoire européenne 12, Montagnac, 2010 ; L. Pernet, E. Carlevaro, La necropoli di Giubiasco. II. Les tombes de la Tène finale et d’époque romaine, Zurich, 2006. Voir aussi, désormais, P. Barral, S. Fichtl (dir.), Regards sur la chronologie de l’âge du Fer (IIIe-Ier siècle avant notre ère) en Gaule non méditerranéenne, Actes de la table ronde tenue à Bibracte du 15 au 17oct. 2007), coll. Bibracte 22, Glux-en-Glenne, 2012.
- Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome I, p. 387-388.
- Reddé, von Schnurbein 2001 (note 1), tome I, p. 388-390.
- C. Goudineau, Le dossier Vercingétorix, Paris, 2001.