On ne saura jamais à quel endroit et à quel moment fut édifié le premier pont pour franchir un cours d’eau, qu’il soit simple ruisseau, torrent impétueux, tranquille rivière ou fleuve majestueux ! L’on peut aisément imaginer qu’il fut constitué de troncs d’arbres jetés d’une rive à l’autre au moment où des embarcations monoxyles descendaient les chenaux fluvio-glaciaires d’une interminable Préhistoire. Ces ponts, édifiés grâce aux ressources de la nature, n’avaient qu’une courte existence saisonnière avant d’être emportés vers l’aval ou détruits sur place, engloutis sous les sables et les galets. On sait désormais que nos très lointains ancêtres de ces millénaires avant l’Histoire ont pratiqué des échanges à longue distance, d’abord pour se déplacer de campement en campement sans perdre de vue sources et cours d’eau, ensuite pour commercer le long d’itinéraires dont les tracés se sont perpétués aux temps historiques.
Autant de cheminements d’hommes et de marchandises soumis à des traversées fluviales et à la recherche de seuils rocheux qui deviennent des gués aux saisons d’étiage. Leur franchissement, plus facile pour les cavaliers que pour les piétons, obligeait à disposer sur le fonds du lit une allée de dalles en pierre pour y faire circuler les chariots. De la Méditerranée vers l’Atlantique, les légions romaines ont construit des ponts pour ancrer leur conquête et assurer la pérennité de la pax romana et, même bien au-delà, à en juger par la destinée du pont de Saintes et par tous ses rôles cumulés ou successifs étudiés dans le présent ouvrage. Mais la présence d’un pont ne suffit pas à éliminer des bacs de passage qui œuvrent à ses côtés. Telle fut la pratique la plus courante au Moyen Âge à la fois pour conjurer le mauvais état de ponts fragilisés par quantité de raccommodages de bois et de pierre comme par exemple, le pont de Bergerac, le seul à franchir la Dordogne durant des siècles. Définitivement ruiné par la grande crue de mars 1783, il fut immédiatement remplacé par des bacs de passage qui tirèrent un grand profit de sa disparition en attendant le nouveau pont du XIXe siècle dont certaines pierres provenaient de la démolition de châteaux condamnés par la Révolution. Une manière de réhabiliter des matériaux considérés comme féodaux au nom de l’utilité et du progrès.
Car les ponts concrétisent une conjonction harmonieuse entre l’économie et les élites qui les font édifier. Sans elle, Cahors n’aurait pu bénéficier de la construction de ses trois ponts sur le Lot avec, pour horizons, des profits en provenance d’au-delà des mers, comme le souligne Anne-Charlotte Javonena dans son article. Aujourd’hui, l’embellie du tourisme s’est substituée à ces « relations lointaines ». S’il faut tant d’argent, tant de temps, tant de travaux pour les construire, il suffit d’une inondation pour les démanteler ou les démolir surtout en pays méditerranéen où les cours d’eau s’acharnent sur leurs fondations à grand renforts de pierres et de galets : ainsi des inondations qui ont eu raison, à la fin du XIVe siècle, du pont de Gay Juvénal construit sur le Lez à Montpellier. Lucie Galano et Geneviève Dumas ont eu la chance de pouvoir exploiter un registre de travaux qui en dit long sur les colères d’un cours d’eau en proie aux épisodes cévenols que la météo contemporaine nous a appris à mieux connaître et à redouter.
À force de recherche architecturale et monumentale, les ponts des Temps modernes échappent à l’anonymat pour honorer de grands personnages qui, parfois, n’ont pas contribué à leur projet et à leur construction. En ce domaine, la palme doit sans doute revenir à Henri IV et « aux ponts neufs » qui le glorifient… Ainsi du pont de Châtellerault, « un des plus beaux ponts du royaume », amplement décrit par Pol Vendeville, soucieux de le comparer à ceux de Paris et de Toulouse.
S’il est des villes-ponts, bien ancrées sur la terre ferme, il en est d’autres qui ont grandi et se sont développées sur des zones humides, quasiment aquatiques, comme Amiens dans la vallée de Somme : les 46 ponts que Christophe Cloquier s’est attaché à prospecter illustrent le façonnement dans la longue durée d’un paysage dont la sauvegarde est devenue une nécessité, à condition de répondre aux prescriptions d’un héritage archéologique et documentaire. Cet attachement à la réalité est devenu un impératif pour oublier le « moignon » actuel du pont d’Avignon et en dessiner la configuration en trois dimensions… Images étonnantes proposées par Marc Andrieu, destinées à dissiper le rêve bien entretenu de continuer à pouvoir danser sur le pont d’Avignon !
Ce célèbre pont ruiné d’Avignon témoigne d’une grande inflexion du « temps des ponts » : infrastructure rare et précieuse durant de nombreux siècles, les ponts urbains se sont multipliés au fil des révolutions constructives et conceptuelles depuis la Renaissance. L’histoire que nous évoquons par la suite est d’abord celle-ci.
Bien des ponts célèbres ne seront pas évoqués, comme les quatre ponts parisiens anciens dont les vicissitudes et les reconstructions rythment l’histoire du Paris médiéval. Mais aussi le Pont Neuf, considéré au début du XVIIe siècle comme l’amorce d’un temps nouveau pour ce type d’ouvrage urbain. Contemporain du pont de Châtellerault, dont il sera question ici, il n’offre pas seulement à la capitale de la monarchie un franchissement nouveau, mais annonce un profond changement dans l’urbanisme parisien. En abandonnant ses constructions et boutiques, en spécifiant mieux sa fonction de franchissement, s’élabore à cette occasion un nouveau rapport entre l’infrastructure et la ville.
Si l’on a pu penser que bien des cités sont nées des ponts (tant de toponymes urbains le rappellent encore dans toutes les langues comme Pontoise, Nantes, Cambridge, Pontevedra…), c’est désormais la ville elle-même qui génère son ouvrage, en même temps qu’elle souhaite en pérenniser et contrôler plus précisément le fonctionnement. Les XVIIIe et XIXe siècles, ceux des ingénieurs des Ponts et Chaussées, les voient se multiplier au sein d’une même ville. Mais le pont, devenu un outil majeur d’aménagement, n’en reste pas moins à sa façon un monument urbain, élément d’embellissement.
En ville, le pont fait corps avec un site, un axe fluvial, un système d’accès, une organisation urbaine sur chacune des rives. Il oriente les éléments de voirie et de paysage, les flux de toute nature ; il peut être au débouché d’un ensemble de rues et avenues. Il en vient à marquer une articulation majeure de l’espace urbain. À sa façon, il est « attendu », à l’instar du pont Alexandre III, qui, en joignant à la faveur de l’Exposition universelle l’axe des Invalides au quartier des Champs-Élysées, a complété en 1900 seulement une grande composition classique parisienne. À Bordeaux, n’est-ce pas aussi l’axe du cours des Fossés, aujourd’hui Victor-Hugo, qui a déterminé l’emplacement du Pont que nous célébrons, donnant une signification nouvelle à la porte de Bourgogne et au paysage de la Garonne ? Les derniers ponts bordelais (Chaban-Delmas et Simone-Veil) ne sont-ils pas, identiquement, la prolongation en attente des boulevards ?
Le livre qui suit décline donc avec bonheur dans le temps et dans l’espace, mais aussi par l’architecture, la construction, et les techniques… cette belle dialectique de la ville et des ponts. La valeur culturelle des ponts urbains est considérable : parfois synonymes d’engorgement et de saturation, ils sont aussi des lieux de promenade, des repères urbains, des marqueurs paysagers connus de tous. Parfois, des attractions touristiques, de Prague à Londres, Florence, Séville ou Cahors.
Cibles prioritaires des bombardements en temps de guerre, détruits par les intempéries ou encore vaincus par les années et un déficit d’entretien… c’est au même emplacement qu’on les reconstruit souvent, pour des raisons générales d’organisation urbaine, mais aussi certainement pour leur place dans la mémoire collective. Plusieurs « versions » d’un « même » pont ont donc pu se succéder en un même lieu urbain de l’Antiquité à aujourd’hui, conférant à ce type de patrimoine une valeur potentiellement immatérielle. Nous pourrions dire ici qu’il est rare, qu’en ville, un pont s’efface complètement ; il faut peut-être y voir une grande spécificité des ponts urbains. Le pont de Saône à Lyon avec son « arche merveilleuse », totalement disparu, fait ici figure d’exception.La multiplication des ponts urbains à l’époque contemporaine entraîne-t-elle une certaine banalisation de cette infrastructure ? À cette question, répondons par la négative, convaincus que les valeurs spatiales et paysagères dont ces ouvrages sont porteurs se renouvellent et s’actualisent. « Piétonnisé », embelli, restauré… Le pont de pierre de Bordeaux nous le montre aujourd’hui. Mais il nous le dit aussi à travers toute son histoire. Arrivé tard dans le paysage d’une ville puissante depuis l’Antiquité, il en a modifié l’identité et l’organisation. Resté plus d’un siècle son unique « franchissement », il a ensuite profondément conditionné la personnalité contemporaine. Alors, des villes et des ponts ? C’est autant d’aventures exceptionnelles que nous allons retracer dans les chapitres qui suivent.